Six
enseignants ont bénéficié
d'une Incapacité Temporaire Totale (ITT) de
travail.
Pour cinq d'entre eux, ils ont eu à subir
une agression physique de type « coups et
blessures volontaires ». La durée
moyenne de ces ITT est de 7,4 jours (8,75 si on
décompte l'enseignant qui n'a pas subi
d'agression physique). A ces journées d'ITT
succèdent presque toujours des arrêts
de travail. Uniques ou
répétés, ces arrêts
interviennent lorsque l'enseignant se sent
incapable moralement ou physiquement d'affronter
à nouveaux les élèves,
lorsqu'un nouvel événement lié
à l'agression le bouleverse ou, plus
prosaïquement, lorsqu'il souhaite se venger du
peu de soutien reçu de la part de son chef
d'établissement.
La
moitié des enseignants ont été
arrêtés l'année de l'agression
: six pour
de courtes durées (moins de 2 semaines) et
six pour des durées parfois très
conséquentes (1 à 2 mois : 3
enseignants ; 4 à 8 mois : 3 enseignants).
Pour ces derniers, les difficultés ne sont
pas forcément effacées lorsque
débute une nouvelle année scolaire.
S'observent ainsi des absences totales de reprise
d'activités et des reprises
d'activités aménagées à
mi-temps thérapeutique pouvant elles aussi
échouer. Les arrêts ne sont pas
toujours ordonnancés juste après
l'agression et apparaissent parfois après un
petit temps de latence. L'enseignant
s'épuise moralement et physiquement à
vouloir faire front ou à vouloir montrer
qu'il est capable de faire front, et l'arrêt
maladie survient à un moment où
hiérarchie et collègues ne s'y
attendent plus. Lorsque les arrêts maladie se
répètent, des essais de reprise
viennent s'intercaler, souvent à
l'initiative de l'enseignant qui ne souhaite pas
rester arrêté trop longtemps et qui a
bien conscience que plus il attendra plus il aura
du mal à reprendre. On peut noter
d'emblée que la
durée des arrêts maladie n'est pas
corrélée aux types
d'agression.
Les enseignants agressés physiquement par
exemple, et parfois gravement blessés, ne
sont pas nécessairement ceux qui
éprouvent le plus le besoin de prendre du
recul par rapport à leur métier.
Déçus et désabusés,
deux enseignants attendent avec impatience
l'heureux moment où ils pourront partir en
retraite. Remis en cause par leur hiérarchie
directe, ce n'est pas tant l'agression qui les
conduit à de tels sentiments mais bien
l'absence de soutien social reçu à
cette occasion mais aussi en d'autres
circonstances. A force, usure et désillusion
s'installent.
« Il
faut surtout pas de remous. C'est la condition pour
laquelle tout se passera à peu près
correctement pour vous. Si, au contraire, vous
mettez les points sur les "i", si vous dites "Je
veux bien faire mon travail mais je veux aussi
être soutenu et aidé parce que je ne
peux pas résoudre tout seul les
problèmes", là vous vous attirez
l'inimitié de ceux qui sont mis en cause.
Moi, je veux bien faire partie d'une équipe,
mais que chacun ait ses responsabilités.
Chacun à sa place. [A chaque nouvelle
difficulté], sachant que les
administratifs sont si laxistes et si peu enclins
à nous soutenir, je me dis "Je vais me
noyer" »
(Hervé).
Les
démissions et les
mutations
sont très rares. Elles sont plus souvent
envisagées que mises en oeuvre car elles
impliquent des bouleversements que la plupart des
enseignants ne sont pas prêts à
assumer ou simplement à accepter
:
« Le
collègue qui vous a donné mon adresse
m'a dit "Tu ne veux pas déménager ?".
Je lui dis "Mais attends, je vais pas changer toute
ma vie comme ça pour une connerie
d'agression comme ça. Il y a mon mari, mes
enfants... Tout le monde a sa vie. Je ne vais pas
changer ma vie pour ça, non !". C'est
tellement bête
»
(Martine).
Aucune
démission
n'est
dénombrée, mais une enseignante a
néanmoins accepté de faire fonction
sur un poste de principal adjoint à la suite
de son agression. Cela faisait déjà
quelques années qu'elle s'ennuyait dans
l'exercice de son métier et cette agression
l'a confortée dans son désir de
changement. Trois enseignants ont demandé et
obtenu une mutation à la suite de
leur agression et une enseignante envisage
sérieusement d'en demander une lorsque nous
nous rencontrons. Tout le monde ne fuit pas la
même chose lorsqu'il a en tête
d'obtenir une nouvelle affectation. Certains fuient
une image de « prof agressé »,
d'autres une hiérarchie incompétente
et d'autres encore (ou les mêmes) un public
d'élèves trop difficiles.
« C'est
la mutation comme ouverture des tunnels. Cette
année, si je l'ai bien vécue c'est
que je me suis mise dans la tête que je m'en
allais, que ce serait une page de tournée,
que je recommence un nouveau truc ailleurs
où j'aurai pas d'image de prof
agressé. Je n'envisage pas du tout une
nouvelle rentrée dans
l'établissement, même si actuellement
ça se passe plutôt bien. Pour moi, ce
serait me mettre une balle dans la tête. Si
la mutation n'était pas acceptée, je
demanderais une délégation rectorale
» (Agnès)
;...
LE
VECU ATTACHE A
L'AGRESSION
|
L'agression s'accompagne d'un ensemble de
sentiments à valence négative
apparaissant précocement, soit sur le moment
soit dans les premières heures, et pouvant
se prolonger à plus long terme. Il s'agit
des sentiments
de peur, de surprise, de colère,
d'impuissance, de honte et de culpabilité,
ou encore d'incompréhension.
-Surprise,
injustice et
incompréhension
|
L'agression
survient le plus souvent de manière
brutale.
Elle a donc la particularité de susciter
un sentiment de surprise chez l'enseignant.
Même si la relation est parfois très
tendue, même si des accrochages ont eu lieu
par le passé, l'enseignant est toujours
assez surpris par l'agression. Lorsqu'elle
survient, il ne s'y attend pas... ou ne s'y attend
plus.
«
Surprise. Mais pas tant que ça
finalement, ça devait bien arriver un jour.
Un petit peu de surprise et puis un grand vide.
[...] Surtout une grande surprise. Je l'ai
regardé vraiment surpris,
étonné. [...] Surpris,
surpris à moitié. C'est une sensation
assez bizarre, aussi une espèce de vide
» (Renaud)
; ...
L'étonnement
est tel que certains ont du mal à croire ce
qui s'est passé et mettent en doute leurs
perceptions.
«
J'étais sidérée.
Après, je me suis repassée la
scène, je me suis dit "Est-ce qu'il a
vraiment dit ça ? »
(Ela)
;
...« Je ne croyais pas ce qui
s'était passé. Je me suis dit "C'est
un mauvais rêve, ce n'est pas possible,
ça ne peut pas arriver un truc comme
ça" »
(Martine)
;...
Le
sentiment de
surprise
est fortement corrélé à celui,
plus intellectualisé, de l'inconcevable. Le
passage à l'acte est de l'ordre de
l'invraisemblable pour l'enseignant. Il est
impensable qu'un élève puisse s'en
prendre à lui, même si dans l'absolu
il sait que c'est possible. Les prémisses
à l'agression ont été mal
interprétées, les indices du passage
à l'acte ont été
négligés, et l'enseignant prend
conscience de la fragilité de ses
certitudes. ...
« Ce qui
m'a énormément trompé c'est
que jamais le passage à l'acte pour moi
était possible. Pour moi, c'était
quelque chose d'impossible. C'était
inconcevable. Si j'avais compris que ça
puisse arriver, il ne me serait pas arrivé
ce qui m'est arrivé. La fracture qu'il y a
eu quand il y a eu passage à l'acte, pour
moi m'a scotché. Je ne me sentais plus
moi-même. C'était un décalage
monstrueux. Psychologiquement, c'est ça qui
me fait très très très
très mal. C'est de ne pas avoir compris cet
instant là, de ne pas avoir compris qu'il
pouvait passer à l'acte. C'était
inconcevable. [...] J'étais trop
confiant en moi, ça ne pouvait pas m'arriver
» (Florient).
S'il est si difficile pour l'enseignant de
concevoir l'inimaginable,
c'est que les valeurs qui lui sont propres sont
incompatibles avec ces passages à l'acte
mais c'est aussi qu'il n'y a pas de raison logique
à de tels actes. S'il avait
été agressif ou violent à
l'égard de l'adolescent, s'il avait
manqué foncièrement de ce respect
tant exigé, il pourrait comprendre. Mais en
l'occurrence, ce n'est pas le cas. Loin s'en faut.
Aussi, c'est avec un certain
sentiment
d'injustice
que l'agression est vécue car rien ne la
justifie. La plupart de ces enseignants aiment leur
métier et s'y investissent avec plaisir. Ils
ont le sentiment de faire leur métier avec
conscience et ressentent comme quelque chose
d'injuste d'être simplement agressé
dans leur fonction. ...
« Je ne
méritais pas ça. Je fais tout pour
mes élèves et elles le savent
très bien qu'elles peuvent compter sur moi,
que je les épaule, que je les aide dans
n'importe quelle situation »
(Solange)
;
« Ce sont des enfants d'origine
étrangère en difficultés dont
je me suis toujours préoccupée, pour
lesquels j'ai toujours fait particulièrement
des efforts. C'est vexant, surtout quand on a fait
plein de trucs pour eux. C'est pas juste. C'est
décevant »
(Catherine-2)
,....
L'agression reste de ce fait
incompréhensible
pour un certain nombre d'enseignants, soit parce
que les explications fournies sont insatisfaisantes
soit parce que ces explications sont inexistantes.
Ils s'interrogent et cherchent des explications
à des actes qui n'en ont pas toujours....Le
sentiment d'impossibilité est tel que des
explications fantasques sont parfois
invoquées :
«
Pourquoi il s'en est pris à moi ? Longtemps
l'image d'un enfant possédé par
quelqu'un d'autre m'est venue à l'esprit.
Possédé par un démon. Je ne
pouvais pas imaginer qu'un garçon de cet
âge puisse sortir des trucs et avoir cette
attitude là devant tout le monde. Ca me
semblait impossible même si je sais que ce ne
sont pas des anges. J'ai toujours pas compris
pourquoi il m'avait fait ça
» (Ela).
-Image
de soi, honte et
culpabilité
|
L'incompréhension et le sentiment
d'injustice sont à l'origine d'une
culpabilité
s'exprimant de différentes manières
et, selon les cas, plus ou moins justifiée.
En premier lieu, les enseignants se reprochent leur
attitude à l'égard de
l'élève : ils n'ont pas su faire en
sorte que l'agression n'ait pas lieu, ils n'ont pas
su adoucir les tensions voire ils ont attisé
l'agressivité de
l'élève.
«
J'avais l'impression que c'était de ma
faute. Il y avait peut-être moyen de
gérer le truc autrement pour éviter
qu'il en arrive quand même à
m'embrasser. Soit j'avais pas trouvé les
mots, soit je ne m'étais pas débattue
assez fortement. Je me faisais des reproches, je me
disais que j'avais pas su faire ce qu'il fallait
pour qu'on n'en arrive pas là
» (Sylvie)
;...
Lorsque l'enseignant se défend, par
réflexe ou exaspération plus que par
choix, il regrette aussi parfois amèrement
son acte car il sait très bien qu'il n'a le
droit ni d'insulter ni de frapper un
élève.
«
J'étais un peu soulagée de
m'être défendue parce que je subissais
cette espèce d'ambiance sans pouvoir rien
faire. Tout d'un coup, je me suis sentie mieux et
en même temps coupable. Ca ne se faisait pas
[d'insulter un élève]
»
(Aude)
; « Je me suis sentie quand
même coupable de lui avoir donné une
claque. Je me suis dit "Ca, c'est un truc qu'il ne
faut pas faire. T'es con. Pourquoi t'as fait
ça ?". Et, je ne me souvenais plus qu'elle
m'avait agrippée par l'écharpe. Ce
qui me restait c'est que je lui avait donné
une claque et qu'elle m'avait griffée
» (Martine).
Le simple fait de ne plus avoir
l'élève en cours peut
culpabiliser
« J'ai
toujours honte parce que je n'ai jamais
demandé à ce qu'un
élève soit changé de classe.
Comme je suis une adulte et que c'est un enfant,
c'était moi qui avait tort. Je m'en veux. Je
suis gênée. Je n'ai pas eu le courage
de l'emmener jusqu'au bout. Comme une faute, comme
une faute professionnelle
»
(Ela).
...
L'agression
porte atteinte à l'image de soi.
Sur un plan
professionnel, elle est vécue comme une
humiliation. Elle vexe, projette dans une
représentation désobligeante de soi,
remet en cause les compétences et les
engagements, et désillusionne.
«
J'avais l'impression d'être
complètement désavouée,
d'être passée complètement
à côté du rôle que je
m'imagine que je dois avoir en cours.
J'étais vraiment détruite. Entre
l'image du prof que je voulais avoir et ce conflit
qui m'avait fait basculer à l'inverse, il y
avait dissonance totale. [...]
C'était dégradant pour moi d'en
arriver aux mains et au conflit physique.
C'était humiliant »
(Agnès)
;...
Lorsque l'attaque portée est de
nature plus personnelle, c'est l'identité
individuelle qui est atteinte. ...;
«
J'avais l'énorme poids d'être
resté sur le carreau. Parce que je suis
très orgueilleux évidemment, je suis
obligé de l'avouer. Je ne suis pas
resté souvent sur le carreau en sport,
quasiment jamais même, et là ça
me faisait "quinger" gravement d'être
resté sur le carreau. Quatre ans
après, rien que de t'en parler, je sens
l'énervement qui monte. [...]
J'avais honte de m'être fait attaquer comme
ça. Je pensais qu'ils [les
élèves, les collègues]
imaginaient que j'étais incapable de me
défendre »
(Florient).
Pour deux enseignantes, l'agression a
véhiculé une dimension sexuelle qui
leur laisse une sensation de souillure et de
salissure. Toutes deux témoignent d'un
sentiment approchant celui du viol.
« Ca me
faisait penser à un viol, j'avais un peu
l'impression d'être salie
»
(Sylvie)
,
« Je me suis sentie tellement salie
qu'après je me suis fait couper les cheveux.
Fallait que j'enlève quelque chose de moi.
Comme si mon corps avait été
souillé par quelque chose, par un regard,
par une façon de me regarder. Je me sentais
comme une pute. Il voulait m'humilier, marquer son
territoire. C'est comme si j'avais
été violée »
(Ela).
La soudaineté et la brutalité
avec lesquelles survient l'agression
génèrent quelques fois dans
l'immédiateté de
l'événement un
sentiment de
danger.
L'enseignant a peur pour son
intégrité, soit quelques instants
avant l'affrontement lorsqu'il comprend que la
situation va dégénérer soit
lors de la confrontation même. ...
«
C'était morbide la façon dont je
me suis sentie menacée. J'avais vraiment une
peur terrible de lui, physique de lui.
J'étais plus moi, j'étais plus rien.
C'était le vide »
(Ela)
;...
Néanmoins, la
peur et l'angoisse surviennent essentiellement
après coup.
L'enseignant craint que l'adolescent ne mette en
application ses menaces ou ne réitère
ses actes de violence, éventuellement en les
intensifiant. ...
« Ce qui
m'a le plus angoissée, c'est que je vis
seule dans une grande maison et
généralement les élèves
le savent plus ou moins. [Qu'ils aient
conservé une clé] ça me
plaisait pas du tout, du tout. Parce que
c'était quand même dans le symbolique
prendre le moyen d'entrer. Je craignais qu'ils
reviennent. J'ai eu peur du viol en fait. Comme
quoi, une violation de domicile ça
évoque autre chose, c'est sûr
»
(Catherine-1)
;
...
Cette
anxiété renvoie à
l'impuissance
déjà ressentie durant la
confrontation. Les enseignants évoquent ce
sentiment d'absence de contrôle sur les
événements qui les a envahis lors de
l'agression et que ne font qu'accentuer d'autres
sentiments comme la surprise ou
l'incompréhension. Sidérés,
ils perdent tous leurs moyens et se retrouvent sous
l'emprise psychologique de l'adolescent.
« Je me
suis sentie coincée. J'ai senti qu'il n'y
avait plus d'issue. Je ne pouvais plus
m'échapper. J'ai senti que c'était
foutu. Les dés sont jetés, il n'y a
plus moyen de faire que les choses se passent
autrement » (Sylvie)
;
«Je me suis sentie comme le chat, la proie
traquée par le chasseur. Cette impression
d'être vraiment minus, d'être en
dessous de lui »
(Ela)
;...
pp.
194-204
Ces
textes sont tirés de la
thèse d'Anne JOLLY soutenue le 11
Décembre 2002 à
l'Université de
Reims.
Les choix des parties et les
découpages nécessaires sont
de ma
responsabilité.
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