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LES REPERCUSSIONS MATERIELLES SUR LE PLAN PROFESSIONNEL

Anne Jolly

http://www.anne-jolly.com

Hypothèses de cette recherche

 

Corpus et méthodologie

             Six enseignants ont bénéficié d'une Incapacité Temporaire Totale (ITT) de travail. Pour cinq d'entre eux, ils ont eu à subir une agression physique de type « coups et blessures volontaires ». La durée moyenne de ces ITT est de 7,4 jours (8,75 si on décompte l'enseignant qui n'a pas subi d'agression physique). A ces journées d'ITT succèdent presque toujours des arrêts de travail. Uniques ou répétés, ces arrêts interviennent lorsque l'enseignant se sent incapable moralement ou physiquement d'affronter à nouveaux les élèves, lorsqu'un nouvel événement lié à l'agression le bouleverse ou, plus prosaïquement, lorsqu'il souhaite se venger du peu de soutien reçu de la part de son chef d'établissement.

             La moitié des enseignants ont été arrêtés l'année de l'agression : six pour de courtes durées (moins de 2 semaines) et six pour des durées parfois très conséquentes (1 à 2 mois : 3 enseignants ; 4 à 8 mois : 3 enseignants). Pour ces derniers, les difficultés ne sont pas forcément effacées lorsque débute une nouvelle année scolaire. S'observent ainsi des absences totales de reprise d'activités et des reprises d'activités aménagées à mi-temps thérapeutique pouvant elles aussi échouer. Les arrêts ne sont pas toujours ordonnancés juste après l'agression et apparaissent parfois après un petit temps de latence. L'enseignant s'épuise moralement et physiquement à vouloir faire front ou à vouloir montrer qu'il est capable de faire front, et l'arrêt maladie survient à un moment où hiérarchie et collègues ne s'y attendent plus. Lorsque les arrêts maladie se répètent, des essais de reprise viennent s'intercaler, souvent à l'initiative de l'enseignant qui ne souhaite pas rester arrêté trop longtemps et qui a bien conscience que plus il attendra plus il aura du mal à reprendre. On peut noter d'emblée que la durée des arrêts maladie n'est pas corrélée aux types d'agression. Les enseignants agressés physiquement par exemple, et parfois gravement blessés, ne sont pas nécessairement ceux qui éprouvent le plus le besoin de prendre du recul par rapport à leur métier. Déçus et désabusés, deux enseignants attendent avec impatience l'heureux moment où ils pourront partir en retraite. Remis en cause par leur hiérarchie directe, ce n'est pas tant l'agression qui les conduit à de tels sentiments mais bien l'absence de soutien social reçu à cette occasion mais aussi en d'autres circonstances. A force, usure et désillusion s'installent.

« Il faut surtout pas de remous. C'est la condition pour laquelle tout se passera à peu près correctement pour vous. Si, au contraire, vous mettez les points sur les "i", si vous dites "Je veux bien faire mon travail mais je veux aussi être soutenu et aidé parce que je ne peux pas résoudre tout seul les problèmes", là vous vous attirez l'inimitié de ceux qui sont mis en cause. Moi, je veux bien faire partie d'une équipe, mais que chacun ait ses responsabilités. Chacun à sa place. [A chaque nouvelle difficulté], sachant que les administratifs sont si laxistes et si peu enclins à nous soutenir, je me dis "Je vais me noyer" » (Hervé).

             Les démissions et les mutations sont très rares. Elles sont plus souvent envisagées que mises en oeuvre car elles impliquent des bouleversements que la plupart des enseignants ne sont pas prêts à assumer ou simplement à accepter :

« Le collègue qui vous a donné mon adresse m'a dit "Tu ne veux pas déménager ?". Je lui dis "Mais attends, je vais pas changer toute ma vie comme ça pour une connerie d'agression comme ça. Il y a mon mari, mes enfants... Tout le monde a sa vie. Je ne vais pas changer ma vie pour ça, non !". C'est tellement bête » (Martine).

             Aucune démission n'est dénombrée, mais une enseignante a néanmoins accepté de faire fonction sur un poste de principal adjoint à la suite de son agression. Cela faisait déjà quelques années qu'elle s'ennuyait dans l'exercice de son métier et cette agression l'a confortée dans son désir de changement. Trois enseignants ont demandé et obtenu une mutation à la suite de leur agression et une enseignante envisage sérieusement d'en demander une lorsque nous nous rencontrons. Tout le monde ne fuit pas la même chose lorsqu'il a en tête d'obtenir une nouvelle affectation. Certains fuient une image de « prof agressé », d'autres une hiérarchie incompétente et d'autres encore (ou les mêmes) un public d'élèves trop difficiles.

« C'est la mutation comme ouverture des tunnels. Cette année, si je l'ai bien vécue c'est que je me suis mise dans la tête que je m'en allais, que ce serait une page de tournée, que je recommence un nouveau truc ailleurs où j'aurai pas d'image de prof agressé. Je n'envisage pas du tout une nouvelle rentrée dans l'établissement, même si actuellement ça se passe plutôt bien. Pour moi, ce serait me mettre une balle dans la tête. Si la mutation n'était pas acceptée, je demanderais une délégation rectorale » (Agnès) ;...

 

LE VECU ATTACHE A L'AGRESSION

             L'agression s'accompagne d'un ensemble de sentiments à valence négative apparaissant précocement, soit sur le moment soit dans les premières heures, et pouvant se prolonger à plus long terme. Il s'agit des sentiments de peur, de surprise, de colère, d'impuissance, de honte et de culpabilité, ou encore d'incompréhension.

-Surprise, injustice et incompréhension

             L'agression survient le plus souvent de manière brutale. Elle a donc la particularité de susciter un sentiment de surprise chez l'enseignant. Même si la relation est parfois très tendue, même si des accrochages ont eu lieu par le passé, l'enseignant est toujours assez surpris par l'agression. Lorsqu'elle survient, il ne s'y attend pas... ou ne s'y attend plus.

« Surprise. Mais pas tant que ça finalement, ça devait bien arriver un jour. Un petit peu de surprise et puis un grand vide. [...] Surtout une grande surprise. Je l'ai regardé vraiment surpris, étonné. [...] Surpris, surpris à moitié. C'est une sensation assez bizarre, aussi une espèce de vide » (Renaud) ; ...

             L'étonnement est tel que certains ont du mal à croire ce qui s'est passé et mettent en doute leurs perceptions.

« J'étais sidérée. Après, je me suis repassée la scène, je me suis dit "Est-ce qu'il a vraiment dit ça ? » (Ela) ; ...« Je ne croyais pas ce qui s'était passé. Je me suis dit "C'est un mauvais rêve, ce n'est pas possible, ça ne peut pas arriver un truc comme ça" » (Martine) ;...

             Le sentiment de surprise est fortement corrélé à celui, plus intellectualisé, de l'inconcevable. Le passage à l'acte est de l'ordre de l'invraisemblable pour l'enseignant. Il est impensable qu'un élève puisse s'en prendre à lui, même si dans l'absolu il sait que c'est possible. Les prémisses à l'agression ont été mal interprétées, les indices du passage à l'acte ont été négligés, et l'enseignant prend conscience de la fragilité de ses certitudes. ...

« Ce qui m'a énormément trompé c'est que jamais le passage à l'acte pour moi était possible. Pour moi, c'était quelque chose d'impossible. C'était inconcevable. Si j'avais compris que ça puisse arriver, il ne me serait pas arrivé ce qui m'est arrivé. La fracture qu'il y a eu quand il y a eu passage à l'acte, pour moi m'a scotché. Je ne me sentais plus moi-même. C'était un décalage monstrueux. Psychologiquement, c'est ça qui me fait très très très très mal. C'est de ne pas avoir compris cet instant là, de ne pas avoir compris qu'il pouvait passer à l'acte. C'était inconcevable. [...] J'étais trop confiant en moi, ça ne pouvait pas m'arriver » (Florient).

             S'il est si difficile pour l'enseignant de concevoir l'inimaginable, c'est que les valeurs qui lui sont propres sont incompatibles avec ces passages à l'acte mais c'est aussi qu'il n'y a pas de raison logique à de tels actes. S'il avait été agressif ou violent à l'égard de l'adolescent, s'il avait manqué foncièrement de ce respect tant exigé, il pourrait comprendre. Mais en l'occurrence, ce n'est pas le cas. Loin s'en faut. Aussi, c'est avec un certain sentiment d'injustice que l'agression est vécue car rien ne la justifie. La plupart de ces enseignants aiment leur métier et s'y investissent avec plaisir. Ils ont le sentiment de faire leur métier avec conscience et ressentent comme quelque chose d'injuste d'être simplement agressé dans leur fonction. ...

« Je ne méritais pas ça. Je fais tout pour mes élèves et elles le savent très bien qu'elles peuvent compter sur moi, que je les épaule, que je les aide dans n'importe quelle situation » (Solange) ; « Ce sont des enfants d'origine étrangère en difficultés dont je me suis toujours préoccupée, pour lesquels j'ai toujours fait particulièrement des efforts. C'est vexant, surtout quand on a fait plein de trucs pour eux. C'est pas juste. C'est décevant » (Catherine-2) ,....

             L'agression reste de ce fait incompréhensible pour un certain nombre d'enseignants, soit parce que les explications fournies sont insatisfaisantes soit parce que ces explications sont inexistantes. Ils s'interrogent et cherchent des explications à des actes qui n'en ont pas toujours....Le sentiment d'impossibilité est tel que des explications fantasques sont parfois invoquées :

« Pourquoi il s'en est pris à moi ? Longtemps l'image d'un enfant possédé par quelqu'un d'autre m'est venue à l'esprit. Possédé par un démon. Je ne pouvais pas imaginer qu'un garçon de cet âge puisse sortir des trucs et avoir cette attitude là devant tout le monde. Ca me semblait impossible même si je sais que ce ne sont pas des anges. J'ai toujours pas compris pourquoi il m'avait fait ça » (Ela).

-Image de soi, honte et culpabilité

             L'incompréhension et le sentiment d'injustice sont à l'origine d'une culpabilité s'exprimant de différentes manières et, selon les cas, plus ou moins justifiée. En premier lieu, les enseignants se reprochent leur attitude à l'égard de l'élève : ils n'ont pas su faire en sorte que l'agression n'ait pas lieu, ils n'ont pas su adoucir les tensions voire ils ont attisé l'agressivité de l'élève.

« J'avais l'impression que c'était de ma faute. Il y avait peut-être moyen de gérer le truc autrement pour éviter qu'il en arrive quand même à m'embrasser. Soit j'avais pas trouvé les mots, soit je ne m'étais pas débattue assez fortement. Je me faisais des reproches, je me disais que j'avais pas su faire ce qu'il fallait pour qu'on n'en arrive pas là » (Sylvie) ;...

             Lorsque l'enseignant se défend, par réflexe ou exaspération plus que par choix, il regrette aussi parfois amèrement son acte car il sait très bien qu'il n'a le droit ni d'insulter ni de frapper un élève.

« J'étais un peu soulagée de m'être défendue parce que je subissais cette espèce d'ambiance sans pouvoir rien faire. Tout d'un coup, je me suis sentie mieux et en même temps coupable. Ca ne se faisait pas [d'insulter un élève] » (Aude) ; « Je me suis sentie quand même coupable de lui avoir donné une claque. Je me suis dit "Ca, c'est un truc qu'il ne faut pas faire. T'es con. Pourquoi t'as fait ça ?". Et, je ne me souvenais plus qu'elle m'avait agrippée par l'écharpe. Ce qui me restait c'est que je lui avait donné une claque et qu'elle m'avait griffée » (Martine).

             Le simple fait de ne plus avoir l'élève en cours peut culpabiliser

« J'ai toujours honte parce que je n'ai jamais demandé à ce qu'un élève soit changé de classe. Comme je suis une adulte et que c'est un enfant, c'était moi qui avait tort. Je m'en veux. Je suis gênée. Je n'ai pas eu le courage de l'emmener jusqu'au bout. Comme une faute, comme une faute professionnelle » (Ela). ...

             L'agression porte atteinte à l'image de soi. Sur un plan professionnel, elle est vécue comme une humiliation. Elle vexe, projette dans une représentation désobligeante de soi, remet en cause les compétences et les engagements, et désillusionne.

« J'avais l'impression d'être complètement désavouée, d'être passée complètement à côté du rôle que je m'imagine que je dois avoir en cours. J'étais vraiment détruite. Entre l'image du prof que je voulais avoir et ce conflit qui m'avait fait basculer à l'inverse, il y avait dissonance totale. [...] C'était dégradant pour moi d'en arriver aux mains et au conflit physique. C'était humiliant » (Agnès) ;...

             Lorsque l'attaque portée est de nature plus personnelle, c'est l'identité individuelle qui est atteinte. ...;

« J'avais l'énorme poids d'être resté sur le carreau. Parce que je suis très orgueilleux évidemment, je suis obligé de l'avouer. Je ne suis pas resté souvent sur le carreau en sport, quasiment jamais même, et là ça me faisait "quinger" gravement d'être resté sur le carreau. Quatre ans après, rien que de t'en parler, je sens l'énervement qui monte. [...] J'avais honte de m'être fait attaquer comme ça. Je pensais qu'ils [les élèves, les collègues] imaginaient que j'étais incapable de me défendre » (Florient).

             Pour deux enseignantes, l'agression a véhiculé une dimension sexuelle qui leur laisse une sensation de souillure et de salissure. Toutes deux témoignent d'un sentiment approchant celui du viol.

« Ca me faisait penser à un viol, j'avais un peu l'impression d'être salie » (Sylvie) , « Je me suis sentie tellement salie qu'après je me suis fait couper les cheveux. Fallait que j'enlève quelque chose de moi. Comme si mon corps avait été souillé par quelque chose, par un regard, par une façon de me regarder. Je me sentais comme une pute. Il voulait m'humilier, marquer son territoire. C'est comme si j'avais été violée » (Ela).

• Impuissance et anxiété

             La soudaineté et la brutalité avec lesquelles survient l'agression génèrent quelques fois dans l'immédiateté de l'événement un sentiment de danger. L'enseignant a peur pour son intégrité, soit quelques instants avant l'affrontement lorsqu'il comprend que la situation va dégénérer soit lors de la confrontation même. ...

« C'était morbide la façon dont je me suis sentie menacée. J'avais vraiment une peur terrible de lui, physique de lui. J'étais plus moi, j'étais plus rien. C'était le vide » (Ela) ;...

             Néanmoins, la peur et l'angoisse surviennent essentiellement après coup. L'enseignant craint que l'adolescent ne mette en application ses menaces ou ne réitère ses actes de violence, éventuellement en les intensifiant. ...

« Ce qui m'a le plus angoissée, c'est que je vis seule dans une grande maison et généralement les élèves le savent plus ou moins. [Qu'ils aient conservé une clé] ça me plaisait pas du tout, du tout. Parce que c'était quand même dans le symbolique prendre le moyen d'entrer. Je craignais qu'ils reviennent. J'ai eu peur du viol en fait. Comme quoi, une violation de domicile ça évoque autre chose, c'est sûr » (Catherine-1) ; ...

             Cette anxiété renvoie à l'impuissance déjà ressentie durant la confrontation. Les enseignants évoquent ce sentiment d'absence de contrôle sur les événements qui les a envahis lors de l'agression et que ne font qu'accentuer d'autres sentiments comme la surprise ou l'incompréhension. Sidérés, ils perdent tous leurs moyens et se retrouvent sous l'emprise psychologique de l'adolescent.

« Je me suis sentie coincée. J'ai senti qu'il n'y avait plus d'issue. Je ne pouvais plus m'échapper. J'ai senti que c'était foutu. Les dés sont jetés, il n'y a plus moyen de faire que les choses se passent autrement » (Sylvie) ; «Je me suis sentie comme le chat, la proie traquée par le chasseur. Cette impression d'être vraiment minus, d'être en dessous de lui » (Ela) ;...

pp. 194-204

             Ces textes sont tirés de la thèse d'Anne JOLLY soutenue le 11 Décembre 2002 à l'Université de Reims. Les choix des parties et les découpages nécessaires sont de ma responsabilité.

PLAN des parties de la thèse

Anne Jolly

L'agression : du stress au traumatisme
LE SOUTIEN SOCIAL
Le coping
Jugements et évaluations
Les réactions Symptomatiques
Le vécu attaché à l'agression
Du milieu professionnel
Des proches
De la société
combattre, fuir ou pâtir
Image de l'élève agresseur
Portrait-robot de
l'élève agresseur

l'enseignant qui a le plus de risque

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