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Approche clinique du travail en équipe pédagogique.

Vers un rapport au savoir d'équipe ?

Brigitte CHARRIER

PLAN DU SITE
 Extraits (De ma responsabilité J.N.) de la thèse soutenue le 5 février 2008 à l'Université Paris X

Sous la direction de Claudine BLANCHARD-LAVILLE:

           Il ne faudra jamais oublier qu'il s'agit d'extraits d'une thèse qui dans la réalité fait 301 pages. En plus de l'intêret du sujet "le travail en équipe" ces extraits permettent de voir concrètement des notions telles que l'imaginaire individuel ou de groupe, l'écoute d'un groupe, le contre-tansfert, les associations d'idées que l'on trouve exposées dans ce site. C'est aussi une possibilité de comprendre comment on peut analyser ce qui se passe dans une réunion de façon autre qu'intuitive. Les titres en rouge sont de moi (J.N.)

Quelle question se pose au sujet du travail en équipe?

           Dans l'ouvrage " Qu'apprend-on au collège ? " largement diffusé auprès des enseignants et des parents d'élèves par le ministère de l'éducation nationale en 2002, les représentants du conseil national des programmes affirment qu'il importe de donner du sens à l'école et prônent le travail en équipe pédagogique comme moyen pour y parvenir . Depuis plusieurs années, l'institution renouvelle ses injonctions pour contraindre les enseignants au travail en équipe pédagogique. La mise en place des parcours diversifiés en 1997 au collège, renommés itinéraires de découvertes en 2001, en est un exemple : " ces dispositifs successifs ont permis aux enseignants de déployer leur capacité d'innovation pédagogique. Ils ont mis en évidence les conditions permettant que la diversification des parcours soit une réussite : se situer clairement par rapport aux programmes […] encourager le travail en équipe des enseignants […] ". Dans cet extrait de l'ouvrage précédemment cité, les rédacteurs soulignent que les enseignants doivent se soumettre à une double nécessité : ancrer leur enseignement dans leur programme de référence et harmoniser leur enseignement en prenant en compte les autres disciplines. Est-ce à dire qu'ils doivent à la fois se centrer sur leur enseignement disciplinaire tout en s'en décentrant ? J'y vois là une demande qui peut être ressentie comme une injonction paradoxale par les enseignants si ceux-ci n'ont pas été formés à s'interroger sur leur rapport à la discipline qu'ils enseignent. Quelques ouvrages montrant les mérites du travail en équipe pédagogique ou proposant des outils méthodologiques pour mieux le conduire, ont été édités au cours des vingt dernières années. Je retiens, ici , le plus récent, celui de F. Muller, qui porte le titre évocateur de " Manuel de survie à l'usage de l'enseignant " .

L'auteur

          Mon questionnement prend son origine dans ma double expérience professionnelle du travail en équipe : en qualité d'infirmière, en milieu hospitalier, tout au long des années 80, puis en qualité d'enseignante de Lettres Modernes de 1993 à 2003. La comparaison des pratiques du travail en équipe dans ces deux milieux, associée à un certain regard clinique affiné dans un groupe Balint et au cours d'une longue cure psychanalytique personnelle, puis les enseignements que j'ai suivis en sciences de l'éducation auprès de l'équipe nanterroise qui réfléchit sur la notion de rapport au savoir, constituent les trois facteurs principaux qui m'ont conduite à formuler ma question initiale de recherche

          
Malgré ces injonctions et ces outils, les enseignants semblent hésiter à mettre en œuvre ces pratiques du travail en équipe pédagogique. Le faible pourcentage d'académies ou d'établissements innovants impliqués dans un travail pluridisciplinaire ou transdisciplinaire, signalés par un site Internet, le laisse penser.

           J'ai cherché à comprendre pourquoi les enseignants éprouvent cette difficulté à travailler en équipe pédagogique.

 

La question initiale de recherche

           " L'obstacle au travail en équipe en milieu scolaire ne serait-il pas lié au rapport au savoir des enseignants et à la façon dont il est mis en jeu dans la relation pédagogique ? ". Cette question énoncée initialement en termes de rapport au savoir d'enseignants travaillant en équipe pédagogique a connu, au fil de ma recherche, une évolution en fonction de mes avancées théoriques et contre-transférentielles.

           Je focalise mon point de vue sur la dimension psychique du fonctionnement d'une équipe pédagogique. Je m'interroge sur la nature du travail psychique accompli, dans, et par, le groupe à l'occasion du travail d'une équipe pédagogique sur des objets de savoirs communs. Je cherche à déterminer les configurations des liens intersubjectifs noués par les sujets par le biais des savoirs dans le cadre groupal.

           Cette composante psychique du travail pourrait être, selon moi, un des facteurs qui rend difficile le travail en équipe chez certains enseignants.

           Je cherche à comprendre comment les configurations fantasmatiques qui organisent le groupe autour d'objets de savoirs en circulation se conjuguent avec l'avancement de la tâche conduite par l'équipe.[...]

 

Méthode

           Pour avancer sur cette question, j'ai observé le travail de trois équipes d'enseignants de Lettres pendant quelques mois. [...] j'ai tenté une recherche clinique d'orientation psychanalytique à partir d'enregistrements audio-phoniques de réunions d'équipes pédagogiques. [...] je procède par une lecture clinique du corpus de recherche. Celui-ci est constitué de six enregistrements audio-phoniques de réunions d'équipes pédagogiques de Lettres en collèges [...]

 

 

  Comprendre la dimension psychosociologique: L'approche psychosociale

           Le corpus réalise un discours fini, une saisie singulière d'une rencontre au cours de laquelle tout s'est joué dans l'interaction. Les seuls actes identifiables, de mon point de vue, sont les actes de langage. Se demander ce que font les enseignants équivaut à examiner ce qu'ils disent et à dévoiler les différentes activités que recouvrent leurs actes de langage. L'analyse pragmatique du corpus permet d'en identifier la trame. Mon hypothèse est que cette trame est influencée par des enjeux psychiques que je souhaite approcher par la suite. Cependant la réunion est une interaction sociale qui est aussi déterminée par des facteurs psychosociaux de différents ordres. Il faut s'y arrêter quelques instants pour montrer en quoi la prise en compte de ces facteurs affine l'analyse ultérieure. J'examinerai en premier lieu le contexte de la réunion, en second lieu la situation de communication.

Le contexte de la réunion

           Le processus groupal, observable à travers l'étude du corpus, ne relève pas des seules représentations inconscientes, mais aussi des représentations sociales des membres de cette équipe, du contexte institutionnel et de la structure de la tâche que se donne l'équipe. Comme le souligne R. Kaës, l'équipe ne saurait être comprise " selon l'unique dimension de la fantasmatique qui en anime les enjeux inconscients ".

Les représentations sociales

           Il s'agit d'une réunion d'équipe pédagogique d'une classe de seconde générale d'un lycée de banlieue parisienne. Les enseignants fournissent un certain nombre d'informations rendant compte de leurs représentations sociales du milieu dont sont issus leurs élèves. Je relève ainsi dans le discours de la professeure principale dès la deuxième minute de la réunion : " c'est méritoire parce que certains - oui moi je m'interroge un peu sur les conditions dans lesquelles ils peuvent lire aussi les conditions de logement ". À propos d'un projet de voyage, cette même enseignante déclare : " je m'étonne qu'il n'y ait que cinq élèves à aider vu les situations ". Ces représentations sociales ne sont pas sans influence sur la relation que l'enseignant établit avec l'élève, comme le révèle le discours de la professeure d'anglais :

Equipe pédagogique

. Pour ma part, je vois deux composantes permettant de définir l'équipe pédagogique : sa composition et la tâche qu'elle se donne. En ce qui concerne la composition de l'équipe pédagogique, M.C. Grandguillot distingue " l'équipe disciplinaire qui comprend les professeurs d'une même discipline et l'équipe interdisciplinaire qui rassemble les professeurs d'une même classe ". [...] Cette composition varie en fonction des établissements. Pour certaines équipes, l'équipe pédagogique interdisciplinaire représente les enseignants qui ont la charge d'une même classe ; mais pour d'autres, le chef d'établissement, le conseiller principal d'éducation, la documentaliste font partie de l'équipe. [...]

" Cél. moi je j'ai essayé de lui demander ce qu'il y avait parce que vraiment il y avait un cours en première heure le matin elle avait des yeux ici - elle elle avait l'air d'avoir euh du mal à garder ses yeux ouverts je me suis dit c'est pas possible - alors je lui ai demandé si elle travaillait quelque part parce que dans une autre classe en seconde j'ai un élève qui travaille vingt heures dans un mac do je me suis dit si ça se trouve - euh elle c'est pareil elle n'a rien dit - visiblement non alors j'ai dit mais tu as des problèmes de santé il y a quelque chose - non alors simplement ses parents sont séparés - et elle me dit qu'elle vit alors je sais plus si elle vit avec son père ou sa mère et il y a beaucoup de bruit chez elle et elle est gênée pour travailler voilà ce qu'elle m'a dit ".

           Cet extrait montre comment, à partir d'une représentation " d'un élève qui travaille…dans un mac do " l'enseignante élabore un scénario de vie pour une autre élève " je me suis dit si ça se trouve - elle c'est pareil ". Je note également le fait qu'elle ne retient pas les informations exactes fournies par l'élève " elle me dit qu'elle vit alors je sais plus si elle vit avec son père ou sa mère ".

           Peu importe la réalité concrète, l'élève ne semble pas pouvoir être considérée selon sa singularité. Ceci montre, à mon sens, la prégnance des représentations sociales.

           Il en va de même pour l'élève d'origine étrangère dont la nationalité n'est pas connue, comme si seul son statut de sans-papiers importait :

 

           Nous verrons par la suite comment le travail de l'équipe peut renforcer ou contrer ces représentations dans la mesure où elles participent de l'économie psychique individuelle ou groupale.

Pour le moment, il importe de souligner que les professeurs sont convaincus qu'ils ont affaire à un public défavorisé sur le plan social et, de surcroît, handicapé par une maîtrise insuffisante de la langue. Plusieurs professeurs témoignent, par leurs commentaires, de cette perception des élèves. La professeure d'histoire manifeste, à plusieurs reprises, son inquiétude à ce sujet : " c'est vrai que c'est inquiétant du point de vue expression ils ont vraiment énormément de mal ". J'observe que les professeurs de langue sont nombreux : Français, Anglais, Espagnol et Italien sont les langues représentées.

" Mathieu : elle est de quelle nationalité?

Florence : écoute je ne sais pas elle m'a dit qu'elle avait un problème de papiers je sais pas

Lidy: Côte d'Ivoire non

Mathieu: oui

Florence : elle m'a dit normalement je devrais les avoir

Alain : sénégalaise - sénégalaise

Florence : elle a dit je devrais les avoir ou euh dans six mois

Lidy : je sais pas "

           D'après les enseignants, la mauvaise maîtrise de la langue française influence les possibilités d'apprentissage des autres langues. Ainsi, la professeure d'espagnol incrimine les lacunes en français pour expliquer ses mauvais résultats : " et là j'ai des résultats qui sont - mauvais sur des sur des verbes -- qui étaient à apprendre je crois que l'explication doit venir un peu du français - et que on on invente des des temps pas possible quoi des temps composés de de choses ".

 

 

La tâche

           Cette approche des élèves détermine la tâche que se fixe l'équipe et la manière dont elle se représente à elle-même. Ces professeurs, confrontés à des élèves en difficulté, semblent se placer en relation d'aide. Ils ont décidé de se concerter régulièrement au cours de l'année scolaire pour mettre en place des outils de travail pour les élèves, pour évaluer le chemin parcouru avec eux et prendre des mesures adaptées à leur évolution. Cette réunion est la deuxième de l'année, elle a lieu à la veille de vacances de la Toussaint et fait suite à une première rencontre qui avait eu lieu en début d'année. D'autres réunions sont prévues ultérieurement. Au cours de leur première réunion, les professeurs s'étaient entendus sur l'utilisation, pour chaque élève, d'un carnet de vocabulaire commun à toutes les matières. L'équipe témoigne d'un souci de continuité dans ses actions. Sa tâche ne se définit pas sur le seul temps de la réunion mais sur l'ensemble de l'année scolaire, l'objectif majeur étant de faire réussir les élèves. L'orientation des élèves à l'issue de la classe de seconde signe la réussite ou l'échec de cette entreprise. La professeure d'histoire évoque dès le début de la réunion le poids de cette réalité : " non je n'en je n'ai pas convoqué moi je suis très inquiète par leur niveau d'expression et puis quand j'avais demandé tout à l'heure beaucoup veulent faire L quand même donc c'est ça qu'est - très très inquiétant […] alors tout à l'heure ils m'ont demandé il faut être bon en histoire pour aller en L -- pour aller en ES aussi - y en a plusieurs qui veulent aller en ES ". La présence des conseillers d'orientation à cette réunion témoigne de l'importance de ce facteur institutionnel.

 

Le contexte institutionnel

           D'autres facteurs institutionnels conditionnent le travail de cette équipe. Un échange entre Francine et Lidy au sujet d'une autre réunion (celle des parents-professeurs) livre quelques informations sur le cadre institutionnel du travail de cette équipe :

 Francine : en plus euh je serai retenue par les inspecteurs de français comme mes collègues - de seize heures à dix-huit heures donc euh - madame G. me proposait deux ou trois solutions euh soit de les convoquer à partir de dix-huit heures trente c'est à Arpajon le temps de revenir - euh soit de me faire remplacer par l'un de vous - euh soit euh une autre solution enfin j'ai un trou le samedi matin de neuf heures et demie à dix heures et demie - bon finalement comme euh vous êtes quelques-uns à en avoir convoqué aussi euh -- euh je leur ai dit que je serai là à partir

Lidy : on les fera patienter en t'attendant ".

           Les impératifs émanant des inspecteurs semblent incontournables mais Madame G. (probablement la proviseure) propose des solutions. Le chef d'établissement paraît soutenir les actions de l'équipe. Le conseiller d'éducation est d'ailleurs présent et actif au cours de la réunion. Ce dernier semble particulièrement soucieux de l'efficacité des actions mises en place au cours des réunions, comme le montrent ses interventions au sujet du carnet de vocabulaire. :

Alain : Catherine avant que tu sortes -[…]tu les as vus un peu fonctionner avec leur carnet de vocabulaire dans ta matière ou pas[…] je lui demande parce que hé elle s'en va - toi tu as l'impression que c'est quelque chose qui est en train de se mettre en route

Catherine : oui

Alain : et qui peut

Catherine : qui se met en route et hier ils l'avaient tous hein quand j'ai dit ben tiens

Alain : qui peut fonctionner "

           Enfin, je note que les professeurs font preuve d'une certaine souplesse lorsqu'il s'agit de programmer des réunions. L'arrêt d'une date pour une rencontre ultérieure se fait rapidement (en moins d'une minute) et sans difficulté, ce qui atteste, à mon sens, de la mobilisation des enseignants.

 

La situation de communication

           Malgré l'apparente motivation des membres de cette équipe, la communication n'est pas dépourvue de malentendus et d'aléas... La situation de communication présente quelques caractéristiques qu'il convient de préciser....Ainsi, la rencontre des professeurs s'organise selon un certain nombre de règles conventionnelles telles que le tour de table initial, le respect des places institutionnelles (du professeur principal ou du conseiller d'éducation) qui déterminent partiellement la structuration des échanges ...Dans cette perspective, examiner le contrat de communication soumis aux membres de l'équipe devrait permettre de mesurer les enjeux de la transaction accomplie.

Trois facteurs me semblent déterminants dans l'institution du contrat : son cadre (le lieu et le temps imparti), le statut de la parole, les places des interlocuteurs.

- Le cadre spatio-temporel

           Les locuteurs sont assis dans un espace clos, dans un lieu de concertation qui diffère de leur espace d'enseignement. La parole établit le lien entre ces deux espaces, en faisant revivre les scènes vécues par le professeur avec ses élèves, comme l'atteste l'extrait suivant :

           Le professeur de mathématiques relate les échanges, qu'il a eus avec un élève pendant un cours, au moment de la réunion. La manière dont il reproduit les propos de l'élève sans le signaler de manière explicite (1), installe une certaine confusion, si bien qu'on ne sait pas toujours s'il rapporte son propos ou celui de l'élève (2). Cette imprécision met l'accent sur une particularité du discours.

L'enseignant est habité en permanence par ce qu'il vit, seul, en relation duelle face à la classe. Au moment de la réunion, lors de l'évocation de ce qu'il vit en classe, il peut donner à voir la dimension fantasmatique de ce qu'il vit auprès des élèves.

           L'analyse du contenu devra ainsi toujours prendre en compte ce double registre, celui de l'espace de la classe et celui de l'espace de l'équipe et interroger la façon dont les enseignants utilisent ce changement de cadre. Par exemple, je remarque que le discours du professeur de mathématique est abondamment empreint de celui des élèves, comme s'il s'agissait pour lui de rester autant que possible sur le terrain de la classe.

Mathieu : mais moi je leur parais incongru parfois parce que moi - y en a pas mal qui [x] alors si j'aurais un nombre (1) [x] […]

Mathieu : ils ont l'air de dire mais de quoi il se mêle - de nous reprendre sur ces choses là quoi en quoi ça le regarde ah non mais c'est - c'est un petit peu comme ça - alors si j'aurais un nombre multiple de trois je dis non on dit pas on dit si j'avais - ah oui oui si j'avais - je dis tu peux pas faire attention ah oui mais on est en math (2)

- Le statut de la parole

           Quels changements du statut de la parole induisent les nouvelles circonstances du changement de lieu ? Pour le professeur de mathématique, dans la classe, la langue de communication semble être un recours pour nouer un contact avec les élèves hermétiques au langage mathématique. Ses collègues linguistes me semblent être avantagés par leur maîtrise de la langue face aux élèves car ils peuvent les aider à progresser sur ce terrain-là. Dans leurs classes, la parole leur servait essentiellement comme outil de transmission de savoirs. Que devient-elle dans ce nouveau contexte? L'analyse des actes de langage montrera que la communication s'oriente différemment selon les participants. Ils ne manipulent pas la langue suivant les mêmes fins. Ainsi, si je compare les interventions de Francine et celles de Lidy, je constate que les actes déclaratifs et directifs sont plus nombreux chez Lidy, alors que Francine est professeure principale. Elle est, à ce titre, investie d'un rôle spécifique d'animation au sein de l'équipe et on pourrait s'attendre à ce qu'elle soit plus directive que ses collègues. Or, c'est Lidy qui semble lui disputer ce rôle. La communication est, on le voit, l'occasion de défendre ou non sa place.

 

- Les places

           Dans l'extrait suivant, Florence signifie à Francine qu'elle manifeste une certaine confusion entre sa place de professeure principale et celle de professeure de français. Elle adoucit sa remarque par "euh comment dire " :

Florence : les parents convoqués en fait c'est pour euh comment dire ça n'est pas pour ta discipline

Francine : ah non non

Florence : c'est en tant que professeur principal

Francine : oui oui

Florence : d'après les premiers

Lidy : c'est-à-dire au vu de la synthèse enfin quand

Francine : enfin il y a les deux cas pour certains c'est pour ma discipline et pour euh d'autres

           Cette précaution de langage connote encore plus nettement l'échange, comme étant menaçant, selon la théorie des territoires proposée par E. Goffman. ...J'interpréterai les précautions de langage de Florence comme faisant écho aux hésitations de Francine à prendre sa place de professeure principale au début de la réunion. Cette notion de territoire peut aider également à resituer les interventions en fonction du statut des interlocuteurs. Les professeurs témoignent de ce qu'ils font dans leurs classes. Ils s'exposent au jugement de leurs pairs sur leurs pratiques. La question du ménagement de leur face se pose plus pour eux que pour Alain, Anna et Marie, dont les places sont moins menacées, puisque ces derniers n'ont pas l'occasion d'exposer leurs pratiques . Cette confrontation au groupe des pairs est d'autant plus risquée que l'activité interlocutoire de l'enseignant dans la classe s'effectue en position haute par rapport aux élèves. Dans le cas du travail avec des collègues, les enseignants ne bénéficient plus de cette position haute et peuvent se sentir menacés par les interventions de leurs collègues. [...]

 

Comprendre la dimension inconsciente: La scène psychique groupale

           Les apports de la psychanalyse sur l'imaginaire groupal permettent de comprendre ce qui peut être à l'œuvre au cours de la réunion :

" La vie psychique dans des situations de groupe tente d'abord de s'organiser autour d'un fantasme individuel, celui d'un membre privilégié ou promoteur, par rapport auquel les fantasmes d'un certain nombre d'autres membres entrent en résonance. Le groupe s'organise et progresse tant que ce fantasme initial continue de susciter chez un nombre suffisant de membres cet effet de résonance et que les membres restants, ceux qui ne se sentent pas concernés par la fantasmatique collective en train de se développer, se cantonnent dans une position passive et périphérique. Le groupe peut trouver un équilibre plus ou moins durable en fonctionnant ainsi autour d'une personne centrale. ". (Anzieu p. 122-123)

           Dans le cas de cette équipe pluridisciplinaire, je vais montrer qu'une conception commune de la scène pédagogique s'établit à travers l'emploi de l'expression jouer le jeu. Cette expression a retenu mon attention car elle circule d'un enseignant à l'autre du début à la fin de la réunion. L'expression " Ils jouent le jeu " est lancée par le professeur de Lettres à la minute 4 de la réunion. Elle est reprise par Alain, qui demande à Francine de préciser le sens qu'elle lui donne (extrait 1). À la minute 35, Lidy la reprend au passé (extrait 2). À la minute 48, je la retrouve, formulée au passé, dans l'intervention de Florence " ils ont tous joué le jeu ". Je remarque que Lidy en présente des versions différentes (pluriel/singulier ; forme affirmative/ négative) (extrait 3). Enfin, à la minute 62, Nathalie intervient en introduisant une forme infinitive " et pas jouer le jeu non plus " qui retient mon attention car je n'identifie pas les protagonistes qui y sont désignés implicitement (extrait 4). Des formes incomplètes de l'expression sont employées. À la minute 49, Marie ne retient que le verbe jouer (" vous pouvez pas jouer en plus sur la disposition "). À la minute 62, Francine ne retient que le mot jeu (" ça devient un petit peu un jeu "). Cette expression donne lieu, on le voit, à des sortes de variations. Notons la redondance du thème du jeu dans l'expression elle-même et examinons-là : Jouer est ici le verbe dans sa forme transitive. Il peut avoir le sens de pratiquer une activité, mais aussi de risquer, d'interpréter, ou de simuler. Le mot jeu, lui-même, peut recouvrir des sens très différents, voire contradictoires : dans le Petit Robert, il est défini comme " une activité physique ou mentale purement gratuite " ou comme " une activité organisée par un système de règles définissant…un gain et une perte ". On entrevoit ici qu'il peut y avoir plusieurs façons d'entendre cette expression. Si je me réfère à la définition du Petit Robert, jouer le jeu signifie se conformer strictement aux règles d'une activité, mais la polysémie des deux termes permet d'envisager de nombreuses interprétations de l'expression. Pour ma part, je ne peux écarter les éléments contre-transférentiels qui sont générés par mon expérience d'enseignante. À travers cette expression, j'entends aussi " jouer le je ". Je pense à des situations de jeux de rôles que j'avais expérimentés dans une classe difficile, situations au cours desquelles j'avais pu mesurer à quel point la situation pédagogique pouvait conduire à risquer son propre je, du côté de l'enseignant comme du côté de l'élève.

           Marcel Postic souligne ce risque lorsqu'il analyse la relation éducative sur le registre de l'inconscient en ces termes :

" la relation éducative est vécue sur le plan fantasmatique, par les partenaires comme un drame de la lutte pour vivre ou survivre ". La relation pédagogique présente la particularité de placer le savoir entre les protagonistes : " Le savoir est un écran, qui permet d'éviter le jeu direct des personnes, l'affrontement des êtres avec une implication totale, le corps à corps ".

           Dans cette perspective, regarder comment l'expression " Ils jouent le jeu " évolue, au cours de la réunion, dans le discours d'un enseignant à l'autre, aura une valeur heuristique pour comprendre comment l'espace psychique groupal se façonne en fonction des différents types de rapport au savoir des membres de cette équipe pédagogique. À cette fin, j'analyse quatre extraits de la retranscription de la réunion.

Extrait 1

Minute 4 Francine : ils aiment bien ils z- ils aiment bien (il s'agit du travail en modules)ils ont un peu .... un peu besoin d'être d'être maternés je pense donc ils appellent sans cesse le prof pour les aider à comprendre une phrase enfin ...enfin ils y mettent de la bonne volonté dans l'ensemble ils jouent ils jouent le jeu et je crois qui - enfin j' l'impression que certains commencent à comprendre ...et à progresser peut-être un petit peu mais c'est lent en une heure de module on produit pas grand chose si je les laisse travailler seuls

Alain : ils jouent le jeu de la participation

Francine : ah mais oui ils jouent le jeu - oui enfin là j'ai surtout fait enfin ces derniers temps en tout cas c'est de ça -- c'est cela dont je me souviens j'ai surtout fait des des travaux écrits …

           Cette première occurrence de l'expression m'interpelle car l'échange entre Francine et Alain semble soulever un malentendu sur le sens que lui donne l'enseignante. Bien que Francine réponde que le jeu porte sur la participation, la suite de ses propos ne m'en convainc pas. De quel jeu s'agit-il ? Quelle conception de la relation pédagogique est traduite par cette expression ? La répétition excessive des mots travail et contrôle, dés le début de son exposé , indique que le rapport de Francine aux élèves est conditionné par de fortes exigences. On peut s'interroger sur les raisons de ce contrôle excessif. Que risque-t-elle dans la situation pédagogique ? Dans l'extrait 4, elle exprime son intransigeance en ces termes " je mène une lutte impitoyable ", elle précise qu'elle assure un contrôle rigoureux du travail des élèves " je tiens bon euh je ne laisse rien passer ". Ici le verbe tenir me renvoie à l'expression tenir une classe à partir de laquelle Claudine Blanchard-Laville, dans l'ouvrage intitulé "Les enseignants entre plaisir et souffrance" , expose les caractéristiques de la relation d'emprise. De nombreux indices dans l'examen du discours de Francine me laissent penser qu'elle établit dans la classe une relation qui s'apparente à une relation d'emprise obsessionnelle . Souvenons-nous des remarques formulées dans la première partie de cette étude : les pronoms de la première personne (je et moi) apparaissent plus souvent dans le discours de cette enseignante. La première occurrence de l'expression " Ils jouent le jeu ", à la minute 4, me semble bien signifier "

Ils jouent le je " au sens qu'ils incarnent bien l'image que l'enseignante leur demande de renvoyer.

           La question d'Alain provoque, chez Francine, un insight. Elle semble entendre, à ce moment précis, que son interlocuteur envisage la scène pédagogique comme un espace ludique. Ce phénomène apparemment éphémère provoque un travail psychique souterrain. C'est ainsi que j'interprète sa reprise du mot jeu, à la minute 62. À cet instant, l'espace ludique n'est que très limité " ça devient un petit peu un jeu " mais le verbe devenir indique que la posture de l'enseignante se modifie. Elle a sans doute perçu, à travers les échanges vécus avec ses collègues, que, comme le souligne Claudine Blanchard-Laville , la situation de jeu lui permettrait de passer de la situation d'emprise à celle de maîtrise.

           Le rapport au savoir de l'enseignante qui s'exprime dans ce rapport au jeu, métaphore de la scène pédagogique, connaît une évolution, au cours de la réunion. La résonance psychique véhiculée par les divers échanges avec ses collègues me semble être un facteur de cette évolution.

Extrait 2 Minute 35

 Lidy : […] puis en fait les groupes bon je m'étais arrangée pour mettre quand même un élève enfin qui me semblait s'en sortir mieux - à l'intérieur d'un groupe de façon à à tirer un petit peu les autres et c'est vrai que les autres ont joué le jeu - mais je voudrais dire qu'y en a qu'une dans la classe qui n'a pas joué du tout le jeu - C'est Katel Massa

.           Lidy commence son exposé de façon positive. Elle opère deux modifications de l'expression : elle transforme la forme verbale qui était au présent de l'indicatif en un passé composé ; elle change le sujet (ils) du verbe et le scinde en deux termes, les autres et K. M. Le passé composé inscrit son récit dans le temps et l'espace de la classe. Il établit ainsi une distance entre ce qui se passe au moment de la réunion (énoncé au présent) et ce qu'elle vit dans la classe. Son discours est caractérisé par la présence d'indicateurs temporels renvoyant à un souci de continuité dans ses actions. Par exemple, elle débute la réunion en précisant qu'elle inscrit sa présentation par rapport à la réunion précédente. Cette préoccupation est congruente avec la posture qu'elle adopte auprès des élèves. Elle se présente comme une bonne mère qui accompagne les progrès des élèves en les laissant aller à leur rythme " je m'asseyais à côté d'eux pour leur demander où ils en étaient ", qui les guide dans leur apprentissage en restant à bonne distance " j'étais là je m'étais assise à côté d'eux ils ont besoin de sentir qu'on est à côté qu'on les materne " Les élèves sont décrits comme des êtres fragiles et vulnérables " peut-être que tout seuls ils se sentent un peu perdus […] bien souvent ils rentrent un petit peu dans leur coquille ". Elle les place d'ailleurs à l'intérieur d'un groupe protecteur, comme dans un cocon, " de façon à tirer un petit peu les autres ". Il s'agit de les élever sur le long terme. Le travail en équipe ne doit pas entraver cette continuité. C'est pourquoi elle incite ses collègues à la suivre dans ses choix : " je voulais vous demander votre avis puisque on travaille en équipe est-ce qu'on pourrait pas insister là- dessus pour les - les jours et les semaines à venir c'est qu'ils n'ont pas du tout l'habitude d'aller en bibliothèque en salle de documentation… ".

           Arrêtons-nous un instant sur ce que représente le CDI. C'est un espace clos (tout comme la coquille) empli de savoirs dont les élèves peuvent se nourrir. Le jeu pédagogique pour l'élève consiste à accepter cette nourriture. Les élèves qui ont joué le jeu sont ceux qui se conforment à ce rôle. Pour l'enseignante, il s'agit de " faire naître l'autre… " et de le nourrir, de l'élever dans la continuité.

           Dans ce contexte, la classe est fantasmée comme un sein maternel dans lequel l'enseignante peut " …renaître avec l'autre " ou continuer de faire vivre son " soi-élève " qui cohabite avec son " soi-enseignant ", pour reprendre les termes proposés par Claudine Blanchard-Laville qui présente une conception kleinienne de l'activité psychique. Cette activité psychique se caractérise par un mouvement " d'identifications introjectives " et "projectives " de bons ou mauvais objets . Ces propositions éclairent les clivages observés dans le discours de Lidy. Il y a l'élève K.M et les autres ; le temps de la classe et le temps de la réunion. Un lapsus de Lidy au moment où elle décrit K. M "je trouve qu'elle a un niveau de moi " (au lieu de moins ?) m'oriente vers l'hypothèse selon laquelle l'enseignante aurait déposé ses mauvaises parties en l'élève K. M. Le relevé comparatif des commentaires qu'elle fait sur cette élève, d'une part, et sur les autres, d'autre part, atteste qu'elle réserve un traitement particulier à cette élève, K. M. Elle la stigmatise de façon négative alors qu'elle a une attitude très compréhensive et indulgente envers les autres. J'associe la position de celle qui résiste au jeu pédagogique dans la classe, K. M. (" une dans la classe qui n'a pas joué du tout le jeu "), à la position de Lidy au sein de l'équipe, qui résiste aussi. L'erreur de l'enseignante, au sujet du carnet de vocabulaire dont elle n'avait pas compris le principe d'utilisation, a dévoilé la résistance psychique qu'elle avait opposée, à son insu, à la décision prise par l'équipe au cours de la réunion précédente. J'y vois une défense pour ne pas être atteinte dans son rapport au savoir par le travail élaboré par l'équipe.

           Dans l'extrait 3, j'observe de nouvelles modifications de l'expression jouer le jeu dans le propos de Lidy : retour au présent de l'indicatif du verbe et au thème de la participation (comme dans les propos de Francine et Alain dans l'extrait 1), le sujet réel est la classe (comme au début de l'intervention de Lidy). Ces changements me font penser qu'elle ne reste pas figée dans une posture défensive, mais qu'il se produit une intégration (elle reprend les termes employés par Francine et Alain) la conduisant à dépasser le clivage (la classe est considérée dans sa totalité). J'ai cherché, dans le corpus, à quel moment elle cite la classe sous forme de sujet grammatical au singulier et j'ai trouvé l'intervention suivante :

Lidy : et je trouve qu'elle a un niveau de moi elle comprend rien elle a pas de bases elle comprend rien elle est elle elle est ass- assez inquiétante comme comme réaction - voilà mais enfin disons que globalement je trouve que la classe - et a bien évolué depuis la dernière fois ils ont une attitude en classe dans l'ensemble agréable ils participent…

           Je constate qu'elle désigne la classe précisément au moment où elle achève d'expliquer ses difficultés avec K.M. Elle a été soutenue, au cours de son exposé, par Mathieu, Florence, Nathalie. Notons la présence de "voilà" suivi de "disons". Ces deux termes signalent, à mon sens, qu'elle prend acte de l'adhésion de ses collègues à son propos. Je fais alors l'hypothèse, en me référant à W.R. Bion, que la capacité de l'équipe à recevoir les éléments bêta émis par Lidy, et de les traiter favorablement, permet à celle-ci de les réintégrer sous forme d'éléments alpha, ce processus permettant à Lidy de comprendre son erreur (au sujet du carnet de vocabulaire) quelques minutes plus tard. Dans le cas de Francine comme dans celui de Lidy, je constate des modifications sensibles de l'expression de leur rapport au savoir au cours de cette réunion. La résonance aurait-elle donc un rôle inducteur dans le processus d'aménagement du rapport au savoir ? Je garderai cette question à l'esprit dans la suite de mes investigations

Extrait 3 - Minute 48

Florence : oui ça c'est vrai ce que enfin - mais moi j'ai j'ai remarqué qu'au niveau de la participation quand même quand on les pousse -moi je leur avais dit bon écoutez on essaye pendant ce cours il faut que tout le monde ait au moins levé le doigt c'est pas moi qui vais vous interroger mais que - chacun ait au moins parlé une fois - et ben ils ont tous joué le jeu et je trouve ça c'est intéressant avec ces élèves-là parce que vraiment - de leur part on sent que- y a de la bonne volonté

Lidy : tout à fait - et moi c'est je dois dire que c'est peut-être la classe de seconde tout en étant la plus faible - qui joue le jeu au niveau de la participation

           L'intervention de Florence se situe en fin de réunion. Lidy a longuement parlé de l'intérêt du travail en petits groupes pour les élèves. Florence répond en confirmant les propos de sa collègue avec une apparente conviction puisqu'elle double son oui par un c'est vrai. Mais elle enchaîne aussitôt par des termes marquant l'opposition : enfin et mais. Ce dernier mot associé à moi prend ainsi plus de relief et laisse entendre que, finalement, elle ne partage pas l'avis de Lidy. La situation pédagogique relatée est d'ailleurs celle d'une activité en classe entière, à l'oral, alors que Lidy avait présenté une situation en petits groupes, à l'écrit. Florence ancre son discours (à l'adresse des élèves " bon écoutez ") dans un passé antérieur aux actions relatées puisqu'elle utilise une forme verbale au plus-que-parfait (je leur avais dit). Le verbe jouer est au passé composé. J'associe cette chronologie des verbes à la position de l'enseignante qui pousse les élèves. C'est son discours qui donne l'impulsion. Cette impulsion est telle que " tout le monde… lève le doigt ".

           Tel est le jeu proposé ici par l'enseignante. La manière dont elle présente cette activité orale m'interpelle. Alors qu'elle rapporte son propre discours " on essaye pendant ce cours ", elle ne dit rien de l'activité orale des élèves. Elle choisit d'évoquer le doigt levé et insiste sur la singularité des prises de parole " il faut que …chacun ait au moins parlé une fois ".

          Ici, l'expression " ils ont tous joué le jeu " n'est pas seulement métaphorique.

Un jeu est effectivement posé, avec des règles bien définies soulignées par " il faut que... ". Florence précise l'une de ces règles : " c'est pas moi qui vais vous interroger ".

           Je m'interroge, pour ma part, sur cet effacement de l'enseignante, qui semble être un des ressorts du jeu. Il fait écho à une autre situation (proposée par Florence, au moment de la discussion sur la prise de notes ) où l'enseignante suggère de " ne rien écrire ", sa parole devant suffire à l'élève. Je vois, dans le scénario mis en place par Florence, une mise en scène de sa disparition physique. Les élèves sont dans une situation paradoxale : leur professeure affirme sa présence en posant des règles, elle leur demande de se manifester chacun…une fois, mais elle s'efface comme interlocutrice. À qui s'adresse donc l'élève si le professeur n'interroge pas ? Pas à la classe, en tant que groupe, elle n'est pas nommée ici. Je perçois que l'enseignante s'adresse à une succession d'individualités, où l'activité de l'un gomme celle de son prédécesseur. Sa parole déclencherait ce phénomène presque magique, surnaturel . L'enseignante s'apparente à une fée ou à un esprit tout puissant qui ne laisse personne de côté " ils ont tous joué le jeu ". Elle se démarque ainsi de Lidy qui excluait une élève dans son intervention (extrait 2). Il est intéressant de constater que c'est précisément Lidy qui lui donne maintenant la réplique en évoquant la classe, au présent.

Cette situation atteste, à mon sens, l'effet de la résonance. Ainsi pour Florence, la proposition de jeu recouvre un double jeu. Le jeu de l'enseignante n'est pas tout à fait le même que celui de l'élève. L'élève, je l'ai dit, expérimente un jeu avec des règles. L'enseignante, pour sa part, se joue de la situation pédagogique dans un rapport d'omnipotence où les élèves sont réduits à des objets (que sa parole peut faire apparaître), mais qui s'effacent tour à tour dans une relation en chaîne. Le statut de l'élève se caractérise ainsi par son instabilité.

           Cela m'évoque les propos de D.W.Winnicott lorsqu'il présente sa théorie du jeu, dans "Jeu et réalité ". Il y souligne que l'activité de jeu se développe chez le bébé selon plusieurs stades au cours desquels la mère, par son amour, soutient l'activité du bébé. Une phase de précarité existe dans ce processus . Pour que le jeu se stabilise et qu'" un jeu commun s'instaure au sein d'une relation ", il faut une aire de jeu commune où la confiance règne. Dans son discours, Florence distingue le temps du jeu " on essaye pendant ce cours " de celui de la réalité "vraiment ". Elle porte un regard distancié sur les élèves " j'ai remarqué " " ces élèves- là ", sur ce qui leur appartient " de leur part on sent que… ", et sur l'impact de son expérience " je trouve ça c'est intéressant avec ces élèves- là ". Il n'y a pas un espace potentiel commun suffisamment stable pour que le jeu pédagogique s'y installe durablement. Je fais l'hypothèse que son simulacre de disparition traduirait une angoisse de non-existence, crainte décrite par Winnicott comme une forme de crainte de l'effondrement . Cette interprétation me semble en congruence avec mes observations sur l'évolution de l'expression jouer le jeu à la fin de la réunion. Nathalie l'utilise sous la forme d'une proposition infinitive et négative " et pas jouer le jeu non plus ". La résonance du propos de Florence s'y lit doublement : par la négation du thème du jeu et par l'absence de sujet verbal.

Extrait 4 - Minute 62

Francine : -je mène une lutte impitoyable pour les faire s'exprimer autrement que par des mots - alors ça devient un petit peu un jeu - parce que quand je demande - quelle est l'idée de cette phrase quel est l'argument on me répond - je sais pas- le désert - bon je dis c'est pas c'est pas une idée un argument c'est une idée une idée s'exprime par une phrase enfin j'ai l'impression de radoter beaucoup en ce moment - mais je tiens bon je ne laisse rien passer - et certains commencent à essayer de faire des phrases - et même chose en modules hein quand je passe parmi eux je dis que on me répond souvent par un mot et ça ne veut rien dire hein on sait - on glisse tout de suite vers le contresens enfin ça veut rien dire c'est pas une idée alors je sais pas si certains souhaitent souhaitent s'a-s'asso-

Esperanda : moi je leur dis toujours si y a pas de verbe

Francine : oui

Esperanda : ça veut rien dire

Francine : ben voilà oui donc nous allons dans le même sens oui ben oui je dis la même chose à la fin c'est verbe et

Esperanda : à tous les niveaux c'est comme ça

Nathalie : vous prêchez dans le désert -

Francine : oui oui pour le moment oui euh presque - peut-être qu'à la fin -

Alain :ça c'est vrai que c'est - ça peut faire l'objet d'une mobilisation générale parce que ça c'est très difficile - bon il faut en avoir conscience mais - et par - enfin

Nathalie : et pas jouer le jeu non plus

           Je remarque qu'au cours de ces échanges, les actions exprimées par les verbes renvoient le plus souvent à un sujet-acteur indéfini, comme le montrent les emplois du pronom personnel indéfini " on " (dans " on me répond ") ou la forme infinitive du verbe " pas jouer le jeu".

           L'emploi du mot désert, prononcé par Francine et repris par Nathalie, évoque un lieu vide, sans personne. " Prêchez dans le désert " signifie agir inutilement (remarquons que prêchez rappelle le discours de Florence). D'autre part, le verbe jouer est placé dans une tournure négative marquée par "pas…non plus". Le discours de Francine abonde de propositions négatives je sais pas (2 fois)/ c'est pas une idée (2 fois) /je ne laisse rien/ ça ne veut rien dire (2 fois). Esperanda le reprend, elle aussi, par deux phrases négatives si y a pas de verbe et ça veut rien dire. À ce stade de l'analyse du contenu, il est prématuré d'avancer des hypothèses interprétatives sur cette redondance de négations. La proposition de Nathalie " et pas jouer le jeu non plus " a cependant l'allure d'une injonction faite à l'équipe de ne pas se soumettre au jeu de non-sens imposé par des élèves. Le procès de la réunion aboutit à un consensus : " nous allons dans le même sens " dit Francine, " ça peut faire l'objet d'une mobilisation générale " ajoute Alain. Je remarque la présence des pronoms nous et vous, à ce moment de la réunion, alors que leur emploi est assez rare sur l'ensemble du corpus, le pronom on étant ailleurs nettement prédominant.

 

           Pour conclure, il me semble que les transformations successives de l'expression " ils jouent le jeu ", au cours du procès de la réunion, aboutissent à une forme infinitive et négative " et pas jouer le jeu non plus " par laquelle les élèves sont neutralisés en tant que sujets en même temps que la situation de jeu est déniée.

           Or, parallèlement à ces transformations, j'observe l'émergence du pronom nous comme représentant des membres de l'équipe. Le relevé des occurrences des pronoms nous et vous donne le résultat suivant. Je relève douze emplois du pronom nous dans tout le corpus. Il désigne les élèves dans un discours rapporté par un professeur dans quatre cas, il désigne des professeurs d'une même discipline dans deux cas. Il ne représente donc les membres de l'équipe réunie qu'à six reprises. Le pronom vous est un peu plus fréquent (41 fois) mais ne désigne pas toujours les membres de l'équipe pendant la réunion (14 fois) seulement. Dans les autres cas, il s'agit de paroles rapportées des professeurs s'adressant aux élèves ou d'un élève s'adressant au professeur. Enfin, Marie l'utilise aussi pour s'adresser aux professeurs en tant que tels et non à l'équipe.

           Je déduis de ces observations qu'une construction commune a lieu au cours de la réunion et que le phénomène de résonance semble y tenir un rôle inducteur. L'analyse clinique du discours des locuteurs s'est efforcée de montrer que, bien que la locution étudiée " jouer le jeu " recouvre des représentations différentes d'un enseignant à l'autre, sa circulation leur permet de s'accorder progressivement sur un sens commun, par un processus corollaire d'adaptation du rapport au savoir des enseignants impliqués dans les échanges. (Voir; Ecoute d'un groupe)

           Ces observations me semblent pouvoir éclairer les conflits psychiques individuels détectés dans la première partie de la réunion et peuvent être interprétées à la lumière de la théorisation de R. Kaës sur "l'appareil psychique groupal". Je fais ici l'hypothèse que le premier temps de la réunion est un temps de rassemblement. La souffrance engendrée par le non savoir pédagogique doit être évacuée. L'hypothèse de base est centrée sur la modalité du couplage décrite par Bion. Il s'agit d'éviter le déplaisir et de laisser s'exprimer le bon groupe. Ainsi tout sujet qui fâche sera évité. C'est pourquoi le groupe reste sourd devant l'erreur de Lidy. Celle-ci ne parviendra à formuler son erreur que dans la seconde partie de la réunion, quarante minutes après la première allusion .[...]

 

Comprendre ce qu'est le contre-transfert (voir: Définition):

Mettre au travail le matériel contre-transférentiel

Le travail du chercheur

           Ces approches permettent de comprendre comment ce travail du chercheur est rendu possible. Il s'agit, pour lui, de reconstituer des fragments de l'histoire la plus profonde d'un sujet, dans la constitution de son rapport au savoir : sa capacité à percevoir les affects, à entendre ce qui est tu à travers les silences ou ce qui s'oppose à travers les ruptures, à suivre les pensées ou accepter le non sens, lui permettra de reconstituer des histoires possibles d'un individu ou du groupe dans la construction du rapport au savoir. [...]

On voit, par là, comment cette démarche heuristique est fondée sur la familiarité du chercheur avec son propre appareil psychique.

Le travail sur le corpus induit de nombreuses réactions (rêves, angoisses, somatisations, inhibitions, conflits avec des personnes) qui constituent un matériel secondaire, s'avérant fécond si l'on effectue un travail d'élaboration à partir de ces productions.

           Mon expérience du divan sur plusieurs années s'est révélée être un atout, en ce qu'elle a facilité le travail de perlaboration. Afin d'illustrer mon propos, je relaterai ici un rêve , qui m'a semblé révélateur de mon rapport au savoir :

 

Exemple de l'utilisation d'un rêve dans l'analyse du contre-transfert

Rêve (janvier 2004) :

Je fais classe à des élèves de troisième peu attentifs. Le principal du collège entre pour vérifier mon travail, ce qui les fait taire. Je tiens un dossier en rapport avec un travail informatique, mais je ne l'utilise pas. Je procède à une dictée du poème Recueillement de Baudelaire. J'ai un chewing-gum dans la bouche, si gros qu'il m'empêche d'aboutir mais je n'arrive pas à le cracher, et je fais de vains efforts pour m'en débarrasser…

Je retiens plusieurs éléments dans ce rêve :

- l'alternance de bruit et de silence ;

- l'antagonisme des trois objets didactiques que forment le poème, la dictée et le dossier informatique ;

- l'obstacle à la communication réalisé par le chewing-gum.

           Le poème de Baudelaire, dont il est question ici, est un poème que j'ai appris par cœur quand j'étais adolescente, il me touchait profondément. " Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille. " en est le premier vers. Il me semblait, jadis, qu'il n'avait été écrit que pour exprimer ce que j'éprouvais.

           Le dossier informatique que j'ai entre les mains me renvoie (Voir "association d'idées") à l'activité de mon père informaticien. Porter ce dossier, c'est être capable de revêtir une posture autoritaire (paternelle) . Pourtant je laisse le bruit s'installer et il faut l'intrusion du principal dans la classe pour rétablir le silence, comme si je craignais d'éprouver le silence.

           L'obstacle réalisé par le chewing-gum m'évoque à la fois ce risque d'être réduite au silence et l'utilisation d'une langue artificielle qui m'empêche de m'exprimer de façon authentique. Cet artifice de la langue s'exprime aussi par le dispositif didactique de la dictée.

           Il me semble que tout cela signifie qu'il m'est impossible de dire en vrai ce poème aux élèves sans les mettre en danger. Le danger étant de réveiller cette douleur, de ne pouvoir ni la contenir, ni la faire taire. Ainsi le point important qui m'est apparu au moment de mes élaborations de ce rêve, est que

ce sont les objets didactiques qui véhiculent cette réactualisation d'une douleur ancienne faisant obstacle à la bonne conduite de la classe.

           À la suite de ce rêve me sont revenues en mémoire quelques observations d'élèves recueillies en fin d'année au cours de nos échanges au sujet des textes étudiés au cours de l'année scolaire. Certains m'avaient reproché de proposer des textes parlant souvent de la mort. En recensant ces textes, j'avais dû en convenir. Ainsi, j'ai peu à peu pris conscience que

           les textes que je choisissais pour mes élèves étaient porteurs, pour une part, de mes propres objets psychiques et que j'entretenais ainsi ma propre polyphonie interne au travers des textes que je fréquentais.

J'ai rencontré moi même (J.N.) au cours de mes stages de formation d'enseignants l'exemple d'une stagiaire qui se plaignait de ne plus trouver de texte à présenter à ces élèves. En effet elle ne pouvait présenter un texte où la mort était présente car elle avait peur de se mettre à pleurer devant ses élèves (cela lui rappeler la mort de sa mère) mais par "contamination" tous les textes devenait susceptiblent de la faire pleurer. J.N.

           Ces différentes réflexions m'ont rendue attentive à cette question du choix des textes dans les activités didactiques des enseignants de Lettres et ont influencé mes analyses du corpus de recherche. [...]

 

 Voir la suite:

Exemple d'analyse d'une réunion d'enseignants

 

Conclusion de la thèse

 

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<<Bonsoir, il est clair que le travail en équipe est la meilleure des solutions pour résoudre les problèmes mais il demande d'avantage de temps et certains professeurs préfèrent le passer à faire autre chose ce qui peut être compréhensible même si lorsqu'on est enseignant on essaye de faire au mieux.>>
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