Quelle
question se pose au sujet du travail en
équipe?
Dans
l'ouvrage " Qu'apprend-on au
collège ? " largement
diffusé auprès des
enseignants et des parents
d'élèves par le
ministère de l'éducation
nationale en 2002, les
représentants du conseil national
des programmes affirment qu'il importe de
donner du sens à l'école et
prônent le travail en
équipe pédagogique comme
moyen pour y parvenir . Depuis plusieurs
années, l'institution renouvelle
ses injonctions pour contraindre les
enseignants au travail en équipe
pédagogique. La mise en place des
parcours diversifiés en 1997 au
collège, renommés
itinéraires de découvertes
en 2001, en est un exemple : " ces
dispositifs successifs ont permis aux
enseignants de déployer leur
capacité d'innovation
pédagogique. Ils ont mis en
évidence les conditions permettant
que la diversification des parcours soit
une réussite : se situer clairement
par rapport aux programmes
[
] encourager le travail en
équipe des enseignants
[
] ". Dans cet extrait de
l'ouvrage précédemment
cité, les rédacteurs
soulignent que les enseignants doivent se
soumettre à une double
nécessité : ancrer leur
enseignement dans leur programme de
référence et harmoniser leur
enseignement en prenant en compte les
autres disciplines. Est-ce à dire
qu'ils doivent à la fois se centrer
sur leur enseignement disciplinaire tout
en s'en décentrant ? J'y vois
là une demande qui peut être
ressentie comme une injonction paradoxale
par les enseignants si ceux-ci n'ont pas
été formés à
s'interroger sur leur rapport à la
discipline qu'ils enseignent. Quelques
ouvrages montrant les mérites du
travail en équipe
pédagogique ou proposant des outils
méthodologiques pour mieux le
conduire, ont été
édités au cours des vingt
dernières années. Je
retiens, ici , le plus récent,
celui de F. Muller, qui porte le titre
évocateur de "
Manuel de survie à l'usage de
l'enseignant
"
.
|
L'auteur
Mon
questionnement prend son origine
dans ma double expérience
professionnelle du travail en
équipe : en qualité
d'infirmière, en milieu
hospitalier, tout au long des
années 80, puis en
qualité d'enseignante de
Lettres Modernes de 1993 à
2003. La comparaison des
pratiques du travail en
équipe dans ces deux
milieux, associée à
un certain regard clinique
affiné dans un groupe
Balint et au cours d'une longue
cure psychanalytique personnelle,
puis les enseignements que j'ai
suivis en sciences de
l'éducation auprès
de l'équipe nanterroise
qui réfléchit sur
la
notion de rapport au
savoir,
constituent les trois facteurs
principaux qui m'ont conduite
à formuler ma question
initiale de
recherche
|
|
Malgré
ces injonctions et ces outils, les enseignants
semblent hésiter à mettre en
uvre ces pratiques du travail en
équipe pédagogique. Le faible
pourcentage d'académies ou
d'établissements innovants impliqués
dans un travail pluridisciplinaire ou
transdisciplinaire, signalés par un site
Internet, le laisse penser.
J'ai
cherché à comprendre pourquoi les
enseignants éprouvent cette
difficulté à travailler en
équipe pédagogique.
La
question initiale de recherche
" L'obstacle au
travail en équipe en milieu scolaire ne
serait-il pas lié au rapport au savoir des
enseignants et à la façon dont il est
mis en jeu dans la relation pédagogique ? ".
Cette question énoncée initialement
en termes de rapport au savoir d'enseignants
travaillant en équipe pédagogique a
connu, au fil de ma recherche, une évolution
en fonction de mes avancées
théoriques et
contre-transférentielles.
Je
focalise mon point de vue sur la dimension
psychique du fonctionnement d'une
équipe pédagogique. Je
m'interroge sur la nature du travail
psychique accompli, dans, et par, le groupe
à l'occasion du travail d'une
équipe pédagogique sur des
objets de savoirs communs. Je cherche
à déterminer les configurations
des liens intersubjectifs noués par
les sujets par le biais des savoirs dans le
cadre groupal.
Cette
composante psychique du travail pourrait
être, selon moi, un des facteurs qui rend
difficile le travail en équipe chez certains
enseignants.
Je
cherche à comprendre comment les
configurations fantasmatiques qui organisent
le groupe autour d'objets de savoirs en
circulation se conjuguent avec l'avancement
de la tâche conduite par
l'équipe.[...]
Méthode
Pour
avancer sur cette question, j'ai observé le
travail de trois équipes d'enseignants de
Lettres pendant quelques mois. [...] j'ai
tenté une recherche clinique d'orientation
psychanalytique à partir d'enregistrements
audio-phoniques de réunions d'équipes
pédagogiques. [...] je
procède par une lecture clinique du corpus
de recherche. Celui-ci est constitué de six
enregistrements audio-phoniques de réunions
d'équipes pédagogiques de Lettres en
collèges [...]
Comprendre
la dimension
psychosociologique:
L'approche psychosociale
Le corpus
réalise un discours fini, une saisie
singulière d'une rencontre au cours de
laquelle tout s'est joué dans l'interaction.
Les seuls actes identifiables, de mon point de vue,
sont les actes de langage. Se demander ce que font
les enseignants équivaut à examiner
ce qu'ils disent et à dévoiler les
différentes activités que recouvrent
leurs actes de langage. L'analyse pragmatique du
corpus permet d'en identifier la trame. Mon
hypothèse est que cette trame est
influencée par des enjeux psychiques que je
souhaite approcher par la suite. Cependant la
réunion est une interaction sociale qui est
aussi déterminée par des facteurs
psychosociaux de différents ordres. Il
faut s'y arrêter quelques instants pour
montrer en quoi la prise en compte de ces facteurs
affine l'analyse ultérieure. J'examinerai en
premier lieu le contexte de la réunion, en
second lieu la situation de
communication.
Le
contexte de la
réunion
Le
processus groupal, observable à
travers l'étude du corpus, ne
relève pas des seules
représentations
inconscientes, mais aussi des
représentations sociales des
membres de cette équipe, du
contexte institutionnel et de la structure
de la tâche que se donne
l'équipe. Comme le souligne R.
Kaës, l'équipe ne saurait
être comprise " selon l'unique
dimension de la fantasmatique qui en anime
les enjeux inconscients ".
Les
représentations
sociales
Il
s'agit d'une réunion
d'équipe pédagogique d'une
classe de seconde générale
d'un lycée de banlieue parisienne.
Les enseignants fournissent un certain
nombre d'informations rendant compte de
leurs représentations sociales du
milieu dont sont issus leurs
élèves. Je relève
ainsi dans le discours de la professeure
principale dès la deuxième
minute de la réunion : "
c'est
méritoire parce que certains - oui
moi je m'interroge un peu sur les
conditions dans lesquelles ils peuvent
lire aussi les conditions de logement
".
À propos d'un projet de voyage,
cette même enseignante
déclare : "
je
m'étonne qu'il n'y ait que cinq
élèves à aider vu les
situations
". Ces représentations sociales
ne sont pas sans influence sur la relation
que l'enseignant établit avec
l'élève, comme le
révèle le discours de la
professeure d'anglais :
|
Equipe
pédagogique
.
Pour
ma part, je vois deux composantes
permettant de définir
l'équipe
pédagogique : sa
composition et la tâche
qu'elle se donne. En ce qui
concerne la composition de
l'équipe
pédagogique, M.C.
Grandguillot distingue "
l'équipe disciplinaire qui
comprend les professeurs d'une
même discipline et
l'équipe
interdisciplinaire qui rassemble
les professeurs d'une même
classe ". [...] Cette
composition varie en fonction des
établissements. Pour
certaines équipes,
l'équipe
pédagogique
interdisciplinaire
représente les enseignants
qui ont la charge d'une
même classe ; mais pour
d'autres, le chef
d'établissement, le
conseiller principal
d'éducation, la
documentaliste font partie de
l'équipe.
[...]
|
|
"
Cél.
moi je j'ai essayé de lui demander ce qu'il
y avait parce que vraiment il y avait un cours en
première heure le matin elle avait des yeux
ici - elle elle avait l'air d'avoir euh du mal
à garder ses yeux ouverts je me suis dit
c'est pas possible - alors je lui ai demandé
si elle travaillait quelque part parce que dans une
autre classe en seconde j'ai un élève
qui travaille vingt heures dans un mac do je me
suis dit si ça se trouve - euh elle c'est
pareil elle n'a rien dit - visiblement non alors
j'ai dit mais tu as des problèmes de
santé il y a quelque chose - non alors
simplement ses parents sont séparés -
et elle me dit qu'elle vit alors je sais plus si
elle vit avec son père ou sa mère et
il y a beaucoup de bruit chez elle et elle est
gênée pour travailler voilà ce
qu'elle m'a dit
".
Cet extrait
montre comment, à partir d'une
représentation "
d'un
élève qui travaille
dans un mac
do "
l'enseignante élabore un scénario de
vie pour une autre élève "
je
me suis dit si ça se trouve - elle c'est
pareil ".
Je note également le fait qu'elle ne retient
pas les informations exactes fournies par
l'élève
"
elle me dit qu'elle vit alors je sais plus si elle
vit avec son père ou sa
mère
".
Peu
importe la réalité
concrète, l'élève ne semble
pas pouvoir être considérée
selon sa singularité. Ceci montre,
à mon sens, la prégnance des
représentations sociales.
Il en
va de même pour
l'élève d'origine
étrangère dont la
nationalité n'est pas connue, comme
si seul son statut de sans-papiers
importait :
Nous
verrons par la suite comment le travail de
l'équipe peut renforcer ou contrer
ces représentations dans la mesure
où elles participent de
l'économie psychique individuelle
ou groupale.
Pour le
moment, il importe de souligner que les
professeurs sont convaincus qu'ils ont
affaire à un public
défavorisé sur le plan
social et, de surcroît,
handicapé par une maîtrise
insuffisante de la langue. Plusieurs
professeurs témoignent, par leurs
commentaires, de cette perception des
élèves. La professeure
d'histoire manifeste, à plusieurs
reprises, son inquiétude à
ce sujet : " c'est
vrai que c'est inquiétant du point
de vue expression ils ont vraiment
énormément de
mal
". J'observe que les professeurs de langue
sont nombreux : Français, Anglais,
Espagnol et Italien sont les langues
représentées.
|
"
Mathieu :
elle
est de quelle
nationalité?
Florence
:
écoute je ne sais pas elle
m'a dit qu'elle avait un
problème de papiers je
sais pas
Lidy:
Côte d'Ivoire
non
Mathieu:
oui
Florence
:
elle
m'a dit normalement je devrais
les avoir
Alain
:
sénégalaise
-
sénégalaise
Florence
:
elle a dit je devrais les avoir
ou euh dans six
mois
Lidy
:
je sais pas
"
|
|
D'après
les enseignants, la mauvaise maîtrise de la
langue française influence les
possibilités d'apprentissage des autres
langues. Ainsi, la professeure d'espagnol incrimine
les lacunes en français pour expliquer ses
mauvais résultats : "
et
là j'ai des résultats qui sont -
mauvais sur des sur des verbes -- qui
étaient à apprendre je crois que
l'explication doit venir un peu du français
- et que on on invente des des temps pas possible
quoi des temps composés de de
choses
".
La
tâche
Cette approche
des élèves détermine la
tâche que se fixe l'équipe et la
manière dont elle se représente
à elle-même. Ces professeurs,
confrontés à des élèves
en difficulté, semblent se placer en
relation d'aide. Ils ont décidé
de se concerter régulièrement au
cours de l'année scolaire pour mettre en
place des outils de travail pour les
élèves, pour évaluer le
chemin parcouru avec eux et prendre des mesures
adaptées à leur évolution.
Cette réunion est la deuxième de
l'année, elle a lieu à la veille de
vacances de la Toussaint et fait suite à une
première rencontre qui avait eu lieu en
début d'année. D'autres
réunions sont prévues
ultérieurement. Au cours de leur
première réunion, les professeurs
s'étaient entendus sur l'utilisation, pour
chaque élève, d'un carnet de
vocabulaire commun à toutes les
matières. L'équipe témoigne
d'un souci de continuité dans ses actions.
Sa tâche ne se définit pas sur le seul
temps de la réunion mais sur l'ensemble de
l'année scolaire, l'objectif majeur
étant de faire réussir les
élèves. L'orientation des
élèves à l'issue de la classe
de seconde signe la réussite ou
l'échec de cette entreprise. La professeure
d'histoire évoque dès le début
de la réunion le poids de cette
réalité :
"
non je n'en je n'ai pas convoqué moi je suis
très inquiète par leur niveau
d'expression et puis quand j'avais demandé
tout à l'heure beaucoup veulent faire L
quand même donc c'est ça qu'est -
très très inquiétant
[
] alors tout à l'heure ils
m'ont demandé il faut être bon en
histoire pour aller en L -- pour aller en ES aussi
- y en a plusieurs qui veulent aller en
ES ". La
présence des conseillers d'orientation
à cette réunion témoigne de
l'importance de ce facteur institutionnel.
Le contexte
institutionnel
D'autres
facteurs institutionnels conditionnent le travail
de cette équipe. Un échange entre
Francine et Lidy au sujet d'une autre
réunion (celle des parents-professeurs)
livre quelques informations sur le cadre
institutionnel du travail de cette équipe
:
Francine
: en
plus euh je serai retenue par les inspecteurs de
français comme mes collègues - de
seize heures à dix-huit heures donc euh -
madame G. me proposait deux ou trois solutions euh
soit de les convoquer à partir de dix-huit
heures trente c'est à Arpajon le temps de
revenir - euh soit de me faire remplacer par l'un
de vous - euh soit euh une autre solution enfin
j'ai un trou le samedi matin de neuf heures et
demie à dix heures et demie - bon finalement
comme euh vous êtes quelques-uns à en
avoir convoqué aussi euh -- euh je leur ai
dit que je serai là à partir
Lidy :
on
les fera patienter en t'attendant
".
Les
impératifs émanant des inspecteurs
semblent incontournables mais Madame G.
(probablement la proviseure) propose des solutions.
Le chef d'établissement paraît
soutenir les actions de l'équipe. Le
conseiller d'éducation est d'ailleurs
présent et actif au cours de la
réunion. Ce dernier semble
particulièrement soucieux de
l'efficacité des actions mises en place au
cours des réunions, comme le montrent ses
interventions au sujet du carnet de vocabulaire. :
Alain :
Catherine
avant que tu sortes -[
]tu les as vus
un peu fonctionner avec leur carnet de vocabulaire
dans ta matière ou pas[
] je
lui demande parce que hé elle s'en va - toi
tu as l'impression que c'est quelque chose qui est
en train de se mettre en route
Catherine
:
oui
Alain :
et
qui peut
Catherine :
qui
se met en route et hier ils l'avaient tous hein
quand j'ai dit ben tiens
Alain :
qui
peut fonctionner "
Enfin,
je note que les professeurs font preuve d'une
certaine souplesse lorsqu'il s'agit de programmer
des réunions. L'arrêt d'une date pour
une rencontre ultérieure se fait rapidement
(en moins d'une minute) et sans difficulté,
ce qui atteste, à mon sens, de la
mobilisation des enseignants.
La situation de
communication
Malgré
l'apparente motivation des membres de cette
équipe, la communication n'est pas
dépourvue de malentendus et
d'aléas... La situation de communication
présente quelques caractéristiques
qu'il convient de préciser....Ainsi, la
rencontre des professeurs s'organise selon un
certain nombre de règles conventionnelles
telles que le tour de table initial, le respect des
places institutionnelles (du professeur principal
ou du conseiller d'éducation) qui
déterminent partiellement la structuration
des échanges ...Dans cette perspective,
examiner le contrat de communication soumis aux
membres de l'équipe devrait permettre de
mesurer les enjeux de la transaction accomplie.
Trois
facteurs me semblent déterminants dans
l'institution du contrat : son cadre (le lieu
et le temps imparti), le statut de la parole,
les places des interlocuteurs.
- Le cadre
spatio-temporel
Les locuteurs
sont assis dans un espace clos, dans un lieu de
concertation qui diffère de leur espace
d'enseignement. La parole établit le lien
entre ces deux espaces, en faisant revivre les
scènes vécues par le professeur avec
ses élèves, comme l'atteste l'extrait
suivant :
Le
professeur de mathématiques relate
les échanges, qu'il a eus avec un
élève pendant un cours, au
moment de la réunion. La
manière dont il reproduit les
propos de l'élève sans le
signaler de manière explicite (1),
installe une certaine confusion, si bien
qu'on ne sait pas toujours s'il rapporte
son propos ou celui de
l'élève (2). Cette
imprécision met l'accent sur une
particularité du discours.
L'enseignant
est habité en permanence par ce
qu'il vit, seul, en relation duelle
face à la classe. Au
moment de la réunion, lors de
l'évocation de ce qu'il vit en
classe, il peut donner à voir la
dimension fantasmatique de ce qu'il vit
auprès des
élèves.
L'analyse
du contenu devra ainsi toujours prendre en
compte ce double registre, celui de
l'espace de la classe et celui de l'espace
de l'équipe et interroger la
façon dont les enseignants
utilisent ce changement de cadre. Par
exemple, je remarque que le discours du
professeur de mathématique est
abondamment empreint de celui des
élèves, comme s'il
s'agissait pour lui de rester autant que
possible sur le terrain de la classe.
|
Mathieu
: mais
moi je leur parais incongru
parfois parce que moi - y en a
pas mal qui [x] alors si
j'aurais un nombre (1)
[x]
[
]
Mathieu
: ils ont l'air de
dire mais de quoi il se
mêle - de nous reprendre
sur ces choses là quoi en
quoi ça le regarde ah non
mais c'est - c'est un petit peu
comme ça - alors si
j'aurais un nombre multiple de
trois je dis non on dit pas on
dit si j'avais - ah oui oui si
j'avais - je dis tu peux pas
faire attention ah oui mais on
est en math (2)
|
|
- Le statut de
la parole
Quels
changements du statut de la parole induisent les
nouvelles circonstances du changement de lieu ?
Pour le professeur de mathématique, dans la
classe, la langue de communication semble
être un recours pour nouer un contact
avec les élèves hermétiques au
langage mathématique. Ses collègues
linguistes me semblent être avantagés
par leur maîtrise de la langue face aux
élèves car ils peuvent les aider
à progresser sur ce terrain-là. Dans
leurs classes, la parole leur servait
essentiellement comme outil de transmission de
savoirs. Que devient-elle dans ce nouveau
contexte? L'analyse des actes de langage montrera
que la communication s'oriente différemment
selon les participants. Ils ne manipulent pas la
langue suivant les mêmes fins. Ainsi, si je
compare les interventions de Francine et celles de
Lidy, je constate que les actes déclaratifs
et directifs sont plus nombreux chez Lidy, alors
que Francine est professeure principale. Elle est,
à ce titre, investie d'un rôle
spécifique d'animation au sein de
l'équipe et on pourrait s'attendre à
ce qu'elle soit plus directive que ses
collègues. Or, c'est Lidy qui semble lui
disputer ce rôle. La communication est, on
le voit, l'occasion de défendre ou non sa
place.
- Les
places
Dans l'extrait
suivant, Florence signifie à Francine
qu'elle manifeste une certaine confusion entre sa
place de professeure principale et celle de
professeure de français. Elle adoucit sa
remarque par "euh comment dire " :
Florence :
les
parents convoqués en fait c'est pour euh
comment dire ça n'est pas pour
ta
discipline
Francine :
ah
non non
Florence :
c'est
en tant que professeur principal
Francine :
oui
oui
Florence :
d'après
les premiers
Lidy :
c'est-à-dire
au vu de la synthèse enfin
quand
Francine :
enfin
il y a les deux cas pour certains c'est pour ma
discipline et pour euh d'autres
Cette
précaution de langage connote encore plus
nettement l'échange, comme étant
menaçant, selon la théorie des
territoires proposée par E. Goffman.
...J'interpréterai les précautions de
langage de Florence comme faisant écho aux
hésitations de Francine à prendre sa
place de professeure principale au début de
la réunion. Cette notion de territoire peut
aider également à resituer les
interventions en fonction du statut des
interlocuteurs. Les professeurs témoignent
de ce qu'ils font dans leurs classes. Ils
s'exposent au jugement de leurs pairs sur leurs
pratiques. La question du ménagement de leur
face se pose plus pour eux que pour Alain, Anna et
Marie, dont les places sont moins menacées,
puisque ces derniers n'ont pas l'occasion d'exposer
leurs pratiques . Cette confrontation au groupe des
pairs est d'autant plus risquée que
l'activité interlocutoire de l'enseignant
dans la classe s'effectue en position haute par
rapport aux élèves. Dans le cas du
travail avec des collègues, les enseignants
ne bénéficient plus de cette position
haute et peuvent se sentir menacés par les
interventions de leurs collègues.
[...]
Comprendre
la dimension
inconsciente:
La scène psychique groupale
Les apports de
la psychanalyse sur l'imaginaire
groupal permettent
de comprendre ce qui peut être à
l'uvre au cours de la réunion :
" La
vie psychique dans des situations de groupe
tente d'abord de s'organiser autour d'un
fantasme individuel, celui d'un membre
privilégié ou promoteur, par
rapport auquel les fantasmes d'un certain nombre
d'autres membres entrent en
résonance. Le groupe s'organise et
progresse tant que ce fantasme initial continue
de susciter chez un nombre suffisant de membres
cet effet de résonance et que les
membres restants, ceux qui ne se sentent pas
concernés par la fantasmatique collective
en train de se développer, se cantonnent
dans une position passive et
périphérique. Le groupe peut
trouver un équilibre plus ou moins
durable en fonctionnant ainsi autour d'une
personne centrale. ". (Anzieu
p. 122-123)
Dans le cas de
cette équipe pluridisciplinaire, je vais
montrer qu'une conception commune de la
scène pédagogique s'établit
à travers l'emploi de l'expression
jouer le jeu. Cette expression a
retenu mon attention car elle circule d'un
enseignant à l'autre du début
à la fin de la réunion. L'expression
"
Ils jouent le jeu
" est lancée par le professeur de Lettres
à la minute 4 de la réunion. Elle est
reprise par Alain, qui demande à Francine de
préciser le sens qu'elle lui donne (extrait
1). À la minute 35, Lidy la reprend au
passé (extrait 2). À la minute 48, je
la retrouve, formulée au passé, dans
l'intervention de Florence " ils ont tous
joué le jeu ". Je remarque que Lidy en
présente des versions différentes
(pluriel/singulier ; forme affirmative/
négative) (extrait 3). Enfin, à la
minute 62, Nathalie intervient en introduisant une
forme infinitive " et pas jouer le jeu non plus "
qui retient mon attention car je n'identifie pas
les protagonistes qui y sont désignés
implicitement (extrait 4). Des formes
incomplètes de l'expression sont
employées. À la minute 49, Marie ne
retient que le verbe jouer (" vous pouvez pas jouer
en plus sur la disposition "). À la minute
62, Francine ne retient que le mot jeu (" ça
devient un petit peu un jeu "). Cette expression
donne lieu, on le voit, à des sortes de
variations. Notons la redondance du thème du
jeu dans l'expression elle-même et
examinons-là : Jouer est ici le verbe dans
sa forme transitive. Il peut avoir le sens de
pratiquer une activité, mais aussi de
risquer, d'interpréter, ou de simuler. Le
mot jeu, lui-même, peut recouvrir des sens
très différents, voire
contradictoires : dans le Petit Robert, il est
défini comme " une activité physique
ou mentale purement gratuite " ou comme " une
activité organisée par un
système de règles
définissant
un gain et une perte ". On
entrevoit ici qu'il peut y avoir plusieurs
façons d'entendre cette expression. Si je me
réfère à la définition
du Petit Robert, jouer le jeu signifie se conformer
strictement aux règles d'une
activité, mais la polysémie des deux
termes permet d'envisager de nombreuses
interprétations de l'expression. Pour ma
part, je ne peux écarter les
éléments
contre-transférentiels qui sont
générés par mon
expérience d'enseignante. À travers
cette expression, j'entends aussi " jouer le je ".
Je pense à des situations de
jeux
de rôles
que j'avais expérimentés dans une
classe difficile, situations au cours desquelles
j'avais pu mesurer à quel point la situation
pédagogique pouvait conduire à
risquer son propre je, du côté de
l'enseignant comme du côté de
l'élève.
Marcel Postic
souligne ce risque lorsqu'il analyse la relation
éducative sur le registre de l'inconscient
en ces termes :
" la
relation éducative est vécue sur
le plan fantasmatique, par les partenaires comme
un drame de la lutte pour vivre ou survivre
". La relation pédagogique
présente la particularité de
placer le savoir entre les protagonistes : "
Le savoir est un écran, qui permet
d'éviter le jeu direct des personnes,
l'affrontement des êtres avec une
implication totale, le corps à corps
".
Dans cette
perspective, regarder comment l'expression " Ils
jouent le jeu " évolue, au cours de la
réunion, dans le discours d'un enseignant
à l'autre, aura une valeur heuristique pour
comprendre comment l'espace psychique groupal se
façonne en fonction des différents
types de rapport au savoir des membres de cette
équipe pédagogique. À cette
fin, j'analyse quatre extraits de la
retranscription de la réunion.
Extrait
1
Minute 4
Francine : ils
aiment bien ils z- ils aiment bien (il s'agit
du travail en modules)ils ont un peu
....
un
peu besoin d'être d'être
maternés je pense donc ils appellent sans
cesse le prof pour les aider à comprendre
une phrase enfin ...enfin ils y mettent de la
bonne volonté dans l'ensemble ils
jouent ils jouent le jeu et je crois qui
- enfin j' l'impression que certains commencent
à comprendre ...et à progresser
peut-être un petit peu mais c'est lent en une
heure de module on produit pas grand chose si je
les laisse travailler seuls
Alain :
ils
jouent le jeu de la
participation
Francine
:
ah mais oui ils jouent le
jeu - oui enfin
là j'ai surtout fait
enfin ces derniers temps en
tout cas c'est de ça -- c'est cela dont je
me souviens j'ai surtout fait des des travaux
écrits
Cette
première occurrence de l'expression
m'interpelle car l'échange entre Francine et
Alain semble soulever un malentendu sur le sens que
lui donne l'enseignante. Bien que Francine
réponde que le jeu porte sur la
participation, la suite de ses propos ne m'en
convainc pas. De quel jeu s'agit-il ? Quelle
conception de la relation pédagogique est
traduite par cette expression ? La
répétition excessive des mots travail
et contrôle, dés le début de
son exposé , indique que le rapport de
Francine aux élèves est
conditionné par de fortes exigences. On peut
s'interroger sur les raisons de ce contrôle
excessif. Que risque-t-elle dans la situation
pédagogique ? Dans l'extrait 4, elle exprime
son intransigeance en ces termes "
je
mène une lutte
impitoyable
", elle précise qu'elle assure un
contrôle rigoureux du travail des
élèves "
je tiens bon euh je ne laisse rien
passer ".
Ici le verbe tenir me renvoie à l'expression
tenir une classe à partir de laquelle
Claudine Blanchard-Laville, dans l'ouvrage
intitulé "Les
enseignants entre plaisir et
souffrance"
, expose les caractéristiques de la relation
d'emprise. De nombreux indices dans l'examen du
discours de Francine me laissent penser qu'elle
établit dans la classe une relation qui
s'apparente à une relation d'emprise
obsessionnelle . Souvenons-nous des remarques
formulées dans la première partie de
cette étude : les pronoms de la
première personne (je et moi) apparaissent
plus souvent dans le discours de cette enseignante.
La première occurrence de l'expression " Ils
jouent le jeu ", à la minute 4, me semble
bien signifier "
Ils jouent
le je " au sens qu'ils incarnent bien l'image que
l'enseignante leur demande de renvoyer.
La question
d'Alain provoque, chez Francine, un insight. Elle
semble entendre, à ce moment précis,
que son interlocuteur envisage la scène
pédagogique comme un espace ludique. Ce
phénomène apparemment
éphémère provoque un travail
psychique souterrain. C'est ainsi que
j'interprète sa reprise du mot jeu, à
la minute 62. À cet instant, l'espace
ludique n'est que très limité "
ça
devient un petit peu un
jeu " mais
le verbe devenir indique que la posture de
l'enseignante se modifie. Elle a sans doute
perçu, à travers les échanges
vécus avec ses collègues, que, comme
le souligne Claudine Blanchard-Laville , la
situation de jeu lui permettrait de passer de la
situation d'emprise à celle de
maîtrise.
Le rapport au
savoir de l'enseignante qui s'exprime dans ce
rapport au jeu, métaphore de la scène
pédagogique, connaît une
évolution, au cours de la réunion. La
résonance psychique véhiculée
par les divers échanges avec ses
collègues me semble être un facteur de
cette évolution.
Extrait 2 Minute
35
Lidy
: [
]
puis
en fait les groupes bon je m'étais
arrangée pour mettre quand même un
élève enfin qui me semblait s'en
sortir mieux - à l'intérieur d'un
groupe de façon à à tirer un
petit peu les autres et c'est vrai que
les autres ont joué le
jeu - mais je voudrais dire qu'y en a
qu'une dans la classe qui n'a pas
joué du tout le jeu - C'est Katel
Massa
.
Lidy commence son exposé de façon
positive. Elle opère deux modifications de
l'expression : elle transforme la forme verbale qui
était au présent de l'indicatif en un
passé composé ; elle change le sujet
(ils) du verbe et le scinde en deux termes, les
autres et K. M. Le passé composé
inscrit son récit dans le temps et l'espace
de la classe. Il établit ainsi une distance
entre ce qui se passe au moment de la
réunion (énoncé au
présent) et ce qu'elle vit dans la classe.
Son discours est caractérisé par la
présence d'indicateurs temporels renvoyant
à un souci de continuité dans ses
actions. Par exemple, elle débute la
réunion en précisant qu'elle inscrit
sa présentation par rapport à la
réunion précédente. Cette
préoccupation est congruente avec la posture
qu'elle adopte auprès des
élèves. Elle se présente comme
une bonne mère qui accompagne les
progrès des élèves en les
laissant aller à leur rythme "
je
m'asseyais à côté d'eux pour
leur demander où ils en étaient
", qui les
guide dans leur apprentissage en restant à
bonne distance " j'étais
là je m'étais assise à
côté d'eux ils ont besoin de sentir
qu'on est à côté qu'on les
materne "
Les élèves sont décrits comme
des êtres fragiles et vulnérables
"
peut-être que tout seuls ils se sentent un
peu perdus [
] bien souvent ils
rentrent un petit peu dans leur coquille
". Elle les
place d'ailleurs à l'intérieur d'un
groupe protecteur, comme dans un cocon, "
de
façon à tirer un petit peu les autres
". Il
s'agit de les élever sur le long terme. Le
travail en équipe ne doit pas entraver cette
continuité. C'est pourquoi elle incite ses
collègues à la suivre dans ses choix
: " je
voulais vous demander votre avis puisque on
travaille en équipe est-ce qu'on pourrait
pas insister là- dessus pour les - les jours
et les semaines à venir c'est qu'ils n'ont
pas du tout l'habitude d'aller en
bibliothèque en salle de
documentation
".
Arrêtons-nous
un instant sur ce que représente le
CDI. C'est un espace clos (tout comme la
coquille) empli de savoirs dont les
élèves peuvent se nourrir. Le jeu
pédagogique pour l'élève
consiste à accepter cette nourriture. Les
élèves qui ont joué le jeu
sont ceux qui se conforment à ce rôle.
Pour l'enseignante, il s'agit de " faire
naître l'autre
" et de le nourrir, de
l'élever dans la continuité.
Dans ce
contexte, la classe est fantasmée comme un
sein maternel dans lequel l'enseignante peut "
renaître avec l'autre " ou continuer de
faire vivre son " soi-élève " qui
cohabite avec son " soi-enseignant ", pour
reprendre les termes proposés par Claudine
Blanchard-Laville qui présente une
conception kleinienne de l'activité
psychique. Cette activité psychique se
caractérise par un mouvement "
d'identifications introjectives " et "projectives "
de bons ou mauvais objets . Ces propositions
éclairent les clivages observés dans
le discours de Lidy. Il y a l'élève
K.M et les autres ; le temps de la classe et le
temps de la réunion. Un lapsus de Lidy au
moment où elle décrit K. M
"je
trouve qu'elle a un niveau de
moi " (au
lieu de moins ?) m'oriente vers l'hypothèse
selon laquelle l'enseignante aurait
déposé ses mauvaises parties en
l'élève K. M. Le relevé
comparatif des commentaires qu'elle fait sur cette
élève, d'une part, et sur les autres,
d'autre part, atteste qu'elle réserve un
traitement particulier à cette
élève, K. M. Elle la stigmatise de
façon négative alors qu'elle a une
attitude très compréhensive et
indulgente envers les autres. J'associe la position
de celle qui résiste au jeu
pédagogique dans la classe, K. M. ("
une
dans la classe qui n'a pas joué du tout le
jeu "),
à la position de Lidy au sein de
l'équipe, qui résiste aussi. L'erreur
de l'enseignante, au sujet du carnet de vocabulaire
dont elle n'avait pas compris le principe
d'utilisation, a dévoilé la
résistance psychique qu'elle avait
opposée, à son insu, à la
décision prise par l'équipe au cours
de la réunion précédente. J'y
vois une défense pour ne pas être
atteinte dans son rapport au savoir par le travail
élaboré par l'équipe.
Dans l'extrait
3, j'observe de nouvelles modifications de
l'expression jouer le jeu dans le propos de Lidy :
retour au présent de l'indicatif du verbe et
au thème de la participation (comme dans les
propos de Francine et Alain dans l'extrait 1), le
sujet réel est la classe (comme au
début de l'intervention de Lidy). Ces
changements me font penser qu'elle ne reste pas
figée dans une posture défensive,
mais qu'il se produit une intégration (elle
reprend les termes employés par Francine et
Alain) la conduisant à dépasser le
clivage (la classe est considérée
dans sa totalité). J'ai cherché, dans
le corpus, à quel moment elle cite la classe
sous forme de sujet grammatical au singulier et
j'ai trouvé l'intervention suivante
:
Lidy :
et
je trouve qu'elle a un niveau de moi elle comprend
rien elle a pas de bases elle comprend rien elle
est elle elle est ass- assez inquiétante
comme comme réaction - voilà mais
enfin disons que globalement je trouve que la
classe - et a bien évolué depuis la
dernière fois ils ont une attitude en classe
dans l'ensemble agréable ils
participent
Je
constate qu'elle désigne la classe
précisément au moment où elle
achève d'expliquer ses difficultés
avec K.M. Elle a été soutenue, au
cours de son exposé, par Mathieu, Florence,
Nathalie. Notons la présence de
"voilà" suivi de "disons". Ces deux termes
signalent, à mon sens, qu'elle prend acte de
l'adhésion de ses collègues à
son propos. Je fais alors l'hypothèse, en me
référant à W.R. Bion, que la
capacité de l'équipe à
recevoir les éléments bêta
émis par Lidy, et de les traiter
favorablement, permet à celle-ci de les
réintégrer sous forme
d'éléments alpha, ce processus
permettant à Lidy de comprendre son erreur
(au sujet du carnet de vocabulaire) quelques
minutes plus tard. Dans le cas de Francine comme
dans celui de Lidy, je constate des modifications
sensibles de l'expression de leur rapport au savoir
au cours de cette réunion. La
résonance aurait-elle donc un rôle
inducteur dans le processus d'aménagement du
rapport au savoir ? Je garderai cette question
à l'esprit dans la suite de mes
investigations
Extrait 3 -
Minute 48
Florence :
oui
ça c'est vrai ce que enfin - mais moi j'ai
j'ai remarqué qu'au niveau de la
participation quand même quand on les pousse
-moi je leur avais dit bon écoutez on essaye
pendant ce cours il faut que tout le monde ait au
moins levé le doigt c'est pas moi qui vais
vous interroger mais que - chacun ait au moins
parlé une fois - et ben ils ont
tous joué le jeu et je trouve
ça c'est intéressant avec ces
élèves-là parce que
vraiment - de leur part on sent que- y a de la
bonne volonté
Lidy
:
tout à fait - et moi c'est je dois dire que
c'est peut-être la classe de seconde tout en
étant la plus faible - qui joue le
jeu au niveau de la
participation
L'intervention
de Florence se situe en fin de réunion. Lidy
a longuement parlé de l'intérêt
du travail en petits groupes pour les
élèves. Florence répond en
confirmant les propos de sa collègue avec
une apparente conviction puisqu'elle double son oui
par un c'est vrai. Mais elle enchaîne
aussitôt par des termes marquant l'opposition
: enfin et mais. Ce dernier mot associé
à moi prend ainsi plus de relief et laisse
entendre que, finalement, elle ne partage pas
l'avis de Lidy. La situation pédagogique
relatée est d'ailleurs celle d'une
activité en classe entière, à
l'oral, alors que Lidy avait présenté
une situation en petits groupes, à
l'écrit. Florence ancre son discours
(à l'adresse des élèves "
bon
écoutez
") dans un passé antérieur aux
actions relatées puisqu'elle utilise une
forme verbale au plus-que-parfait (je leur avais
dit). Le verbe jouer est au passé
composé. J'associe cette chronologie des
verbes à la position de l'enseignante qui
pousse les élèves. C'est son discours
qui donne l'impulsion. Cette impulsion est telle
que "
tout le monde
lève le
doigt ".
Tel est le jeu
proposé ici par l'enseignante. La
manière dont elle présente cette
activité orale m'interpelle. Alors qu'elle
rapporte son propre discours "
on
essaye pendant ce
cours ",
elle ne dit rien de l'activité orale des
élèves. Elle choisit d'évoquer
le doigt levé et insiste sur la
singularité des prises de parole
"
il faut que
chacun ait au moins parlé
une fois ".
Ici,
l'expression " ils
ont tous joué le
jeu " n'est
pas seulement métaphorique.
Un jeu
est effectivement posé, avec des
règles bien définies
soulignées par "
il
faut que...
".
Florence précise l'une de ces
règles : "
c'est
pas moi qui vais vous
interroger
".
Je m'interroge,
pour ma part, sur cet effacement de l'enseignante,
qui semble être un des ressorts du jeu. Il
fait écho à une autre situation
(proposée par Florence, au moment de la
discussion sur la prise de notes ) où
l'enseignante suggère de "
ne
rien écrire
", sa parole devant suffire à
l'élève. Je vois, dans le
scénario mis en place par Florence, une mise
en scène de sa disparition physique. Les
élèves sont dans une situation
paradoxale : leur professeure affirme sa
présence en posant des règles, elle
leur demande de se manifester chacun
une fois,
mais elle s'efface comme interlocutrice. À
qui s'adresse donc l'élève si le
professeur n'interroge pas ? Pas à la
classe, en tant que groupe, elle n'est pas
nommée ici. Je perçois que
l'enseignante s'adresse à une succession
d'individualités, où
l'activité de l'un gomme celle de son
prédécesseur. Sa parole
déclencherait ce phénomène
presque magique, surnaturel . L'enseignante
s'apparente à une fée ou à un
esprit tout puissant qui ne laisse personne de
côté "
ils ont tous joué le
jeu ". Elle
se démarque ainsi de Lidy qui excluait une
élève dans son intervention (extrait
2). Il est intéressant de constater que
c'est précisément Lidy qui lui donne
maintenant la réplique en évoquant la
classe, au présent.
Cette
situation atteste, à mon sens, l'effet de
la résonance. Ainsi pour Florence, la
proposition de jeu recouvre un double jeu. Le
jeu de l'enseignante n'est pas tout à
fait le même que celui de
l'élève.
L'élève, je l'ai dit,
expérimente un jeu avec des
règles. L'enseignante, pour sa part, se
joue de la situation pédagogique dans un
rapport d'omnipotence où les
élèves sont réduits
à des objets (que sa parole peut faire
apparaître), mais qui s'effacent tour
à tour dans une relation en chaîne.
Le statut de l'élève se
caractérise ainsi par son
instabilité.
Cela
m'évoque les propos de D.W.Winnicott
lorsqu'il présente sa théorie du jeu,
dans "Jeu
et
réalité
". Il y souligne que l'activité de jeu se
développe chez le bébé selon
plusieurs stades au cours desquels la mère,
par son amour, soutient l'activité du
bébé. Une phase de
précarité existe dans ce processus .
Pour que le jeu se stabilise et qu'" un jeu commun
s'instaure au sein d'une relation ", il faut une
aire de jeu commune où la confiance
règne. Dans son discours, Florence distingue
le temps du jeu " on
essaye pendant ce cours
" de celui
de la réalité
"vraiment
". Elle
porte un regard distancié sur les
élèves "
j'ai
remarqué
" " ces
élèves-
là
", sur ce qui leur appartient "
de
leur part on sent
que
", et sur l'impact de son expérience
"
je trouve ça c'est intéressant avec
ces élèves-
là
". Il n'y a pas un espace potentiel commun
suffisamment stable pour que le jeu
pédagogique s'y installe durablement. Je
fais l'hypothèse que son simulacre de
disparition traduirait une angoisse de
non-existence, crainte décrite par Winnicott
comme une forme de crainte de l'effondrement .
Cette interprétation me semble en congruence
avec mes observations sur l'évolution de
l'expression jouer le jeu à la fin de la
réunion. Nathalie l'utilise sous la forme
d'une proposition infinitive et négative "
et
pas jouer le jeu non
plus ". La
résonance du propos de Florence s'y lit
doublement : par la négation du thème
du jeu et par l'absence de sujet verbal.
Extrait 4 -
Minute 62
Francine :
-je
mène une lutte impitoyable pour les faire
s'exprimer autrement que par des mots - alors
ça devient un petit peu un
jeu - parce que quand je demande -
quelle est l'idée de cette phrase quel est
l'argument on me répond - je sais pas- le
désert - bon je dis c'est pas c'est pas une
idée un argument c'est une idée une
idée s'exprime par une phrase enfin j'ai
l'impression de radoter beaucoup en ce moment -
mais je tiens bon je ne laisse rien passer - et
certains commencent à essayer de faire des
phrases - et même chose en modules hein quand
je passe parmi eux je dis que on me répond
souvent par un mot et ça ne veut rien dire
hein on sait - on glisse tout de suite vers le
contresens enfin ça veut rien dire c'est pas
une idée alors je sais pas si certains
souhaitent souhaitent
s'a-s'asso-
Esperanda :
moi
je leur dis toujours si y a pas de
verbe
Francine :
oui
Esperanda :
ça
veut rien dire
Francine :
ben
voilà oui donc nous allons dans le
même sens oui ben oui je dis la même
chose à la fin c'est verbe
et
Esperanda :
à
tous les niveaux c'est comme
ça
Nathalie
:
vous
prêchez
dans
le désert
-
Francine :
oui
oui pour le moment oui euh presque -
peut-être qu'à la fin -
Alain
:ça
c'est vrai que c'est - ça peut faire l'objet
d'une mobilisation générale parce que
ça c'est très difficile - bon il faut
en avoir conscience mais - et par -
enfin
Nathalie :
et
pas jouer le jeu non plus
Je
remarque qu'au cours de ces échanges, les
actions exprimées par les verbes renvoient
le plus souvent à un sujet-acteur
indéfini, comme le montrent les emplois du
pronom personnel indéfini " on " (dans "
on
me répond
") ou la forme infinitive du verbe " pas jouer le
jeu".
L'emploi du mot
désert, prononcé par Francine
et repris par Nathalie, évoque un lieu vide,
sans personne. " Prêchez
dans le désert
" signifie
agir inutilement (remarquons que prêchez
rappelle le discours de Florence). D'autre part, le
verbe jouer est placé dans une tournure
négative marquée par "pas
non
plus". Le discours de Francine abonde de
propositions négatives je sais pas (2 fois)/
c'est pas une idée (2 fois) /je ne laisse
rien/ ça ne veut rien dire (2 fois).
Esperanda le reprend, elle aussi, par deux phrases
négatives si y a pas de verbe et ça
veut rien dire. À ce stade de l'analyse du
contenu, il est prématuré d'avancer
des hypothèses interprétatives sur
cette redondance de négations. La
proposition de Nathalie " et pas jouer le jeu non
plus " a cependant l'allure d'une injonction faite
à l'équipe de ne pas se soumettre au
jeu de non-sens imposé par des
élèves. Le procès de la
réunion aboutit à un consensus :
" nous
allons dans le même
sens " dit
Francine, " ça
peut faire l'objet d'une mobilisation
générale
" ajoute Alain. Je remarque la présence des
pronoms nous et vous, à ce moment de la
réunion, alors que leur emploi est assez
rare sur l'ensemble du corpus, le pronom on
étant ailleurs nettement
prédominant.
Pour
conclure, il me semble que les transformations
successives de l'expression
"
ils jouent le jeu
", au
cours du procès de la réunion,
aboutissent à une forme infinitive et
négative " et
pas jouer le jeu non
plus " par
laquelle les élèves sont
neutralisés en tant que sujets en même
temps que la situation de jeu est
déniée.
Or,
parallèlement à ces transformations,
j'observe l'émergence du pronom nous comme
représentant des membres de l'équipe.
Le relevé des occurrences des pronoms nous
et vous donne le résultat suivant. Je
relève douze emplois du pronom nous dans
tout le corpus. Il désigne les
élèves dans un discours
rapporté par un professeur dans quatre cas,
il désigne des professeurs d'une même
discipline dans deux cas. Il ne représente
donc les membres de l'équipe réunie
qu'à six reprises. Le pronom vous est un peu
plus fréquent (41 fois) mais ne
désigne pas toujours les membres de
l'équipe pendant la réunion (14 fois)
seulement. Dans les autres cas, il s'agit de
paroles rapportées des professeurs
s'adressant aux élèves ou d'un
élève s'adressant au professeur.
Enfin, Marie l'utilise aussi pour s'adresser aux
professeurs en tant que tels et non à
l'équipe.
Je
déduis de ces observations qu'une
construction commune a lieu au cours de la
réunion et que le phénomène
de résonance semble y tenir un rôle
inducteur. L'analyse clinique du discours des
locuteurs s'est efforcée de montrer que,
bien que la locution étudiée "
jouer
le jeu "
recouvre des représentations
différentes d'un enseignant à
l'autre, sa circulation leur permet de
s'accorder progressivement sur un sens commun,
par un processus corollaire d'adaptation du
rapport au savoir des enseignants
impliqués dans les échanges.
(Voir;
Ecoute
d'un groupe)
Ces
observations me semblent pouvoir éclairer
les conflits psychiques individuels
détectés dans la première
partie de la réunion et peuvent être
interprétées à la
lumière de la théorisation de R.
Kaës sur
"l'appareil psychique
groupal".
Je fais ici l'hypothèse que le premier temps
de la réunion est un temps de rassemblement.
La souffrance engendrée par le non savoir
pédagogique doit être
évacuée. L'hypothèse de base
est centrée sur la modalité du
couplage décrite par Bion. Il s'agit
d'éviter le déplaisir et de laisser
s'exprimer le bon groupe. Ainsi tout sujet qui
fâche sera évité. C'est
pourquoi le groupe reste sourd devant l'erreur de
Lidy. Celle-ci ne parviendra à formuler son
erreur que dans la seconde partie de la
réunion, quarante minutes après la
première allusion .[...]
Comprendre
ce qu'est le contre-transfert
(voir:
Définition):
Mettre au
travail le matériel
contre-transférentiel
Le travail
du chercheur
Ces approches
permettent de comprendre comment ce travail du
chercheur est rendu possible. Il s'agit, pour lui,
de reconstituer des fragments de l'histoire la plus
profonde d'un sujet, dans la constitution de son
rapport au savoir : sa capacité à
percevoir les affects, à entendre ce qui est
tu à travers les silences ou ce qui s'oppose
à travers les ruptures, à suivre les
pensées ou accepter le non sens, lui
permettra de reconstituer des histoires possibles
d'un individu ou du groupe dans la construction du
rapport au savoir. [...]
On voit, par
là, comment cette démarche
heuristique est fondée sur la
familiarité du chercheur avec son propre
appareil psychique.
Le
travail sur le corpus induit de nombreuses
réactions (rêves, angoisses,
somatisations, inhibitions, conflits avec des
personnes) qui constituent un matériel
secondaire, s'avérant fécond si
l'on effectue un travail d'élaboration
à partir de ces productions.
Mon
expérience du divan sur plusieurs
années s'est révélée
être un atout, en ce qu'elle a
facilité le travail de perlaboration. Afin
d'illustrer mon propos, je relaterai ici un
rêve , qui m'a semblé
révélateur de mon rapport au savoir
:
Exemple de
l'utilisation d'un rêve dans l'analyse du
contre-transfert
Rêve
(janvier 2004) :
Je
fais classe à des
élèves de
troisième peu attentifs.
Le principal du collège
entre pour vérifier mon
travail, ce qui les fait taire.
Je tiens un dossier en rapport
avec un travail informatique,
mais je ne l'utilise pas. Je
procède à une
dictée du poème
Recueillement de Baudelaire. J'ai
un chewing-gum dans la bouche, si
gros qu'il m'empêche
d'aboutir mais je n'arrive pas
à le cracher, et je fais
de vains efforts pour m'en
débarrasser
|
Je retiens
plusieurs éléments dans ce rêve
:
-
l'alternance de bruit et de silence ;
- l'antagonisme
des trois objets didactiques que forment le
poème, la dictée et le dossier
informatique ;
- l'obstacle
à la communication réalisé
par le chewing-gum.
Le poème de Baudelaire, dont il est
question ici, est un poème que j'ai appris
par cur quand j'étais adolescente, il
me touchait profondément. " Sois sage,
ô ma Douleur, et tiens-toi plus
tranquille. " en est le premier vers. Il me
semblait, jadis, qu'il n'avait été
écrit que pour exprimer ce que
j'éprouvais.
Le dossier
informatique que j'ai entre les mains me
renvoie (Voir
"association
d'idées")
à
l'activité de mon père informaticien.
Porter ce dossier, c'est être capable de
revêtir une posture autoritaire (paternelle)
. Pourtant je laisse le bruit s'installer et il
faut l'intrusion du principal dans la classe pour
rétablir le silence, comme si je craignais
d'éprouver le silence.
L'obstacle
réalisé par le chewing-gum
m'évoque à la fois ce risque
d'être réduite au silence et
l'utilisation d'une langue artificielle qui
m'empêche de m'exprimer de façon
authentique. Cet artifice de la langue s'exprime
aussi par le dispositif didactique de la
dictée.
Il
me semble que tout cela signifie qu'il
m'est impossible de dire en vrai ce
poème aux élèves sans
les mettre en danger. Le danger
étant de réveiller cette
douleur, de ne pouvoir ni la contenir, ni
la faire taire. Ainsi le point important
qui m'est apparu au moment de mes
élaborations de ce rêve, est
que
ce
sont les objets didactiques qui
véhiculent cette
réactualisation d'une douleur
ancienne faisant obstacle à
la bonne conduite de la classe.
À
la suite de ce rêve me sont revenues
en mémoire quelques observations
d'élèves recueillies en fin
d'année au cours de nos
échanges au sujet des textes
étudiés au cours de
l'année scolaire. Certains
m'avaient reproché de proposer des
textes parlant souvent de la mort. En
recensant ces textes, j'avais dû en
convenir. Ainsi, j'ai peu à peu
pris conscience que
les
textes que je choisissais pour mes
élèves étaient
porteurs, pour une part, de mes propres
objets psychiques et que j'entretenais
ainsi ma propre polyphonie interne au
travers des textes que je
fréquentais.
|
J'ai
rencontré moi même
(J.N.) au cours de mes stages de
formation d'enseignants l'exemple
d'une stagiaire qui se plaignait
de ne plus trouver de texte
à présenter
à ces
élèves. En
effet elle ne pouvait
présenter un texte
où la mort était
présente car elle avait
peur de se mettre à
pleurer devant ses
élèves (cela lui
rappeler la mort de sa
mère) mais par
"contamination" tous les textes
devenait susceptiblent de la
faire pleurer.
J.N.
|
|
Ces
différentes réflexions m'ont rendue
attentive à cette question du choix des
textes dans les activités didactiques des
enseignants de Lettres et ont influencé mes
analyses du corpus de recherche.
[...]
|