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Accompagnement clinique des enseignants

Les trois dimensions du travail psychique dans un groupe

Brigitte CHARRIER  

 Extraits (De ma responsabilité J.N.) de la thèse soutenue le 5 février 2008 à l'Université Paris X par Brigitte Charrier; Sous la direction de Claudine BLANCHARD-LAVILLE:

Voir le début de la thèse: Position du problème ou l'Exemple d'analyse d'une réunion

PLAN DU SITE

           Les trois dimensions du travail psychique dans le groupe

          Ces considérations (voir la page précédente) me conduisent à interroger les trois dimensions de travail du lien mobilisées au plan groupal :

- celle, intersubjective, qui concerne la configuration psychique groupale s'échafaudant, dans les situations observées à partir d'un même noyau fantasmatique, sur fond de scène originaire;

- celle, intrapsychique, qui concerne la manière dont chaque enseignant se relie aux objets de savoir ;

- et celle, transsubjective, qui concerne la fantasmatique sous-tendant les investissements des objets de savoirs pour l'ensemble des protagonistes d'une équipe.

 

La dimension intrapsychique du lien

           Comme je l'ai dit précédemment, la notion de rapport au savoir d'un sujet place, pour ce sujet, le savoir au rang d'objet, au sens psychanalytique du terme, comme lieu d'investissement pulsionnel et fantasmatique. La manière que le sujet a de se relier aux objets de savoirs dit quelque chose de la fantasmatique sous-jacente à ce lien. Au cours de mes observations, j'ai émis quelques hypothèses quant au rapport au savoir des enseignants impliqués dans le travail en équipe. Ainsi, quand Magali dit aux élèves " vous avez peur des mots ", il me semble qu'elle livre quelque chose de son propre rapport aux mots, lesquels semblent avoir le statut de mots magico-sexuels . Ou bien lorsque Viviane dit qu'elle n'a pas osé la métaphore, j'entends que l'enseignante se place comme celle qui fait lien entre l'enfant et les mots dans une posture maternante. Ou encore, lorsque Angèle propose le texte extrait de La Rondeur des jours de J. Giono, il me semble qu'elle donne à voir quelque chose de sa problématique psychique personnelle, le texte interrogeant la dimension narcissique du lien maternel.

Ainsi, chaque enseignante est habitée par un scénario interne qui va trouver plus ou moins d'écho sur la scène groupale.
 

           La situation d'Angèle au cours de la troisième réunion de l'équipe PEB est significative à cet égard. Je rappelle que cette enseignante s'est vu refuser, par ses collègues, le texte qu'elle proposait au cours de la seconde réunion. Elle est absente au cours d'une grande partie de la troisième réunion. Elle surgit dans les cinq dernières minutes de cette rencontre pour se livrer à une plainte, au sujet d'un Monsieur Eugène qui ne lui a pas donné la possibilité d'utiliser un rétroprojecteur.

Extrait de retranscription de la fin de PEB3 :

Angèle : je venais juste euh enfin j'ai déjà expliqué je suis restée avec des élèves

Ghislaine : oui non non mais c'est bon

Fabienne : tu as fini ta rédaction

Angèle : ouais -ouais ouais ils sont restés juste j'ai eu besoin du rétroprojecteur eh bien je découvre qu'il ne marche pas je cours depuis une demi-heure sans manger après Monsieur Eugène. qui lui part au repas comme il l'entend voilà depuis ce matin je n'arrête pas je fais les devoirs...donc je remonte parce que j'ai encore une heure de cours mais je préviens que je ne peux pas utiliser le rétroprojecteur dans ma salle

Samira : et t'as pas mangé

Angèle : et j'ai pas mangé-bo-n--nes vacances

 

           J'entends à travers cette plainte trois motifs qui s'expriment par les éléments suivants : le rétroprojecteur, monsieur Eugène, j'ai pas mangé, lesquels me semblent signifier la manière dont Angèle pourrait se nourrir (j'ai pas mangé) de sa propre image (le rétroprojecteur) dans son lien aux autres. Monsieur Eugène (j'entends eux gênent ) m'apparaît être le représentant de ces autres qui ont refusé son texte et ont refusé, par là-même, la modalité de son lien aux objets de savoirs.

Ainsi, dans le groupe, en se reliant aux objets de savoirs, le sujet occupe une place non seulement par rapport à ces objets, mais aussi par rapport aux autres membres du groupe.

           La problématique intrapsychique du sujet entre en résonance avec celle qui configure le lien intersubjectif.

 

La dimension intersubjective du lien

           Dans les trois situations de travail en équipe que j'ai observées voir en particulier l'analyse d'une réunion) , je me suis étonnée du fait que quel que soit le nombre d'enseignants impliqués dans le travail dès l'origine du projet, la structure du groupe évolue sous la forme d'un trinôme. Ainsi, j'ai souligné que dans le cas de l'équipe CGA, composées de six participants au début de la première réunion, seules Alice, Magali et Mauricette semblent poursuivre le projet de travail à partir du conte grammatical ; dans le cas du travail de l'équipe ATL qui implique cinq enseignants, Viviane, Josiane et Corinne participent aux deux réunions, tandis que Jeanne et Rodolphe, sont en sortie avec des élèves au moment de ces réunions bien qu'ils participent aux ateliers de lecture habituellement ; en ce qui concerne l'équipe PEB, les enseignants sont au nombre de cinq lors de la première rencontre, mais seules Ghislaine et Samira participent au quatre réunions, tandis que Fabienne ou Angèle y participent alternativement, ce qui forme ainsi un trio, Joseph étant absent dès la seconde rencontre.

           Cette composition du groupe sur le nombre de trois participants fait écho, pour moi, au fait que ce groupe d'enseignants se réfère fréquemment, dans son discours, à l'institution et aux élèves, comme si ce trio se vivait comme une entité au sein d'une autre structure triadique formé par les élèves, les enseignants et l'institution.

          Il m'apparaît, alors, que la scène psychique groupale est animée, par la présence d'un trinôme d'enseignants en lien, au plan psychique, avec l'institution et des élèves. Certains éléments d'analyse clinique me suggèrent que

les enseignants se vivraient, au plan imaginaire, concomitamment à une place parentale (par rapport aux élèves) et à une place d'enfant (par rapport à l'institution) et qu'une même fantasmatique liée à la scène originaire se déploierait dans ce va-et-vient entre les deux positions .

           Ces mouvements psychiques semblent nécessaires en ce qu'ils permettraient aux processus d'identifications et de contre-identifications de se mettre en place. Cependant, il me semble qu'ils confrontent, en permanence, les enseignants à un fort risque psychique de confusion des places. B. Pechberty signale ce risque dans un article de la Revue française de pédagogie . Dans cet article, ce chercheur confronte des observations cliniques qu'il a menées auprès d'élèves suivis dans des centres médico-pédagogiques et des observations conduites lors d'accompagnements d'enseignants dans le cadre de groupe de paroles de type Balint. Cette mise en perspective de ces deux pôles de la relation pédagogique lui permet d'appréhender les conflits identificatoires inhérents à la relation pédagogique. La référence aux propositions de ce chercheur, me conduit à interroger cet aspect particulier de la situation de travail en équipe pédagogique qui se caractérise par l'absence des élèves.

Le travail en équipe pédagogique, se faisant en l'absence des élèves, n'exacerbe-t-il pas ces conflits identificatoires ?

           La présence des élèves dans la situation pédagogique n'est-elle pas nécessaire pour maintenir un espace de différenciation des places ? Ces questions ont émergé, pour moi, au détour de mes observations des réunions des trois équipes pédagogiques. J'ai, en effet, été interpellée par la place que prennent les élèves, que ce soit dans le discours des enseignants ou au plan de la réalité matérielle , comme si un retour des élèves sur la scène pédagogique s'opérait, au plan imaginaire pour pallier leur absence dans la situation de travail des enseignants.

 

La dimension transsubjective du lien

           La dimension transsubjective du lien me semble s'exprimer par les modalités de lien groupal aux objets d'enseignements.

           Dans les trois situations observées, j'ai pu appréhender que ce qui serait mobilisé, au plan inconscient, dans le lien groupal aux objets d'enseignement aurait à voir avec la réactualisation de scénarii fantasmatiques infantiles, à partir desquels s'organisent des emplacements intersubjectifs et des processus associatifs dans le groupe.

           Ainsi, j'ai envisagé que Magali, Mauricette et Alice, enseignantes de l'équipe CGA, organiseraient leur travail autour du conte de façon complémentaire pour maintenir le lien imaginaire à ce conte dans le registre du mythe magico-sexuel.

           En ce qui concerne, le lien groupal à la lecture, pour les enseignantes de l'équipe ATL, il m'a semblé qu'il s'apparentait à un lien maternant, créant les conditions d'un travail d'attention ayant une fonction de contenance pour les élèves.

           En ce qui concerne les membres de l'équipe PEB, j'ai émis l'hypothèse selon laquelle l'élaboration du questionnaire de lecture pourrait avoir le sens, pour les enseignantes, de réinscrire un lien maternel dans une double adresse : vers l'institution et vers l'élève.

 

           Ainsi, les activités de lecture, écriture, dictée ou vocabulaire, me sont apparues être, pour les enseignants, des moments où se faisait, au plan inconscient, un retour à des expériences de l'ordre de l'infantile. L'extrait de retranscription, de la minute 69 de la réunion de l'équipe ATL, me paraît pouvoir illustrer cette proposition, dans la mesure où il montre comment s'exprime un rapport commun à un texte de lecture. J'y observe une co-construction, à trois voix, d'un jeu de mot, facilde :

Viviane: oui c'est ça oui en lect' en vraie œuvre hein intégrale on pourrait aussi euh - alors à condition qu'ils l'aient pas lu

Corinne: faut de la littérature jeunesse

Viviane: ouais mais on pourrait prendre du Roald Dahl par exemple

Josiane: oui ça - c'est super

Corinne: Mathilda

Viviane: c'est facilde

Josiane: facilde

Viviane: ouais c'est facilde (rires) - - et euh - et en plus ça leur plaît - vraiment donc euh ça moi j'pense qu'il faudrait avoir une ou deux séries euh

           Le rapport au livre de Roald Dahl que les enseignantes jugent facile, le rapport au personnage principal de l'histoire qui se nomme Mathilda, se trouvent être condensés sous la forme du néologisme facilde, invention commune qui témoigne, à la fois d'un rapport positif au texte, et d'un rapport ludique aux mots, rapports partagés par le trio.

           Par l'expression de ces rapports, les enseignantes marquent aussi leur proximité par rapport aux élèves. Leurs commentaires " c'est super ", puis ce qu'elles rapportent quant à la façon dont le texte est accueilli par les élèves " ça leur plaît ", montrent que les enseignantes partagent un même ressenti de plaisir avec les élèves. Ce climat positif les met en disposition de créativité ludique.

 

           Ainsi, les différentes dimensions, intrapsychique, intersubjective et transsubjective, du lien aux objets d'enseignement s'expriment simultanément et créent un climat psychique singulier, plus ou moins stable, et plus ou moins propice à la créativité et à la pensée. Je propose de nommer ce processus de configuration du lien groupal par le biais des objets de savoirs sous les termes de rapport au savoir groupal.

 

Vers un rapport au savoir groupal ?

           Pour définir ce que j'entends sous cette expression de rapport au savoir groupal, je me réfère aux travaux de René Kaës qui propose le modèle de " l'appareil psychique groupal " pour décrire les processus inconscients à l'œuvre dans les petits groupes :

" l'appareil psychique groupal est la construction commune des membres d'un groupe pour constituer un groupe. Il s'agit là d'une fiction efficace, dont le caractère principal est d'assurer la médiation et l'échange de différences entre la réalité psychique dans ses composantes groupales, et la réalité groupale dans ses aspects sociétaux et matériels".

           En référence à ce modèle, je considère que, puisque le travail psychique des enseignants réunis en équipe pédagogique se fait dans le cadre groupal, l'appareil psychique de chaque membre de l'équipe se voit sollicité pour la formation d'un appareil psychique groupal.

           Pour R. Kaës toujours, le groupe se construit en plusieurs étapes, dont la première est régie par ce qu'il nomme le moment fantasmatique. Le fantasme y a une fonction unificatrice car il vise, pour les membres du groupe, à " réduire l'écart entre les objets groupaux internes et leur externalisation dans le groupe ". Ce fantasme, qui serait au centre des phénomènes psychiques au niveau du groupe, c'est " un organisateur structural inconscient de la réalité psychique dans le groupe ", est le fantasme originaire. L'auteur décrit les fantasmes originaires comme " les prototypes des groupes internes ". Il définit le fantasme de la scène originaire comme

" une structure transindividuelle et une interprétation après-coup que le sujet élabore quant aux rapports sexuels entre les parents, dans une scène où il se représente lui-même en personne ou selon les substituts que lui imposent sa théorie sexuelle et les représentants de ses investissements pulsionnels oraux, anaux, urétraux et génitaux. Les théories sexuelles de l'enfant rationalisent ces interprétations en les censurant, en les transformant et en les inscrivant dans la pensée et le langage ".

           Je conjugue ces hypothèses de R. Kaës avec celle reprise dans les travaux de S. De Mijolla-Mellor, selon laquelle, au niveau de la psyché individuelle, les théories sexuelles infantiles configureraient, à partir de ce même fantasme originaire, le rapport au savoir des sujets.

 

Je peux, alors, proposer l'idée:

d' un rapport au savoir groupal défini comme un scénario fantasmatique sur lequel les différents protagonistes s'accordent en fonction de leur rapport au savoir singulier.

 

           À l'instar du modèle de l'appareil psychique groupal de R. Kaës, le rapport au savoir groupal serait une configuration fantasmatique, spécifique au groupe observé, dans laquelle les rapports au savoir ne s'additionnent pas mais créent une formation nouvelle et originale. Dans cette hypothèse, les fantasmes individuels, sur fond de scène originaire, véhiculés à travers les objets de savoirs disciplinaires manipulés par les enseignants à l'occasion de leur travail en équipe, seraient le support de l'articulation de la fantasmatique groupale.

           Ainsi, selon mon hypothèse, les trois dimensions du lien explicitées précédemment, à savoir dimension intrapsychique, intersubjective, et transsubjective, seraient impliquées dans un continuel travail psychique permettant aux sujets de se relier, entre eux, dans, et par, le groupe aux objets de savoirs.

           Suivant la définition du rapport au savoir proposée par Nicole Mosconi : " le rapport au savoir désignerait la manière dont un sujet se positionne et s'oriente par rapport à un objet de savoir extérieur à lui ", il me semble possible de nommer " la manière dont un groupe se positionne et s'oriente par rapport à un objet de savoir extérieur à lui " sous ces termes de " rapport au savoir groupal ". Selon la définition du rapport au savoir d'un sujet singulier, ce processus psychique permettrait au sujet " de produire de nouveaux savoirs singuliers lui permettant de penser, de transformer et de sentir le monde naturel et social ".

           Un certain nombre de situations observées dans le cadre du travail des trois équipes pédagogiques que j'ai sollicitées pour ma recherche ont montré que l'équipe pédagogique pouvait être le lieu de production de savoirs, de transformation psychique et de pensée de la pratique professionnelle.

           Ainsi, j'ai souligné comment dans le cas de l'équipe PEB, la controverse sur les notions de narrateur et de point de vue permet aux enseignantes de motiver leur travail en commun , j'ai montré comment les enseignantes de l'équipe ATL en viennent à prendre en compte le point de vue de leur collègue, Rodolphe, lequel soutenait que le travail sur les consignes n'apportait rien aux élèves en difficulté et comment leur activité d'écriture les conduit à analyser les aspects positifs de leurs pratiques professionnelles.

           Je propose maintenant de réfléchir au cadre dans lequel les enseignants pourraient développer des aptitudes à entretenir un tel climat psychique, propice à la créativité et à la pensée pour travailler plus sereinement au sein de leurs équipes pédagogiques.

 

Quel type d'accompagnement clinique peut-on envisager

auprès d'enseignants impliqués dans un travail en équipe ?

           Les cellules d'Innovation pédagogique de différents rectorats proposent d'ores et déjà des accompagnements au travail en équipe. Cet accompagnement peut consister en des séances d'analyse des pratiques professionnelles (sans caractère clinique) auxquelles est associée une formalisation écrite de l'expérimentation pédagogique. Cette production écrite est publiée et diffusée sur le réseau Internet. Mes réflexions s'appuient sur les différents constats faits au détour de mes analyses cliniques du discours groupal des trois équipes pédagogiques observées et sur les éléments d'informations que j'ai pu obtenir, premièrement en consultant les productions des cellules d'innovation pédagogique et les travaux de Marie-Anne Hugon, deuxièmement en interviewant un accompagnateur de l'un des dispositifs d'accompagnement. Ces données me font entrevoir plusieurs pistes concernant les orientations et les modalités de mise en oeuvre d'un éventuel accompagnement clinique d'enseignants au travail en équipe pédagogique. Je précise que, par mes propositions qui restent centrées sur le registre psychique, je ne conçois pas que l'accompagnement soit uniquement clinique, mais je soutiens que cette dimension clinique pourrait être féconde en complément des autres modalités d'accompagnement qui existent déjà. Je m'inspire en cela des recommandations de M. Souto et M-A Hugon qui soulignent l'intérêt d'une approche multiréférentielle pour appréhender le travail des enseignants en équipe pédagogique.

           En ce qui concerne les orientations de l'accompagnement clinique, je dégage, de mes résultats de recherche qu'elles pourraient se développer selon plusieurs axes.

           Le premier concernerait le rapport des enseignants aux objets de savoirs,

le second interrogerait le rapport des enseignants aux autres protagonistes de la relation pédagogique (collègues, élèves et institution),

et le troisième travaillerait sur le rapport au temps.

           En ce qui concerne les modalités de mise en œuvre de cet accompagnement, je m'appuierai sur l'examen critique du dispositif que j'ai expérimenté pour tenter d'en tirer quelque enseignement.

 

Les différentes orientations d'un travail clinique

Travailler sur le rapport au savoir des enseignants

Dans l'extrait de la minute soixante-huit de la retranscription de la réunion ATL2, Viviane livre un souvenir d'enfance relatif à un texte de lecture intitulé La fameuse invasion de la Sicile par les ours . L'enseignante évoque son aversion pour la couverture du livre :

Corinne : faut que - faudrait que je lise très très rapidement euh - La fameuse invasion de la Sicile par les ours pour voir ce que ça donne

Viviane : je n'ai jamais réussi à le lire

Corinne : c'est pas bien

Viviane : non la couverture j'ai jamais réussi à dépasser la couverture (rires)

Corinne : tu sais qu' ils l'ont réédité depuis

Viviane : ouais mais petite cette couverture je sais pas je pouvais pas ces ours en armes et euh je pouvais pas

 

           Ce témoignage me renvoie, pour ma part, à l'aversion que j'éprouvais pour l'histoire du petit hérisson dont j'ai parlé lorsque j'ai retracé quelques moments de mon parcours personnel . Le travail clinique que j'ai entrepris m'a permis de donner sens à cette aversion en considérant que l'errance du petit animal résonnait, pour moi, avec mon propre sentiment d'abandon maternel.

           Les commentaires, que fait Viviane au moment où son souvenir ressurgit " je sais pas je pouvais pas ces ours en armes ", me suggèrent que l'enseignante exprime, à l'état brut, l'éprouvé du temps de son enfance, sans avoir élaboré ce qui motivait, jadis, son aversion. J'observe que c'est le propos de Corinne qui a suscité cette émergence d'un souvenir, mais que ce dernier ne donne pas lieu à de plus amples échanges, ce qui laisse Viviane dans le même état d'esprit qu'auparavant. Elle ne se demande pas pourquoi elle ne pouvait pas lire ce texte mettant en scène des ours en armes. Il en résulte le fait que Viviane ne propose pas ce texte à ses élèves. On voit, ainsi comment la résurgence de scénarii inconscients infantiles peut entraver certaines activités de l'enseignant.

Il me semble qu'il y aurait là matière à faire réfléchir les enseignants de Lettres sur ce qu'ils investissent, au plan psychique, dans, et par, le choix de leurs textes supports des apprentissages.

           J'ai montré, précédemment, comment, pour travailler avec ses collègues de l'équipe PEB, Angèle tente d'imposer un texte extrait de la Rondeur des jours de J. Giono, texte qui lui parle particulièrement. A l'occasion de cette négociation sur le choix du texte support du devoir commun, les différents protagonistes de l'équipe n'ont pas donné suite aux suggestions de leur collègue, comme si la fantasmatique sous-jacente à ce texte présentait une résonance incompatible avec la problématique psychique groupale à l'œuvre dans cette situation professionnelle. J'ai interprété l'absence d'Angèle à la réunion suivante et la plainte qu'elle a exprimée au sujet d'un certain Monsieur Eugène comme des manifestations de la violence éprouvée par cette enseignante du fait du refus de son texte par ses collègues. J'ai montré aussi que, pour l'enseignante, dans cette situation, se cristallisaient non seulement la question de son rapport au texte, mais aussi celle de son rapport aux autres.

 

Travailler la question de sa place dans le groupe.

           J'ai montré comment l'arrivée d'un nouvel enseignant, Joseph, a ébranlé le scénario fantasmatique sur lequel fonctionnaient les membres de l'équipe PEB et quels aménagements psychiques semblaient s'opérer au cours des quatre réunions. J'ai également pointé l'attitude de Joëlle, de l'équipe CGA. Joëlle, revenant d'une longue absence, semble, par son opposition à Alice, revendiquer sa place. L'expert en accompagnement d'enseignants impliqués dans un travail en équipe que j'ai interviewé, m'a livré un témoignage qui corrobore l'idée selon laquelle cette question de place est plus prégnante au sein des équipes de Lettres qu'au sein d'autres équipes disciplinaires.

           Selon ce professionnel, qui a une expérience de clinicien par ailleurs, la question de la rivalité se pose de manière plus aiguë dans les équipes de Lettres : " il y a certainement quelque chose qui est vivace et qui traverse les équipes de Lettres et qui est, je trouve, beaucoup dans le non-dit aussi ; c'est- à- dire qui se joue au plan inconscient mais qui n'est jamais débattu, sur qu'est-ce qui est beau, qu'est-ce qui est bon, ce qui revient un peu à la question qui détient le secret du bon lait ". L'accompagnateur précise que cette place ne se joue pas seulement par rapport aux collègues, mais aussi par rapport aux élèves, à l'institution, aux parents.

 

           Au cours de mes analyses des réunions, j'ai relevé que l'institution était fréquemment évoquée dans le discours des enseignants, que ce soit sur le mode de la plainte ou de la reconnaissance. La seconde réunion de l'équipe CGA s'est déroulée, je le rappelle, en présence d'élèves. J'ai émis l'hypothèse selon laquelle cette présence des élèves traduirait un défaut de parole de la part des enseignants : ceux-ci auraient eu à s'exprimer sur la manière dont ils vivaient la situation de travail voulue par Alice, sur comment se faisait le lien entre eux, et avec les élèves à l'occasion du travail sur le conte. Ces différents niveaux de parole ne trouvaient pas à s'exprimer car Alice centrait sa proposition de parole sur la dimension didactique du travail avec le conte.

           Dans l'après-coup de mon étude, j'ai interprété la présence des élèves et de leur enseignante sur le lieu de la réunion comme une conséquence de ce défaut de parole à propos de la situation pédagogique. Cette nécessité de resituer les places des différents acteurs de la relation pédagogique a été soulignée par l 'accompagnateur que j'ai interviewé. Ainsi, à propos de la place des élèves dans le discours des enseignants, il note que les élèves " sont toujours en arrière plan, il faut d'ailleurs parfois en restituer la présence ne serait-ce qu'en les nommant dans des discussions où ils sont oubliés ou instrumentés ".

Le travail sur la place de l'élève dans l'imaginaire de l'enseignant renvoie le professionnel, je l'ai dit en me référant au travail de B. Pechberty, aux conflits identificatoires qui organisent son identité professionnelle. Un tel travail impliquerait un travail corollaire sur l'histoire du professionnel et sur son rapport au temps.

 

Le rapport au temps

           J'ai relevé au cours de l'analyse de la réunion PEB3 que sous la question de la terminologie, se posait aussi la question d'inscrire, par le discours, le travail en équipe dans une temporalité prenant en compte l'histoire des professionnels. J'ai relevé dans le discours de Magali, de l'équipe CGA, que l'enseignante s'efforce de maîtriser ce temps fou, en le rythmant en demie pause, pause, respiration, inspiration. Ce fonctionnement est explicitement présenté comme une défense contre l'angoisse suscitée par le manque de temps qui affole Magali.

           A contrario, j'ai noté que les enseignantes de l'équipe ATL semblent oublier le temps au cours de leur rencontre.

           Ces observations me portent à penser que la question relative à la temporalité pourrait être travaillée avec les enseignants. Dans un article intitulé Souffrances de rentrée : le temps des multiples deuils , N. Bresson identifie, sous le nom de " syndrome " de Sisyphe, ce rapport particulier au temps que les enseignants entretiennent à l'occasion de leur travail pédagogique: " à chaque rentrée, comme dans le mythe de Sisyphe, les enseignants doivent se résigner à "régresser" symboliquement sur le plan professionnel puisqu'il s'agit d'accueillir des élèves à un niveau scolaire moindre que celui auquel ils ont laissé les anciens et d'accomplir un travail équivalent avec eux ". Cette clinicienne propose un travail psychique dans le cadre d'un groupe d'analyse de pratiques au sein d'une même équipe de professionnels pour aider ces derniers à accomplir les multiples deuils qu'imposent aux enseignants le renouvellement des élèves, des équipes, voire des contenus d'enseignements, à l'occasion de chaque nouvelle rentrée scolaire.

 

           Ces différentes questions, celle du rapport au savoir des enseignants, celle de la place de l'enseignant par rapport aux collègues, aux élèves ou à l'institution, et celle du rapport au temps, qui s'actualisent à l'occasion du travail en équipe pédagogique, pourraient donner lieu à un travail clinique d'élaboration, lequel permettrait de faire évoluer les pratiques groupales vers plus de créativité. Le problème qui se pose maintenant est d'envisager dans quel cadre un tel travail d'élaboration pourrait être proposé aux enseignants pour les faire avancer sur ces questions. [...]

 

 

Conclusion

 

           Par le projet de recherche dans lequel je me suis engagée, j'ai posé un double enjeu : sur le plan méthodologique, j'ai expérimenté un dispositif original d'une lecture clinique de discours groupaux saisis en situation de travail ; sur le plan théorique, je me suis intéressée au travail psychique accompli par des groupes d'enseignants de Lettres à l'occasion de leurs réunions en équipe pédagogique, en prenant comme angle de vue la notion de rapport au savoir. Bien que j'aie tenté d'anticiper, en amont, les problèmes posés par cette double ambition en consacrant un chapitre au positionnement de ma recherche sur le plan épistémologique, dans la deuxième partie de mon écrit, force m'est de constater un certain nombre de difficultés qui ont surgi à l'occasion de ma confrontation au dispositif et au matériel de recherche. En faisant retour, dans l'après-coup, sur ces difficultés, je me suis efforcée d'en tirer quelque enseignement dans l'optique d'une recherche future dans laquelle il ne s'agirait plus d'observer une situation groupale sous l'angle du rapport groupal aux objets de savoirs disciplinaires, mais plutôt de proposer un cadre de travail psychique à des enseignants de Lettres pour affiner la compréhension des processus psychiques à l'œuvre lorsque ces enseignants sont sollicités au plan de leur rapport au savoir.

           Au plan théorique, j'ai construit, sur le modèle de l'appareil psychique groupal de R. Kaës, l'hypothèse d'un rapport au savoir groupal qui rendrait compte de l'appareillage psychique groupal à partir des rapports au savoir individuels des protagonistes impliqués dans le travail d'une équipe d'enseignants de Lettres.

           Selon cette hypothèse, il se formerait une configuration fantasmatique, spécifique au groupe observé, dans laquelle les rapports au savoir ne s'additionneraient pas mais créeraient une formation nouvelle et originale. Dans cette hypothèse, les fantasmes individuels, sur fond de scène originaire, véhiculés à travers les objets de savoirs disciplinaires manipulés par les enseignants à l'occasion de leur travail en équipe, seraient le support de l'articulation de la fantasmatique groupale, laquelle serait située au croisement entre l'intrapsychique, l'intersubjectif et le transsubjectif. Je veux souligner, ici, que par les hypothèses formulées au cours de ma recherche, je ne prétends pas décrire une réalité psychique, mais que j'énonce plutôt des propositions interprétatives permettant d'appréhender le sens de ce qui se joue en situation professionnelle et permettant, peut-être, de mettre à jour des potentialités qui pourraient s'actualiser selon le climat dans lequel évolueraient les enseignants dans leurs situations interactives de travail.

           Cette posture interprétative, singulière et caractéristique de la démarche clinique, m'a confrontée à deux types de difficulté que j'illustrerai en reprenant un propos tenu par M. Cifali au sujet de l'interprétation : " L'interprétation altère, et celui qui l'a produite et celui qui en a permis l'essor ". Le premier terme de cette proposition souligne que l'interprétation engage le chercheur dans un nécessaire travail psychique. En ce qui me concerne, cette altération s'est révélée être très coûteuse au plan psychique, ce dont je n'avais pas pris la mesure lorsque je me suis engagée dans cette démarche. À ce jour, je manque de recul pour analyser ce qui s'est joué pour moi, au plan psychique, dans cette recherche. J'entrevois que le projet était ambitieux, que le matériel recueilli était profus, que la faille au bord de laquelle je pensais pouvoir me tenir était profonde. J'ai parfois craint de ne trouver, à l'issue de ma recherche, que mes propres objets psychiques, la notion de rapport au savoir groupal ne me semblant, dans ces moments de doute, n'être que l'expression d'un fantasme de scène originaire dans le cadre groupal me renvoyant à ma douloureuse histoire familiale. L'accompagnement, soutenu et contenant, de C. Blanchard-Laville m'a été précieux pour conduire, malgré cela, ce travail jusqu'à son terme. Il m'a permis de mettre à profit les effets structurants d'un travail rigoureux d'écriture et les élaborations conduites dans le cadre groupal du séminaire de doctorants. Il me semble que j'ai pu progresser dans ces deux directions du travail de chercheur, bien que, pour moi, elles doivent être encore travaillées. Il me semble que j'ai pu m'approprier, quelque peu, ce " cadre vivant […] devenant à son tour un modèle " que propose C. Blanchard-Laville.

           Le second terme de la proposition de M. Cifali me renvoie à la question éthique de la restitution des résultats de la recherche auprès des enseignants sollicités. Dans un entretien consacré à la dimension éthique de la recherche clinique, Laurence Gavarini souligne que, du fait de la singularité de chaque situation de recherche clinique, " les modalités de réponse à apporter aux questions, notamment éthiques, qui se présentent sont à re-penser dans chaque cas ". Pour ma part, la question qui se posait était la suivante : comment rendre compte des interprétations issues de mes analyses cliniques auprès des enseignants qui se sont prêtés à mes investigations ? Ceux-ci ne demandaient pas à connaître quoi que ce soit de la dimension inconsciente de leur activité professionnelle. J'ai pris le parti de rester à distance des enseignants que j'ai sollicités en me limitant, avec eux, aux échanges nécessaires au moment des enregistrements des réunions. Je les avais informés, au moment de notre rencontre, qu'ils pourraient assister à ma soutenance ou lire ma thèse après la soutenance s'ils le souhaitaient. Après les enregistrements des réunions, je ne les ai pas sollicités et ils ne m'ont rien demandé non plus.

           D'autres questions traversant cette recherche restent, pour moi, à approfondir. Je citerai, en exemple, celle de B. Pechberty qui m'interrogeait, lors d'une communication de mon travail , sur le choix des théories linguistiques auxquelles je me suis référée dans ma recherche. Pourquoi m'être intéressée à " Quand dire c'est faire " d'Austin me demandait ce chercheur ? Je pourrais répondre, à l'instar de R. Kaës , qu'il s'agit d'une spécificité de l'approche de la communication d'un point de vue psychanalytique, en reproduisant la citation de J. Cosnier que R. Kaës livre dans La parole et le lien: " La bonne question pour "interpréter" l'énoncé ne serait donc pas "qu'est-ce qu'il dit ?" mais "qu'est-ce qu'il fait en disant cela ? " ". Cependant cette question a fait aussi écho, pour moi, à l'injonction que j'ai énoncée au début de ma recherche : " il faut que je me thèse ", par laquelle, j'exprime, me semble-t-il, que dire c'est aussi se défaire. J'ai ébauché une interprétation de mes choix méthodologiques au début de mon écrit mais il me semble qu'il reste de nombreux nœuds à défaire pour penser la complexité de l'approche clinique de l'activité professionnelle dans le cadre groupal, nœuds formés par le dire, par lequel il s'agit aussi bien de faire, que de défaire et, ou, de "transfaire ".

 

Voir le début de la thèse:

 

Position du problème

Exemple d'analyse d'une réunion d'enseignants

 

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