PARMI LES
MÉTHODOLOGIES qualitatives et se pratiquant
en sciences de l'éducation via l'entretien
ou l'observation, la démarche clinique,
au-delà d'une méthodologie au sens
classique du terme, est avant tout une façon
de pratiquer et penser la recherche autant que la
formation bousculant, voire renversant, les
attitudes classiques.[...]
DES FILIATIONS ET DE LA
DIFFUSION DU «CLINIQUE»
Apparu en
médecine dans un objectif de
diagnostic1, cet adjectif a
été associé à
une psychologie compréhensive
proche de la personne, dès 1896,
aux Etats-Unis par Witmer, pour
réagir contre le quantitativisme
alors majoritaire. Il a été
repris par Jean Piaget en 1926 pour
caractériser les entretiens de
recherche qu'il menait (appelés
aussi « entretiens critiques »).
Puis l'association de « psychologie
clinique » a été
reprise officiellement vers 1945-1949, par
Daniel Lagache et Juliette
Favez-Boutonnier, pour qualifier une forme
de psychologie qualitative, et afin de
l'autonomiser par rapport tant à la
médecine qu'à la psychologie
expérimentale et à la
psychanalyse. Cette expression a
été largement retenue, ce
qui fait que l'adjectif clinique reste
quasi-systématiquement
associé à une
démarche à objectif
thérapeutique et à la
psychologie ce qui est non
seulement réducteur, mais
inexact.
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(1)
Kline signifie « au chevet »
et évoque l'attitude du
médecin qui a besoin, non
seulement d'observer ou de palper le
malade, mais de l'écouter (sur
l'origine et le ressenti des malaises,
leur contexte...) afin de
procéder au diagnostic : il y a
pour cela, en effet,
nécessité de croisement,
par le biais du langage, entre les
savoirs médicaux
distanciés et les savoirs de vie
incarnés. Cette co-construction
s'élabore sans position
surplombante des premiers sur les
seconds, mais avec des positions
différenciées, afin de
produire une troisième sorte de
savoirs qu'aucun le malade mais
aussi le médecin ne
pourrait construire seul et sans tenir
compte de ce que l'autre
sait.
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Pourtant dans les années 1980, rompant avec
cette quasi-hégémonie d'alors avec la
psychologie, la dimension clinique a
été reliée à la
sociologie avec Vincent de Gaulejac; puis aux
sciences de l'éducation comme nous le
verrons ici avec Mireille Cifali en Suisse, Jacques
Ardoino ainsi que l'équipe de Claudine
Blanchard-Laville et Jacky Beillerot à Paris
X-Nanterre, celle de Michel Vial et Chantal Eymard
(université de Provence), à Nantes
où j'ai réussi à introduire un
axe d'enseignement et de recherche intitulé
« clinique de l'éducation et de la
formation ». Plus récemment, elle est
entrée dans certains IUFM en formation
d'enseignants. Mais, quoique transversale par
définition, la démarche clinique
reste majoritairement fixée sur une
orientation de lecture psychanalytique, sauf par
exemple à l'université de Nantes
où, ne pouvant travailler avec des
psychanalystes, je tente de mettre en oeuvre une
clinique tout court.
Notons enfin que de plus en
plus, le qualificatif de clinique est adopté
par d'autres secteurs disciplinaires qui
l'ignoraient précédemment
(linguistique, littérature et poésie,
travail, voire politique, etc.).
DES
SPÉCIFICITÉS DE TOUTE DÉMARCHE
CLINIQUE
Il s'agit à la
base d'une forme d'écoute attentive
impliquée et impliquante qui vise à
la formation d'un savoir nouveau à la faveur
d'une relation dialoguante et questionnante entre
deux ou plusieurs personnes. Un savoir issu d'un
mouvement de conscientisation partagée et
qui serait différent dans toute autre
circonstance. Un savoir où chacun a besoin
de l'autre pour sortir d'un état d'ignorance
relative, un savoir qui n'aurait pu
s'élaborer chacun de son côté
et dont la constitution est l'objectif de la mise
en place de cet échange. D'où le lien
incontournable entre les démarches cliniques
de formation et de recherche, chaque recherche
réalisée à partir d'entretiens
cliniques se révélant potentiellement
formatrice, pour les protagonistes de la relation
discursive : toute relation de formation clinique
produisant des savoirs nouveaux, elle peut
dès lors servir la recherche.
Les
entretiens cliniques réalisés
dans un objectif premier de recherche sont
destinés à mettre en mots et
comprendre une expérience vécue. Ils
incitent pour cela à un dialogue cognitif et
réflexif, faussement assimilé
à un entretien non-directif. Le narrataire
travaille son implication dans l'écoute, il
effectue sa recherche non pas sur, mais avec les
narrateurs, qui restent propriétaires de ce
qu'ils ont produit en situation et peuvent
être interpellés aussi sur ce qui est
fait par le chercheur de ce qu'ils ont
donné. Ainsi, et quel que soit leur
âge ou leur niveau socioculturel, ils sont
considérés non seulement comme des
sujets agissants et parlants, mais aussi pensants :
capables de penser la recherche faite avec eux.
Celle-ci s'attachera à comprendre leur
particularité, au regard de la situation
étudiée, pour l'inscrire dans la
singularité de leur groupe d'appartenance
(Marcuse, 1932). C'est donc une posture de
recherche spécifique, qui part d'une
écoute du terrain à partir
d'inductions intuitives et en fait remonter des
hypothèses. Des recherches qui ne visent pas
à « prouver » mais qui «
éprouvent » des possibles en situation
vécue.
Selon la
variété des objectifs du travail
attendu, différentes modalités de
lecture (et non «d' interprétation
») pourront être utilisées.
Notons que les démarches de récits
(Daniel Bertaux) et histoires
de vie (autour de
Gaston Pineau) sont une illustration,
déployée dans le temps et la
globalité
de la personne, de
modalités d'entretiens cliniques.
En formation, la
démarche clinique est
particulièrement intéressante dans la
mesure où elle est au plus proche du
vécu des situations étudiées
(elle sert donc la professionnalisation) et se
montre en soi productrice de savoirs. Elle est
également adaptable dans l'enseignement,
dès les tout premiers niveaux. Il arrive
même qu'elle y prenne place
spontanément, par moments, sans être
toujours pensée ni nommée ainsi.
Très exigeante car sensible, elle
présente de nombreuses limites, notamment
sonore, quand le groupe d'apprenants est nombreux,
son vecteur privilégié étant
l'échange de paroles ; limites
également du fait de son
imprévisibilité (elle est la hantise
de tout « plan de cours »). Par ailleurs
en tant que démarche pédagogique
ouverte et accueillante, si elle a tendance
à renforcer et valoriser la personne dans
son estime
propre, elle peut
tout autant se montrer propice au réveil des
failles des plus fragiles et nécessite
à ce titre vigilance et
contenance.
DES USAGES DE
DÉMARCHES CLINIQUES EN SCIENCES DE
L'ÉDUCATION
Ils se répartissent
dans le cadre de la recherche, de la formation
comme de l'intervention aspect le moins
développé mais néanmoins
présent dans notre secteur disciplinaire
où en majorité on l'a vu, les
entrées cliniques se font dans le cadre
d'une orientation psychanalytique. Ceci occasionne
des réserves qui ne sont pas toujours prises
en compte, la psychanalyse ne faisant pas partie
directement de nos pratiques et se contentant mal
d'un simple accès théorique et
académique ; cela nécessite aussi,
alors, des précautions particulières
et des supervisions d'équipe jointes
à un travail interdisciplinaire (toujours
très exigeant à réaliser) avec
des analystes.
En recherche :
d'application très délicate
malgré (ou à cause de) une apparence
de facilité, la démarche clinique,
par observation et/ou entretiens, si elle se montre
particulièrement heuristique (encore plus
quand elle est croisée à d'autres
méthodologies), est d'un usage difficile
(elle s'invente à mesure qu'elle se
déroule) et demande de faire avec le temps
et l'expérience. Les travaux qui s'y
réfèrent, étudiant un nombre
de situations limité, voire unique, ont du
mal à conquérir une
crédibilité « scientifique
» auprès de ceux qui bornent celle-ci
à des critères privilégiant le
nombre ou la représentativité
statistique. [...]
La clinique ne
s'intéresse pas qu'à la recherche,
elle présente aussi une fonction en
formation. Car le dire forme celui qui
s'exprime en donnant forme à un savoir
implicite (cf. Vermersch par exemple). À ce
titre, sa fonction peut apparaître
fondamentale dans les [formations
d'enceignants] par exemple. « Que faire
des sentiments dans un métier? Comment
oeuvrer avec les passions négatives ?
Comment agir humainement dans des milieux qui
tendent à se dés-humaniser? Comment
maintenir un souci de l'autre aux prises avec des
normes qui risquent de l'exclure? »,
questionne Mireille Cifali. Pour autant, la
démarche, rappelle-t-elle, n'est pas
spécifiée pour traiter de la
souffrance, elle n'est pas à l'oeuvre dans
nos disciplines pour soigner, mais simplement pour
traiter de la difficulté normale que toute
situation vécue entraîne.
Ainsi, tout comme les
«histoires
de vie »
inventées par des sociologues (école
de Chicago) dans un objectif de recherche se sont
révélées efficientes en termes
de formation (plus précisément
d'autoformation, cf. Gaston Pineau), la
démarche clinique, apparue dans un objectif
de diagnostic (médecine), puis de recherche
(Jean Piaget), s'est montrée porteuse
d'intérêt en termes de
formation
de la personne.
Reprise en formation d'enseignants dans quelques
pôles (dans le Nord essentiellement, cf
Connexions
75), elle est aussi
investie dans le cadre de la formation continue des
enseignants ou autres professionnels des «
métiers de l'humain » (Mireille
Cifali), sous forme de groupes de parole, type
Balint par exemple (équipes de Claudine
Blanchard-Laville, Jacques Nimier, Jacques
Lévine et Cécile
Delannoy...).
Elle apparaît
également dans des perspectives
d'enseignement, notamment auprès
d'enfants (ex.: recherches « Raconter pour
apprendre » à l'université de
Nantes ; cf aussi « Prendre la parole,
apprendre la parole, apprendre par la parole
», CRAP Saint-Nazaire, juillet 2000 ou «
Faut-il parler pour apprendre », Arras, mars
2004). La parole, et donc l'écoute clinique,
seraient-elles nécessaires à
l'apprentissage et alors que dans la scolarisation
traditionnelle, un bon élève reste un
élève
muet, ou ne parlant
que sur commande pour servir une (bonne)
réponse attendue?
La
clinique apparaît donc comme un
défi dans le champ de
l'éducation ou de la formation
comme de la recherche. Défi par
rapport aux habitudes ancrées,
défi en termes de
compréhension des
objectifs.
Extraits
de l'article: "Aux sources de la
démarche clinique..." de
Martine Lani-Bayle dans le
"n°10
de la revue "Chemin de
formation"
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