Il
est des domaines où le silence a mauvaise
réputation, suspecté de cacher un
dire refusé à certains ou
d'être synonyme d'impossible à dire,
masquant un problème psychique ou social.
Grand-papy Freud et mamie Dolto sont passés
par là pour nous dire qu'il est bon de le
dire.
Il en est d'autres
où il est imposé (" silence !!!),
notamment à l'école où
traditionnellement un bon élève est
un élève muet, ou qui ne parle
qu'après autorisation (doigt levé)
pour déclamer la bonne réponse
attendue par l'enseignant.
Or préconiser
l'importance de la mise en mots dans la
constitution des sa-voirs, tant personnels (premier
aspect) que savants ou scolaires (second) ne
nécessite pas de chasser le silence ou a
contrario rendre la parole obliga-toire ; pas plus
que prôner l'importance de l'écoute ne
nécessite de mettre qui que ce soit " sous
écoute ". Si la parole est d'argent,
constate avec sa-gesse le dicton, le silence est
d'or.
" POUR UNE PEDAGOGIE DE LA
PAROLE ET DE L'ECOUTE "
Mais peut-on
apprendre, en privé comme en
général, sans parole ? Sans
même " bruit " ? En effet, il est reconnu
maintenant que l'on peut définir le
processus de formation comme un " faire avec, en
réfléchissant et en discu-tant. Un
agir en lien traversé par la parole,
où le dialogue réunit les condi-tions
d'un travail des modes de compréhension, de
leurs confrontations, de leurs remaniements .
"
Ainsi, les
apprentissages ne peuvent valablement s'activer que
et seulement si l'action, l'expression propre et le
dialogue, restent possibles et efficients :
n'oublions pas que c'est celui qui " parle " et "
agit " le plus qui apprend le plus - donc en
général celui qui enseigne
Si
l'on reconnaît cela, la fonction à
favoriser par les formateurs et enseignants est la
sortie de l'apprenant du mutisme et de
l'inaction/réception, pour le diriger vers
une production propre, langagière autant
qu'active, de savoirs.
UN SILENCE SONORE
Or une
résistance à la mise en mots peut
naturellement s'exprimer, une
nécessité de silence. Par exemple
pour qui a traversé des circonstances
traumatisantes ou extrêmes qui ont
cassé sa mémoire, du fait d'avoir
vécu quelque chose de tellement difficile
qu'il devient presque impossible de le dire,
à soi comme aux autres et au monde. Se met
ainsi en place une pé-riode de silence qui
peut durer des années. Mais se pose alors la
question de la transmission des savoirs non dits
aux suivants : ceux qui sont nés
après des événements graves et
tus vont voir des traces matérielles, des
choses détruites, ils vont ressentir des
zones de troubles, mais que vont-ils en penser, en
savoir, si personne ne dit ce qui s'est
véritablement produit ?
En effet, les traces
matérielles ne sont pas suffisantes pour
comprendre ce qui s'est passé quelque part
ou pour quelqu'un. Ainsi les jeunes, pour
re-construire l'histoire, la mémoire qui les
entoure et comprendre ce qui les concerne, vont
avoir besoin d'écouter les anciens, ceux qui
étaient là ; mais ces derniers ont
souvent obéi à la
nécessité de se taire parce que
c'était trop dur de parler de ce qu'ils ont
traversé, parce qu'ils continuent à
avoir peur, à avoir honte, à
souffrir. Ils sont dès lors
environnés d'un silence criant. Qui donner
envie, soit de le secouer pour savoir,
malgré l'angoisse ; soit de le fuir voire de
le protéger - par crainte aussi.
Quelqu'un croit-il
encore que le rapport au savoir serait neutre
?
LE SILENCE DE LA MEMOIRE
Là aussi,
l'interactivité est en jeu. " Le silence est
un contrat tacite, une clause partagée. Il y
a d'un côté celui qui se tait, et de
l'autre celui qui ferme ses oreilles. Il ne suffit
pas que le premier se décide à parler
pour que le second l'entende ", remarque Marie
Nimier dans La Reine du silence .
Ainsi, ne nous
méprenons pas sur les accusations de silence
de l'après-coup des situations
extrêmes. Sans doute sont-ils plus nombreux
qu'on ne le pense à avoir raconté, au
début, dès leur retour des zones
d'horreur, voire publié ou tenté de
le faire. Mais on le sait, la
société, les autres, les "
bien-pensants ", n'entendent que ce qu'ils veulent
- et peuvent -, que ce qui est à un moment
donné audible, entendable : prêt
à être entendu. On croit alors que les
revenants se taisent quand ils crient. C'est la
réception qui se ferme, pas
l'émission. Beaucoup ont alors
arrêté de parler, jusqu'à ce
qu'un appel d'écoute revienne,
jusqu'à ce qu'ils entendent eux-mêmes
(de et par l'extérieur) ce qu'ils avaient
besoin de dire (de l'intérieur). Ou
jusqu'à ce que certains choisissent de
tronquer - ou blanchir - leurs
souvenirs.
Et puis, comment
dire, quels mots pour exprimer l'inhumain
constaté, l'horreur vomie, tout interdit
bafoué
: un récit est-il
même " possible " ? Juste possible
?
L'on s'attache
à croire que l'intelligibilité du
monde viendrait de sa mise en mots et en
récit. Peut-être. Souvent, même.
Mais quand le récit à ce point
résiste, ne serait-ce pas parce qu'il n'y
aurait d'envisageable, dans ce qui s'est produit,
aucune forme d'intelligibilité humainement
reconnaissable ?
Quand on leur a fait
procès de silence, les suspectés
taiseux ont dit : " J'avais peur de choquer,
j'avais peur de ne pas être cru ".
" C'EST LE SILENCE QUI
PARLE LE PLUS "
Alors qu'au
contraire, c'est d'être possiblement cru que
venaient en fait la crainte ou le danger. En effet,
le " dire " n'est pas neutre qui réactive et
exacerbe les savoirs possibles : quand il met
à jour l'innommable, dire risque rendre le
monde infréquentable.
" [
] comme ils
tenaient à nous conserver leur estime, ils
refusaient de savoir et, de fait, ils nous ont
obligé à nous taire, quitte à
ce que nos enfants devenus grands nous reprochent
ce silence ", reconnaît Daniel Zimmermann
.
Car la parole des
exactions ne pouvait sonner que comme un glas
d'accusations multiples et devenait donc en soi, de
facto, intolérable, et cela, qui pouvait
l'ignorer ? Pas tout de suite, laissez-nous du
temps, signifiait ce refus d'audibilité. Un
temps de silence pour tenter de
récupérer du vertige
; voire,
même, un temps pour que les acteurs
s'effacent et que d'autres surviennent, vierges
encore - au moins en tant qu'eux-mêmes
L'émotion de
toute façon, irrémédiablement
ancrée, restera présente et rebelle.
Et dire ne suffit pas pour être entendu, pour
que le bruit prenne sens ou non sens ; pas plus que
ne pas dire n'empêche d'être entendu :
c'est même parfois assez efficace. Quoiqu'il
en soit, c'est toujours le récepteur,
désigné ou non, voulu ou non, qui
construit le message à sa façon,
à sa mesure, passant par l'incontournable
filtre de ses propres désirs et
délires.
LE SILENCE OU LA PAROLE
COMME CHOIX
Dans ce mouvement, et
gagnant en lucidité face à ce qui se
réinvente sans cesse à tenter
d'être masqué, l'attitude collective
à l'égard du récit des
épi-sodes extrêmes a changé.
Avant, et jusqu'aux trois-quarts du siècle
dernier environ, on croyait donc (ou voulait
croire) que si quelque chose qui s'était
passé n'était pas dit, on pourrait
faire " comme si " cela n'avait pas eu lieu. Puis
on s'est rendu compte que " malgré tout ",
cela passait au-delà du non-dit. Alors on a
cru bon de dire, pour faire " comme si " le dire
allait effa-cer, ou excuser, ou permettre de
comprendre, ce qui avait eu lieu. A tout le moins,
cela ferait du bien d'en parler, s'accroche-t-on
à croire voire seriner. Pire, on a rendu la
parole obligatoire, interdisant cette fois, non
plus comme antan le dire, mais le silence : il faut
dire, dire et redire, et si cela ne va pas mieux
c'est que tout n'a pas été dit, qu'il
reste du refoulé à traquer comme tout
squelette éventuel dans les placards de
notre arrière-fond personnel ou
collectif
Soupçonné d'ignorer,
chacun est devenu sommé de dire, et de
suite, sans recul ni retrait (et les psys divers -
la CUMP, cellule d'urgence
médico-psychologique -, de se
déplacer sur le terrain des catastrophes
avant que les fumées ne s'éteignent),
sommé de faire connaître,
d'épuiser le savoir en live.
Une mise en
uvre salutaire dans son intention mais
parfois un peu un peu arbitraire et excessive dans
ses pratiques, ce qui fait que certains commencent
à les condamner dans leurs outrances,
à tout le moins les dénoncer.
François Busnel, dans l'éditorial de
Lire de novembre 2004, s'insurge ainsi contre cette
nouvelle " tyrannie de la transparence " quand elle
devient systématique : " Le secret,
aujourd'hui, ne vaut que parce qu'il est
divulgué ". Et de citer avec bonheur un
Jacques Derrida réhabilité par sa
récente disparition : " La vocation
totalitaire se manifeste dès que le secret
se perd. " Soulignons-le, les mots secret et
respect ne sont séparés que par une
lettre et se devraient de rester, non pas
superposés bien sûr - ne retombons pas
dans les excès précédents -,
mais proches, toujours, dans notre esprit. Respect
notamment du silence quand il peut s'avérer,
un temps du moins, nécessaire.
Mais que va modifier,
concernant le rapport au savoir et leur
transmission, le choc des images et la mise en mots
instantanée sans faux-fuyants appa-rents
actuellement préconisée, même
parfois (ce qui était auparavant pros-crit
mais commence à poindre) côté
bourreaux ou tortionnaires ?
Tout comme le secret,
le silence est biface. Et évoquer les
fonctions de la parole ne doit pas faire oublier
l'importance du taire, de la " retenue " - à
savoir ce qui permet de retenir : ce sont les
silences qui font la musique, sans eux il n'y
aurait que cacophonies. La parole s'extirpe du
bruit qui perturbe et alerte, elle ne prend sens -
passant de l'écoute à l'entente, du
parler au dire, que si les silences qui la creusent
se donnent à être respectés.
Ils ne sont pas nécessairement souffrants,
ils peuvent être carrément
nécessaires : la réflexion comme
l'histoire, les savoirs, ont besoin de temps pour
se constituer - collectivement comme
subjectivement. Quand elles apparaissent sur le
moment, elles ne sont que rarement construites. Et
tout ne peut pas, tout n'a pas à entrer dans
les mots. Choisir de dire, c'est aussi pouvoir
choisir de taire. Choisir, mais non subir ou
être victime. C'est est une question
d'humanité.
Alors aujourd'hui,
où beaucoup vivent des écouteurs aux
oreilles, se rendant sourds et absents à ce
qui se passe autour d'eux - ils sont là mais
branchés ailleurs, le son est devenu
permanent mais décalé, portable voire
carrément insupportable -, aujourd'hui
où la parole est commandée,
réhabiliter et en-tendre le silence
paraît plus que jamais nécessaire.
|