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A l'écoute du silence

Martine Lani-Bayle

Professeur en Sciences de 'l'éducation, Université de Nantes  

A l'orient de tout, à l'heure du soir

Nous nous prosternons vers le pur silence

François Cheng

 

            Il est des domaines où le silence a mauvaise réputation, suspecté de cacher un dire refusé à certains ou d'être synonyme d'impossible à dire, masquant un problème psychique ou social. Grand-papy Freud et mamie Dolto sont passés par là pour nous dire qu'il est bon de le dire.

             Il en est d'autres où il est imposé (" silence !!!), notamment à l'école où traditionnellement un bon élève est un élève muet, ou qui ne parle qu'après autorisation (doigt levé) pour déclamer la bonne réponse attendue par l'enseignant.

             Or préconiser l'importance de la mise en mots dans la constitution des sa-voirs, tant personnels (premier aspect) que savants ou scolaires (second) ne nécessite pas de chasser le silence ou a contrario rendre la parole obliga-toire ; pas plus que prôner l'importance de l'écoute ne nécessite de mettre qui que ce soit " sous écoute ". Si la parole est d'argent, constate avec sa-gesse le dicton, le silence est d'or.

 

" POUR UNE PEDAGOGIE DE LA PAROLE ET DE L'ECOUTE "

             Mais peut-on apprendre, en privé comme en général, sans parole ? Sans même " bruit " ? En effet, il est reconnu maintenant que l'on peut définir le processus de formation comme un " faire avec, en réfléchissant et en discu-tant. Un agir en lien traversé par la parole, où le dialogue réunit les condi-tions d'un travail des modes de compréhension, de leurs confrontations, de leurs remaniements . "

             Ainsi, les apprentissages ne peuvent valablement s'activer que et seulement si l'action, l'expression propre et le dialogue, restent possibles et efficients : n'oublions pas que c'est celui qui " parle " et " agit " le plus qui apprend le plus - donc en général celui qui enseigne… Si l'on reconnaît cela, la fonction à favoriser par les formateurs et enseignants est la sortie de l'apprenant du mutisme et de l'inaction/réception, pour le diriger vers une production propre, langagière autant qu'active, de savoirs.

 

UN SILENCE SONORE

             Or une résistance à la mise en mots peut naturellement s'exprimer, une nécessité de silence. Par exemple pour qui a traversé des circonstances traumatisantes ou extrêmes qui ont cassé sa mémoire, du fait d'avoir vécu quelque chose de tellement difficile qu'il devient presque impossible de le dire, à soi comme aux autres et au monde. Se met ainsi en place une pé-riode de silence qui peut durer des années. Mais se pose alors la question de la transmission des savoirs non dits aux suivants : ceux qui sont nés après des événements graves et tus vont voir des traces matérielles, des choses détruites, ils vont ressentir des zones de troubles, mais que vont-ils en penser, en savoir, si personne ne dit ce qui s'est véritablement produit ?

             En effet, les traces matérielles ne sont pas suffisantes pour comprendre ce qui s'est passé quelque part ou pour quelqu'un. Ainsi les jeunes, pour re-construire l'histoire, la mémoire qui les entoure et comprendre ce qui les concerne, vont avoir besoin d'écouter les anciens, ceux qui étaient là ; mais ces derniers ont souvent obéi à la nécessité de se taire parce que c'était trop dur de parler de ce qu'ils ont traversé, parce qu'ils continuent à avoir peur, à avoir honte, à souffrir. Ils sont dès lors environnés d'un silence criant. Qui donner envie, soit de le secouer pour savoir, malgré l'angoisse ; soit de le fuir voire de le protéger - par crainte aussi.

             Quelqu'un croit-il encore que le rapport au savoir serait neutre ?

 

LE SILENCE DE LA MEMOIRE

             Là aussi, l'interactivité est en jeu. " Le silence est un contrat tacite, une clause partagée. Il y a d'un côté celui qui se tait, et de l'autre celui qui ferme ses oreilles. Il ne suffit pas que le premier se décide à parler pour que le second l'entende ", remarque Marie Nimier dans La Reine du silence .

             Ainsi, ne nous méprenons pas sur les accusations de silence de l'après-coup des situations extrêmes. Sans doute sont-ils plus nombreux qu'on ne le pense à avoir raconté, au début, dès leur retour des zones d'horreur, voire publié ou tenté de le faire. Mais on le sait, la société, les autres, les " bien-pensants ", n'entendent que ce qu'ils veulent - et peuvent -, que ce qui est à un moment donné audible, entendable : prêt à être entendu. On croit alors que les revenants se taisent quand ils crient. C'est la réception qui se ferme, pas l'émission. Beaucoup ont alors arrêté de parler, jusqu'à ce qu'un appel d'écoute revienne, jusqu'à ce qu'ils entendent eux-mêmes (de et par l'extérieur) ce qu'ils avaient besoin de dire (de l'intérieur). Ou jusqu'à ce que certains choisissent de tronquer - ou blanchir - leurs souvenirs.

             Et puis, comment dire, quels mots pour exprimer l'inhumain constaté, l'horreur vomie, tout interdit bafoué… : un récit est-il même " possible " ? Juste possible ?

             L'on s'attache à croire que l'intelligibilité du monde viendrait de sa mise en mots et en récit. Peut-être. Souvent, même. Mais quand le récit à ce point résiste, ne serait-ce pas parce qu'il n'y aurait d'envisageable, dans ce qui s'est produit, aucune forme d'intelligibilité humainement reconnaissable ?

             Quand on leur a fait procès de silence, les suspectés taiseux ont dit : " J'avais peur de choquer, j'avais peur de ne pas être cru ".

 

" C'EST LE SILENCE QUI PARLE LE PLUS "

             Alors qu'au contraire, c'est d'être possiblement cru que venaient en fait la crainte ou le danger. En effet, le " dire " n'est pas neutre qui réactive et exacerbe les savoirs possibles : quand il met à jour l'innommable, dire risque rendre le monde infréquentable.

" […] comme ils tenaient à nous conserver leur estime, ils refusaient de savoir et, de fait, ils nous ont obligé à nous taire, quitte à ce que nos enfants devenus grands nous reprochent ce silence ", reconnaît Daniel Zimmermann .

             Car la parole des exactions ne pouvait sonner que comme un glas d'accusations multiples et devenait donc en soi, de facto, intolérable, et cela, qui pouvait l'ignorer ? Pas tout de suite, laissez-nous du temps, signifiait ce refus d'audibilité. Un temps de silence pour tenter de récupérer du vertige … ; voire, même, un temps pour que les acteurs s'effacent et que d'autres surviennent, vierges encore - au moins en tant qu'eux-mêmes…

             L'émotion de toute façon, irrémédiablement ancrée, restera présente et rebelle. Et dire ne suffit pas pour être entendu, pour que le bruit prenne sens ou non sens ; pas plus que ne pas dire n'empêche d'être entendu : c'est même parfois assez efficace. Quoiqu'il en soit, c'est toujours le récepteur, désigné ou non, voulu ou non, qui construit le message à sa façon, à sa mesure, passant par l'incontournable filtre de ses propres désirs et délires.

 

LE SILENCE OU LA PAROLE COMME CHOIX

             Dans ce mouvement, et gagnant en lucidité face à ce qui se réinvente sans cesse à tenter d'être masqué, l'attitude collective à l'égard du récit des épi-sodes extrêmes a changé. Avant, et jusqu'aux trois-quarts du siècle dernier environ, on croyait donc (ou voulait croire) que si quelque chose qui s'était passé n'était pas dit, on pourrait faire " comme si " cela n'avait pas eu lieu. Puis on s'est rendu compte que " malgré tout ", cela passait au-delà du non-dit. Alors on a cru bon de dire, pour faire " comme si " le dire allait effa-cer, ou excuser, ou permettre de comprendre, ce qui avait eu lieu. A tout le moins, cela ferait du bien d'en parler, s'accroche-t-on à croire voire seriner. Pire, on a rendu la parole obligatoire, interdisant cette fois, non plus comme antan le dire, mais le silence : il faut dire, dire et redire, et si cela ne va pas mieux c'est que tout n'a pas été dit, qu'il reste du refoulé à traquer comme tout squelette éventuel dans les placards de notre arrière-fond personnel ou collectif… Soupçonné d'ignorer, chacun est devenu sommé de dire, et de suite, sans recul ni retrait (et les psys divers - la CUMP, cellule d'urgence médico-psychologique -, de se déplacer sur le terrain des catastrophes avant que les fumées ne s'éteignent), sommé de faire connaître, d'épuiser le savoir en live.

             Une mise en œuvre salutaire dans son intention mais parfois un peu un peu arbitraire et excessive dans ses pratiques, ce qui fait que certains commencent à les condamner dans leurs outrances, à tout le moins les dénoncer. François Busnel, dans l'éditorial de Lire de novembre 2004, s'insurge ainsi contre cette nouvelle " tyrannie de la transparence " quand elle devient systématique : " Le secret, aujourd'hui, ne vaut que parce qu'il est divulgué ". Et de citer avec bonheur un Jacques Derrida réhabilité par sa récente disparition : " La vocation totalitaire se manifeste dès que le secret se perd. " Soulignons-le, les mots secret et respect ne sont séparés que par une lettre et se devraient de rester, non pas superposés bien sûr - ne retombons pas dans les excès précédents -, mais proches, toujours, dans notre esprit. Respect notamment du silence quand il peut s'avérer, un temps du moins, nécessaire.

             Mais que va modifier, concernant le rapport au savoir et leur transmission, le choc des images et la mise en mots instantanée sans faux-fuyants appa-rents actuellement préconisée, même parfois (ce qui était auparavant pros-crit mais commence à poindre) côté bourreaux ou tortionnaires ?

 

             Tout comme le secret, le silence est biface. Et évoquer les fonctions de la parole ne doit pas faire oublier l'importance du taire, de la " retenue " - à savoir ce qui permet de retenir : ce sont les silences qui font la musique, sans eux il n'y aurait que cacophonies. La parole s'extirpe du bruit qui perturbe et alerte, elle ne prend sens - passant de l'écoute à l'entente, du parler au dire, que si les silences qui la creusent se donnent à être respectés. Ils ne sont pas nécessairement souffrants, ils peuvent être carrément nécessaires : la réflexion comme l'histoire, les savoirs, ont besoin de temps pour se constituer - collectivement comme subjectivement. Quand elles apparaissent sur le moment, elles ne sont que rarement construites. Et tout ne peut pas, tout n'a pas à entrer dans les mots. Choisir de dire, c'est aussi pouvoir choisir de taire. Choisir, mais non subir ou être victime. C'est est une question d'humanité.

             Alors aujourd'hui, où beaucoup vivent des écouteurs aux oreilles, se rendant sourds et absents à ce qui se passe autour d'eux - ils sont là mais branchés ailleurs, le son est devenu permanent mais décalé, portable voire carrément insupportable -, aujourd'hui où la parole est commandée, réhabiliter et en-tendre le silence paraît plus que jamais nécessaire.

 Le site de Martine Lani-Bayle:

www.lanibayle.com

 

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