Le
système éducatif
français affiche trois objectifs :
premièrement : transmettre
des
connaissances,
des savoirs,
une culture ; deuxièmement :
préparer à la vie
professionnelle ; troisièmement :
former à la vie en
société, à la
citoyenneté et contribuer ainsi
à la construction et à
l'identité du pays. Selon le moment
de l'histoire de l'institution, un de ces
objectifs est monté en
première ligne.
Vaste
programme dans lequel s'inscrit le
professeur de français - certains
ajoutent langue maternelle ; d'autres
préfèrent professeur de
langue ; ou de lettres ou
d'Humanités
et ces
dénominations ne sont pas
innocentes : il convient de les interroger
pour débusquer les représentations
induites . Cet enseignant, plutôt
enseignanTE , a mission de corriger les
inégalités sociales,
éviter les ghettos linguistiques,
construire une culture commune et ainsi
bâtir une identité nationale
qui permette aux individus qui la
constituent de vivre le plus
harmonieusement possible, en
paix. Au XIXe
siècle, l'école
représentait la base de la République
et constituait la force d'opposition à
l'Eglise et la Royauté ; avec la
montée du chômage dans les
années quatre-vingts, la formation
professionnelle est passée au premier plan
; aujourd'hui,
le système éducatif est chargé
d'un des maux de notre société :
l'exclusion - sociale, économique,
intellectuelle
- incompatible avec notre
devise républicaine, notamment
l'égalité qui se traduit en langage
éducatif par " égalité des
chances ". En simplifiant, tout enfant ou
adolescent doit sortir de ses années de
formation en sachant lire et écrire. En
adaptant évidemment la formule aux niveaux
de formation de ces jeunes. Il faudrait ajouter
aujourd'hui "parler " aux " lire et écrire "
historiques : " Le premier degré dans
l'illettrisme, écrit Alain Bentolila,
concerne la confrontation à la langue
parlée ". L'écrivain Daniel Pennac
est également de cet avis.
Et la paix est au prix du
déploiement d'une machine de guerre
pacifique : la culture dont l'instrument principal
s'appelle " lecture ". Le
professeur de Lettres - de l'Etre - va donc mettre
en pratique divers " exercices " pour amener ses
élèves à lire des livres,
vecteurs de la culture. Car c'est la
représentation
la plus répandue que suscite le mot "
Lecture ". Chacun, professeur et
élèves, arrive en classe avec des
pratiques et des représentations de cette
activité. Les jeunes, selon leur âge,
ont une image plutôt négative de
l'acte de lecture. Ils l'expriment : "
J'aime pas lire ; c'est chiant ; c'est
long ; ça prend la tête,
votre truc ; ça sert à rien
; c'est compliqué, l'histoire ;
c'est pour les pédés
"
L'écrit occupe une place
prépondérante dans
l'enseignement du français langue
maternelle. Nous étudions
l'orthographe " Madame, à quoi
ça sert ? Vous avez dit qu'on
écrivait comme on voulait au
Moyen-Age ! " ; nous enseignons la
syntaxe " Qu'est-ce qu'y a à
corriger ? Moi, j'me comprends, ça
suffit. C'est vous qui savez pas lire !
" ; nous essayons d'apporter
quantité et variété
au vocabulaire " T'as vu les keufs ? Y
rancardent à l'entrée du
bahut. Kisékafélcon ? "
Bon, c'est une classe particulière
mais certain(e)s reconnaîtront la
réalité de ces
propos.
Ceux qui " adorent
lire " sont une minorité, même en
classes littéraires, où les jeunes se
contentent de lire " les textes au programme " dans
un esprit utilitariste que regrettent souvent leurs
enseignants-tes. d'autant qu'eux
aussi ont leurs
représentations
de l'acte de lecture !
Ils disent le
plaisir qu'il leur procure : la lecture
est évasion, voyage,
émotions, détente ; les
enseignants apprécient la
beauté des mots, l'histoire,
le silence, les livres ; c'est une
passion, non une obligation ; c'est le
contraire de l'ennui.
Et sa
première réaction devant
celui d' "
imaginaire
" le porte vers Molière " Le malade
imaginaire " ! Nous rions aux plaintes
d'Argan, sachant pertinemment qu'il ne
souffre d'aucune affection grave, ce qui
nous permet de nous moquer de lui. Il
s'invente des maladies ; son mal est le
produit de son imagination comme "
l'imaginaire " est le produit de notre
faculté à créer par
l'esprit des objets, des faits, des
mondes, sous forme d'images mentales aussi
prégnantes que la
réalité
perceptible. <<Si
en m'interrogeant vous imaginez
interroger un intellectuel, vous
vous trompez, je suis romancier.
C'est-à-dire presque le
contraire d'un intellectuel. La
première obligation du
romancier est, en effet, de poser
ses valises conceptuelles et de
faire en sorte que toute
idée soit incarnée.
Si vous pouvez résumer un
roman par l'idée qui l'a
fait naître, il est
raté en tant que roman.
C'est un essai dissimulé
en roman, ce qui est une
spécialité
française. Céline,
qui n'était pas à
une provocation près, a
tout de même dit quelque
chose de très juste : " En
matière de roman, il n'y a
rien de plus vulgaire qu'une
idée. " Je me
définirais donc comme un
raconteur d'histoires
métaphorant.
L'urgence
est de réconcilier ces
enfants avec la lecture.
Personnellement, je le fais dans
les classes en lisant les romans
à voix haute, en leur
parlant de littérature, en
leur " racontant des histoires
"....
Le
problème des enfants qui
vivent dans les
énièmes cercles de
la banlieue, ce n'est pas qu'ils
sont atteints d'illettrisme, ce
n'est pas qu'ils perdent le
goût de lire, c'est qu'ils
n'ont même plus le langage
oral, parce qu'ils n'ont personne
à qui parler.
L'oralité est la
première des choses qui se
perd dans les banlieues où
les gosses sont " parqués
" dans des blocs, où ils
se constituent
nécessairement en bandes,
où le langage est
réduit à des codes
de reconnaissance internes
à la bande, donc à
sa plus simple expression. Les
seuls endroits où les
jeunes peuvent aller, c'est
l'hypermarché, et au bout
de la chaîne de
l'hypermarché, il y a la
caissière, à
laquelle on ne parle que de
chiffres.>>
Interview de D
Pennac L'imagination
a plutôt bonne presse chez
les
littéraires
Ils
n'ont pas la méfiance des
scientifiques qui ne veulent pas
se laisser égarer par la "
folle du logis " et ses
chimères. Elle
représente pour eux la
réserve d'idées, la
créativité,
l'invention, la fantaisie, la
possibilité d'expression
personnelle. Elle fait partie des
finalités des programmes
de toutes les classes
d'enseignement : le professeur de
français doit "
enrichir l'imaginaire de ses
élèves " au
même titre que "
développer leur
capacité d'expression
"ou " structurer leur jugement
pour former des citoyens ".
L'enseignant a donc mission de
faire travailler l'imagination
des jeunes qu'il a devant lui
pour produire de
l'imaginaire.
Les
images ! Elles font
immédiatement
référence
au dessin, à
l'écran de
cinéma et de
télévision.
Elles séduisent
les jeunes,
abreuvés de
Bandes Dessinées
;ce n'est plus la langue
faite de sons et de
signes , d'oral et
d'écrit , de
dialogues et de
textes.
Le langage
des mots est d'un abord plus complexe,
moins immédiat, parce que
chargé de conventions et domaine de
la vie intérieure. Il exprime des
images immatérielles,
symboliques. Image,
comparaison, métaphore,
allégorie
naissent de
l'agencement des mots et créent un
lieu magique où le temps a suspendu
son vol.
Lieu de
prédilection des littéraires
qui aimeraient à n'avoir en classe
qu'à enseigner des disciples, c'est
à dire baigner voluptueusement dans
les textes des grands auteurs et
élever les jeunes esprits jusqu'au
monde des jouissances du texte et de la
liberté intellectuelle. "
Le fleuve est pareil à
ma peine : Il
s'écoule et ne tarit
pas "
(Apollinaire)
; Les
mots dessinent des images :
"
Nous étions faits pour
être heureux Comme
la vitre pour le givre
"
(Aragon).
Tableau idyllique
qui explose face à la réalité
d'une heure de cours : on ne communique pas
d'imaginairE à imaginairES aussi facilement
! Un
gouffre! Une fracture culturelle !
Comment l'adulte,
fort de ses représentations favorables,
va-t-il pouvoir travailler face à trente ou
quarante collégiens ou lycéens aux
représentations tellement opposées
? -
L'enseignant peut les ignorer et chacun
campe sur ses positions ; c'est un
dialogue de sourds : Le
prof - Ce texte est
magnifique ! Comment pouvez-vous
ne pas l'aimer ? " Les
élèves -
C'est pas intéressant ;
c'est nul !
"
- Beaucoup
d'enseignants pensent qu'il suffit de combattre les
représentations en montrant l'erreur d'un
jugement pour que la vérité la
remplace. Il dit
: " Mais non ce n'est pas difficile
de lire ! " et il pense que sa
conviction sera communicative. Mais:
la
représentation fait partie
intégrante de la
personnalité de
l'élève avec toutes ses
facettes, aussi bien cognitives
qu'affectives. Il
résiste donc à ce qui lui
apparaît comme une violence.
L'affectivité se mobilise et
entre en résistance. - Que
peut donc mettre en uvre un enseignant pour
tenter d'amener des représentations
positives chez les adolescents, pour qu'ils passent
du dégoût ou de l'indifférence
au désir et au plaisir de lire ?
ou
au moins pour qu'ils se mettent en marche vers ce
désir de lire ?
L'enseignant mobilise
alors l'énergie affective et cognitive de
l'apprenant qui se sent partie prenante dans
l'activité proposée, et prend
conscience de la construction de son savoir. Alors,
la " motivation " est amorcée ; la
peur d'apprendre qui freinait fait place à
l'assurance d'aller vers quelque chose de nouveau
qui sera mieux que ce que l'on quitte. Voir:
Des
mots plein la tête - De la lecture
méthodique à la
lecture-plaisir
Les travaux sur les
représentations des élèves
sont plus nombreux que ceux portant sur les
représentations des enseignants. Car bien
sûr, les enseignants ont des images au
même titre que leurs élèves,
que tout un chacun, puisque nous sommes tous
égaux devant ces images mais certains " plus
que d'autres " quand il s'agit d'en prendre
conscience.
Représentations
sur la lecture - la sienne et celle des
élèves -
la classe -
chacune de ses classes-, l'éducation
nationale - et chacun de ses échelons,
le
rôle qu'il y
joue - son
identité de prof : compétent, malade,
absent, syndiqué, qui s'investit, qui
râle etc..-, mais aussi tout ce qui se joue
dans la langue et autour de la langue. L'imaginaire
investit les mots d'une puissance redoutable : "
Les mots sont des armes intellectuelles ",
écrit Alain Bentolila, qui
s'inquiète des chiffres de l'illettrisme en
France. Pour lui, l'inégalité
linguistique entraîne un fossé
culturel entre les classes sociales. Et le
phénomène commence à
l'école, dès la maternelle,
d'après lui. Et si les pédagogues ont
renoncé à leur mission, il met en
cause également " les démagogues
qui s'extasient devant la pseudo-culture des
cités ".
Par son analyse, il
participe à la fabrication d'une image
sociale de l'école, des médias et de
la culture et alimente l'imaginaire
collectif donc
l'ensemble des représentations qui seront en
contact avec ces idées. Ces
représentations pourront à leur tour
transformer, influencer l'imaginaire
collectif
si elles puisent suffisamment d'énergie dans
leur propre imaginaire pour vaincre ses
résistances et utiliser sa force
créatrice.
Tout professeur de
français est aussi professeur de mots.
Professeur
et élèves
s'accordent sur le
matériau tangible qu'ils
ont sous les yeux. Ils
décortiquent un spot
publicitaire, une séquence
de film, un journal
télévisé
comme un objet mesurable,
concret, comme un oignon doux
dont on découvre les
différentes peaux pour
découvrir le cur du
sens.
Et l'adulte désespère de
faire progresser ses apprenants et
affronte les
résistances.
Les forces en jeu sont vitales et intenses,
d'où la difficulté d'une
évolution.