Raymond
Devos aimait poser cette question :
"Comment pouvez-vous identifier un
doute avec certitude?".. "A son
ombre! L'ombre d'un doute, c'est bien
connu..." Trait d''humour, certes.
Mais pas seulement.
La
pensée aime bien les distinctions
tranchées, l'exclusion : le blanc ne peut
être noir, le bien n'est jamais mal, le vrai
ne fait pas bon ménage avec le faux, quant
à la gauche, élections obligent, elle
s'accommode mal de la droite et
réciproquement. C'est utile, facile et
confortable. La réalité qui pourtant
ne se laisse jamais faire est ainsi bien
rangée dans des boîtes,
corsetée : l'ordre règne.
Pourtant, à
certains moments, la pensée est prise en
défaut, quelque chose ne va pas dans notre
interprétation du monde. Le lapsus fait
irruption, l'acte manqué finit par
réussir, l'injonction paradoxale imminente,
le clair devient obscur, quelque chose
dérange. Le sens échappe, l'absurde
n'est pas loin. L'oxymore vient à notre
secours, l'humour peut nous tendre une perche,
l'artiste place le parapluie sur la table
d'opération à côté de la
machine à coudre et écorne la
pensée duelle, rationnelle et
analytique.
On sourit ou on rit
du bon trait sans oser aller plus loin par peur de
l'abîme qui s'ouvre dans la pensée
friande de simplification. La
logique duelle est
poussée dans ses retranchements. Mais pas
les derniers. Elle résiste et sert toujours
à celui qui veut se sauver.
" Quel est le
son d'un applaudissement fait d'une seule main
? " Amusant, non ? Absurde encore plus. On
applaudit des deux mains, cela va de soi. Tournons
la page. Pourtant s'ouvre ici un espace inconnu
pour la pensée, la possibilité d'un
commencement absolument
indéterminé.
Ouvrir des espaces
pour la pensée est un principe de la
philosophie bouddhiste en utilisant ce qu'elle
appelle des
koans
, le but étant de
suspendre les réflexes automatiques de la
pensée dualiste ou binaire. Plus qu'un jeu,
l'art du koan est de mettre en évidence les
illusions créées par le langage et de
l'utiliser selon des modalités
inhabituelles. Il empêche le raisonnement
classique de fonctionner et oblige à sortir
des sentiers battus par la pensée duelle.
Stéphane Lupasco, Edgar
Morin ont sur les
bases de la philosophie boudhiste
développé un nouveau paradigme dit de
la complexité pour dépasser la
logique de la dualité ou, sinon
dépasser, offrir un autre modèle de
pensée pour tenter une meilleure
compréhension du réel. Ce n'est pas
le lieu de développer ici tous les tenants
et les aboutissants de ce modèle.
Mentionnons sa force éducatrice
principalement en empêchant notamment dans
l'usage d'un humour paradoxal la réponse
trop rapide.
Devant une question, nous
pouvons toujours chercher une réponse
satisfaisante, mais devant un paradoxe l'esprit est
comme arrêté, interdit, ne sachant
plus quoi penser. Certains élèves
abandonneront certes rapidement la partie,
paralysés qu'ils sont déjà par
des lustres de pensée formatée
inculquée par leur éducateur. A
d'autres il faudra beaucoup d'efforts pour
s'abandonner dans les voies de
l'impossibilité rationnelle.
" Quel est le son
d'un applaudissement fait d'une seule main ? ".
Aucun. C'est absurde. Un demi-applaudissement ? Ou
bien le son du déplacement d'air ? Dans une
telle situation, la pensée s'immobilise :
sans le choc de deux éléments il n'y
a pas de bruit or l'applaudissement est un son.
Dans le silence du battement de l'unique main
quelque chose comme une intelligence nouvelle peut
émerger. L'esprit ne peut plus simplement
affirmer ou nier, se pavaner dans les
quiétudes des séries duales. Comme
dans le jeu des neufs points à relier d'un
trait de plume sans repasser deux fois dans le
même fleuve, il faut sortir du cadre, adopter
un autre point de vue, transcender les oppositions
habituelles.
Dans ce silence
bruyant de la main qui agite l'air à la fin
du spectacle n'y aurait-il pas quelque chose de la
réprobation, du refus de participer à
l'air ambiant et dominant du consensuel ? Un acte
de courage, donc ? Comme dit J. Lappasset, le geste
retenu serait alors la menace (d'un soufflet) pour
la cohésion imbécile d'un groupe. Ou
bien ne s'agirait-il, au contraire ou presque, que
d'un compromis boiteux, le signe d'une peur
à ne pas être ou faire comme les
autres ? Geste d'esprit, il appartiendrait ainsi,
comme le dirait Freud
à propos des mots d'esprit, à un
moyen d'éviter la censure sociale tout en
révélant partiellement un sentiment
profond.
<<Ce
quon appelle la dialectique a pour
fonction de distinguer en tout occurrence les
polarités à la fois
opposées ( ou contraires # et
complémentaires . ces polarités
sont des repères censées borner
les extrêmes . Au-delà
sétendent à lin #
dé # fini les espaces de transgression
tenus pour barbares ou baroques . Entre les
limites se déploie lintervalle de
définition considéré comme
normal : il est riche et puissant de toutes les
nuances de la gamme des singularités
intermédiaires . Ce qui oblige à
assumer subtilité et complexité
... qui vont en croissant selon le principe
dentropie et selon le devenir que certains
chercheurs ont essayé de
modéliser... >>