Esprit du site
Moteur de recherche
Recherche d'article par auteur
Pedagopsy.eu
Recherche de livres par motsclefs
Plan du site
L'auteur

PLAN DU SITE

 

 

Organisation et pilotage des lycées et collèges

André Demailly

"            Ce qui m'a plu dans ce texte c'est son aspect "systèmique" et "interdisciplinaire". On y parle d'histoire, de sociologie, de psychologie, de théorie de l'information...et on en montre les interactions pour proposer une "interprétation" à la fois de l'évolution des établissements et de ce qu'ils pourraient devenir." J.N.

             En guise d'introduction, je vais partir d'un paradoxe suivi d'une digression. Commençons par le paradoxe :

- d'un côté, le chef d'établissement est présenté comme " celui porte le collège ou le lycée sur ses épaules ", ce qui pourrait faire penser qu'il s'agit d'un Titan….

- de l'autre, on a tout fait pour affaiblir ses pouvoirs et réduire la part d'arbitraire de ses décisions : il ne choisit pas ses subordonnés, il n'intervient pas dans le contenu des programmes et fort peu sur la manière d'enseigner les matières qui y figurent….

             Ces deux traits caractérisaient déjà les collèges jésuites du 16ème siècle et traduisaient un dessein délibéré de ceux qui en avaient imaginé le fonctionnement. Cette pérennité de l'architecture jésuite témoigne de sa solidité et mérite qu'on s'y attarde un peu…. Ce qui sera ma digression…

 

Les collèges jésuites

             Les Jésuites se voulaient des " soldats du pape " : ils ajoutent aux vœux traditionnels des ordres monastiques (obéissance, pauvreté, chasteté) celui d'obéissance au pape. Leur fondateur, Ignace de Loyola, est lui-même un ancien soldat qui veut en faire des " bretteurs du verbe " face à tous ceux qui s'attaquent aux thèses du catholicisme. Pour ce faire, il doit leur donner le meilleur bagage intellectuel… c'est l'objectif des premiers collèges exclusivement voués à leur formation. Mais ces collèges sont si pauvres (vœu de pauvreté) qu'ils doivent s'ouvrir à d'autres élèves (payants) et cette formule a tant de succès qu'elle les amène à se consacrer de plus en plus à l'éducation.

             Ils vont mettre 25 ans pour formuler leurs règles de fonctionnement interne (" Constitutiones ") et 50 ans leurs règles d'enseignement (" Ratio Studiorum "). Je retiendrai 3 grands traits de ces règles (cf. Giard, 1995) :

1) le contenu des enseignements est considéré comme une " donnée " intangible reprise des universités médiévales (" trivium " et " quadrivium ") : pour les études inférieures, la grammaire (du latin et du grec, voire de la langue vernaculaire), les humanités et la rhétorique ; pour les études supérieures, la métaphysique, la physique, la logique. La spécialisation n'est envisagée qu'au sommet (dans les collèges de plein exercice), avec la théologie (pour les futurs jésuites), la médecine ou les mathématiques (pour les autres).

2) la hiérarchie des enseignants s'établit sur un principe de non-spécialisation et d'excellence sur l'ensemble de ce contenu, c'est-à-dire que le professeur de philosophie dans les études supérieures a d'abord enseigné la grammaire et les humanités dans les études inférieures, notamment lors de son propre cursus (novice, puis scolastique en formation et probation) avant de devenir profès (4ème vœu).

Bibliothèque de Dijon, vue de l'extérieur. Le collège jésuite des Godrans forma une certaine élite intellectuelle bourguignone au XVIIe et XVIIIe siècle.

3) le fonctionnement de l'ensemble repose sur un subtil mélange de monarchie, d'aristocratie et de démocratie. Le général de l'ordre nomme les responsables des différentes provinces (provinciaux), les supérieurs des collèges ainsi que les inspecteurs qui visitent périodiquement provinces et collèges. Les provinciaux nomment les enseignants de chaque collège. Mais les profès élisent des assemblées provinciales (congrégations) qui élisent à leur tour une congrégation générale qui élit le général et peut même le renverser. Et chaque échelon inférieur peut s'adresser directement aux échelons supérieurs, y compris le général. Tout le système tend à permettre un management à distance (central) tout en autorisant certaines initiatives locales : les Jésuites sont les interlocuteurs privilégiés de Galilée (jusqu'au moment où il défend la thèse de l'héliocentrisme) ; ils développent l'enseignement des mathématiques en Allemagne pour y favoriser de nouvelles implantations ; ils sont autorisés à exceller en astronomie pour mieux séduire les chinois….

Pour clore cette digression, on peut s'interroger sur le type de produit qui sortait des collèges jésuites : originellement, il s'agissait de produire des religieux, à la fois obéissants, cultivés et rompus aux joutes oratoires…. Très vite il s'est agi de former des profanes sans véritable spécialisation professionnelle, respectueux de l'ordre établi et de la société en place, qui s'orienteront vers le service de l'Etat ou les professions libérales…. Mais Descartes, Voltaire et Diderot seront aussi issus de collèges jésuites…

 

Les configurations organisationnelles de Mintzberg

             Après ce détour dans le passé, je vais faire appel à une grille de lecture récente pour essayer de situer les lycées et collèges parmi les organisations actuelles. Il s'agit du modèle de Mintzberg, qui, comme vous le verrez, est à la fois pratique et suggestif….

             Mintzberg (1979) avance que toute organisation combine de manière particulière 5 grandes composantes principales :

1) un sommet stratégique, autrement dit les instances dirigeantes… Je reste flou à dessein sur leurs fonctions précises qui vont dépendre de l'ensemble de la combinaison ;

2) un cœur opérationnel…. Ce sont les exécutants, la base, les gens qui sont au turbin et en première ligne ;

3) un ensemble intermédiaire : personnel d'encadrement ou courroie de transmission entre le sommet stratégique et le cœur opérationnel ;

4) une technostructure…. d'où sortent les normes et les règles en matière d'objectifs à atteindre, d'ordonnancement des activités et surtout de " façons de faire " ;

5) un ensemble logistique : tout un ensemble de ressources nécessaires aux autres composantes (des outils au marketing, en passant par l'imprimerie et la cantine).

             De la combinaison de ces 5 composantes, on va obtenir plusieurs configurations organisationnelles typiques… Pour faire ressortir la spécificité de celle qui nous intéresse, je vais commencer par vous présenter rapidement les autres….

(Voir ici )

 

Les bureaucraties professionnelles

             Revenons aux bureaucraties professionnelles qui nous intéressent tout particulièrement. Je vous en présenterai d'abord les caractéristiques générales avant d'aborder certaines spécificités des établissements du secondaire qui nous sortent des schémas de Mintzberg…

             Elles se caractérisent par la prédominance du cœur opérationnel. On y trouve notamment les universités et les hôpitaux, ainsi que les grandes entreprises assurant des missions de service public (SNCF, RATP, EDF et même Air France). En gros, les opérationnels y font la loi, dès lors qu'ils sont hautement qualifiés et qu'ils sont recrutés sur leurs compétences spécialisées ou plus exactement sur les diplômes qui en attestent. L'ensemble intermédiaire et la technostructure sont aux mains de ces professionnels, tandis que le secteur logistique peut y être très variable. La coordination de l'ensemble se fait essentiellement par la normalisation des compétences et des diplômes. Chaque service ou département spécialisé prend l'allure d'une petite forteresse dont les membres contrôlent les entrées et la hiérarchie interne. N'y entre pas qui veut et chacun doit y être à sa place.

             Et chacun se surveille. C'est la base du corporatisme. Lequel repose sur le paradoxe suivant : d'un côté, on clame que la bonne marche de l'organisation repose sur la détention des compétences nécessaires ; de l'autre, on s'en remet aux diplômes pour les établir, sans se préoccuper ensuite de contrôler si leurs détenteurs possèdent bien les compétences effectives correspondantes. Le corporatisme repose moins sur les compétences que sur les diplômes.

             Ce corporatisme s'est étendu à toute la société, notamment en France. Chaque profession y prend l'allure d'une forteresse qui défend ses accès et contrôle sa hiérarchie interne par le biais des diplômes. Les autres types d'organisation sont également contaminés. Le sommet stratégique et la technostructure des grandes bureaucraties industrielles sont devenus la chasse gardée des ingénieurs des grandes écoles (X, Centrale, etc.) et il faut souvent un BTS pour faire partie de l'ensemble intermédiaire. Même les structures simples doivent faire appel à des diplômés lorsqu'elles grandissent et se différencient. Idem pour les adhocraties. Les structures divisionnelles y échappent en partie, en accueillant d'abord les " exclus " ou les " recalés " des filières de formation…

             Notons un autre paradoxe de l'Education Nationale : d'un côté, elle est déjà une bureaucratie professionnelle ; de l'autre, elle est chargée de gérer le corporatisme des autres et se trouve soumise à leurs pressions. C'est ainsi qu'en ce qui concerne les corporations les plus prestigieuses, de nombreux filtres ont été mis en place pour en gérer les flux : concours des grandes écoles d'ingénieurs, numerus clausus pour les professions médicales, etc.

             Faisons un premier point. Dans une bureaucratie professionnelle, il y aura une différenciation forte des domaines de compétence (disciplines d'enseignement dans les Universités, spécialités médicales dans les hôpitaux) et corollairement une hiérarchie prononcée au sein de chacun. Les professionnels du plus haut niveau y disposent d'une autonomie que l'on ne trouve nulle part ailleurs et qui va souvent au profit du client (étudiants ou patients). Revers de la médaille, ces professionnels sont conservateurs et soucieux de défendre leurs privilèges. Lorsque l'environnement devient instable et turbulent, ce type d'organisation est peu réactif dès lors que les adaptations passent d'abord par un réaménagement des qualifications et des territoires ; d'autant plus que toute intervention extérieure, qu'elle vienne du bas (la clientèle) ou du haut (les pouvoirs publics) est perçue comme une intrusion intolérable. Voici ce qu'en dit Mintzberg :

             " Dans la Bureaucratie Professionnelle, le changement ne vient pas de nouveaux administrateurs qui prennent leurs postes et annoncent des réformes majeures, ni de technostructures gouvernementales qui cherchent à contrôler les professionnels. Le changement vient plutôt du processus, lent, d'évolution des professionnels : changer le recrutement, la formation, la socialisation, la motivation au perfectionnement professionnel " (p. 335).

 

             Cette grille de Mintzberg est éclairante sur certains points, mais insatisfaisante sur d'autres. D'un côté, elle éclaire bien le conservatisme et le corporatisme des bureaucraties professionnelles où il s'agit de défendre la place de chacun dans la hiérarchie interne (statutaire) et la place de chaque profession et de chaque discipline dans la hiérarchie sociale. De l'autre, on voit bien que cette grille s'inspire des pays anglo-saxons où les bureaucraties professionnelles disposent de plus d'autonomie (et sont plus soumises à la concurrence) que leurs consœurs françaises.

             Tout particulièrement, on voit que ce tableau des bureaucraties professionnelles convient mieux aux universités et hôpitaux français, qui disposent déjà d'un début d'autonomie, qu'aux établissement du secondaire. Dans les premiers, on note la tension entre une hiérarchie administrative, soucieuse de rendre des comptes aux autorités de tutelle (Ministères), et une hiérarchie médicale ou enseignante, plus centrée sur ses besoins propres. Concernant les seconds, il est plus difficile de considérer que le principal ou le proviseur et leurs adjoints y constituent le sommet stratégique… en l'absence d'ensemble intermédiaire (à moins de considérer que les professeurs principaux et les conseillers d'éducation en tiennent lieu). Il est plus satisfaisant de considérer que les collèges et lycées font partie d'une énorme bureaucratie dont le sommet stratégique est le Ministère de l'Education Nationale et dont les principaux et proviseurs constituent l'ensemble intermédiaire… ce qui en dit beaucoup plus sur les limites d'action des principaux et des proviseurs et la nature même de l'enseignement secondaire…

             Dans cette perspective, il peut être judicieux de sortir de la grille de Mintzberg (axée sur les entreprises) pour considérer que l'enseignement secondaire est d'abord une bureaucratie administrative, au même titre que les autres administrations publiques.

La bureaucratie administrative wébérienne

             Ceci nous renvoie vers le modèle wébérien de la bureaucratie. A la charnière du 19ème et du 20ème siècles, Max Weber (1919) oppose les bienfaits de ce modèle bureaucratique nouveau aux méfaits du modèle patriarcal qui prévalait jusqu'alors. Autant ce dernier est fondé sur la naissance ou le charisme, l'arbitraire et l'absence de règlement écrit, autant le modèle bureaucratique se fonde sur l'impersonnalité, la compétence et un règlement écrit.

             L'accès aux diverses fonctions, à commencer par celles de direction, ne repose plus sur la naissance ou les relations, mais sur des concours impersonnels et anonymes qui garantissent la sélection des meilleurs, tout en les enfermant souvent dans des catégories (fonctions et grades) dont ils auront le plus grand mal à sortir (si ce n'est par de nouveaux concours ou par l'ancienneté, dès lors que l'appréciation du mérite est toujours teintée d'arbitraire). De même, les règles écrites protègent à la fois les inférieurs de l'arbitraire des supérieurs et ceux-ci des pressions de ceux-là. Curieusement, dans ce tableau plutôt élogieux de la bureaucratie, Weber ne s'inspire pas des grosses entreprises industrielles (telles que Krupp, qui reste fortement paternaliste et patriarcale) mais de l'administration publique prussienne, laquelle a pris modèle sur l'administration révolutionnaire française. Curieusement, l'Allemagne a été le grand laboratoire des institutions révolutionnaires françaises… Elle fut, en quelque sorte, notre première colonie avant celles d'outre-mer, autre miroir grossissant de leurs avantages et de leurs inconvénients !

             Toujours est-il que ce modèle bureaucratique va s'étendre à tous les pays occidentaux, notamment les Etats-Unis. Et divers sociologues américains, comme Merton, Selznick et Gouldner vont en décrire les dysfonctionnements. Ainsi Merton (1936) montre que le souci majeur de la direction d'une bureaucratie est de s'assurer de la prévisibilité des comportements de ses membres (une bureaucratie a horreur de l'incertitude). Pour ce faire, elle va prendre des mesures dont certaines conséquences seront attendues et d'autres plus inattendues ! Les principales mesures visent à promouvoir la fidélité au règlement (récompenser ceux qui le suivent et sanctionner ceux qui ne le suivent pas, rappeler à tout moment qu'il faut le respecter). Le premier effet attendu de ces mesures est que les membres de l'organisation vont intérioriser le règlement, qui va en quelque sorte devenir une partie d'eux-mêmes (tout comme nous avons intériorisé le code de la route). Un deuxième effet est de procurer à chacun un sentiment de protection personnelle : on se sent plus " léger " et " impeccable " lorsqu'on suit le règlement (à comparer avec le comportement d'animal aux aguets des sans-papiers). Un troisième effet est d'instaurer un esprit de corps (on fait partie de la même famille et on se sent plus forts que ceux qui n'en sont pas). Mais les conséquences inattendues pointent rapidement : en intériorisant le règlement, on s'attache plus à sa lettre qu'à son esprit et on est rapidement tenté de faire entrer les problèmes rencontrés dans ses catégories plutôt que d'adapter celles-ci aux réalités de la vie. De sorte qu'on oublie qu'on est au service d'une clientèle extérieure et qu'on crée de plus en plus de mécontents parmi celle-ci. Et ce qui devait arriver arriva : des clients malmenés se rebiffent et agressent (verbalement souvent, physiquement parfois) les membres de la bureaucratie qui sont à leur contact. Pour ceux-ci, c'est la douche froide : ils se sentaient protégés en observant le règlement et voilà qu'on les agresse. C'est là qu'intervient l'esprit de corps, à la fois contre les agresseurs extérieurs et contre la direction.

             Dans la plupart des cas, celle-ci modifie à peine le règlement mais s'arrange surtout pour accroître la distance entre son personnel et les clients (par exemple, on remplace les guichets par le courrier postal). Peu à peu, les bureaucraties s'isolent de leur clientèle… ce qui ne les empêche pas de grossir et de se transformer en " monstres froids " (d'aucuns ont parlé de " mammouth ") qui se centrent de plus en plus sur leurs problèmes internes…. A chaque crise, une bureaucratie va demander plus de moyens pour mieux servir sa clientèle (discours officiel et consensuel)… mais à l'intérieur, chacun se prépare déjà à prendre la meilleure part du gâteau…

             Selon moi, les établissements d'enseignement secondaire se situent à mi-chemin des bureaucraties wébériennes et des bureaucraties professionnelles (ou oscillent entre elles). Pour le comprendre, il faut en revenir à la Révolution française et à Napoléon. [Voir:

Un peu d'histoire…]

 

Bilan

             D'une certaine manière, le central l'a emporté sur le local et l'élitisme classique sur la prise en compte de l'environnement…. Au plan organisationnel, à la compétition statutaire s'est ajoutée la concurrence disciplinaire : l'accession à un grade supérieur dépend d'abord de la défense de la discipline enseignée…

             J'insiste sur ce point en raison de son caractère paradoxal : d'un côté, le secondaire classique était profondément opposé au découpage disciplinaire (les enseignants sortaient d'un même moule - les humanités - et constituaient des sortes de poupées gigognes où celui qui pouvait le plus pouvait aussi le moins) ; de l'autre, le primaire supérieur et le professionnel, même s'ils différenciaient davantage les disciplines, les envisageaient sous l'angle de leur utilité directe et de la polyvalence du maître. L'amalgame opéré sépare les disciplines et divise les maîtres….

             Vous allez sans doute me dire que le latin et le grec en sont réduits à la portion congrue dans les établissements actuels… Certes, mais je vous répondrai qu'ils ont déteint sur les autres disciplines-phares (français, mathématiques, langues étrangères, physique) qui ont repris leur côté abstrait, comme critère de hiérarchie, et leur côté " hors du siècle ", comme si on n'aurait jamais à les utiliser. Voici ce que dit le Prix Nobel de physique Pierre-Gilles de Gennes (1994) des mathématiques :

" Pourquoi une telle cristallisation autour des maths ? Certainement pas à cause d'une pression des chercheurs mathématiciens. Mais plutôt par suite d'une convergence d'intérêts qui rend ce système pratiquement inamovible. D'un côté, les examinateurs trouvent plus commode de noter un problème de maths que la discussion d'un fait physique un peu subtil où les formules ne sont pas toute l'histoire… De l'autre, les étudiants s'arrangent fort bien d'un système qui ne demande pas de stocker beaucoup d'information, et donc qui autorise les révisions de dernière heure, le bachotage. Le conservatisme de la population étudiante, dans ce domaine, n'a donc rien à envier au poids des corporatismes de la bureaucratie. Quant aux parents, avant tout désireux de voir leurs enfants " casés ", ils sont anxieux devant toute idée de changement " (pp. 236-237).

             Je mettrai cette remarque en parallèle avec celle de Diderot, il y a plus de deux siècles :

" Le préjugé selon lequel "donner une application à des objets particuliers, sensibles et matériels, c'est déroger à la dignité de l'esprit humain", a contribué à remplir les villes d'orgueilleux raisonneurs et de contemplateurs inutiles, et les campagnes de petits tyrans ignorants, oisifs et dédaigneux " (article " Art " de l'Encyclopédie).

 

De l'organisation au pilotage

             Pour l'instant, les collèges et les lycées ne constituent pas des organisations autonomes, pas plus que de véritables organisations professionnelles, même s'ils en partagent certains traits. Pour les comprendre, il faut appréhender leur organisation à l'échelle de la nation, avec un sommet stratégique (la direction de l'enseignement secondaire), une énorme technostructure (alimentée par les inspecteurs généraux), un corps intermédiaire (les proviseurs et les principaux), un cœur opérationnel (les enseignants) et une logistique très variable (assez légère pour les disciplines classiques et plus lourde pour les disciplines scientifiques et techniques). L'environnement extérieur reste encore fantomatique : pour beaucoup, il se limite encore à barre des 80% de reçus au bac parce que le Ministère en a décidé ainsi…. Bref, une sorte d'environnement " administré "…

             Mais le vent vient de tourner puisque l'heure est à la décentralisation (et donc au local) et au projet (si possible transversal)….

             Tout ceci nous permet de parfaire notre portrait du proviseur et du principal :

1) il porte le collège ou le lycée sur ses épaules….

2) mais on lui a rogné les ailes, les ergots et le bec… et presque châtré un moment avec l'obligation de célibat…

3) à présent, il doit en plus faire le grand écart entre le central et le local : dans une organisation entièrement conçue pour " le management à distance " dont il n'était que le dernier maillon, il devient l'animateur d'un " management de proximité " en prise directe avec l'environnement économique et social…

             Tout cela va avoir d'importants retentissements sur le pilotage des lycées et des collèges. Pour en parler, je vais faire appel à divers auteurs, en commençant par Herbert Simon (1947, 1969) qui a obtenu le Prix Nobel d'économie en 1978 pour ses travaux sur la prise de décision dans les organisations.

 

Les limites et les ressources de la rationalité humaine

             Simon nous dit que nous cherchons tous à être rationnels mais que nous en sommes empêchés du fait des conditions d'exercice ou limites (" boundaries ") de cette rationalité. Celles-ci sont d'abord externes, dès lors que nous n'avons jamais une vision complète de notre environnement spatio-temporel : nous découvrons celui-ci à mesure que nous avançons. Nous sommes comme des rats qui parcourent un labyrinthe et découvrent ses multiples embranchements sans savoir lequel mène à la sortie ou même s'il y en a un qui mène à cette sortie. Elles sont aussi internes, du fait de nos faibles capacités de traitement de l'information et surtout de mémoire (on oublie vite…. et on récidive facilement dans l'erreur et l'échec).

             Simon nous dit cependant que nous ne sommes pas totalement dépourvus de moyens pour parcourir notre labyrinthe. Nous sommes d'abord capables de " chunker " l'information en paquets de plus en plus gros ou " patterns " qui nous permettent de saisir une situation (l'interpréter) et d'évoquer immédiatement des procédures ou routines pour la traiter (je montrerai un peu plus loin combien " l'année scolaire ", " les postes ", " les classes " et " les heures " constituent des " chunks " puissants pour un proviseur ou un principal). Nous sommes également capables de mettre en œuvre des " heuristiques " ou procédures astucieuses et rusées qui permettent d'affronter " à l'économie " des situations nouvelles. Et la plupart du temps, nous nous satisfaisons de " ce qui marche " plutôt que de rechercher l'optimum. Ce qui signifie aussi que nous pouvons avoir tendance à ronronner !

             C'est un peu ce qui se passait récemment : le Ministère fournissait un labyrinthe simplifié, presque totalement " administré ", dont il fournissait également les règles de parcours… et s'il y avait un doute, on pouvait recourir à l'une des heuristiques les plus courantes dans le domaine administratif : l'identification à l'organisation, c'est-à-dire se demander ce qu'un autre proviseur ou principal aurait fait à notre place… ou plus simple encore, consulter le proviseur ou le principal d'un établissement voisin… Une autre heuristique consiste à prendre une décision qui arrange tout le monde, tout au moins dans le court terme : je me souviens avoir visité le collège flambant neuf de Bourg-Saint-Andéol (près des centrales atomiques d'EDF)… EDF avait proposé de financer un mur de chaleur à l'entrée… c'était autant de gagné pour financer d'autres parties du collège…. Mais la facture de fonctionnement de ce mur de chaleur fut particulièrement " salée " les années suivantes !

 

L'importance des métaphores

             Avec la décentralisation, le labyrinthe devient plus complexe… les règles venant du Ministère ne suffisent plus…. et les collègues des établissements voisins deviennent des concurrents… Il faut trouver de nouveaux " chunks " et de nouvelles heuristiques…. Pour les élaborer, les métaphores vont jouer un rôle capital….

             Je vais partir d'une métaphore chère à de nombreux proviseurs expérimentés : celle du lycée comme un avion de ligne qui décolle pour atterrir au bout d'une année. Pour ces proviseurs, l'important se passe avant le décollage : s'assurer que tout le monde est en place (notamment les enseignants) et que tout fonctionne bien (notamment, la composition des classes, la répartition des horaires et des enseignants dans chacune d'elles) ; après quoi on peut décoller et veiller à ce que tout se passe bien jusqu'à l'atterrissage…

             Cette métaphore est très jolie et contient, selon moi, la plupart des " chunks " et des heuristiques du proviseur d'expérience. La première heuristique est celle de la préparation avant le décollage. Elle s'appuie sur des " chunks " tout aussi frappants : la vie du lycée se découpe en " années " (la durée du vol), en " nombre de postes " disponibles et en " nombre de classes " à pourvoir en enseignants ; les postes se déclinant ensuite en " heures de classe " qu'il s'agit de répartir au mieux entre les différentes classes. Rien n'est dit sur la direction du vol (mais on devine qu'il s'agit d'avoir le moins de redoublants et le plus de succès au bac) et sur l'ouverture d'autres lignes…

             La décentralisation ne va-t-elle pas inciter les chefs d'établissement à modifier leurs métaphores ? A envisager par exemple les vols sur 3 années (avec autant de projets sur cette durée) ou à remplacer l'heure de classe spécialisée par des demi-journées confiées à des enseignants plus polyvalents ?

             L'un de ces proviseurs m'a aussi fourni un exemple qui nous propulse justement dans ce temps de la décentralisation : il s'est battu pour avoir une section technologique dans son lycée (CAP Assistant Technique en Milieux Familial et Collectif, BEP Carrières Sanitaires et Sociales). Ce n'est peut-être pas la plus prestigieuse, mais ses collègues-concurrents s'étaient déjà servis ! En tout cas, elle offre des débouchés à ses élèves et elle accroît la composante " logistique " de son établissement… tout en pouvant servir de base de développement d'autres filières professionnelles…J'aimerais proposer une autre métaphore aérienne qui m'est inspirée par l'œuvre du grand sémioticien Charles S. Peirce (cf. B. Morand, 2004) : celle du parapentiste.

             Le proviseur ou le principal porte son parapente (son établissement) sur ses épaules en sachant qu'il dispose de peu de moyens pour le diriger ; il saute dans le vide en se fixant un lieu d'atterrissage virtuel (conciliant les pesanteurs du central et les aspirations du local) qu'il n'est pas du tout sûr d'atteindre (c'est la grande différence avec le vol de ligne) ; pendant son vol, il doit traiter divers signes : les uns sont des sensations brutes (craquements du parapente, autrement dit les grognements des enseignants et des élèves ; force du vent et proximité des falaises, autrement dit les manifestations de l'environnement immédiat) ; d'autres mettent en relation ces éléments (la force et la direction du vent sont des indices de la longueur et de la direction du vol) ; d'autres encore sont plus formels et ont trait aux instructions ministérielles sur ce qu'il convient de faire et de ne pas faire. La qualité du vol va dépendre des interprétants que le parapentiste aura mis en place pour combiner tous ces éléments. Si vous n'avez jamais fait de parapente, peut-être vous êtes-vous essayés à la planche à voile : les instructions bien formelles ne vous empêcheront pas de tomber plusieurs fois à l'eau avant que vous n'arriviez à combiner les autres signes plus concrets….

             Tout en surfant sur l'inertie du passé, le chef d'établissement devra de plus en plus se projeter dans l'avenir : prévoir, anticiper, jeter de nouvelles bases pour de nouveaux projets…. Nul doute que la pression du local (parents, collectivités territoriales, entreprises) s'exercera en direction de formations plus professionnelles ou de débouchés plus assurés…. Dans ces conditions, l'heuristique qui vient le plus rapidement à l'esprit sera de créer de nouvelles sections dans cette direction… mais ceci implique la création de nouveaux postes et la disposition de nouveaux moyens…. Et si tout le monde fait pareil, le Ministère sera soumis à une explosion des demandes ! Lorsque le pilotage était centralisé, celui-ci pouvait réguler ces créations en se contentant d'une gestion prévisionnelle fondée sur l'existant et sur une évolution assez prévisible de la population scolaire !

             Comment risque-t-il de procéder avec cette nouvelle donne ? Avant de décentraliser la gestion du personnel enseignant (ce qu'il a commencé à faire pour les TOS), il sera tenté de favoriser les transferts de postes (" si vous voulez un nouveau poste dans une section nouvelle, supprimez-en un dans une section existante") ou de procéder à la manière de ce qui se passe désormais dans les hôpitaux (" faites la preuve que le nouveau poste sera un bon investissement ")…

[ Les solutions hospitalières ]

             Voyons si ce schéma est transposable aux lycées et collèges.

             On y retrouve les mêmes découpages disciplinaires… mais il y manque un barème des actes… Pendant longtemps, le seul tableau de bord y fut le taux de réussite aux examens, en notant tout de même que les lycées les plus prestigieux avaient abandonné depuis belle lurette ce type de repère pour surveiller leurs taux de réussite à l'entrée des Grandes Ecoles ! Sous la pression du local, il est à prévoir que de nouveaux repères se mettront en place : taux d'insertion professionnelle (ou durée moyenne de la recherche d'un emploi) dans les filières courtes, taux d'entrée dans les IUT, les grandes écoles et les universités dans les filières longues et, probablement, des tableaux de plus en plus précis sur les écarts entre offres et demandes d'emploi…. Sans compter que les universités devront probablement se réformer elles aussi, en contrepartie d'une autonomie accrue…

             On peut imaginer que les divers établissements d'un même bassin d'emploi soient amenés à se fédérer et que la véritable unité de pilotage devienne la filière d'enseignement (à l'instar du pôle hospitalier) avec à sa tête un responsable enseignant, un conseiller d'éducation et un responsable financier… On pourrait même imaginer que chaque filière " entretienne " une pépinière de nouvelles sections virtuelles (des groupes d'enseignants regroupés autour de divers projets innovants et formant ainsi de petites " adhocraties ") et " concrétise " les plus prometteuses…

             Vous me direz qu'on n'en est pas encore là ! Je vous répondrai qu'il vaut mieux s'y préparer ! Ce faisant, on se rapprocherait des entreprises " à la japonaise " dont Nonaka et Takeuchi (1995) ont énuméré les traits principaux :

1) elles ont une vision du futur qui fixe des orientations communes. Cette vision vient du sommet hiérarchique, dont les membres ont une expérience approfondie de l'ensemble des activités de l'entreprise et savent écouter les suggestions de la base. Jusqu'à présent, la vision du futur ne venait que du Ministère. Dans une structure plus divisionnalisée, cette vision peut venir des proviseurs et des principaux… qui sont issus du corps enseignant, ont une grande expérience de l'enseignement… et sont attentifs aux signaux du local…

2) elles développent l'autonomie des individus et des groupes en leur sein. Tout particulièrement, elles mettent en place des " task-forces " constituées de jeunes ingénieurs aux compétences diverses, qui disposent de toute latitude pour mener à bien un projet. Dans des structures divisionnalisées, ce serait le côté " pépinière de projets " parmi lesquels on sélectionnerait de nouvelles filières.

3) elles entretiennent une culture de la crise (rien n'est jamais acquis définitivement et la conjoncture peut se retourner), contrairement aux bureaucraties qui se figent dans la réglementation. Ici aussi, des structures divisionnalisées devraient apprendre à remettre périodiquement en cause leurs options et profiter des situations de crise pour envisager de nouvelles orientations.

4) elles maintiennent une certaine redondance des activités (rotation des postes et des fonctions, polyvalence des équipes) qui multiplie les occasions d'échanges. Des structures divisionnalisées devront favoriser une polyvalence accrue des enseignants et lutter contre le repli disciplinaire.

5) elles favorisent la variété des réponses et des projets face aux sollicitations immédiates ou plus lointaines de l'environnement. C'est l'idée d'avoir toujours plusieurs fers sur le feu… et de disposer de réponses déjà élaborées quand l'occasion se présente.

 

 

 

Bibliographie

Vos  Réactions

Adresse mail facultative

Commentaire

Esprit du site
Moteur de recherche
Recherche d'article par auteur
Pedagopsy.eu
Recherche de livres par motsclefs
Plan du site
L'auteur