En guise
d'introduction, je vais partir d'un paradoxe suivi
d'une digression. Commençons par le paradoxe
:
- d'un
côté, le chef
d'établissement est
présenté comme " celui porte le
collège ou le lycée sur ses
épaules ", ce qui pourrait faire penser
qu'il s'agit d'un Titan
.
- de l'autre, on
a tout fait pour affaiblir ses pouvoirs et
réduire la part d'arbitraire de ses
décisions : il ne choisit pas ses
subordonnés, il n'intervient pas dans le
contenu des programmes et fort peu sur la
manière d'enseigner les matières
qui y figurent
.
Ces deux traits caractérisaient
déjà les collèges
jésuites du 16ème siècle et
traduisaient un dessein
délibéré de ceux qui en
avaient imaginé le fonctionnement. Cette
pérennité de l'architecture
jésuite témoigne de sa
solidité et mérite qu'on s'y attarde
un peu
. Ce qui sera ma
digression
Les collèges
jésuites
Les Jésuites se voulaient
des " soldats du pape " : ils ajoutent aux
vux traditionnels des ordres
monastiques (obéissance,
pauvreté, chasteté) celui
d'obéissance au pape. Leur
fondateur, Ignace de Loyola, est
lui-même un ancien soldat qui veut
en faire des " bretteurs du verbe " face
à tous ceux qui s'attaquent aux
thèses du catholicisme. Pour ce
faire, il doit leur donner le meilleur
bagage intellectuel
c'est l'objectif
des premiers collèges exclusivement
voués à leur formation. Mais
ces collèges sont si pauvres
(vu de pauvreté) qu'ils
doivent s'ouvrir à d'autres
élèves (payants) et cette
formule a tant de succès qu'elle
les amène à se consacrer de
plus en plus à
l'éducation.
Ils vont mettre 25 ans pour
formuler leurs règles de
fonctionnement interne (" Constitutiones
") et 50 ans leurs règles
d'enseignement (" Ratio Studiorum "). Je
retiendrai 3 grands traits de ces
règles (cf. Giard, 1995) :
1)
le contenu des enseignements est
considéré comme une "
donnée " intangible reprise des
universités
médiévales (" trivium "
et " quadrivium ") : pour les
études inférieures, la
grammaire (du latin et du grec, voire
de la langue vernaculaire), les
humanités et la
rhétorique ; pour les
études supérieures, la
métaphysique, la physique, la
logique. La spécialisation n'est
envisagée qu'au sommet (dans les
collèges de plein exercice),
avec la théologie (pour les
futurs jésuites), la
médecine ou les
mathématiques (pour les
autres).
2)
la hiérarchie des
enseignants s'établit sur un
principe de non-spécialisation
et d'excellence sur l'ensemble de ce
contenu, c'est-à-dire que le
professeur de philosophie dans les
études supérieures a
d'abord enseigné la grammaire et
les humanités dans les
études inférieures,
notamment lors de son propre cursus
(novice, puis scolastique en formation
et probation) avant de devenir
profès (4ème
vu).
|
|
Bibliothèque
de Dijon, vue de l'extérieur. Le
collège jésuite des Godrans
forma une certaine élite
intellectuelle bourguignone au XVIIe et
XVIIIe siècle.
|
3) le
fonctionnement de l'ensemble repose sur un
subtil mélange de monarchie,
d'aristocratie et de démocratie. Le
général de l'ordre nomme les
responsables des différentes provinces
(provinciaux), les supérieurs des
collèges ainsi que les inspecteurs qui
visitent périodiquement provinces et
collèges. Les provinciaux nomment les
enseignants de chaque collège. Mais les
profès élisent des
assemblées provinciales
(congrégations) qui élisent
à leur tour une congrégation
générale qui élit le
général et peut même le
renverser. Et chaque échelon
inférieur peut s'adresser directement aux
échelons supérieurs, y compris le
général. Tout le système
tend à permettre un management à
distance (central) tout en autorisant certaines
initiatives locales : les Jésuites sont
les interlocuteurs privilégiés de
Galilée (jusqu'au moment où il
défend la thèse de
l'héliocentrisme) ; ils
développent l'enseignement des
mathématiques en Allemagne pour y
favoriser de nouvelles implantations ; ils sont
autorisés à exceller en astronomie
pour mieux séduire les
chinois
.
Pour clore cette
digression, on peut s'interroger sur le type de
produit qui sortait des collèges
jésuites : originellement, il s'agissait de
produire des religieux, à la fois
obéissants, cultivés et rompus aux
joutes oratoires
. Très vite il s'est
agi de former des profanes sans véritable
spécialisation professionnelle, respectueux
de l'ordre établi et de la
société en place, qui s'orienteront
vers le service de l'Etat ou les professions
libérales
. Mais Descartes, Voltaire et
Diderot seront aussi issus de collèges
jésuites
Les configurations
organisationnelles de Mintzberg
Après ce détour dans le
passé, je vais faire appel à une
grille de lecture récente pour essayer de
situer les lycées et collèges parmi
les organisations actuelles. Il s'agit du
modèle de Mintzberg, qui, comme vous le
verrez, est à la fois pratique et
suggestif
.
Mintzberg (1979) avance que toute
organisation combine de manière
particulière 5 grandes composantes
principales :
1) un
sommet stratégique, autrement dit les
instances dirigeantes
Je reste flou
à dessein sur leurs fonctions
précises qui vont dépendre de
l'ensemble de la combinaison ;
2) un cur
opérationnel
. Ce sont les
exécutants, la base, les gens qui sont au
turbin et en première ligne ;
3) un ensemble
intermédiaire : personnel d'encadrement
ou courroie de transmission entre le sommet
stratégique et le cur
opérationnel ;
4) une
technostructure
. d'où sortent les
normes et les règles en matière
d'objectifs à atteindre, d'ordonnancement
des activités et surtout de "
façons de faire " ;
5) un ensemble
logistique : tout un ensemble de ressources
nécessaires aux autres composantes (des
outils au marketing, en passant par l'imprimerie
et la cantine).
De la combinaison de ces 5 composantes, on
va obtenir plusieurs configurations
organisationnelles typiques
Pour faire
ressortir la spécificité de celle qui
nous intéresse, je vais commencer par vous
présenter rapidement les
autres
.
(Voir
ici )
Les bureaucraties
professionnelles
Revenons aux bureaucraties professionnelles
qui nous intéressent tout
particulièrement. Je vous en
présenterai d'abord les
caractéristiques générales
avant d'aborder certaines
spécificités des
établissements du secondaire qui nous
sortent des schémas de
Mintzberg
|
Elles se caractérisent par
la prédominance du cur
opérationnel. On y trouve notamment
les universités et les
hôpitaux, ainsi que les grandes
entreprises assurant des missions de
service public (SNCF, RATP, EDF et
même Air France). En gros, les
opérationnels y font la loi,
dès lors qu'ils sont hautement
qualifiés et qu'ils sont
recrutés sur leurs
compétences
spécialisées ou plus
exactement sur les diplômes qui en
attestent. L'ensemble intermédiaire
et la technostructure sont aux mains de
ces professionnels, tandis que le secteur
logistique peut y être très
variable. La coordination de l'ensemble se
fait essentiellement par la normalisation
des compétences et des
diplômes. Chaque service ou
département
spécialisé prend l'allure
d'une petite forteresse dont les membres
contrôlent les entrées et la
hiérarchie interne. N'y entre pas
qui veut et chacun doit y être
à sa place.
|
|
Et chacun se surveille. C'est la base du
corporatisme. Lequel repose sur le paradoxe suivant
: d'un côté, on clame que la bonne
marche de l'organisation repose sur la
détention des compétences
nécessaires ; de l'autre, on s'en remet aux
diplômes pour les établir, sans se
préoccuper ensuite de contrôler si
leurs détenteurs possèdent bien les
compétences effectives correspondantes. Le
corporatisme repose moins sur les
compétences que sur les
diplômes.
Ce corporatisme s'est étendu à
toute la société, notamment en
France. Chaque profession y prend l'allure d'une
forteresse qui défend ses accès et
contrôle sa hiérarchie interne par le
biais des diplômes. Les autres types
d'organisation sont également
contaminés. Le sommet stratégique et
la technostructure des grandes bureaucraties
industrielles sont devenus la chasse gardée
des ingénieurs des grandes écoles (X,
Centrale, etc.) et il faut souvent un BTS pour
faire partie de l'ensemble intermédiaire.
Même les structures simples doivent faire
appel à des diplômés
lorsqu'elles grandissent et se
différencient. Idem pour les adhocraties.
Les structures divisionnelles y échappent en
partie, en accueillant d'abord les " exclus " ou
les " recalés " des filières de
formation
Notons un autre paradoxe de l'Education
Nationale : d'un côté, elle est
déjà une bureaucratie professionnelle
; de l'autre, elle est chargée de
gérer le corporatisme des autres et se
trouve soumise à leurs pressions. C'est
ainsi qu'en ce qui concerne les corporations les
plus prestigieuses, de nombreux filtres ont
été mis en place pour en gérer
les flux : concours des grandes écoles
d'ingénieurs, numerus clausus pour les
professions médicales, etc.
Faisons un premier point. Dans une
bureaucratie professionnelle, il y aura une
différenciation forte des domaines de
compétence (disciplines d'enseignement dans
les Universités, spécialités
médicales dans les hôpitaux) et
corollairement une hiérarchie
prononcée au sein de chacun. Les
professionnels du plus haut niveau y disposent
d'une autonomie que l'on ne trouve nulle part
ailleurs et qui va souvent au profit du client
(étudiants ou patients). Revers de la
médaille, ces professionnels sont
conservateurs et soucieux de défendre leurs
privilèges. Lorsque l'environnement devient
instable et turbulent, ce type d'organisation est
peu réactif dès lors que les
adaptations passent d'abord par un
réaménagement des qualifications et
des territoires ; d'autant plus que toute
intervention extérieure, qu'elle vienne du
bas (la clientèle) ou du haut (les pouvoirs
publics) est perçue comme une intrusion
intolérable. Voici ce qu'en dit Mintzberg
:
" Dans la Bureaucratie Professionnelle, le
changement ne vient pas de nouveaux administrateurs
qui prennent leurs postes et annoncent des
réformes majeures, ni de technostructures
gouvernementales qui cherchent à
contrôler les professionnels. Le changement
vient plutôt du processus, lent,
d'évolution des professionnels : changer le
recrutement, la formation, la socialisation, la
motivation au perfectionnement professionnel " (p.
335).
Cette grille de Mintzberg est
éclairante sur certains points, mais
insatisfaisante sur d'autres. D'un
côté, elle éclaire bien le
conservatisme et le corporatisme des bureaucraties
professionnelles où il s'agit de
défendre la place de chacun dans la
hiérarchie interne (statutaire) et la place
de chaque profession et de chaque discipline dans
la hiérarchie sociale. De l'autre, on voit
bien que cette grille s'inspire des pays
anglo-saxons où les bureaucraties
professionnelles disposent de plus d'autonomie (et
sont plus soumises à la concurrence) que
leurs consurs françaises.
Tout particulièrement, on
voit que ce tableau des bureaucraties
professionnelles convient mieux aux
universités et hôpitaux
français, qui disposent
déjà d'un début
d'autonomie, qu'aux établissement
du secondaire. Dans les premiers, on
note la tension entre une
hiérarchie administrative,
soucieuse de rendre des comptes aux
autorités de tutelle
(Ministères), et une
hiérarchie médicale ou
enseignante, plus centrée sur ses
besoins propres. Concernant les seconds,
il est plus difficile de considérer
que le principal ou le proviseur et leurs
adjoints y constituent le sommet
stratégique
en l'absence
d'ensemble intermédiaire (à
moins de considérer que les
professeurs principaux et les conseillers
d'éducation en tiennent lieu). Il
est plus satisfaisant de considérer
que les collèges et lycées
font partie d'une énorme
bureaucratie dont le sommet
stratégique est le Ministère
de l'Education Nationale et dont les
principaux et proviseurs constituent
l'ensemble intermédiaire
ce
qui en dit beaucoup plus sur les limites
d'action des principaux et des proviseurs
et la nature même de l'enseignement
secondaire
Dans cette perspective, il peut
être judicieux de sortir de la
grille de Mintzberg (axée sur les
entreprises) pour considérer que
l'enseignement secondaire est d'abord une
bureaucratie administrative, au même
titre que les autres administrations
publiques.
|
|
La bureaucratie
administrative
wébérienne
Ceci nous renvoie vers le modèle
wébérien de la bureaucratie. A la
charnière du 19ème et du 20ème
siècles, Max Weber (1919) oppose les
bienfaits de ce modèle bureaucratique
nouveau aux méfaits du modèle
patriarcal qui prévalait jusqu'alors. Autant
ce dernier est fondé sur la naissance ou le
charisme, l'arbitraire et l'absence de
règlement écrit, autant le
modèle bureaucratique se fonde sur
l'impersonnalité, la compétence et un
règlement écrit.
L'accès aux diverses fonctions,
à commencer par celles de direction, ne
repose plus sur la naissance ou les relations, mais
sur des concours impersonnels et anonymes qui
garantissent la sélection des meilleurs,
tout en les enfermant souvent dans des
catégories (fonctions et grades) dont ils
auront le plus grand mal à sortir (si ce
n'est par de nouveaux concours ou par
l'ancienneté, dès lors que
l'appréciation du mérite est toujours
teintée d'arbitraire). De même, les
règles écrites protègent
à la fois les inférieurs de
l'arbitraire des supérieurs et ceux-ci des
pressions de ceux-là. Curieusement, dans ce
tableau plutôt élogieux de la
bureaucratie, Weber ne s'inspire pas des grosses
entreprises industrielles (telles que Krupp, qui
reste fortement paternaliste et patriarcale) mais
de l'administration publique prussienne, laquelle a
pris modèle sur l'administration
révolutionnaire française.
Curieusement, l'Allemagne a été le
grand laboratoire des institutions
révolutionnaires françaises
Elle fut, en quelque sorte, notre première
colonie avant celles d'outre-mer, autre miroir
grossissant de leurs avantages et de leurs
inconvénients !
|
Toujours est-il que ce
modèle bureaucratique va
s'étendre à tous les pays
occidentaux, notamment les Etats-Unis. Et
divers sociologues américains,
comme Merton, Selznick et Gouldner vont en
décrire les dysfonctionnements.
Ainsi Merton (1936) montre que le souci
majeur de la direction d'une bureaucratie
est de s'assurer de la
prévisibilité des
comportements de ses membres (une
bureaucratie a horreur de l'incertitude).
Pour ce faire, elle va prendre des mesures
dont certaines conséquences seront
attendues et d'autres plus inattendues !
Les principales mesures visent à
promouvoir la fidélité au
règlement (récompenser ceux
qui le suivent et sanctionner ceux qui ne
le suivent pas, rappeler à tout
moment qu'il faut le respecter). Le
premier effet attendu de ces mesures est
que les membres de l'organisation vont
intérioriser le règlement,
qui va en quelque sorte devenir une partie
d'eux-mêmes (tout comme nous avons
intériorisé le code de la
route). Un deuxième effet est de
procurer à chacun un sentiment de
protection personnelle : on se sent plus "
léger " et " impeccable " lorsqu'on
suit le règlement (à
comparer avec le comportement d'animal aux
aguets des sans-papiers). Un
troisième effet est d'instaurer un
esprit de corps (on fait partie de la
même famille et on se sent plus
forts que ceux qui n'en sont pas). Mais
les conséquences inattendues
pointent rapidement : en
intériorisant le règlement,
on s'attache plus à sa lettre
qu'à son esprit et on est
rapidement tenté de faire entrer
les problèmes rencontrés
dans ses catégories plutôt
que d'adapter celles-ci aux
réalités de la vie. De sorte
qu'on oublie qu'on est au service d'une
clientèle extérieure et
qu'on crée de plus en plus de
mécontents parmi celle-ci. Et ce
qui devait arriver arriva : des clients
malmenés se rebiffent et agressent
(verbalement souvent, physiquement
parfois) les membres de la bureaucratie
qui sont à leur contact. Pour
ceux-ci, c'est la douche froide : ils se
sentaient protégés en
observant le règlement et
voilà qu'on les agresse. C'est
là qu'intervient l'esprit de corps,
à la fois contre les agresseurs
extérieurs et contre la direction.
|
Dans la plupart des cas, celle-ci modifie
à peine le règlement mais s'arrange
surtout pour accroître la distance entre son
personnel et les clients (par exemple, on remplace
les guichets par le courrier postal). Peu à
peu, les bureaucraties s'isolent de leur
clientèle
ce qui ne les empêche
pas de grossir et de se transformer en " monstres
froids " (d'aucuns ont parlé de " mammouth
") qui se centrent de plus en plus sur leurs
problèmes internes
. A chaque crise,
une bureaucratie va demander plus de moyens pour
mieux servir sa clientèle (discours officiel
et consensuel)
mais à
l'intérieur, chacun se prépare
déjà à prendre la meilleure
part du gâteau
Selon moi, les établissements
d'enseignement secondaire se situent à
mi-chemin des bureaucraties
wébériennes et des bureaucraties
professionnelles (ou oscillent entre elles). Pour
le comprendre, il faut en revenir à la
Révolution française et à
Napoléon.
[Voir:
Un
peu d'histoire
]
Bilan
D'une certaine manière, le central
l'a emporté sur le local et
l'élitisme classique sur la prise en compte
de l'environnement
. Au plan organisationnel,
à la compétition statutaire s'est
ajoutée la concurrence disciplinaire :
l'accession à un grade supérieur
dépend d'abord de la défense de la
discipline enseignée
J'insiste sur ce point en raison de
son caractère paradoxal : d'un
côté, le secondaire classique
était profondément
opposé au découpage
disciplinaire (les enseignants sortaient
d'un même moule - les
humanités - et constituaient des
sortes de poupées gigognes
où celui qui pouvait le plus
pouvait aussi le moins) ; de l'autre, le
primaire supérieur et le
professionnel, même s'ils
différenciaient davantage les
disciplines, les envisageaient sous
l'angle de leur utilité directe et
de la polyvalence du maître.
L'amalgame opéré
sépare les disciplines et divise
les maîtres
.
Vous allez sans doute me dire que
le latin et le grec en sont réduits
à la portion congrue dans les
établissements actuels
Certes, mais je vous répondrai
qu'ils ont déteint sur les autres
disciplines-phares (français,
mathématiques, langues
étrangères, physique) qui
ont repris leur côté
abstrait, comme critère de
hiérarchie, et leur
côté " hors du siècle
", comme si on n'aurait jamais à
les utiliser. Voici ce que dit le Prix
Nobel de physique Pierre-Gilles de Gennes
(1994) des mathématiques
:
|
|
" Pourquoi
une telle cristallisation autour des maths ?
Certainement
pas à cause d'une pression des chercheurs
mathématiciens. Mais plutôt par suite
d'une convergence d'intérêts qui rend
ce système pratiquement inamovible. D'un
côté, les examinateurs trouvent plus
commode de noter un problème de maths que la
discussion d'un fait physique un peu subtil
où les formules ne sont pas toute
l'histoire
De l'autre, les étudiants
s'arrangent fort bien d'un système qui ne
demande pas de stocker beaucoup d'information, et
donc qui autorise les révisions de
dernière heure, le bachotage. Le
conservatisme de la population étudiante,
dans ce domaine, n'a donc rien à envier au
poids des corporatismes de la bureaucratie. Quant
aux parents, avant tout désireux de voir
leurs enfants " casés ", ils sont anxieux
devant toute idée de changement " (pp.
236-237).
Je mettrai cette remarque en
parallèle avec celle de Diderot, il y a plus
de deux siècles :
" Le
préjugé selon lequel "donner une
application à des objets particuliers,
sensibles et matériels, c'est déroger
à la dignité de l'esprit humain", a
contribué à remplir les villes
d'orgueilleux raisonneurs et de contemplateurs
inutiles, et les campagnes de petits tyrans
ignorants, oisifs et dédaigneux "
(article " Art " de
l'Encyclopédie).
De l'organisation au
pilotage
Pour l'instant, les collèges et les
lycées ne constituent pas des organisations
autonomes, pas plus que de véritables
organisations professionnelles, même s'ils en
partagent certains traits. Pour les comprendre, il
faut appréhender leur organisation à
l'échelle de la nation, avec un sommet
stratégique (la direction de l'enseignement
secondaire), une énorme technostructure
(alimentée par les inspecteurs
généraux), un corps
intermédiaire (les proviseurs et les
principaux), un cur opérationnel (les
enseignants) et une logistique très variable
(assez légère pour les disciplines
classiques et plus lourde pour les disciplines
scientifiques et techniques). L'environnement
extérieur reste encore fantomatique : pour
beaucoup, il se limite encore à barre des
80% de reçus au bac parce que le
Ministère en a décidé
ainsi
. Bref, une sorte d'environnement "
administré "
Mais le vent vient de tourner puisque
l'heure est à la décentralisation
(et donc au local) et au projet (si possible
transversal)
.
Tout ceci nous permet de parfaire
notre portrait du proviseur et du
principal :
1)
il porte le collège ou le
lycée sur ses
épaules
.
2) mais
on lui a rogné les ailes, les
ergots et le bec
et presque
châtré un moment avec
l'obligation de
célibat
3)
à présent, il doit en
plus faire le grand écart entre
le central et le local : dans une
organisation entièrement
conçue pour " le management
à distance " dont il
n'était que le dernier maillon,
il devient l'animateur d'un "
management de proximité " en
prise directe avec l'environnement
économique et
social
Tout cela va avoir d'importants
retentissements sur le pilotage des
lycées et des collèges. Pour
en parler, je vais faire appel à
divers auteurs, en commençant par
Herbert Simon (1947, 1969) qui a obtenu le
Prix Nobel d'économie en 1978 pour
ses travaux sur la prise de
décision dans les organisations.
|
|
Les limites et les
ressources de la rationalité
humaine
Simon nous dit que nous cherchons tous
à être rationnels mais que nous en
sommes empêchés du fait des conditions
d'exercice ou limites (" boundaries ") de cette
rationalité. Celles-ci sont d'abord
externes, dès lors que nous n'avons jamais
une vision complète de notre environnement
spatio-temporel : nous découvrons celui-ci
à mesure que nous avançons. Nous
sommes comme des rats qui parcourent un labyrinthe
et découvrent ses multiples embranchements
sans savoir lequel mène à la sortie
ou même s'il y en a un qui mène
à cette sortie. Elles sont aussi internes,
du fait de nos faibles capacités de
traitement de l'information et surtout de
mémoire (on oublie vite
. et on
récidive facilement dans l'erreur et
l'échec).
Simon nous dit cependant que nous ne sommes
pas totalement dépourvus de moyens pour
parcourir notre labyrinthe. Nous sommes d'abord
capables de " chunker " l'information en paquets de
plus en plus gros ou " patterns " qui nous
permettent de saisir une situation
(l'interpréter) et d'évoquer
immédiatement des procédures ou
routines pour la traiter (je montrerai un peu plus
loin combien " l'année scolaire ", " les
postes ", " les classes " et " les heures "
constituent des " chunks " puissants pour un
proviseur ou un principal). Nous sommes
également capables de mettre en uvre
des " heuristiques " ou procédures
astucieuses et rusées qui permettent
d'affronter " à l'économie " des
situations nouvelles. Et la plupart du temps, nous
nous satisfaisons de " ce qui marche " plutôt
que de rechercher l'optimum. Ce qui signifie aussi
que nous pouvons avoir tendance à ronronner
!
C'est un peu ce qui se passait
récemment : le Ministère fournissait
un labyrinthe simplifié, presque totalement
" administré ", dont il fournissait
également les règles de
parcours
et s'il y avait un doute, on pouvait
recourir à l'une des heuristiques les plus
courantes dans le domaine administratif :
l'identification à l'organisation,
c'est-à-dire se demander ce qu'un autre
proviseur ou principal aurait fait à notre
place
ou plus simple encore, consulter le
proviseur ou le principal d'un établissement
voisin
Une autre heuristique consiste
à prendre une décision qui arrange
tout le monde, tout au moins dans le court terme :
je me souviens avoir visité le
collège flambant neuf de
Bourg-Saint-Andéol (près des
centrales atomiques d'EDF)
EDF avait
proposé de financer un mur de chaleur
à l'entrée
c'était
autant de gagné pour financer d'autres
parties du collège
. Mais la facture de
fonctionnement de ce mur de chaleur fut
particulièrement " salée " les
années suivantes !
L'importance des
métaphores
Avec la décentralisation, le
labyrinthe devient plus complexe
les
règles venant du Ministère ne
suffisent plus
. et les collègues des
établissements voisins deviennent des
concurrents
Il faut trouver de nouveaux "
chunks " et de nouvelles heuristiques
.
Pour les élaborer, les métaphores
vont jouer un rôle capital
.
Je vais partir d'une
métaphore chère à
de nombreux proviseurs
expérimentés : celle du
lycée comme un avion de ligne
qui décolle pour atterrir au
bout d'une année. Pour ces
proviseurs, l'important se passe avant
le décollage : s'assurer que
tout le monde est en place (notamment
les enseignants) et que tout fonctionne
bien (notamment, la composition des
classes, la répartition des
horaires et des enseignants dans
chacune d'elles) ; après quoi on
peut décoller et veiller
à ce que tout se passe bien
jusqu'à
l'atterrissage
|
|
Cette métaphore est très jolie
et contient, selon moi, la plupart des " chunks "
et des heuristiques du proviseur
d'expérience. La première heuristique
est celle de la préparation avant le
décollage. Elle s'appuie sur des " chunks "
tout aussi frappants : la vie du lycée se
découpe en " années " (la
durée du vol), en " nombre de postes "
disponibles et en " nombre de classes " à
pourvoir en enseignants ; les postes se
déclinant ensuite en " heures de classe "
qu'il s'agit de répartir au mieux entre les
différentes classes. Rien n'est dit sur la
direction du vol (mais on devine qu'il s'agit
d'avoir le moins de redoublants et le plus de
succès au bac) et sur l'ouverture d'autres
lignes
La décentralisation ne va-t-elle pas
inciter les chefs d'établissement à
modifier leurs métaphores ? A envisager par
exemple les vols sur 3 années (avec autant
de projets sur cette durée) ou à
remplacer l'heure de classe
spécialisée par des
demi-journées confiées à des
enseignants plus polyvalents ?
L'un de ces proviseurs m'a aussi fourni un
exemple qui nous propulse justement dans ce temps
de la décentralisation : il s'est battu pour
avoir une section technologique dans son
lycée (CAP Assistant Technique en Milieux
Familial et Collectif, BEP Carrières
Sanitaires et Sociales). Ce n'est peut-être
pas la plus prestigieuse, mais ses
collègues-concurrents s'étaient
déjà servis ! En tout cas, elle offre
des débouchés à ses
élèves et elle accroît la
composante " logistique " de son
établissement
tout en pouvant servir
de base de développement d'autres
filières professionnelles
J'aimerais
proposer une autre métaphore aérienne
qui m'est inspirée par l'uvre du grand
sémioticien Charles S. Peirce (cf. B.
Morand, 2004) : celle du parapentiste.
Le proviseur ou le principal
porte son parapente (son
établissement) sur ses
épaules en sachant qu'il dispose
de peu de moyens pour le diriger ; il
saute dans le vide en se fixant un lieu
d'atterrissage virtuel (conciliant les
pesanteurs du central et les
aspirations du local) qu'il n'est pas
du tout sûr d'atteindre (c'est la
grande différence avec le vol de
ligne) ; pendant son vol, il doit
traiter divers signes : les uns sont
des sensations brutes (craquements du
parapente, autrement dit les
grognements des enseignants et des
élèves ; force du vent et
proximité des falaises,
autrement dit les manifestations de
l'environnement immédiat) ;
d'autres mettent en relation ces
éléments (la force et la
direction du vent sont des indices de
la longueur et de la direction du vol)
; d'autres encore sont plus formels et
ont trait aux instructions
ministérielles sur ce qu'il
convient de faire et de ne pas faire.
La qualité du vol va
dépendre des
interprétants que le
parapentiste aura mis en place pour
combiner tous ces
éléments. Si vous n'avez
jamais fait de parapente,
peut-être vous êtes-vous
essayés à la planche
à voile : les instructions bien
formelles ne vous empêcheront pas
de tomber plusieurs fois à l'eau
avant que vous n'arriviez à
combiner les autres signes plus
concrets
.
|
|
Tout en surfant sur l'inertie du
passé, le chef d'établissement devra
de plus en plus se projeter dans l'avenir :
prévoir, anticiper, jeter de nouvelles
bases pour de nouveaux projets
. Nul doute que
la pression du local (parents, collectivités
territoriales, entreprises) s'exercera en direction
de formations plus professionnelles ou de
débouchés plus assurés
.
Dans ces conditions, l'heuristique qui vient le
plus rapidement à l'esprit sera de
créer de nouvelles sections dans cette
direction
mais ceci implique la
création de nouveaux postes et la
disposition de nouveaux moyens
. Et si tout le
monde fait pareil, le Ministère sera soumis
à une explosion des demandes ! Lorsque le
pilotage était centralisé, celui-ci
pouvait réguler ces créations en se
contentant d'une gestion prévisionnelle
fondée sur l'existant et sur une
évolution assez prévisible de la
population scolaire !
Comment risque-t-il de procéder
avec cette nouvelle donne ? Avant de
décentraliser la gestion du personnel
enseignant (ce qu'il a commencé à
faire pour les TOS), il sera tenté de
favoriser les transferts de postes (" si vous
voulez un nouveau poste dans une section nouvelle,
supprimez-en un dans une section existante") ou de
procéder à la manière de ce
qui se passe désormais dans les
hôpitaux (" faites la preuve que le
nouveau poste sera un bon investissement
")
[ Les
solutions hospitalières
]
Voyons si ce schéma est
transposable aux lycées et collèges.
On y retrouve les mêmes
découpages disciplinaires
mais il y
manque un barème des actes
Pendant
longtemps, le seul tableau de bord y fut le taux de
réussite aux examens, en notant tout de
même que les lycées les plus
prestigieux avaient abandonné depuis belle
lurette ce type de repère pour surveiller
leurs taux de réussite à
l'entrée des Grandes Ecoles ! Sous la
pression du local, il est à prévoir
que de nouveaux repères se mettront en place
: taux d'insertion professionnelle (ou durée
moyenne de la recherche d'un emploi) dans les
filières courtes, taux d'entrée dans
les IUT, les grandes écoles et les
universités dans les filières longues
et, probablement, des tableaux de plus en plus
précis sur les écarts entre offres et
demandes d'emploi
. Sans compter que les
universités devront probablement se
réformer elles aussi, en contrepartie d'une
autonomie accrue
On peut imaginer que les divers
établissements d'un même bassin
d'emploi soient amenés à se
fédérer et que la véritable
unité de pilotage devienne la filière
d'enseignement (à l'instar du pôle
hospitalier) avec à sa tête un
responsable enseignant, un conseiller
d'éducation et un responsable
financier
On pourrait même imaginer que
chaque filière " entretienne " une
pépinière de nouvelles sections
virtuelles (des groupes d'enseignants
regroupés autour de divers projets innovants
et formant ainsi de petites " adhocraties ") et "
concrétise " les plus
prometteuses
Vous me direz qu'on n'en est pas encore
là ! Je vous répondrai qu'il vaut
mieux s'y préparer ! Ce faisant, on se
rapprocherait des entreprises " à la
japonaise " dont Nonaka et Takeuchi (1995) ont
énuméré les traits principaux
:
1)
elles ont une vision du futur qui fixe des
orientations communes. Cette vision vient du
sommet hiérarchique, dont les membres ont
une expérience approfondie de l'ensemble
des activités de l'entreprise et savent
écouter les suggestions de la
base.
Jusqu'à
présent, la vision du futur ne venait que
du Ministère. Dans une structure plus
divisionnalisée, cette vision peut venir
des proviseurs et des principaux
qui sont
issus du corps enseignant, ont une grande
expérience de l'enseignement
et
sont attentifs aux signaux du local
2) elles
développent l'autonomie des individus et
des groupes en leur sein. Tout
particulièrement, elles mettent en place
des " task-forces " constituées de jeunes
ingénieurs aux compétences
diverses, qui disposent de toute latitude pour
mener à bien un
projet.
Dans des
structures divisionnalisées, ce serait le
côté " pépinière de
projets " parmi lesquels on
sélectionnerait de nouvelles
filières.
3) elles
entretiennent une culture de la crise (rien
n'est jamais acquis définitivement et la
conjoncture peut se retourner), contrairement
aux bureaucraties qui se figent dans la
réglementation.
Ici aussi,
des structures divisionnalisées devraient
apprendre à remettre
périodiquement en cause leurs options et
profiter des situations de crise pour envisager
de nouvelles orientations.
4) elles
maintiennent une certaine redondance des
activités (rotation des postes et des
fonctions, polyvalence des équipes) qui
multiplie les occasions
d'échanges.
Des
structures divisionnalisées devront
favoriser une polyvalence accrue des enseignants
et lutter contre le repli
disciplinaire.
5) elles
favorisent la variété des
réponses et des projets face aux
sollicitations immédiates ou plus
lointaines de
l'environnement.
C'est
l'idée d'avoir toujours plusieurs fers
sur le feu
et de disposer de
réponses déjà
élaborées quand l'occasion se
présente.
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