Cette
population était donc définie
essentiellement par son ignorance et son manque de
savoir et de culture.
C'était
l'homme qui ne pouvait rien maîtriser dans
son corps, dans sa pensée ni dans sa vie
parce qu'il n'avait pas reçu l'instruction
qui lui aurait permis d'apprendre un métier,
d'avoir des relations et de comprendre le monde qui
l'entourait.
Un peu plus
tard, les illettrés ont été
qualifiés par ce qu'ils n'étaient pas
ou par ce qu'ils n'avaient pas au regard d'une
normalité jamais clairement
énoncée et toujours clivante. La
situation d'illettrisme était alors
perçue comme un
handicap, un
manque individuel proche de la maladie, de la
carence cognitive ou fonctionnelle, de la
débilité légère. Les
illettrés pouvaient même
apparaître comme violents et
apparentés à des
délinquants .
D'autres
représentations surgiront par la suite,
sur des groupes réfractaires à
l'écrit pour des raisons culturelles. Ils
seront considérés comme des
contestataires. En effet, des
résistances collectives pourront se
manifester en opposition à un code issu d'un
groupe dominant et imposé de
l'extérieur. On trouve ces attitudes
notamment chez les gens du voyage . Ces
communautés peuvent considérer qu'il
y a danger à accepter des pratiques
langagières ou scripturales "
étrangères " car elles pourraient
venir bousculer des modes d'organisation sur les
fonctionnements sociétaux et les rapports
interindividuels de leurs groupes.
A ces
formes collectives de rejet s'ajoutent des
formes individuelles de résistance,
de refus face à l'école ou
au savoir institué. C'est, par
exemple, l'individu qui marque une
opposition à des apprentissages,
à ses yeux souvent
survalorisés ou surinvestis par
l'environnement contre lequel il se
défend ; il sera alors
considéré comme paresseux
ou fainéant.
A
partir des années 1980, les formes
d'exclusion du travail et le chômage
de longue durée furent les grands
révélateurs de l'illettrisme
adulte. Les exigences accrues en
termes de productivité et de
mobilisation de l'intelligence
déclenchèrent des
difficultés d'accès ou de
maintien dans l'emploi. Les bras ne
suffisaient plus, il fallait " penser " le
travail pour se situer dans la
chaîne du travail et évoluer
sur des machines plus complexes. Les
ouvriers, considérés jusque
là comme spécialisés,
ont été
déqualifiés puis
disqualifiés puisqu'ils n'avaient
plus ou insuffisamment les savoirs requis
par les nouvelles procédures.
Etre illettré, c'était en
quelque sorte être condamné
à être
chômeur.
Les
représentations sociales du
phénomène
illettrisme
Après avoir
évoqué les
représentations portant sur les
individus en situation d'illettrisme,
étudions à présent
les différentes approches du
phénomène illettrisme. On
peut les distinguer au fur et à
mesure que cet " objet " s'identifie et
que le discours social se
construit.
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L'illettrisme
: une affaire d'état
D'abord, le
travail des militants d'ATD Quart Monde a conduit
à médiatiser un
phénomène d'exclusion sociale et,
c'est dans les années 1980, que des
résultats ont commencé à se
faire sentir. En effet, parce qu'on n'imaginait pas
qu'une partie de la population puisse
éprouver à l'issue d'une
scolarisation d'au moins dix ans des
difficultés, parfois importantes, dans le
maniement de la langue de ce pays qu'une commission
est chargée par le Premier Ministre de
l'époque, Pierre Mauroy, de cerner ce
problème de l'illettrisme et de
réfléchir sur le moyen d'y
remédier.
Cela aboutira
à la publication d'un rapport officiel puis
à la création du " GPLI " (Groupe
Permanent de Lutte contre l'Illettrisme). C'est
un tournant important car, d'un problème
social relevant du militantisme, l'illettrisme
devient une affaire d'état et l'on
disposera progressivement de moyens financiers pour
le financement d'actions, d'informations ou de
recherches. Par exemple, des " CRI " (Centres de
Ressources Illettrisme) ont été
créés dans les différentes
régions, des dispositifs de formation ou de
remédiation aux savoirs de base se sont
développés sur tout le territoire. On
a vu naître les Ateliers de Formation de
base (AFB) en Champagne-Ardenne, les
Ateliers des Savoirs Fondamentaux (ASF) en
Normandie, etc.
Puis,
déclarée priorité nationale
par la loi du 29 juillet 1998 d'orientation
relative à la lutte contre les exclusions ,
la lutte contre l'illettrisme s'inscrit
dès lors dans le cadre de l'éducation
permanente au même titre que l'animation
socioculturelle.
L'ANLCI (Agence
Nationale de Lutte Contre l'Illettrisme),
groupement d'intérêt public, a
succédé en 2000 au Groupe Permanent
de Lutte contre l'Illettrisme. Les moyens ont donc
considérablement augmenté et
témoignent de l'importance qu'on y accorde
aujourd'hui : l'illettrisme est devenu un
fléau de société.
L'Illettrisme
: une vision scolaire
Les discours sur
l'illettrisme ont donné lieu à de
nombreuses définitions
modulables à l'infini selon les besoins et
les intérêts de ceux qui les
produisaient.
La lecture
s'est d'abord trouvée au cur de la
définition. En effet, Le mot " lettre
" dans illettrisme suggère que
l'illettrisme se limite à un problème
de lecture. Puis, les définitions se sont
élargies avec le duo
lecture-écriture ou le trio
lecture-écriture-calcul. La
maîtrise du lire-écrire-compter
représentait l'ensemble des savoirs
considérés comme stratégiques
pour permettre aux individus d'être
autonomes.
Par ailleurs,
la crise de l'emploi a favorisé
l'entrée massive d'adultes dans des
stages d'insertion. Cette scolarisation des
adultes pour réduire le risque de
désocialisation ou d'exclusion de l'emploi
accompagnée, de surcroît, par le
mouvement d'enthousiasme de la France pour la
dictée de Bernard Pivot a contribué
à donner une valeur importante aux savoirs
scolaires. De plus, des enquêtes statistiques
de grande ampleur pour évaluer le niveau
d'enseignement et les acquis de la population
française seront réalisées
principalement à partir de critères
scolaires propres à l'Ecole Primaire (savoir
lire, écrire ou compter) ou au Secondaire
(savoir comprendre ce qu'on lit, savoir
rédiger et interpréter un texte).
Citons, par exemple , l'enquête IVQ
(Information Vie Quotidienne) de l'INSEE qui a
été conduite à partir de 2002
auprès d'un échantillon
représentatif (10 000 personnes) de la
population, âgé de 18 à 65 ans,
vivant en France métropolitaine. Cette
enquête proposait un certain nombre
d'épreuves passées au domicile des
enquêtés et permettait de mesurer les
compétences en lecture, écriture,
calcul. Citons encore la JAPD (Journée
d'Appel de Préparation à la
Défense) organisée par le
Ministère de la Défense et le
Ministère de l'Education Nationale qui
soumet tous les jeunes garçons et filles
âgés de 17 ans à des test
permettant de mesurer leurs compétences en
lecture et écriture. Enfin, mentionnons
l'enquête PISA, projet international
pour le suivi des élèves de 15 ans,
conduite par l'OCDE (Organisation de
Coopération et de Développement
Economique) qui sélectionne tous les 3 ans,
dans chaque pays, un échantillon de jeunes
qui doivent passer des tests écrits avec des
questions ouvertes ou à choix multiples
portant sur la lecture, la culture
mathématique et la culture scientifique.
Il est à
souligner également, que le
problème de l'illettrisme s'est
développé parallèlement
à celui de l'échec scolaire.
Auparavant on distinguait deux
phénomènes : l'illettrisme qui ne
concernait que les adultes et l'échec
scolaire de jeunes durant leur scolarité ;
aujourd'hui, la notion d'illettrisme est
rentrée au sein de l'Education Nationale,
car on qualifie aussi d'illettrés des
enfants encore scolarisés.
L'illettrisme :
une utilité sociale
La force sociale
attachée à la notion d'illettrisme
réside dans sa capacité à
être un lieu de rassemblement de
différents problèmes ou questions
qui existaient conjointement jusque là,
permettant à des acteurs et à des
actions différentes de revendiquer le label
" lutte contre l'illettrisme ".
Le flou
sémantique du terme " illettrisme
", entretenu par le discours social, a
réussi à regrouper sous une
même enseigne des métiers et des
professionnels très variés sans qu'il
y ait eu de concertation collective entre eux.
Se trouvent ainsi
réunis
- des
enseignants luttant contre l'échec
scolaire,
- différents
acteurs du soutien scolaire (et plus
récemment de l'accompagnement à
la scolarité),
- des orthophonistes
qui s'interrogent sur les problèmes de
dyslexie
et de dysorthographie
- mais aussi des
formateurs qui assurent
l'alphabétisation des populations
immigrées,
- des travailleurs
sociaux ou des conseillers de missions
locales en charge des publics en
difficulté d'insertion,
- des
spécialistes de la réinsertion
des détenus
- et encore des
bénévoles d'associations
caritatives,
- des
bibliothécaires, des enseignants en
institut spécialisé, etc.
L'illettrisme
est devenu un enjeu social collectivement entretenu
assurant du même coup sa rentabilité
et son utilité.
On peut donc dire
que l'illettrisme est un phénomène de
société qui existe depuis longtemps
mais sous des formes variées et des vocables
variables ; que l'illettrisme d'hier n'est pas
celui d'aujourd'hui ni celui de demain (ne
parle-t-on pas déjà de fracture
numérique ? et même
d'illectronisme ?) et que, si l'illettrisme
interroge la société toute
entière, elle interroge encore plus
particulièrement l'organisation
du travail.
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