Comment
devient-on
mathématicien?
- N:
Est-ce que vous pourriez me dire comment vous
êtes devenu mathématicien
?
- J: Oui.
Dès l'adolescence je me suis
intéressé aux sciences en
général, mais particulièrement
à la physique et à l'astronomie,
pas dans les livres scolaires, j'allais
à la bibliothèque où je lisais
des livres de vulgarisation scientifique, et je
n'avais pas l'intention de faire des
mathématiques à ce moment-là:
j'avais plutôt l'intention de faire de la
physique, pas de chimie, de la physique.
J'ai lu aussi un
certain nombre de biographies et ça, je
crois que ça a dû avoir une influence
psychologique importante par
identification... j'aurais peut-être du
mal à vous dire exactement quels livres,
mais c'étaient des livres qui
décrivaient l'histoire de certains grands
physiciens ou de certains grands
mathématiciens. Cela donnait un contenu
un peu réel à l'activité,
parce que la science, en tant que contenu
théorique, c'est intéressant pour un
jeune, mais c'est aussi intéressant de
comprendre la vie en général, de
comprendre l'histoire aussi...
Il y a
peut-être eu aussi une certaine
identification qui s'est faite à ce
moment-là, parce que dans ma famille il n'y
a pas de scientifique. Mon père était
cultivateur quand j'étais jeune, mais plus
tard il est devenu marchand de matériaux de
construction. C'est un individu très
rationnel, il aime les choses ... cherche
à comprendre ... il n'a pas beaucoup
d'éducation, mais tout de même, il a,
je crois, cinq ou six ans d'école primaire.
Il a toujours eu une attitude scientifique devant
les choses, ou rationnelle.
J'ai
peut-être aussi été
influencé par certains cousins. Je me
souviens que tous les étés, certains
cousins des Etats-Unis venaient nous visiter et il
y en avait un en particulier qui aimait beaucoup
les jeux de devinette: il posait des questions,
il fallait réfléchir et
ça m'amusait beaucoup; j'avais de bons
rapports avec lui, ça m'a peut-être
influencé.
Seul
et avec d'autres, présent et
absent
Ensuite j'ai fait
des études techniques dans un
collège; j'ai un diplôme de technicien
d'électronique. Puis, j'ai voulu
étudier la physique à
l'université, mais en faisant des
études d'électronique,
J'ai
commencé à lire
systématiquement certains livres
d'algèbre et de calcul infinitésimal.
Ces cours d'électronique étaient
relativement rudimentaires, il n'y avait pas de
calcul différentiel et intégral sauf
un petit peu à la fin du cours et
j'étais assez satisfait. Alors j'ai
étudié par moi-même et je
suis devenu une sorte d'autodidacte
même si j'ai eu des cours à
l'université ... en fait, j'étais
plutôt absent à ces cours
...
- N: Vous
étiez absent ?
- J: Oui,
je n'aillais pas au cours en
général, sauf pour passer les
examens ... Cependant, j'étais
présent à l'université,
c'est-à-dire que je travaillais avec
certains étudiants qui étaient
comme moi très enthousiastes pour la
mathématique et on travaillait ensemble, on
se posait différentes questions, comme
ça j'ai beaucoup appris aussi. Mais les
cours c'était pour les examens,
c'était plutôt quelque chose de
formel, il fallait bien avoir des diplômes,
il fallait bien ... parce que les cours sont
donnés sans perspective historique. C'est
soit trop lent, soit trop rapide. On impose un
rythme qui ne correspond pas du tout au rythme de
l'étudiant; or l'étudiant
intéressé peut, en une semaine,
apprendre ce que l'on peut faire en une
année dans un cours si l'on n'est pas
intéressé ...
J'ai toujours
suivi mon propre rythme mais en faisant quand
même un peu attention pour passer les
examens, donc avant les examens, je faisais un
effort ... mais sans ça, je me
considère plutôt comme un
autodidacte. J'avais certains rapports avec
d'autres mathématiciens, à
l'université il y a quand même
quelques professeurs ... mais j'ai toujours eu
beaucoup d'indépendance par rapport aux
exigences. Par exemple, j'ai voulu faire une
maîtrise. J'ai fait un peu d'analyse pendant
un certain temps et puis ensuite, je me suis
intéressé à d'autres
questions, et comme je m'intéressais
à d'autres questions, je ne faisais plus
d'analyse, alors j'ai changé de
directeur.
Répondre
à ses propres
interrogations
J'ai toujours
été très exigeant pour
répondre à ce qui me semblait
être mes interrogations, plutôt que
les interrogations du prof ...
- N: Vos
interrogations ?
- J: Oui ...
quelles sortes de questions on se pose ou
que je me pose.
- N: Et
qui vous motivaient pour avancer...
- J: Oui, il
y a un aspect local et global,
c'est-à-dire qu'il y a d'abord des
espèces de questions très,
très générales auxquelles on
aimerait répondre et qui ne sont presque pas
formulées, c'est presque inconscient, c'est
une motivation très
générale.
- N:
Exemple ?
- J: Je me
suis toujours émerveillé (rires) par
ce qu'est l'univers physique par exemple.
L'astronomie m'a beaucoup influencé. J'ai
découvert que le monde est extrêmement
vaste par rapport à la perspective qu'on
peut avoir dans une petite ville (c'est une
façon d'en sortir peut-être) et il
y a des choses extrêmement
mystérieuses auxquelles on veut
répondre ... souvent aussi par opposition
à la religion peut-être. Dans la
famille, nous étions catholiques, les
réponses venaient de la religion
effectivement, et je me suis opposé
à ça assez tôt,
j'étais un peu mouton noir dans ce
sens-là; je ne suis pas un agnostique au
sens général du mot, à savoir
qu'il y a des questions auxquelles on ne peut pas
répondre, mais j'ai une espèce de
confiance selon laquelle, en principe, on peut
répondre à toutes les questions
(rires).
N:
C'est-à-dire que vous voulez que
toutes les questions et les réponses
viennent de vous ?
- J: Non,
non, non. Parce que, oui, je suis
autodidacte, mais ça c'est une question
de circonstances; j'aime bien collaborer avec
les gens, j'ai collaboré avec beaucoup
de gens dans ma carrière. Collaborations qui
ont été fructueuses. Non, c'est
plutôt par réaction à un
certain système d'enseignement, c'est
plutôt par rapport à une certaine
culture, une façon de considérer la
recherche ou l'étude de la science en
général. C'est ça
plutôt, dans ce sens-là. Ce n'est pas
parce que je crois que les réponses doivent
venir de moi, mais j'ai confiance que je peux y
apporter quelque chose, je ne me sens pas
différent, en ce sens, des autres non
plus.
Les
mathématiques
Je crois que les
mathématiques c'est une activité
humaine comme les autres, c'est pas une
question de talent par exemple. Ce n'est pas une
question de neurones ou de bon fonctionnement du
cerveau. Bon, c'est évident qu'il faut
être en santé, mais c'est plutôt
une question de motivation, c'est une question
émotionnelle.
Donc, si pour
certaines motivations de nature, non pas
irrationnelle, mais émotionnelle, on
est intéressé à comprendre un
certain nombre de choses en utilisant l'aspect
mathématique, alors on développe
les capacités de réfléchir
mathématiquement et on a ce qu'on
appelle un talent. Cette motivation peut
apparaître très tôt et c'est
difficile de comprendre pourquoi exactement
...
- N:
Est-ce que vous pouvez préciser un
peu justement cet aspect émotionnel qui pour
vous a motivé votre intérêt
?
- J: C'est
pas facile ... mais quand j'avais cinq ans, mon
père m'avait acheté une sorte de ce
qu'on appelle en Amérique un
mécano; mais c'était en bois ...
on fabriquait et j'avais beaucoup
aimé ça. Je ne sais pas si c'est
suffisant pour former une motivation: le fait de
découvrir qu'on peut faire quelque
chose ...
- N: Des
éléments séparés
...
- J: Oui,
des éléments séparés.
C'était quelque chose de relativement
simple: il y avait la figure et il fallait
la répéter, évidemment on
pouvait faire ensuite autre chose, mais je ne me
souviens pas que j'ai fait beaucoup d'autres
choses, je faisais simplement ce qu'il y avait,
j'étais très jeune ...
- N:
Construire une figure ...
- J: Oui,
construire une figure. Je me souviens que
j'avais fait un petit avion, par exemple, avec une
hélice qui tournait vraiment et
j'étais très content peut-être
que ça m'a donné une motivation ...
il y a peut-être aussi cette
identification à la suite de lecture ...
une sorte d'ouverture sur le monde. Quand
on vit dans une petite ville, c'est
fermé et comme je le disais, nous
étions très catholiques et j'avais
des doutes sur la vérité de cette
doctrine. Mais ça a été
très difficile pour moi, quand j'avais
treize, quatorze ans de m'en éloigner. Je
crois que je m'en suis détaché
par ma façon positive ...
- N:
C'était une sortie ?
- J: Oui,
c'était une sortie, oui, chercher la
vérité d'une façon
différente. Je ne vois pas la
mathématique et la science comme une
nouvelle religion, je vois plutôt la religion
comme une pseudo science, un effort de comprendre
des choses qui ne sont pas comprises. Et puis, on
l'a érigée en doctrine et ça a
donné une science qui n'en est pas une, mais
une sorte d'effort de connaissance. C'est un effort
qui n'est pas rationnel, parce qu'on n'en est pas
à un degré de développement
suffisant pour utiliser des méthodes
rationnelles afin de répondre à ces
questions. Et justement ça c'est la
position: il n'y a pas de questions a priori,
auxquelles on ne peut pas répondre,
même si on ne peut pas répondre
maintenant. Et, je crois que l'humanité
c'est quelque chose de complètement ouvert
et ...
Individuel/collectif
- N: Vous
utilisez beaucoup les mots "ouvert" et
"fermé" ...
- J: Je ne
sais pas ... ah ! oui, je parlais d'une petite
ville fermée ... oui, oui, je ne crois
pas que ce soit une influence de la topologie
(rires) ... Mais les mathématiques, c'est
plus qu'une simple technique ... Je sais que
certains mathématiciens, surtout en
statistique, voient les mathématiques comme
un outil qui permet de calculer certains
paramètres. Non en général,
j'ai confiance dans la capacité de
comprendre. Il y a évidemment
énormément de problèmes
sociaux que la méthode des scientifiques au
sens des sciences exactes, ne peut résoudre.
Ca je suis d'accord avec ça; mais je crois
que la science est une science véritable, je
ne dis pas un empirisme. Je ne crois pas qu'on
fabrique des lois simplement pour les accorder aux
phénomènes et pour trouver une
explication parce que tout est convention et des
choses comme ça; je crois qu'on a la
possibilité de comprendre le monde en
général, que c'est une
capacité collective: cette recherche
scientifique ça se fait toujours à
plusieurs. Je n'ai jamais travaillé
d'une façon isolée même
si je suis un autodidacte, c'est toujours
en rapport avec d'autres personnes. Il y a
un questionnement qui se développe, on
répond aussi à certaines questions
individuelles; c'est une construction
individuelle au groupe de recherche.
Mais souvent ce ne sont pas des groupes de
recherche formalisés,
institutionnalisés avec subventions et tout
ça, c'est plutôt un individu
dans un pays, un autre là, un
autre ailleurs, on se rencontre quelquefois, on
se téléphone, on s'écrit
...
Découvrir/inventer
Alors si je reviens
à cette question d'ouverture, de
fermeture ... j'avoue que j'ignore
profondément ce que c'est que finalement les
mathématiques, c'est-à-dire que je
peux prendre des positions philosophiques par
rapport à ça; mais je ne suis pas
d'accord avec les positions platoniciennes et je ne
suis pas d'accord non plus avec des positions
constructivistes dans lesquelles tout ça
c'est des constructions de l'esprit humain;
je crois qu'il y a découverte, il n'y
a pas seulement invention, il y a les
deux à la fois: invention et
découverte, et c'est ça aussi qui
est fascinant en mathématiques: des
découvertes parce que si on ne
faisait qu'inventer ...
découvrir aussi c'est
intéressant, c'est-à-dire qu'il y
a une sorte d'inconnu et puis tout d'un coup il y a
un petit coin de voile qui est soulevé et
puis on voit, on comprend tout d'un coup ce qui
se passe. A mon avis, c'est déjà
là; comment est-ce que c'est
déjà là ? Je crois que c'est
là exactement comme les lois physiques, on
peut faire des variations sur une formulation, on
peut inventer certaines formulations des
lois physiques, on n'invente pas les lois
physiques, on les découvre, il y a
découverte de quelque chose qui est
là et je crois que les structures
mathématiques sont déjà
là aussi.
Qu'est-ce que
ça signifie du point de vue philosophique ?
Je ne suis pas un théologien, (?,!)
d'accord. Je ne suis pas capable de répondre
à ces questions, mais pour moi c'est quand
même important, parce qu'a priori il y a
une sorte de confiance, à savoir je suis
devant un problème très
compliqué, je me dis: je dois trouver les
rapports simples qui sont derrière
ça et j'ai toujours l'idée
qu'il y a derrière quelque chose de
très simple qui permet de rendre compte
de quelque chose qui semble incompréhensible
ou presque, que c'est déjà
là, que c'est pas quelque chose que
je vais inventer là; mais que je dois
réfléchir suffisamment pour trouver
les éléments simples; alors j'ai
confiance que ces éléments simples
existent ... donc il y a une espèce de
vue platonicienne qui fournit une sorte de
motivation; il y a des éléments
simples et je dois les trouver ... et
ça marche !
"On
peut s'ouvrir pour s'enfermer dans autre
chose"
Cependant, devant
certains problèmes, j'ai l'impression
quelquefois que ce ne sont pas des
problèmes naturels mais des
problèmes de langage; que c'est plutôt
parce que notre approche est tellement peu claire
que c'est l'approche qui crée le
problème.
Certains
problèmes ne sont pas naturels et
à ce moment-là j'ai tendance à
ne pas chercher de solution, je sais qu'il n'y a
pas de solution, qu'il y a seulement certaines
méthodes qu'on peut développer ...
Mais si un problème me paraît
naturel ... (et il y a ce concept de
naturel qui est un peu mystérieux et
très intuitif, je ne sais pas le
décrire complètement) à ce
moment-là, j'ai davantage de motivations
pour y travailler, je peux travailler durant
des mois sur une question si j'ai des
motivations.
Les motivations ne
sont pas en général des
motivations techniques, à savoir, je ne
suis pas un mathématicien qui fait des
mathématiques parce que je dois
résoudre un problème d'ordre
technique posé par une corporation, un
gouvernement ou quelque chose comme ça;
ça c'est justement des problèmes
qui ne sont pas naturels à mon avis;
surtout qu'il y a des usages ... enfin
politiquement, j'ai des positions qui sont
plutôt radicales. Alors, je
préfère faire une recherche
théorique parce que je crois que c'est
plus utile à l'humanité même si
actuellement, ce n'est pas utile au gouvernement ou
aux corporations, c'est peut-être pas
maintenant que ça sera utilisé,
ça sera plus tard. Je contribue
peut-être, beaucoup de mathématiciens
aussi, au développement d'une science dont
l'usage en tout cas n'est pas orienté vers
une forme d'exploitation directe; je
préfère faire des
mathématiques théoriques dans ce
sens-là, ce qui ne m'empêche pas de
prendre position politiquement et je ne
veux pas m'isoler dans une tour d'ivoire en
me consacrant uniquement à des
problèmes théoriques
...
- N: Une
tour d'ivoire ...
- J: Ah !
oui, oui, d'accord c'est ça, dans une
tour d'ivoire de mathématiques, on
peut s'ouvrir pour s'enfermer dans autre chose,
mais il y a au moins deux choses que je voudrais
rajouter.
Rigueur
et plaisirs
Concernant la
question de créativité: je crois que
s'il y a du plaisir dans l'activité, il y a
créativité, que la
créativité ce n'est pas une question
d'intelligence: on peut être très
intelligent et ne pas être créateur.
Il faut exercer son activité là
où on a du plaisir, là
où on trouve des résonances
suffisamment profondes ... c'est plus ou moins
conscient, les rapports sont plus ou moins directs,
mais c'est quelque chose qu'on sent; on ressent une
certaine satisfaction ... Je crois que si je
faisais certains types de mathématiques, je
serais beaucoup moins créateur. Si je devais
résoudre des problèmes de
minimisation, de maximisation, de profit pour des
corporations, des choses comme ça, alors
probablement je me contenterais d'appliquer
bêtement la formule. A moins d'avoir des
motivations d'argent, mais je n'ai pas tellement
ces motivations-là ...
- N:
Finalement, comment se fait-il qu'avec des
goûts pour l'astronomie, la physique, etc.
vous avez fait plutôt des
mathématiques ?
- J: C'est
un peu accidentel, je crois. J'ai fait des maths
parce que j'étais autodidacte et aussi
par réaction contre certains
systèmes d'enseignement. Il est plus facile
de faire des mathématiques en autodidacte
que de la physique; en physique, on a besoin d'un
laboratoire ... J'adore la physique, je
m'intéresse toujours à la physique,
il m'arrive de prendre un bouquin de physique et
j'ai peut être dans la tête de faire un
jour assez sérieusement de la physique
théorique. Donc, la physique, c'est quelque
chose qui est là, qui est très
près, qui est présent. Si je fais des
mathématiques, c'est un peu parce que
j'ai dévié de la physique, je
crois.
- N:
Dévié ?
- J: Oui,
c'est une sorte de déviation, parce qu'il
est plus facile ... J'ai beaucoup
d'intérêt pour les
mathématiques, mais je ne suis pas un
logicien, même si j'ai fait beaucoup de
logique ... C'est-à-dire que la
pensée humaine m'intéresse en tant
que telle, mais je crois que le monde est plus
intéressant que la pensée: la
pensée quand elle se tourne vers
elle-même, peut facilement tourner à
vide, à long terme tout au moins,
à court terme non. Et les
mathématiques, c'est davantage une science
de la pensée que la physique et
particulièrement la logique
mathématique.
Mais si j'ai fait
de la logique mathématique, c'était
pour éclaircir, pour mieux saisir les
méthodes de pensée en
mathématiques, déjà la
pensée qui réfléchit sur le
processus de pensée. Parce qu'on peut faire
la métamathématique, la
métamétamathématique, on finit
par tomber dans quelque chose de relativement
arbitraire où les choses sont vraies par
convention: c'est trop fluide là, il
n'y a plus de matière, il n'y a plus de
contenu, c'est beaucoup moins intéressant,
les choses sont vraies par définition. Or,
les mathématiques c'est pas une question de
définition. Malheureusement, dans les cours
maintenant, on insiste beaucoup trop sur la
rigueur, sur la déduction; il y a les
axiomes, les théorèmes, il y a tout
ça.
Les
mathématiques, ça ne se fait pas
comme ça.
Malheureusement, si
c'est comme ça dans les cours, c'est parce
que c'est comme ça dans les publications:
on insiste beaucoup trop sur la
rigueur.
La rigueur,
c'est quelque chose d'essentiel, c'est important
mais c'est le seul aspect de l'activité
mathématique et on devrait pouvoir rendre
compte de ce qui se passe aussi sur un mode non
rigoureux et qui est très important pour
guider la démonstration. Il n'y a pas
beaucoup de textes la-dessus, ça
n'appartient pas à la culture. Il faudrait
des gens pour écrire des textes où on
chercherait à donner le contenu intuitif
et géométrique; il faudrait qu'il
y ait des équipes, des gens payés qui
travaillent là-dessus ... Mais on ne
subventionne pas ce genre de choses, on
subventionne la recherche uniquement, alors que
ça permettrait de comprendre, ça
faciliterait l'accès aux
mathématiques.
L'accès
aux mathématiques, au sens
perdu
La
difficulté des mathématiques est en
grande partie une difficulté
d'accès. C'est pas une difficulté
intrinsèque parce que c'est relativement
simple, on s'en rend compte quand on a compris
(rires). Mais justement ça, on pourrait
comprendre même si ça demeurait
complexe. Comprendre c'est pas
nécessairement réduire à des
éléments simples.
Très
souvent, la difficulté se trouve dans une
sorte de déchiffrage: il s'agit de
comprendre ce qu'il y a au-delà d'une
certaine écriture qui est purement
algébrique alors qu'en fait le contenu est
géométrique. Et le contenu
géométrique est totalement absent
lors du développement algébrique
alors que dans la tête de l'auteur il
était présent, ou encore il y a
des développements heuristiques qui ne sont
pas donnés, les méthodes heuristiques
sont très très importantes
...
Il y a des choses
bizarres comme ça, il y a des
résultats mathématiques qui ont un
sens extrêmement simple et le sens est
comme perdu.
- N: Ce
qui vous intéresse c'est de retrouver cet
aspect perdu, ce qui est caché
derrière.
- J: Oui,
c'est-à-dire que c'est un aspect qui est
perdu un peu à cause de la culture
actuelle ... C'est quand même une culture qui
dure depuis assez longtemps ... je ne sais pas
comment, mais ça pourrait changer, ça
pourrait être autrement ... Les connaissances
sont accessibles surtout aux spécialistes,
il n'y a pas d'effort de synthèse, il n'y a
pas d'effort de véritable vulgarisation. Il
y a quelques efforts mais ils ne sont pas
suffisants ...
La
motivation par la
compétition
Il y a beaucoup de
compétition chez les
mathématiciens, pas chez tous et ils n'ont
pas tous les mêmes motivations ... Je pense
à quelqu'un qui disait que sa
façon de travailler c'était
d'être en colère, d'être
fâché (je vous donne un exemple
extrême, ils ne sont pas tous comme ça
heureusement) mais pour certains ce qui compte,
c'est de vouloir détruire quelqu'un, un
autre mathématicien, montrer à quel
point ce type-là n'y connaît rien. Et
ça va lui donner assez de motivations pour
démontrer des théorèmes qui
systématiquement seront meilleurs que les
théorèmes de l'autre. Ce qui fait que
l'autre, au bout d'un certain nombre
d'années se retrouve à zéro.
Or pour moi, c'est la culture qui produit
ça, dans les écoles on cherche
quelquefois des motivations dans la
compétition, dans la
notation.
En Amérique,
on a beaucoup poussé ça et ça
donne des résultats catastrophiques car je
crois que certains jeunes vont puiser leurs
motivations là-dedans. Ils veulent ainsi
démontrer leur supériorité,
leur intelligence.
Tiré du livre:
"Entretiens
avec des
mathématiciens"
Je retiens
surtout de cet entretien
*
"Vocation" et "motivation" se font par des
processus non maîtrisables tels
que:
-
Processus d'"l'identification" ; processus
d' associations
d'idées
et de glissement
de
signifiés
("ouvert", "fermé"...), processus
d'"opposition" (à la religion,
à un type d'enseignement,
compétition...)
* Il
existe un clivage entre deux types de
mathématiciens: ceux qui ont une
représentation des maths qui se
"découvrent" et ceux qui ont une
représentation des maths qui
"s'inventent". (André Joyal
acceptant les deux): maths
extérieures ou intérieures
à soi. (voir
schéma)
* Il
est intéressant, me semble t-il de
voir également ce que pense un
grand mathématicien de
l'enseignement des mathématiques
trop "rigoureux", trop "déductif"
et pas assez "approximatif",
"représentatif" ,
"émotionnel".
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