Fantasmatiques
et scénarios inconscients dans le rapport
au groupe Thèse
soutenue le 15 décembre 2003 à
l'université Paris X Nanterre
par Catherine
Yelnik Les
entretiens mettent à jour des
éléments d'une " fantasmatique
sous-jacente " (Kaës, 1984) à la
manière dont ces professeurs
investissent leur rôle :
Le désir d'être au
centre des regards, de séduire, de
se sentir aimés de tous,
admirés, " importants " (à
travers des signes de reconnaissance), de
se sentir exister, de conforter son image
dans le miroir constitué par les
multiples regards.
La séduction narcissique
telle que l'exerce Françoise
pourrait être une manière de
lutter contre une
dépression.
Corinne se vit un peu comme
mère-nourricière et se sent
dévorée (" fantasme du
pélican ").
Le désir de toute-puissance,
chez Colette, se décline en
fantasme de modelage et de transformation
ou métamorphose. Gérard
semble mu par un désir d'emprise qui le
protège de ce qui surgirait de trop "
personnel ". Laurène se
débat avec un fantasme
d'autoformation, en lien avec le processus de
maturation. Chez
Évelyne, un désir d'occuper une
place au-dessus des autres, de dominer est
source de culpabilité, il entre en conflit
avec un Surmoi sévère : son moyen de
résoudre ce conflit sera de mériter
cette place, en étant à la hauteur de
son idéal, irréprochable. Les
élèves
Dans la relation aux groupes
d'élèves, ces
scénarios inconscients, comprenant
l'image de soi-élève,
impliquent des images
d'élèves
complémentaires,
idéaux. (voir :
l'élève
idéal).
Le professeur attend que les
élèves jouent le rôle
qu'il leur attribue fantasmatiquement et
dont il a besoin pour se sentir conforme
à son idéal, (voir:
le
professeur
idéal)
ou pour réaliser son
fantasme.
Françoise a besoin de sentir que les
élèves lui rendent l'énergie
qu'elle leur donne, ou du moins qu'ils ne
montrent pas (non plus) leur fatigue ou leur manque
d'intérêt. Evelyne veut qu'ils aient
" envie " de parler ou de faire les
activités qu'elle organise. Colette et
Monique supportent mal de sentir qu'un seul
élève ne les aime pas. Ali
veut que les élèves se soumettent
à sa domination, sans lui renvoyer en
retour la violence qu'il leur manifeste.
Les attentes sont d'autant plus fortes
qu'elles correspondent, selon les cas,
à une insécurité,
à un sentiment de
dévalorisation, de
dégradation, à un manque de
confiance en soi ou dans les autres,
à un besoin de réassurance
narcissique. Images de
groupe
La notion de groupe en général est
associée, pour quelques uns de ces
professeurs, à des notions telles
que: qui
évoquent l'hostilité, le chaos, le
désordre, le danger de morcellement. Le
groupe suscite chez eux angoisses, crainte de se
perdre, d'être englouti,
dévoré (Anzieu, 1975). Pour ce
qui est du groupe d'élèves, on a
pu observer une tendance à le percevoir
comme "un tout", "une
entité". la
"mayonnaise", qui
"prend ou ne prend pas",
"une mer" qui peut devenir
dangereuse, le "climat"
qu'on ne peut "renverser".
Pour Colette, c'est "le groupe qui
force
" le professeur
à adopter telle attitude, celle-ci
n'étant que "la
réponse" à celle des
élèves.
J. Filloux (1974) avait
également noté que ses
interviewés parlaient du
comportement de la classe, de son visage,
comme si effectivement il s'agissait
"d'une personne" avec qui, dans une
relation dyadique, on travaille plus ou
moins bien ", une "individualité
capricieuse".
Cette représentation serait pour
le professeur un moyen de préserver
une image idéalisée de
lui-même, affranchie de tout
désir de domination.
Penser qu'on est impuissant face
à l'état d'un groupe serait
une défense contre l'idée
d'être pour quelque chose dans ce
qui ne va pas, dans la mesure où la
réalité du groupe, les
difficultés, les résistances
des élèves mettent en face
des limites, apportant un démenti
au fantasme de
toute-puissance. Le comportement
de la classe Agressivité
Presque tous évoquent des mouvements
agressifs entre les élèves :
pressions, domination exercées par les uns
sur d'autres, manipulation, rapports de force,
violence brute parfois.
Antoine parle de "meute". On
trouve aussi l'intolérance,
l'exclusion, le rejet de ceux qui ne
sont pas conformes aux normes ou semblent
plus faibles ; la ruse, la contestation ou
les stratégies pour contourner les
règles. Michel évoque une
expression pulsionnelle
débridée
(curiosité sexuelle, gestes
obscènes), qu'il qualifie
"d'abjection".
L'agressivité chez les professeurs
eux-mêmes n'est jamais
énoncée comme telle, à
l'exception peut-être d'Ali qui admet qu'il
lui arrive "d'insulter ses
élèves" et de ne pas
"mâcher ses mots" vis-à-vis des
membres de sa famille ou de ses collègues,
et de Corinne, qui dit être quelquefois
"dure" avec ses élèves. Elle
est toutefois repérable au niveau de
l'énonciation : dans l'énergie, la
dureté du ton, dans la manière
générale de parler d'Evelyne, quand
Françoise parle de comportements
d'élèves qui ne correspondent pas
à ses attentes, ou quand Gérard
martèle que le point de vue personnel des
élèves n'a "aucun
intérêt". Chez Michel, elle se
manifeste par de l'ironie, du mépris pour
les collègues et les élèves.
Même le contrôle que Colette
exerçait sur son langage, pour
atténuer certaines expressions, était
le signe qu'elle s'empêchait d'en
éprouver. Défenses
Contre l'angoisse suscitée par
les éléments
négatifs, destructeurs, imaginaires
ou réels, chacun se défend
selon des modalités qui lui sont
propres, notamment en cherchant à
s'assurer la maîtrise sur le groupe
d'élèves.
Michel est très atteint narcissiquement par
l'image que les élèves de son
établissement lui renvoient de
lui-même ; son mode de défense
consiste à attribuer ses difficultés
à leurs comportements, eux-mêmes
imputables à leur condition sociale, ainsi
qu'au statut ZEP du collège. Contre la peur
des éléments négatifs qui
risqueraient de surgir, Gérard est
"autoritaire" et exercer une
contrainte forte sur la parole, Monique s'efforce
de "prendre en main" les
élèves et de "tenir",
Évelyne d'être
"stricte", d'assurer une
maîtrise pédagogique, et Corinne est
"à l'affût". Mais pour
cette dernière, l'angoisse de ces situations
se mêle au plaisir de la
maîtriser.
Le besoin de maîtriser les autres
peut être sous-tendu par une
insécurité, une
fragilité, un manque de confiance
dans les autres en général :
Dans un groupe, Colette ne peut être que
celle qui dirige, il n'est pas question pour
elle de se laisser diriger, sauf à la
rigueur par quelqu'un qu'elle admire beaucoup.
L'attention, l'écoute, la curiosité,
l'intérêt pour les
élèves peuvent avoir pour fonction de
contrôler le danger potentiel.
Une autre stratégie inconsciente
consiste à donner de sa personne,
à être disponible tout le
temps.
Le don de soi, l'amour maternel sont, sur le plan
fantasmatique, le moyen de venir à bout des
résistances, de neutraliser
l'agressivité et d'obtenir ce qu'on veut. Se
montrer parfait(e), irréprochable a pour but
de rendre l'agressivité sans objet.
Françoise fait preuve de volontarisme, veut
paraître forte vis-à-vis des
élèves et leur montrer qu'elle a
"envie d'être là". Il lui faut
mériter l'amour, l'admiration, la
réassurance qu'elle recherche. "La demande
d'amour, écrivait J. Filloux, ne se justifie
que d'être tout entier investi dans son
idéal de sacrifice au devoir".
Ainsi, à des degrés
divers, chacun exclut de soi
l'agressivité, les
éléments négatifs et
les projette sur le groupe
d'élèves, qui
représente la
"sauvagerie", le
"pulsionnel", afin de
préserver une image de soi proche
de l'idéal.
Corinne minimise sa dureté
occasionnelle ("sans
importance") peut-être parce
qu'elle considère qu'elle est
motivée par son désir que
ses élèves progressent et
que ce qu'elle leur donne compense
largement. Selon un mécanisme
d'identification projective,
Françoise projette dans ses
élèves l'ennui qu'elle a
elle-même ressenti lorsqu'elle
était élève
vis-à-vis des professeurs ou de la
situation scolaire ; elle est
particulièrement sensible aux
signes de désinvestissement qu'elle
perçoit chez eux, elle les redoute
d'autant plus qu'ils sont une part
d'elle-même, et qu'ils viendraient
alimenter ses doutes, sa crainte
d'être ridicule ("d'avoir
l'air d'un clown") et que l'autre
n' "y croie" pas (non
plus). Jeu ou contrat
?
Comme dans l'étude de J. Filloux, il y a
trente ans, on trouve, chez Françoise et
Gérard, la notion de "jeu" qu'il faut
"jouer", qui présente la relation
pédagogique comme régie par des
règles auxquelles chacun se soumettrait
librement, et non fondée sur la contrainte.
Toutefois, dans les discours des
professeurs interviewés, le rapport
de forces est moins masqué que dans
ceux de l'étude de J. Filloux. Cela
s'explique probablement par le fait que,
chez les élèves
d'aujourd'hui, l'adhésion aux
normes scolaires est plus
aléatoire, ou que ces derniers
acceptent moins facilement de "faire comme
si"
Les professeurs doivent mettre beaucoup en
uvre pour s'imposer, à la fois sur le
plan relationnel et sur celui des savoirs. Ni les
élèves ni les professeurs ne croient
plus, ni n'essayent de faire croire, que cette
adhésion aux règles scolaires,
à l'ordre et à la discipline est
librement consentie. De plus, si, la
séduction continue d'être un ressort
chez certains professeurs, elle n'est pas
présentée de manière
"dogmatique" (Filloux), comme une
nécessité, indépendante de
leur personnalité.
Il n'est guère question de demande de la
part des élèves, ni d'un
"contrat" tel que J. Filloux en avait
décortiqué les mécanismes,
contrat de dupes, dont le professeur n'était
pas vraiment dupe et qui avait pour fonction de
faire passer la relation
professeur-élèves pour un
échange.
L'implication affective est plus ou
moins assumée, ouvertement par
certains, même si on peut entrevoir
une tendance à nier son
désir de dominer en le dissimulant
derrière la
nécessité, l'attente des
élèves ("ils demandent
de l'autorité") ou le
danger lié à la violence ou
à l'agitation.
Des degrés variables d'investissement
dans la relation aux élèves sont
perceptibles. La déception ressentie par
Gérard, Ali et Michel, face aux
élèves qu'ils ont et qui ne
correspondent pas à leurs attentes, rend
difficile pour eux de s'intéresser à
ces derniers en tant que personnes, d'essayer de
comprendre leur point de vue, leur
logique.
Pour d'autres, au contraire, la relation aux
élèves fonctionnant un peu comme un
miroir, savoir ce qu'ils pensent ou ressentent est
indispensable. Françoise, Corinne et Colette
s'impliquent beaucoup, jusqu'à
l'épuisement. Pratiques
pédagogiques
Dans certains entretiens, on peut
saisir des éléments de la
manière dont les configurations
psychiques interviennent dans leurs
pratiques pédagogiques.
Il est notamment question de
l'utilisation de la parole, celle du
professeur et celle des
élèves, de leur place
respective ainsi que du rôle du
groupe dans l'apprentissage, en
particulier du recours éventuel
à des petits
groupes.
Si Gérard se plaint de ne
plus faire qu'un enseignement magistral et
théorique - "de papier",
s'il dispose les places des
élèves en U, de
manière, en principe, à
favoriser la communication entre eux, en
fait, il a trop besoin de surveiller, de
maîtriser et d'empêcher
certaines choses pour favoriser
réellement un autre type de
communications que des questions qu'il
pose et la synthèse qu'il fait
lui-même ; il rejette toute
expression de points de vue personnel,
comme n'ayant "aucun
intérêt", et la
seule parole qu'il sollicite et autorise
lui sert avant tout à soutenir la
sienne propre.
Pour Françoise, au
contraire, l'approche d'uvres
célèbres n'exclut pas
l'expression personnelle. Elle
considère qu'une pensée
n'est pas forcément
définitive, qu'elle est en
élaboration et que les
élèves doivent pouvoir
essayer d'exprimer des choses et se
tromper ; cela implique, pour elle,
l'instauration d'un climat de confiance et
l'écoute entre eux. Elle accorde
aux interactions dans le groupe un
rôle dans l'élaboration de la
pensée, elle attache de
l'importance à la prise en compte
de la parole des autres, sous sa conduite
et par l'intermédiaire des textes
À l'inverse de Gérard, elle
veut que les élèves
"s'investissent
personnellement" dans leur
parole.
Mais la plupart des professeurs
interviewés conçoivent leur
enseignement en classe
entière, et leur rôle
central pour l'essentiel du
travail. Le travail en
petits groupes
Françoise ne conçoit le
travail en petits groupes que pour les
révisions, et parce qu'ils favorisent
l'acquisition de compétences relationnelles,
de valeurs (l'entraide, la solidarité), mais
pas celle de savoirs liés à la
discipline.
Pour Corinne, qui se dit
très proche de ses
élèves et à leur
écoute, les communications
non-verbales jouent un rôle dans la
relation un peu maternelle qu'elle
établit avec eux, son souci de les
envelopper, de les rassurer. On peut
supposer qu'elle favorise chez eux une
parole plus spontanée, plus
désordonnée, qui ne lui
convient pas toujours, mais sur laquelle
ou à partir de laquelle elle
s'efforce de faire, avec eux, un
travail.
Françoise et Corinne, en
liaison avec leur désir
d'être confortée sur le plan
narcissique, sont particulièrement
sensibles à l'impact du climat
relationnel et de leur propre attitude sur
le travail, et se sentent investies d'une
responsabilité sur ce
plan.
Évelyne, qui s'identifie aux
élèves timides et
réservés, veille à ce qu'ils
aient leur place, qu'ils soient
écoutés ; les petits groupes au sein
de la classe, pour des activités orales,
vont dans ce sens. Mais cette parole, en langue
étrangère, est cadrée,
contrôlée, soumise aux règles
de correction, qui en limitent la
spontanéité et le caractère
trop personnel. Son souci de perfection, lié
à ses propres enjeux inconscients, semble
toutefois constituer un ressort efficace sur le
plan pédagogique.
Michel dit seulement que ses
tentatives de faire des petits groupes ont
échoué. S'il
évoque un peu le travail de
préparation qu'il produisait pour
des bons élèves de
lycée, au cours d'une année
précédente, il ne dit rien
de ce qu'il fait avec ses
élèves actuels, sinon que
justement, " on n'arrive à rien
". Antoine s'interroge
beaucoup sur l'opportunité de faire
des petits groupes, partagé
entre un désir d'essayer et des
doutes, des craintes, notamment pour les
élèves en difficulté.
Laurène intervient pour
protéger les plus
faibles.
Antoine et Laurène, tous
deux jeunes professeurs, dans une sorte
d'" entre-deux ", entre l'adolescence et
l'âge adulte et professionnel,
semblent être en train de passer
d'un mode de groupalité un peu
fusionnel, à un autre,
structuré, et structurant, qu'ils
sont en train de rechercher. <<Nous sommes
ce que nous voulons.Mais vivre à travers
lidée davoir pu aider
quelquun à se construire , même
si ce quelquun peut être aussi moi
même, suffit à me
motiver.>> <<Excellent
miroir de notre inconscient. >> <<Analyse
particulièrement intéressante. Mais
très dérangeante aussi,
d'après moi qui suis enseignant d'allemand
en Collège. A quelle sorte d'enseignant est
ce que j'appartiens ? Quels mécanismes
entrent en jeu dans mon enseignement ? Quelle est
la part d'inconscient, et donc peut être
d'incontrôlable ? Que faire de tout ce savoir
? L'analyse pure permet-elle de mieux se
positionner en classe ? Peut-on échapper
complètement aux mécanismes
décris ?>>
Ainsi, pour Gérard et Françoise, il
faut qu'ils " jouent le jeu ", qu'ils
fournissent le " répondant " (avoir
suffisamment " d'expérience sociale ", pour
Gérard), qu'ils soient des interlocuteurs,
voire l'interlocuteur, comme dans une relation
duelle.
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