Le groupe, "
chaînon manquant " Thèse
soutenue le 15 décembre 2003 à
l'université Paris X Nanterre
par Catherine
Yelnik
Par
rapport aux questions et hypothèses
initiales de cette recherche, l'analyse des dix
entretiens confirme la pertinence de plusieurs
hypothèses psychanalytiques, portant sur les
phénomènes de groupe, conscients et
inconscients, positifs et négatifs, qui ont
été élaborées à
partir de situations cliniques (entretiens ou
groupes), dans d'autres cadres que celui de
l'enseignement.
Il y aurait bien des " processus
inconscients fondamentaux identiques dans
tous les types de groupe "
(Béjarano , 1972). Toutefois, ces
entretiens montrent aussi que la
situation scolaire génère
des processus psychiques
spécifiques.
Comme le suggère G. Amado (1999), "
les processus psychiques qui prennent place au sein
des groupes opérationnels ne sont pas en
tous points comparables à ceux
décrits par les groupe-analystes, même
si on peut y retrouver une bonne partie d'entre eux
".
Par groupes
opérationnels, il
désigne les groupes "
centrés sur une tâche,
donnant lieu à des prises de
décision, groupes
coopératifs et groupes
dirigés le plus souvent par une
personne centrale au sein d'une
organisation ", et qui sont " jugés
selon des résultats souvent
mesurables, inscrits dans un environnement
qui pèse, organisés selon un
système de rôles et de
statuts repérables ". Dimension
coopérative mise à part,
peut-être, les
groupes-classes dans le cadre scolaire
correspondent à cette
définition, à laquelle il
faut ajouter les caractéristiques
liées aux relations
intergénérationnelles et aux
enjeux de savoir Les
groupes-classes ne sont pas d'emblée, par
nature, des espaces de relations harmonieuses et
productives, loin s'en faut.
On peut même dire que
certaines de leurs caractéristiques
intrinsèques sont sources de
conflit : les
élèves sont là par
obligation, les activités scolaires
leur sont imposées, sans qu'ils en
comprennent toujours le sens, le
professeur est celui qui sait, et les
élèves, heure après
heure, jour après jour,
année après année,
mis en face de ce qu'ils ne savent pas,
constamment jugés, les professeurs
ayant un pouvoir de décision sur
leur avenir scolaire.
Les classes sont des lieux où se
jouent, entre élèves, comme entre
professeurs et élèves, de
façon latente ou parfois ouvertement mis en
scène, des conflits de
"représentations du monde et de
soi-même " (Giust-Desprairies, 1999).
Avec les tâches et exigences qui sont celles
de la transmission de savoirs, elles ne peuvent
être, à mon sens, que des "
champs de tensions ", qu'il
est nécessaire de prendre en compte et
d'élaborer, du côté du
professeur d'abord, et avec les
élèves eux-mêmes.
Les mouvements psychiques au
sein du groupe d'élèves,
même s'ils ne sont pas uniquement
négatifs et hostiles au professeur,
provoquent des résonances en chacun
; des éléments du psychisme
du professeur viennent rencontrer des
éléments du psychisme des
élèves. Tout cela est bien
souvent incompréhensible, non
maîtrisable, et à ce titre,
source d'angoisse pour tous, à plus
forte raison pour celui/celle qui a la
responsabilité du groupe. " Tout
ou presque est source d'angoisse dans ce
métier " (Cifali,
1994).
Les enseignants doivent donc
impérativement trouver des
aménagements défensifs pour faire
face à la force des craintes réelles
ou imaginaires induites par le groupe-classe et des
effectives " provocations " des
élèves " (Blanchard-Laville,
2001).
De nombreux professeurs, considérant,
à juste titre, qu'ils ne sont pas
formés pour cela, s'interdisent en quelque
sorte " d'y toucher ", ce qui
n'empêche rien. "Faire comme s'il
était naturel de vivre ensemble, de faire
groupe, laisse le plus primitif ressurgir pour l'un
ou pour l'autre " (Cifali, 1994).
Le discours de certains
professeurs montre comment leur
scénario inconscient, leurs
modalités défensives contre
les angoisses et les souffrances,
éprouvées ou
redoutées, interviennent dans la
manière dont ils regardent les
élèves et ressentent les
regards, les paroles de ces derniers.
Le rapport des enseignants au groupe ne
peut pas ne pas avoir d'effets, positifs et
négatifs, sur leur manière de
conduire la classe, les modalités
relationnelles et pédagogiques qu'ils
privilégient, consciemment ou pas.
Car le professeur " a la main "
(Blanchard-Laville, 2001), il " instaure dans
l'espace de la classe une
atmosphère psychique ",
déterminée par le scénario
personnel inconscient qu'il projette sur le
groupe-classe, et selon lequel se met en
scène son rapport au savoir et aux
élèves, mais aussi plus largement
à l'institution et la
société.
S'il/elle est trop
mobilisé(e) psychiquement par ses
angoisses et ses enjeux narcissiques, ses
désirs de pouvoir ou de
maîtrise par rapport au savoir et
aux groupes d'élèves,
il/elle peut difficilement se
préoccuper de didactique et de
pédagogie et se centrer sur le
processus d'apprentissage des
élèves. Si, pour lui/elle,
un groupe ne peut être qu'un milieu
d'excitations, de fantasmes,
d'émotions par lesquels on risque
d'être submergé, si les
relations affectives entre les membres du
groupe ne peuvent que distraire de
l'objectif, si le groupe est ressenti,
imaginé comme lieu
régressif, fusionnel, il ne peut
être considéré comme
un espace d'apprentissage, permettant de "
grandir ".
Pour tenir sa place et jouer son
rôle, le professeur doit
développer des conduites, qui exigent une
certaine maturité professionnelle,
c'est-à-dire une capacité à
faire la part entre ce qui relève de son
propre psychisme et celui de l'autre.
Cela suppose de renoncer
à une totale maîtrise,
à la " tentation
démiurgique de Frankenstein "
(Meirieu, 1996) pour accepter que les
élèves ne correspondent pas
à son attente, n'aient pas toujours
avec lui/elle de complicité
culturelle, ne partagent pas les
mêmes objets de curiosité, ni
les mêmes valeurs, et que leur
évolution, leurs apprentissages
procèdent selon des cheminements
imprévisibles et
tumultueux.
Cela suppose aussi de renoncer
à tout savoir sur eux, à
faire des pronostics sur leur
évolution, et de " postuler
" qu'ils sont tous, dans une certaine
mesure, " éducables "
(Meirieu, 1991, 1996).
Cela implique aussi la
capacité à accueillir les
éléments négatifs,
les pulsions destructrices, les attaques
contre les liens, et d'exercer un "
holding " ou une " fonction contenante "
(Blanchard-Laville, 2001 ) avec souplesse,
capacité qui elle-même
requiert celle d'accepter la
négativité, l'ambivalence et
le conflit à l'intérieur de
soi. Certains professeurs parviennent
à trouver, dans leur rôle,
dans l'exercice de leur métier, un
compromis entre leurs désirs
inconscients et leurs défenses, des
modes de résolution de leurs
conflits internes qui leur permettent de
surmonter les angoisses ressenties dans la
rencontre avec les élèves en
groupe. Il reste à savoir si ce
compromis est favorable aux
élèves, s'il permet à
ceux-ci d'évoluer, dans les deux
sens du terme.
Certains professeurs, dans les entretiens
de cette recherche, se sont dit convaincus que les
groupes pouvaient être des espaces positifs,
constructifs, et avaient pour eux-mêmes, une
fonction d'étayage.
Comment leurs classes peuvent-elles
être cela pour les élèves, et
représentent moins exclusivement des enjeux
de combat entre forces négatives
?
Comment la dynamique du groupe
peut-elle être au service de
l'apprentissage ?
Comment aider les professeurs
à avoir moins peur des groupes, et
davantage confiance dans les
capacités des élèves
à s'organiser, à
coopérer, à se
réguler, avec une aide
appropriée ? Ces questions
ont des implications importantes sur la formation
et l'accompagnement des professeurs.
Les difficultés actuelles
dans l'exercice du métier
d'enseignant nécessitent d'en finir
avec les cloisonnements et les clivages
entre des dimensions qui sont
inextricablement mêlées dans
les situations
d'enseignement,
Il s'agit désormais " de faire
advenir de nouvelles figures de
l'altérité, dans l'école, qui
dépassent le clivage entre apprentissage sur
le mode de l'inculcation dans la
méconnaissance des processus subjectifs et
intersubjectifs, et recentrage sur le
développement des individus au
détriment de l'imposition sociale de
l'instruction. Les acteurs de l'école, s'ils
subissent les contraintes de ces changements
culturels, produisent aussi par leur action, des
effets de réalité sur la situation
scolaire. Ce sont les représentations qu'ils
s'en donnent comme leurs capacités ou non
à les appréhender qui leur permettent
de s'y adapter ou d'en être les objets
malmenés " (Giust-Despraries,
1999).
La formation professionnelle
doit prendre en compte la vie
psychique, les dimensions
inconscientes à l'uvre
dans la relation pédagogique et
leurs effets psychiques, individuels et
collectifs, qui ne sont pas
nécessairement pathologiques, mais
sont sans aucun doute agissantes sur la
scène scolaire, et dont le rapport
de chacun à l'autorité
participe. Préparer
et aider les acteurs de l'école
à appréhender, pour mieux
les contenir, les turbulences, les
attaques dont tous les partenaires de
l'école sont inévitablement
tantôt les auteurs, tantôt les
objets suppose d'abord de ne pas les
nier.
Les enseignants gagneraient en
professionnalité s'ils
trouvaient, au début ou au cours de
leur carrière, les conditions
favorables pour se questionner sur les
ressorts profonds de leur engagement dans
ce métier.
La souffrance, inhérente aux
situations professionnelles, dès
lors qu'il s'agit d'éducation, ne
peut être imputée aux seules
défaillances personnelles et
psychologiques et ne saurait être
éventuellement surmontée que
si elle est d'abord exprimée,
entendue et élaborée, dans
des espaces de formation conçus
spécifiquement pour
cela.
Alors que, dans l'exercice
quotidien du métier, bien des
situations montrent à quel point la
confrontation aux élèves
réels et aux groupes exige du
professeur des compétences
psychologiques et psychosociologiques, les
formations dans ces domaines sont encore
souvent assimilées, à tort,
à de la " psychothérapie ",
et reléguées à la
sphère privée.
Enfin, l'enseignement
s'effectuant en groupe, la conduite des
groupes fait partie des compétences
professionnelles indispensables. La prise
en compte de ces dimensions, en formation
initiale et continue, concerne les
modalités.
En effet, pas plus que de
nombreux " savoir-faire " professionnels,
la compréhension des
phénomènes de groupe et la
capacité à structurer,
organiser, réguler un groupe
d'enfants ou d'adolescents ne
s'acquièrent par des apports de
connaissances " ex cathedra ", des " cours
" au sens habituel. Elles supposent de
faire l'expérience des situations
de groupe, de " se frotter " à la
vie des groupes en tant que participant,
de l'éprouver soi-même de
l'intérieur , et d'acquérir
quelques outils pour l'analyser.
Cela nécessite l'instauration de
groupes comme " espaces potentiels "
(Abraham, 1998), au sens où l'entendait
Winnicott, ou encore " des groupes d'adultes
cohérents et donc contenants " (Costes,
2000). Il y va des propres capacités des
professeurs à faire de leurs classes des "
espaces potentiels " et " contenants
".
Il y va aussi de la capacité de
l'école à créer ou
maintenir du lien social, car c'est dans des
situations de groupe que la socialisation des
élèves peut se réaliser,
à condition qu'elle soit encadrée par
des éducateurs, conscients et
désireux de jouer un rôle sur ce
plan.
Le groupe est le "chainon
manquant" aussi bien dans la
théorisation de l'anthropologie
culturelle que chez Freud, où l'on
passe directement de l'individu à
la société ou à
l'institution. C'est l'espace
intermédiaire entre le singulier et
le collectif (et inversement). C'est dans
et par le groupe que s'opère le
passage entre l'intrapsychique et le
psychosocial, entre l'imaginaire et
réalité, entre
représentation préconsciente
et représentation sociale.
Transition
Le groupe, à
l'école, devrait cesser
d'être un " chaînon
manquant " (Rouchy, 1998), entre
individu et société
et devrait se constituer comme espace
transitionnel au sein duquel peut
s'opérer le passage entre la
réalité psychique, interne
et individuelle, et le monde
extérieur, passage auquel
l'école est sensée
contribuer au premier chef. <<Je vous
félicite pour votre travail, car il apparait
très clairement nécessaire de mener
davantage de recherches sur le contexte
institutionnel de l'école, et plus
précisément comme vous l'avez fait
sur la relation enseignant/ groupe
d'élèves. Merci>> Céline
.
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