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Entretien avec Antoine sur son rapport aux groupes

Thèse soutenue le 15 décembre 2003 à l'université Paris X Nanterre par

Catherine Yelnik

             Je fais l'hypothèse que les expériences de groupes vécues dans sa jeunesse par Antoine interviennent fortement dans la manière dont il envisage les groupes d'élèves dans son activité professionnelle, comme le montre l'enchevêtrement entre les deux thèmes dans son discours.

             Adolescent, il s'est laissé " engloutir " dans une vie de groupe dominée par le plaisir, la fête, les processus primaires, dont la force d'attraction le détournait de ses études. C'est incompatible avec son rôle professionnel.

             Devenu adulte, il constate que les regroupements par affinités, sur la base de ressemblances, que ce soit entre pairs ou entre amis, " ça n'aide pas au travail ".

             D'un autre côté, il dit aussi que préparer ses cours, c'est " chronophage ". La racine " phage " signifie manger ; et même si c'est de temps qu'il s'agit, il me semble qu'Antoine signifie qu'il ne veut pas se faire " bouffer " par son activité professionnelle, comme il s'est fait " engloutir " dans son groupe d'amis, puis " absorber " dans son couple :

" on a plutôt aussi / tendance au début à ne pas faire que le groupe euh que le couple justement (inspire et rit) que le couple euh ... se construise de telle manière qu'il absorbe les individus ... parce que si jamais le couple casse après les individus sont cassés complètement quoi ".

             Son lapsus, " groupe " pour " couple ", suggère que la " fusion dans le groupe " ou dans le couple serait à la fois désirable et dangereuse : Antoine redoute la solitude, il était heureux dans son groupe et l'est, semble-t-il, dans son couple, mais il craint de s'y perdre, ne plus exister en tant qu'individu, d'être trop dépendant, car si " ça casse ", si le groupe ou le couple se sépare, il risque d'être lui-même complètement cassé :

" on atteint quelque chose, par le biais de l'autre, et si jamais ce qui nous unit à l'autre disparaît, ben tout ce qui nous unissait aux autres disparaît ".

             Contradictions ou ambivalences apparaissent aussi dans les associations que fait Antoine entre groupe, mathématiques et armée.

             En divisant le groupe-classe, Antoine craint que les élèves en difficulté ne se trouvent davantage isolés dans un petit groupe que dans le grand groupe où l'on a plus de chances de trouver son semblable. Il est vrai que dans un petit groupe, les individus sont en communication plus directe les uns avec les autres, ils se font face au lieu de regarder ailleurs, il leur est donc plus facile d'exister en tant qu'individus et de se différencier ; or, pour Antoine, être différent des autres signifie le risque d'être exclu par les autres, de " se les mettre à dos ".

             De plus, en divisant les élèves en petits groupes, le professeur risque de ne plus pouvoir reprendre la main, recentrer, rassembler le groupe-classe :

" quand on les met en groupes ...ils regardent par tous... pas tous dans la même direction " […] ben ça justement pour avoir l'attention ... le tableau n'est plus ce qu'ils voient enfin la classe ce n'est plus le tableau enfin […] la classe ce n'est plus ce qui se passe dev- enfin ".

             Les réticences à l'idée de " partager la classe " peuvent s'entendre comme l'expression d'une angoisse de " morcellement ", angoisse " de perdre l'unité de son corps et de son psychisme ", qui, indique D.Anzieu, est inhérente à toute situation de groupe .

             Le groupe fusionnel, dont la bande est une modalité, est une manière de lutter contre elle : " Dans la bande je viens chercher la présence d'autres qui n'exercent sur moi ni contrainte, ni critique, d'autres qui me sont semblables. L'image impliquée est ici ma propre image, mais décuplée, renforcée, justifiée par ce que les autres sont ; c'est une image narcissique rassurante ". Il me semble que cette définition correspond à ce qu'Antoine raconte de ce groupe d'amis, qu'il qualifie lui-même de " bande " et de " tribu ".

 

 

Ordre et désordre

 

             Au contraire de la fusion, la division en sous-groupes sépare et ordonne et dans l'esprit d'Antoine est associée à manipulation et hiérarchie :

" ça relève d'un système d'organisation qui est fait pour être infaillible, il y a des gens qui ont peut-être pensé que pour faire des choses infaillibles on a, on va faire des groupes c'est... essentiel... beaucoup plus facilement manipulable (rit); il suffit de mettre un chef par groupe... et au-dessus de chaque chef de groupe de mettre un autre chef ".

Ces groupes fonctionnent autour d'une figure dominante : le chef à l'armée, le professeur dans la classe.

             Ses propos, que j'ai trouvés confus, autour de l'idée de " manipuler par la force ", qui me semble être une contradiction dans les termes, traduisent peut-être une ambivalence chez lui : sa crainte en tant que professeur, de perdre le pouvoir sur le groupe - son expression " partager la classe ", suggère qu'on n'est plus le seul à tenir l'objet - et celle d'être comme un chef à l'armée, qui n'est pas, à ses yeux, une image positive. Certes les petits groupes ont l'avantage de permettre de briser l'émergence des individus dominants (il pense alors à des élèves), mais faut-il nécessairement " briser quoi que ce soit ", se demande-t-il. Il a une certaine admiration pour les élèves petits " pas plus grand que les autres " mais malins ou pour cet ami, à la fois grand par la taille et au " charisme énorme ", qui obtiennent des autres ce qu'ils veulent sans recourir à la force.

 

             Pour lui, si les élèves sont des " enfants " donc des petits, être professeur équivaut peut-être à être " le grand ". Mais le groupe-classe est une " meute ", avec des dominants et des dominés.

             Contrairement à son groupe d'amis, il y a des rapports de force, de compétition, de rejet, les rusés qui manipulent les autres. Le professeur serait en quelque sorte le chef de la meute, et aussi une sorte de totem, celui vers qui se tournent tous les regards et que tout le monde aime.

             Etant donné l'idéalisation dont était l'objet son ami " totem " aux yeux d'Antoine, il n'est peut-être pas facile pour lui de se mettre à une place fantasmatiquement équivalente. Mais c'est aussi être le chef dans le cadre d'une organisation structurée pour être " infaillible ", l'école, qu'il compare à l'armée.

Antoine n'aime guère se sentir pris dans des rapports de force et d'autorité comparables à ceux de l'armée.

 

Dans le cadre scolaire, pour les enfants, l'adulte professeur incarne une figure parentale.

             Pour un homme, c'est un peu être le père des enfants, de la fratrie que constitue une classe. Dans le cadre de la fonction éducative, socialisatrice de l'école, l'enseignant(e) est celui/celle qui fait respecter la loi sociale, qui institue (il faudrait " des petites institutions ", dit Antoine, qui par l'intermédiaire d'Alain, est sensibilisé à la Pédagogie Institutionnelle). C'est l'opposé du groupe fusionnel primitif de son adolescence dont le " principe mâle ", la figure du père, ainsi que le Surmoi, étaient exclus.

             Une autre dimension intervient dans le rapport d'Antoine aux groupes dans le cadre scolaire, c'est la discipline qu'il enseigne, à savoir les mathématiques.

             Or, le plaisir qu'il trouve dans l'activité mathématique est solitaire et " gratuit ". Quand il s'est retrouvé seul sans son groupe d'amis, dans une autre ville, il "adorait ça", faire des maths tout seul ;(voir: entretien de Rosine)

" c'est un truc je fais plus du tout parce que ce serait juste un plaisir ... un plaisir comme ça, gratuit".

             Est-il possible, dans le cadre scolaire et non gratuitement, d'apprendre des mathématiques en groupe ?

 

             Son intérêt pour cette discipline caractérisée par l'abstraction, l'ordre et la rationalité entre en conflit avec une autre part de lui, sa spontanéité, un goût pour l'expression désordonnée, une certaine attirance pour la fusion, la transgression. Je l'ai ressenti dans sa manière de se situer dans l'entretien : il a trouvé un certain plaisir à laisser venir les idées sans ordre, mais s'en est inquiété : " enfin que dire comme ça si vous me laissez une question large comme ça (rit) je mets tout va partir dans tous les sens " ou encore :

<<Enfin, le thème de la bombe atomique est apparu spontanément plusieurs fois: " Quand on est imprégné de chiffres, eh bien ! on y pense toujours, on veut continuer plus loin, toujours progresser, sans y arriver, puis parfois on réussit, et puis, finalement, c'est un désastre. La physique, ça a un rapport avec les maths, eh bien ! on a un désastre, par exemple e = mc2, ça a fait un désastre au Japon. Et puis on a inventé des avions, et puis on peut facilement détruire la pensée. Oui, les mathématiques, il faut pas les aborder avec... le niveau le plus haut. Il ne faut pas, faut savoir s'arrêter, sinon on passe sa vie à étudier ; les mathématiques, ça ne s'arrête jamais, finalement". » (Garçon litéraire de 2 nd) Mathématique et Affectivité p.61

" s'intéresser au groupe, comme ça, en jetant des idées vagues,... c'est un peu ...c'est riche, ça fait assez brainstorming, ! […] c'est riche, on peut dire plein de choses mais après, l'important...c'est de structurer toute la pensée; donc là.... ". Et puis, explique-t-il, " tout ce qui n'est pas structuré tend justement à ce principe physique, l'entropie (rit) . Le désordre croît par nature donc, ... si on le structure pas, ça devient rapidement le bazar ".

             La notion de brainstorming, technique de créativité qui consiste à laisser émerger les idées sans les ordonner, les hiérarchiser ou les censurer, est associée pour lui à un projet au cours duquel des groupes de savants ont été constitués pour trouver le procédé de la bombe H.

Autrement dit, la créativité d'un groupe risque de produire quelque chose de dangereux, de mortel même.

             L'idée de rapprocher la notion de groupe en mathématiques de celle de groupes humains, lui semble à la fois séduisante et " dangereuse ". Un long silence suit cette affirmation et il change de sujet, ce qui me semble traduire de l'angoisse. Plus tard, il dit : " mais c'est une mayonnaise tellement compliquée à monter avec de l'humain au milieu que... c'est pas simple quand dans les groupes il y a, oui il y a de l'humain".

 

 En résumée

Le thème de l'entretien a trouvé un écho chez Antoine : il est très intéressé par la question du groupe.

             Mais l'idée qu'il se fait des groupes est imprégnée de son expérience d'adolescent en bande, qui signifie à la fois fuite du réel, transgression, engloutissement, dépendance, régression mais aussi force, solidarité, fusion dans la fête, bonheur.

             Tout cela est difficile à réinvestir dans son rôle de professeur, avec la responsabilité d'enseigner les mathématiques à des enfants et des adolescents.

             Une part de lui-même reste attachée à cette période heureuse de sa vie ; il cherche à la retrouver à travers la fusion dans son couple et dans un groupe chaleureux, en compagnie de collègues qui lui ressemblent.

             Une autre part de lui-même, adulte et rationnelle, est attirée par l'ordre, la structuration, et s'exprime dans les mathématiques. Il pense que se fondre dans un groupe, au risque de se faire " engloutir ", n'est pas conciliable avec la vie d'adulte professionnel. Il est conscient également qu'on ne peut " manipuler " des groupes humains comme des groupes de signes abstraits. Etre professeur, c'est faire entrer les enfants dans l'ordre des savoirs, la logique, le raisonnement, avec tout ce que cela implique de mise en ordre, de structuration en catégories (groupes et sous-groupes de signes, de concepts).

             C'est aussi sur le plan humain et éducatif, socialiser les enfants, c'est-à-dire transformer la meute, en proie au désordre et à la sauvagerie, en groupe organisé pour le travail, de manière rationnelle et coopérative, c'est-à-dire les faire entrer dans l'ordre de la loi.

             L'idée de diviser un grand groupe en petits groupes, en classe notamment, est d'ordre rationnel, relève d'un système d'organisation. Mais elle signifie aussi pour lui, la perte de l'unité et elle est source d'angoisse. Elle est également associée d'une part, à un pouvoir " infaillible ", à la rigidité et la hiérarchisation d'une organisation, l'armée ; d'autre part, du côté scientifique, au désordre créateur des groupes de chercheurs (le brainstorming).

             Dans les deux situations, opposées, la dimension mortifère est présente ; elle l'est aussi, me semble-t-il, dans ces expériences de fusion et de transe ; on sait que les adolescents aiment jouer avec les limites, frôler la mort. Peut-être Antoine craint-il confusément ses effets dans son activité avec ses élèves.

             Il n'est pas sûr que les petits groupes de travail en classe permettent d'éviter de renforcer les phénomènes d'exclusion, de compétition, de rivalité, et de favoriser l'entraide et la solidarité. Il se demande si le(s) groupe(s) peut/peuvent être au service de l'apprentissage, de la tâche scolaire, qui plus est, de cette discipline abstraite et solitaire à ses yeux que sont les mathématiques ?

             Antoine aimerait essayer de se servir des groupes dans son activité pédagogique, il aimerait croire que les bienfaits en sont plus importants que les inconvénients. Peut-être cela lui permettrait-il de réconcilier différentes parts de lui-même, de les réunir - l'entretien se termine sur le mot " réunion " - sans en sacrifier aucune : le plaisir et le sérieux du travail ; la vie professionnelle et la vie privée ; la rationalité, la résolution des problèmes de classe, l'accès aux savoirs, l'apprentissage pour tous, malgré les différences, et les valeurs de solidarité, la force du groupe, le relationnel, les liens de coopération sans la dépendance, la perte de soi.

             Peut-être s'agit-il pour lui d'assumer d'exercer une fonction paternelle et de renoncer à chercher dans les groupes le prolongement de la relation primaire avec la mère.

             Faire des groupes des " ensembles avec une loi ", selon sa propre formule (mathématique) et des institutions.

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Thèse soutenue le 15 décembre 2003 à l'université Paris X Nanterre par Catherine Yelnik
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