Adolescent, il s'est
laissé " engloutir " dans
une vie de groupe dominée par
le plaisir, la fête, les processus
primaires, dont la force d'attraction le
détournait de ses études.
C'est incompatible avec son rôle
professionnel.
Devenu adulte, il constate que
les regroupements par affinités,
sur la base de ressemblances, que ce soit
entre pairs ou entre amis, " ça
n'aide pas au travail
".
D'un autre côté, il
dit aussi que préparer ses cours,
c'est " chronophage ". La racine "
phage " signifie manger ; et même si
c'est de temps qu'il s'agit, il me semble
qu'Antoine signifie qu'il ne veut pas se
faire " bouffer " par son
activité professionnelle, comme il
s'est fait " engloutir " dans son
groupe d'amis, puis " absorber "
dans son couple : " on a
plutôt aussi / tendance au
début à ne pas faire que le
groupe euh que le couple justement
(inspire et rit) que le couple euh ... se
construise de telle manière qu'il
absorbe les individus ... parce que si
jamais le couple casse après les
individus sont cassés
complètement quoi ".
Son lapsus, " groupe " pour "
couple ", suggère que la " fusion
dans le groupe " ou dans le couple serait à
la fois désirable et dangereuse : Antoine
redoute la solitude, il était heureux dans
son groupe et l'est, semble-t-il, dans son couple,
mais il craint de s'y perdre, ne plus exister en
tant qu'individu, d'être trop
dépendant, car si " ça casse
", si le groupe ou le couple se sépare,
il risque d'être lui-même
complètement cassé : " on atteint
quelque chose, par le biais de l'autre, et si
jamais ce qui nous unit à l'autre
disparaît, ben tout ce qui nous unissait aux
autres disparaît ".
Contradictions ou ambivalences apparaissent
aussi dans les associations que fait Antoine entre
groupe, mathématiques et
armée.
En divisant le groupe-classe, Antoine
craint que les élèves en
difficulté ne se trouvent davantage
isolés dans un petit groupe que dans le
grand groupe où l'on a plus de chances de
trouver son semblable. Il est vrai que dans un
petit groupe, les individus sont en communication
plus directe les uns avec les autres, ils se font
face au lieu de regarder ailleurs, il leur est donc
plus facile d'exister en tant qu'individus et de se
différencier ; or, pour Antoine,
être différent des autres signifie
le risque d'être exclu par les autres, de
" se les mettre à dos ".
De plus, en divisant les
élèves en petits groupes, le
professeur risque de ne plus pouvoir
reprendre la main, recentrer,
rassembler le groupe-classe : " quand
on les met en groupes ...ils regardent par
tous... pas tous dans la même
direction " [
] ben
ça justement pour avoir l'attention
... le tableau n'est
plus ce qu'ils voient enfin la classe ce
n'est plus le tableau enfin
[
] la classe ce n'est plus
ce qui se passe dev- enfin
".
Les réticences à l'idée
de " partager la classe " peuvent s'entendre
comme l'expression d'une angoisse de " morcellement
", angoisse " de perdre l'unité de son corps
et de son psychisme ", qui, indique D.Anzieu, est
inhérente à toute situation de groupe
.
Le groupe fusionnel, dont la bande
est une modalité, est une manière de
lutter contre elle : " Dans la bande je viens
chercher la présence d'autres qui n'exercent
sur moi ni contrainte, ni critique, d'autres qui me
sont semblables. L'image impliquée est ici
ma propre image, mais décuplée,
renforcée, justifiée par ce que les
autres sont ; c'est une image narcissique
rassurante ". Il me semble que cette
définition correspond à ce qu'Antoine
raconte de ce groupe d'amis, qu'il qualifie
lui-même de " bande " et de "
tribu ". Ordre et
désordre
Au contraire de la fusion, la
division en sous-groupes sépare et
ordonne et dans l'esprit d'Antoine
est associée à manipulation
et hiérarchie : " ça
relève d'un système d'organisation
qui est fait pour être infaillible, il y a
des gens qui ont peut-être pensé que
pour faire des choses infaillibles on a, on va
faire des groupes c'est... essentiel... beaucoup
plus facilement manipulable (rit); il suffit de
mettre un chef par groupe... et au-dessus de chaque
chef de groupe de mettre un autre chef
". Ces groupes
fonctionnent autour d'une figure dominante : le
chef à l'armée, le professeur dans la
classe.
Ses propos, que j'ai trouvés confus,
autour de l'idée de " manipuler par la
force ", qui me semble être une
contradiction dans les termes, traduisent
peut-être une ambivalence chez lui : sa
crainte en tant que professeur, de perdre le
pouvoir sur le groupe - son expression "
partager la classe ", suggère qu'on
n'est plus le seul à tenir l'objet - et
celle d'être comme un chef à
l'armée, qui n'est pas, à ses yeux,
une image positive. Certes les petits groupes ont
l'avantage de permettre de briser
l'émergence des individus dominants (il
pense alors à des élèves),
mais faut-il nécessairement " briser quoi
que ce soit ", se demande-t-il. Il a une
certaine admiration pour les élèves
petits " pas plus grand que les autres "
mais malins ou pour cet ami, à la fois grand
par la taille et au " charisme énorme
", qui obtiennent des autres ce qu'ils veulent sans
recourir à la force.
Pour lui, si les
élèves sont des "
enfants " donc des petits,
être professeur équivaut
peut-être à être "
le grand ". Mais le groupe-classe
est une " meute ", avec des
dominants et des
dominés.
Contrairement à son groupe
d'amis, il y a des rapports de force, de
compétition, de rejet, les
rusés qui manipulent les autres.
Le professeur serait en quelque sorte
le chef de la meute, et aussi une sorte de
totem, celui vers qui se tournent tous
les regards et que tout le monde
aime.
Etant donné
l'idéalisation dont était
l'objet son ami " totem " aux yeux
d'Antoine, il n'est peut-être pas
facile pour lui de se mettre à une
place fantasmatiquement
équivalente. Mais c'est aussi
être le chef dans le cadre d'une
organisation structurée pour
être " infaillible ",
l'école, qu'il compare à
l'armée. Dans le cadre scolaire,
pour les enfants, l'adulte professeur incarne une
figure parentale.
Pour un homme, c'est un peu être le
père des enfants, de la fratrie que
constitue une classe. Dans le cadre de la fonction
éducative, socialisatrice de l'école,
l'enseignant(e) est celui/celle qui fait respecter
la loi sociale, qui institue (il faudrait " des
petites institutions ", dit Antoine, qui par
l'intermédiaire d'Alain, est
sensibilisé à la Pédagogie
Institutionnelle). C'est l'opposé du groupe
fusionnel primitif de son adolescence dont le "
principe mâle ", la figure du
père, ainsi que le Surmoi, étaient
exclus.
Une autre dimension intervient dans le
rapport d'Antoine aux groupes dans le cadre
scolaire, c'est la discipline qu'il enseigne,
à savoir les
mathématiques.
Or, le plaisir qu'il trouve dans
l'activité mathématique est solitaire
et " gratuit ". Quand il s'est
retrouvé seul sans son groupe d'amis, dans
une autre ville, il "adorait ça",
faire des maths tout seul ;(voir: entretien
de Rosine)
Est-il possible, dans le cadre scolaire
et non gratuitement, d'apprendre des
mathématiques en groupe ?
Son intérêt pour cette
discipline caractérisée par
l'abstraction, l'ordre et la rationalité
entre en conflit avec une autre part de lui, sa
spontanéité, un goût pour
l'expression désordonnée, une
certaine attirance pour la fusion, la
transgression. Je l'ai ressenti dans sa
manière de se situer dans l'entretien : il a
trouvé un certain plaisir à laisser
venir les idées sans ordre, mais s'en est
inquiété : " enfin que dire comme
ça si vous me laissez une question large
comme ça (rit) je mets tout va partir dans
tous les sens " ou encore : <<Enfin,
le thème de la bombe atomique est
apparu spontanément plusieurs fois:
" Quand on est imprégné
de chiffres, eh bien ! on y pense
toujours, on veut continuer plus loin,
toujours progresser, sans y arriver, puis
parfois on réussit, et puis,
finalement, c'est un désastre. La
physique, ça a un rapport avec les
maths, eh bien ! on a un désastre,
par exemple e = mc2, ça
a fait un désastre au Japon. Et
puis on a inventé des avions, et
puis on peut facilement détruire la
pensée. Oui, les
mathématiques, il faut pas les
aborder avec... le niveau le plus haut. Il
ne faut pas, faut savoir s'arrêter,
sinon on passe sa vie à
étudier ; les mathématiques,
ça ne s'arrête jamais,
finalement". » (Garçon
litéraire de 2 nd)
Mathématique et Affectivité
p.61 "
s'intéresser au groupe, comme ça, en
jetant des idées vagues,... c'est un peu
...c'est riche, ça fait assez brainstorming,
! [
] c'est riche, on peut dire plein
de choses mais après, l'important...c'est de
structurer toute la pensée; donc
là.... ". Et puis, explique-t-il, "
tout ce qui n'est pas structuré tend
justement à ce principe physique, l'entropie
(rit) . Le désordre croît par nature
donc, ... si on le structure pas, ça devient
rapidement le bazar ".
La notion de brainstorming, technique de
créativité qui consiste à
laisser émerger les idées sans les
ordonner, les hiérarchiser ou les censurer,
est associée pour lui à un projet au
cours duquel des groupes de savants ont
été constitués pour trouver le
procédé de la bombe H.
L'idée de rapprocher la notion de
groupe en mathématiques de celle de groupes
humains, lui semble à la fois
séduisante et " dangereuse ". Un long
silence suit cette affirmation et il change de
sujet, ce qui me semble traduire de l'angoisse.
Plus tard, il dit : " mais c'est une mayonnaise
tellement compliquée à monter avec de
l'humain au milieu que... c'est pas simple quand
dans les groupes il y a, oui il y a de
l'humain". En
résumée Le thème de
l'entretien a trouvé un écho chez
Antoine : il est très
intéressé par la question du
groupe.
Mais l'idée qu'il
se fait des groupes est
imprégnée de son
expérience d'adolescent en bande,
qui signifie à la fois fuite du
réel, transgression,
engloutissement, dépendance,
régression mais aussi force,
solidarité, fusion dans la
fête, bonheur.
Tout cela est difficile à
réinvestir dans son rôle de
professeur,
avec la
responsabilité d'enseigner les
mathématiques à des enfants et des
adolescents.
Une part de lui-même reste
attachée à cette période
heureuse de sa vie ; il cherche à la
retrouver à travers la fusion dans son
couple et dans un groupe chaleureux, en compagnie
de collègues qui lui ressemblent.
Une autre part de lui-même,
adulte et rationnelle, est attirée par
l'ordre, la structuration, et s'exprime dans les
mathématiques. Il pense que se fondre
dans un groupe, au risque de se faire " engloutir
", n'est pas conciliable avec la vie d'adulte
professionnel. Il est conscient également
qu'on ne peut " manipuler " des groupes humains
comme des groupes de signes abstraits. Etre
professeur, c'est faire entrer les enfants dans
l'ordre des savoirs, la logique, le raisonnement,
avec tout ce que cela implique de mise en ordre, de
structuration en catégories (groupes et
sous-groupes de signes, de concepts).
C'est aussi sur le plan humain et
éducatif, socialiser les enfants,
c'est-à-dire transformer la meute, en proie
au désordre et à la sauvagerie, en
groupe organisé pour le travail, de
manière rationnelle et coopérative,
c'est-à-dire les faire entrer dans l'ordre
de la loi.
Dans les deux situations,
opposées, la dimension mortifère est
présente ; elle l'est aussi, me
semble-t-il, dans ces expériences de fusion
et de transe ; on sait que les adolescents aiment
jouer avec les limites, frôler la mort.
Peut-être Antoine craint-il
confusément ses effets dans son
activité avec ses
élèves.
Il n'est pas sûr que les petits
groupes de travail en classe permettent
d'éviter de renforcer les
phénomènes d'exclusion, de
compétition, de rivalité, et de
favoriser l'entraide et la solidarité. Il se
demande si le(s) groupe(s) peut/peuvent être
au service de l'apprentissage, de la tâche
scolaire, qui plus est, de cette discipline
abstraite et solitaire à ses yeux que sont
les mathématiques ?
Antoine aimerait essayer de
se servir des groupes dans son
activité pédagogique, il
aimerait croire que les bienfaits en sont
plus importants que les
inconvénients. Peut-être cela
lui permettrait-il de réconcilier
différentes parts de
lui-même, de les réunir -
l'entretien se termine sur le mot "
réunion " - sans en sacrifier
aucune : le plaisir et le sérieux
du travail ; la vie professionnelle et la
vie privée ; la rationalité,
la résolution des problèmes
de classe, l'accès aux savoirs,
l'apprentissage pour tous, malgré
les différences, et les valeurs de
solidarité, la force du groupe, le
relationnel, les liens de
coopération sans la
dépendance, la perte de
soi.
Peut-être s'agit-il pour lui
d'assumer d'exercer une fonction
paternelle et de renoncer à
chercher dans les groupes le prolongement
de la relation primaire avec la
mère.
Faire des groupes des "
ensembles avec une loi ", selon sa
propre formule (mathématique) et
des institutions.
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