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ETHNOLOGIE ET NOMBRE

thèse soutenue par: Benoît MAURET dans l'U.E.R. de Sciences de l'Éducation de PARIS V sous la direction du Professeur Gérard VERGNAUD .

Nous en donnons ici des extraits et des synthèses qui sont évidemment choisis de façon subjective.

 

PERCEPTION NATURELLE DES NOMBRES.

<<Chez l'homme comme chez l'animal le sens du nombre est très limité. Sans avoir recours au mécanisme de comptage qui nous est devenu tellement familier, la perception des nombres ne dépasse pas souvent le chiffre 4. Lorsque nous avons une collection de plusieurs objets identiques nous ne pouvons percevoir directement la quantité. La sensation numérique directe est vite limitée et il devient nécessaire d'utiliser les schèmes du dénombrement.

             Tobias Dantzig souligne que le sens du nombre n'est guère plus développé chez l'homme que chez les animaux :

«Des expériences menées avec le plus grand soin ont conduit à la conclusion irréfutable que le sens direct visuel du nombre, chez un homme cultivé moyen, dépasse rarement le nombre 4 et que le sens tactile est encore plus limité».

             Ce résultat est confirmé par L. Gerschel qui montre la difficulté de «lire» d'un seul coup d'oeil une suite de cinq traits 11111 ou de six traits Cela devient encore plus difficile pour des quantités plus importantes.

             Les études anthropologiques confirment ces limites de la perception visuelle. Pour certaines tribus d'Australie, d'Afrique et d'Amérique du sud il n'existe pas de noms de nombres autre que un, deux et beaucoup. Selon Tobias Dantzig ce même phénomène se retrouve dans la langue Anglaise où le mot thrice comme le latin ter a deux sens «trois fois» et «beaucoup»>>(p.11)

<<Des observations anthropologiques ont confirmé l'usage limité des nombres chez de nombreuses tribus.

             Selon A. Sommerfelt la tribu australienne Aranda n'utilisait au début du siècle que deux noms de nombre

- ninta pour un et tara pour la paire.

Pour désigner trois ils composaient un et deux : tara-mi-ninta (deux et un).

Au-delà de quatre ils utilisaient le mot "beaucoup".>>(p.13)

 

DIFFÉRENTS PROCESSUS DE COMPTAGE

EN RELATION AVEC L'OBJET CORPS

Processus d'appariement.

 

<<Pour remédier aux limites de la perception immédiate des nombres et pour compter des quantités d'objets importantes l'homme dut faire appel à des techniques numériques. Sans avoir pour autant atteint le stade de la conception abstraite du nombre il a su compter depuis de nombreux siècles. Nous observons que l'expérience de techniques numériques a précédé et permis la genèse du concept de nombre . Le procédé alors utilisé est la comparaison terme à terme .Il s'agit du concept d'appariement que l'on désigne en mathématique sous le nom de relation bijective.>>(p.14)

 

Appariement avec le corps humain'

 <<D'un emploi immédiat et facilement disponible les éléments du corps humain ont très tôt constitué un référent pour procéder aux techniques de la correspondance terme à terme . Nous retrouvons cet usage dans des observations ethnologiques pour des pays différents. Dans son ouvrage Lévy-Bruhl rapporte beaucoup d'exemples illustrant ces techniques de dénombrement>>(p.15)

Un premier exemple:

<<Dans ces travaux sur ce peuplement le docteur Wyatt Gill écrit: «au-dessus de dix les insulaires du détroit de Torrès comptent visuellement de la façon suivante :

on touche les doigts un à un, puis le poignet, le coude et l'épaule du côté droit du corps, puis le sternum, ensuite les articulations du côté gauche, sans oublier les doigts de la main gauche. On obtient ainsi 17. Si cela ne suffit pas on ajoute les doigts du pied, la cheville, les genoux et les hanches (à gauche et à droite). On obtient ainsi 16 de plus, donc 33 en tout. Au-delà de ce nombre, on s'aide d'un paquet de petits bâtons.»>>(p.15)..

<<Un deuxième exemple

nous est donné par la langue Papoue du nord-est de la Nouvelle-Guinée. Selon W. Mac Gregor on observe une technique gestuelle dans les villages sur la rivière Musa : «on commence par le petit doigt de la main droite, on emploie les doigts de ce côté, puis le poignet, le coude, l'épaule, l'oreille et l'oeil de ce côté, de là on passe à l'oeil gauche etc ... On redescend jusqu'au petit doigt de la main gauche. Beaucoup d'indigènes s'embrouillent en comptant quand ils arrivent à la figure».

 

 

 

 

             Au constate que le même terme doro correspond à 6 doigts différents. Cela illustre bien que les termes employés ne sont pas des noms de nombres car sans le geste correspondant il pourrait se produire des confusions.>>(p.17)

Ainsi ils utilisent le dénombrement suivant

1 Anusi : petit doigt de la main droite.

2 3 4 doro.

5 Ubei pouce droit.

6 Tama poignet droit.

7 Unubo : coude droit.

8 Visa : épaule droite.

9 Denoro - oreille droite

10 Diti oeildroit.

11 Diti oeil gauche

12 Medo : nez.

13 Bec: bouche.

14 Denoro : oreille gauche.

15 Visa : épaule.

16 Unubo : coude.

17 Tama poignet.

18 Ubei pouce.

19 20 21 Doro.

22 Anusi : petit doigt de la main gauche.

Le troisième exemple

nous est donné par Hautrey dans son ouvrage «The number concept chez les indiens Lengua du Chaco au Paraguay>> Cet exemple est également cité dans l'ouvrage de Lévy-Bruhl. Pour les 20 premiers nombres nous avons les noms suivants:

             Ainsi les indiens du Chaco utilisent également une série déterminée de termes concrets où il apparait que les nombres ne sont pas différenciés du corps humains.

1 Thlama-2 Anit-3 Antanthlama (composé de un et deux)-4 Les deux côtés pareils-5 Une main-6 Arrivé à l'autre main, un-7 Arrivé à l'autre main, deux-10 Fini les deux mains-11 Arrivé au pied, un-16 Arrivé à l'autre pied, un-20 Fini les pieds.

Au delà on dit "beaucoup" et s'il s'agit d'un nombre très élevé on fait appel aux "cheveux de la tête".

             A l'aide de ces différents exemples on s'aperçoit que l'étymologie des noms de nombres révèle très fréquemment une technique corporelle de comptabilité. Ce phénomène peut s'observer pour des civilisations très différentes et très éloignées géographiquement. Cependant on peut comprendre les limites d'un tel procédé car la seule énumération des parties du corps ne suffit pas à désigner un nombre précis. Il est nécessaire de l'accompagner d'un geste. Pour remédier à cette faiblesse les hommes ont dû élaborer une suite ordonnée de mots désignant les différents nombres et permettant un dénombrement oral accompagné d'un appariement devenu visuel.>>(p.18-19)

 

LES BASES NUMÉRIQUES ET

LEUR RAPPORT AVEC LE CORPS HUMAIN. 

<<Afin de limiter le nombre de symboles numériques distincts l'homme construisit un système de numération approprié , la base. Il s'agissait de répondre à deux nécessités :

- La première, reposant sur le principe de cardinalisation, consiste à répéter un symbole étalon représentant l'unité.

- La deuxième, reposant sur le principe d'ordinalisation, consiste à représenter chaque nombre par un symbole différent.

Nous pouvons nous interroger sur la diversité des modes de numération utilisés . Comment la relation établie avec le corps humain a conduit l'homme vers le choix d'une base plutôt qu'une autre ?

 

Base dix.

             Nous avons déjà observé que pour la structure des noms de nombres les dix doigts de la main avaient joué un rôle important. De même nos dix doigts ont influencé très fortement le choix de la base de numération. Tobias Dantzig écrit

«Dans toutes les langues indo-européennes, aussi que dans les langues sémites, mongoles et dans la plupart des idiomes des races primitives, la base de la numération est dix, autrement dit, il existe des noms de nombres distincts jusqu'à dix; au-delà il existe partout quelque système pour atteindre cent sans mots nouveaux.»

Le fait que le système décimal soit largement répandu confirme la nature anthropomorphique de notre façon de compter. Ce choix imposé par la structure de notre propre corps n'était pas le plus judicieux. Pour avoir davantage de diviseurs et plus de commodités les scientifiques auraient préféré le choix de la base douze. Encore de nos jours dans la vie quotidienne on trouve l'usage d'un compte en base douze : une douzaine d'oeufs, une douzaine d'huîtres, etc...

 

Base cinq,

             Comme choix de base on rencontre également la base quinaire : base cinq. Il s'agit d'une prédominance du groupement par cinq. Ce système s'observe quand les cinq premiers noms de nombres sont distincts tandis que pour les noms suivants on se contente de mots composés. Un premier exemple nous est donné par Georges lfrah. Il s'agit d'une technique digitale employée encore de nos jours par les habitants de Bombay. Dans ce procédé la main gauche désigne les unités tandis que la main droite désigne des groupements de cinq unités>>(p.20-21)

 

Base vingt

<<Certains peuples avaient adopté vingt comme base pour compter. De la même façon que pour dix le choix de la base vingt révèle une origine anthropomorphique. Il nous reste des témoignages de l'usage du système vicésimal. En particulier G. Ifrah cite le cas de la langue Aztèque où l'on s'aperçoit que les vingt premiers nombres correspondent aux dix doigts des mains et aux dix doigts des pieds.>>(p.22)

 

Base 2.

<<Dans son livre Tobias Dantzig cite les travaux de Curr sur les tribus d'Australie. Ces peuples n'ont pas encore atteint le stade de compter sur les doigts et le système qu'ils emploient est binaire : «Ils ont des vocables indépendants pour désigner un et deux, ensuite ils emploient des noms composés jusqu'à 6, au delà ils emploient un mot qui veut dire tas».>>(p.24)

<<L'histoire nous montre qu'il a fallu attendre le douzième siècle pour que la base dix se généralise de plus en plus. Pour les unités de mesure il a fallu attendre encore plus longtemps car c'est seulement en 1790 que le gouvernement révolutionnaire a généralisé le système décimal à la plupart des mesures. Les unités anciennes révélaient l'importance de la base 5, 12, 20 et aussi les survivances de techniques de numération digitale. Dans les unités de longueur l'homme avait communiqué son "unité corporelle aux différentes unités

1 toise = 6 pieds

1 pied = 12 pouces 1 pouce = 12 lignes 1 ligne = 12 points.

Enfin une livre valait 20 sous et un sou valait 20 deniers.

             A travers ces différentes unités de mesure on observe bien la prégnance de la base 12 et de la base 20. Ainsi dès l'origine de notre système de numération nous pouvons comprendre comment l'homme utilise les représentations de son propre corps pour élaborer la connaissance. L'exemple de la numération est particulièrement riche car sa genèse remonte très loin dans le temps (le plus ancien document de dénombrement connu est un os de loup daté de 30.000 ans).>>(p.25)

 
LE COMPTE DIGITAL.

L'origine de la dactylonomie et son développement.

<<De nombreux documents anciens laissent envisager que l'Égypte serait à l'origine du compte manuel. Dans son ouvrage G. lfrah cite des documents qui pourraient témoigner de cette origine. En effet on peut observer sur les fresques d'un monument Égyptien de l'ancien empire (5ème dynastie 26 siècle av. J.C) des ouvriers mesurant du grain avec des boisseaux et des comptables opérant avec leurs doigts et dictant les résultats à des scribes.>>(p.26)

 

Compte utilisant les phalanges et les jointures des doigts

<<En extrême Orient on peut encore de nos jours trouver une technique du compte digital faisant intervenir les phalanges ou les articulations du doigt. G. lfrah cite dans son livre une pratique couramment utilisée en Chine et en Indochine : «Dans ce procédé (qui se pratique sur chacune des deux mains à l'aide d'un doigt de l'autre), chaque phalange de la main compte pour une unité, en commençant par la phalange inférieure du petit doigt pour finir par la phalange supérieure du pousse de la même main». En utilisant ce procédé on peut aller jusqu'à 28 sur les deux mains.>>(p.34)

Opérations utilisant une technique digitale.

<<Survivant après des siècles nous pouvons observer des procédés de multiplication avec les doigts.

 Table de multiplication par 9.

             Nous pouvons observer pour les élèves ayant des difficultés à mémoriser la table de multiplication une technique digitale donnant immédiatement le résultat par lecture directe sur les doigts de la main. Quelques élèves l'utilisent discrètement en classe. Nous n'avons pas trouvé dans la littérature sur les techniques digitales des traces de ce processus mnémotechnique.

La technique utilisée est la suivante

Pour 0 < X < 10

9 fois X exemple : 9 * 2 = ?

On abaisse le deuxième doigt de la main gauche et on lit sur les deux mains face à soi-même. Le nombre de doigts se trouvant avant le doigt replié désigne les dizaines. Dans ce cas nous avons une dizaine. Les doigts à droite du doigt replié désignent les unités. Soit 3 + 5 - 8 unités et par conséquent on obtient la lecture directe : 9 * 2 = 1( ) 8 donc 9 * 2 = 18.

Autre exemple,

9 * 8 = ?

On abaisse le huitième doigt, ainsi on obtient 7 doigts avant le doigt replié.

Soit 7* 10=70

Deux doigts après le doigt replié soit 2 unités 9 * 8 = 70 + 2 = 72.>>(p.36-37)

 

SIGNIFIANTS NOMBRES ET ANTHROPOMORPHISME.

<<Pendant des millénaires l'homme a représenté les nombres à l'aide des différentes parties du corps : mains, pieds, articulations, etc... Ces techniques de compte corporel étaient limitées par le fait qu'elles ne permettaient pas une mémorisation durable.

             Il a fallu se donner des outils pour conserver les traces de quantités dénombrées et avoir ainsi des résultats toujours disponibles....Un peu plus tardive mais presque contemporaine est apparue l'écriture égyptienne (3000 av. J.C). La numération hiéroglyphique nous donne un exemple de projection anthropomorphique. Basée sur les puissances de 10 elle repose sur le principe d'addition. Deux signifiants employés correspondent au monde végétal : (fleurs de lotus) tandis que deux autres évoquent le corps humain. Le nombre 10.000 est représenté par un doigt relevé, légèrement incliné.

             Le nombre 1.000.000 est représenté par un homme agenouillé et levant les bras vers le ciel. (voir dessin en haut de la page). Ce dernier nombre symbolisait également l'éternité et l'infini. Ce doigt dessiné serait-il une survivance et un témoignage du compte digital ?. De même les bras levés sur la tête évoquent les gestes des peuples Africains pour désigner une quantité indénombrable.>>(p.42-43)

<<L'histoire des nombres nous montre combien est difficile l'objectivation de la pensée humaine. Durant les différentes étapes de l'élaboration de la suite numérique l'homme a utilisé son corps comme un support concret permettant dans un premier temps l'appariement et dans un deuxième temps un dénombrement limité.

             A travers le rapport à son propre corps l'homme a ainsi facilité l'apparition de certaines bases privilégiées comme la base 5, la base 10, la base 20. Cette projection se retrouve également dans la construction de signifiants graphiques en particulier elle apparaît dans le système de numération des Égyptiens. Par conséquent comme le souligne Lévy-Bruhl (A . )

«Les numérations comme les langues dont on ne doit pas les séparer sont des phénomènes sociaux qui dépendent de la mentalité collective».

Ainsi dès leur origine les nombres ont servi de support aux fantasmes, à la magie et aux intuitions métaphysiques.

Ce rapport au corps humain nous montre comment

la subjectivité et l'affectivité

peuvent pénétrer l'univers même des nombres.

             D'autre part la genèse du dénombrement nous conduit à penser que le concept de nombre est davantage le résultat d'une expérience sensori-motrice que d'une représentation déjà construite. Si le concept "outil" a précédé le concept "objet" pour les nombres, nous pouvons cependant réfuter cette hypothèse pour les chiffres 1 et 2 par le fait qu'ils font partie de l'environnement proche et familier de l'homme.

             Une présentation historique des nombres peut apporter de nombreux avantages pour la didactique des mathématiques. En particulier elle permet de lever des obstacles et de donner du sens à de nombreux concepts.

             Ces mêmes nombres si souvent associés à des symboles arides et dépourvus de sentiments dans les sociétés fortement technologiques sont tout au contraire riches d'un passé mêlé au devenir humain.

             Comme Georges lfrah, nous soulignerons notre émerveillement et notre fascination pour l'univers des nombres : «les chiffres sont une substance poétique ... »>>(p.46-47)

 

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Commentaire

Réaction

<<Cet extrait de thèse apporte de nombreux éclairages quant à la réflexion que je mène sur le nombre. Un très grand merci à son auteur.>>

<<Passionnante, cette étude; certains exemples de dénombrement sur le corps pourront même me servir dans la classe maternelle (j'avais appris en son temps la table de 9 et avait bien remercié mon instit de ce "truc" Cordialement>> EL

<<Bonjour, je suis très interessé par le sujet. Juste deux questions: Qu'est ce qu'un nombre? Pourquoi ne parlez-vous pas de la genèse du nombre? Enfin existe il une relation entre nombre et lettre. et si oui laquelle.>>

 

Textes tirés de la thèse de Benoît MAURET , Nombres et affectivité

dans l'U.E.R. de Sciences de l'Éducation de PARIS V sous la direction du Professeur Gérard VERGNAUD

Sommaire de la thèse de Mauret

Ethnologie et nombre

Entretien avec Sophie
Entretien avec Christelle
Approche de l'intrication de l'affectif et du cognitif

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