Nous
aborderons cette définition en s'appuyant
sur les travaux de Philippe Zarifian pour
resituer d'abord, les étapes de
l'émergence du modèle de la
compétence.
Fin 1974, suite à la
négociation de l'accord de classification de
la métallurgie, une contradiction
apparaît entre la notion d'emploi (maintenue
comme le modèle de référence
pour la classification) et la définition de
nouveaux critères " classants ". Il
apparaît que trois d'entre eux (la
responsabilité, l'autonomie et la formation
requise) ont une signification que si l'on en fait
des attributs d'individus humains.
L'existence
de ce paradoxe dans l'opposition
qualification de l'individu /
qualification du poste est
déjà un premier signe
important d'émergence du
modèle de la compétence.
Les critères d'autonomie et de
responsabilité signifient qu'on est
d'autant plus qualifié (et donc
rémunéré) qu'on est autonome
dans son travail. L'autonomie est définie
par le contraire de la prescription. C'est un
véritable renversement de valeur par rapport
à la tradition taylorienne. Avec cette
question de l'autonomie, c'est en profondeur la
reconnaissance de la place et du rôle de
l'individualité qui émerge. Chaque
individu a des aspirations et des capacités
de jugement qui lui sont propres,
singulières et qui ne peuvent être
niées ou étouffées dans
l'intérêt collectif.
Dans ce contexte, on peut
déjà avancer deux premières
significations de la notion de compétence
:
- La
compétence, c'est l'occupation experte de
l'espace d'autonomie dévolu et reconnu au
salarié ; espace non
déterminé, non prescrit, que
l'action de l'individu " compétent " doit
remplir.
- La
compétence, c'est aussi l'expression de
capacités individuelles,
singulières au sein d'un ensemble
collectif.
Vers 1985 dans cette période
de crise économique et de montée du
chômage, cette question de la
compétence ne s'imprègne pas encore
dans les organisations du travail qui
évoluent peu. Au moment de la reprise
économique , la thématique de la
compétence va rebondir avec un enjeu
important. En effet, c'est la capacité de
l'économie française à
s'élever au niveau des nouveaux défis
productifs et concurrentiels qui est
interpellée. La nécessité de
sortir de la crise par une montée en
qualité des produits et la
nécessité de faire face à la
montée de l'incertitude de la reprise
économique, aux variations des commandes des
clients et à la complexification des
technologies vont donner plus de poids encore
à la notion d'autonomie, d'analyse et
d'action dans et sur les situations.
La
définition de la compétence se
précise alors :
- assumer
une responsabilité locale, en situation,
savoir prendre la bonne décision dans un
temps court, face à un
événement. On considèrera
qu'il y a intérêt à
décentraliser une partie du pouvoir de
décision auprès des équipes
de base pour qu'elles puissent répondre
à la montée en complexité
des performances. Le mot clé est
responsabilisation.
Illustrons ces
éléments de contexte avec les propos
d'un chef d'atelier dans une PME de l'ameublement
"
la production de mon atelier se
complexifie. Nous introduisons des machines
outils à commande numérique.
Nous travaillons de plus en plus à la
commande. Les exigences de qualité et
de personnalisation des produits
demandés par les clients ne cessent de
monter et nous ne pourrons survivre qu'en y
faisant face. Or je ne connais pas
réellement mon personnel. Je ne sais
pas ce qu'il est capable de faire. La grande
majorité d'entre eux est
classée OS, ce qui ne veut strictement
rien dire. Je ne connais pas les
compétences de chacun et moins encore
la manière de les développer et
de les mettre en valeur. Je suis totalement
bloqué par l'approche en termes de
postes. Je rêve qu'un jour on puisse
gérer en fonction des
compétences de chaque personne de mon
atelier et les reconnaître en salaire
" .
Le modèle du poste
de travail atteint ses limites.
Ce modèle révèle son
inefficacité et son inadaptation car une
large partie des qualités effectivement
mobilisées par les salariés ne sont
plus du tout nommées par les descriptifs
du poste. Il révèle
également de l'injustice ; injustice face
à l'employeur car les compétences
réelles ne sont ni reconnues, ni
rémunérées mais aussi
injustice entre salariés car ces derniers
connaissent parfaitement les différences de
compétences et d'engagement entre eux. Ce
sentiment développe, chez certains, des
comportements amers " je fais juste ce qui est
écrit dans la fiche de poste, pas plus, pas
moins ". Il devient donc impossible de faire
face aux nouveaux défis productifs et
concurrentiels en restant bloqué sur les
définitions de poste.
Les innovations organisationnelles vont
être placées au second plan pendant la
première moitié des années
90, malgré une prise de conscience du
besoin de s'appuyer sur un nouveau modèle
qui s'écarte de celui du poste de travail.
La priorité sera donnée
à une recherche de hausse de la
rentabilité avec l'arrivée d'un
phénomène nouveau : la
financiarisation de l'économie.
Concilier les résultats financiers et
le développement des compétences ne
va pas de soi. Au sein de la direction de
l'entreprise, il est possible de discuter d'une
démarche compétence et d'en mesurer
la portée. Mais cela devra, ensuite,
être légitimé en termes de
signification et d'intérêt
auprès des actionnaires dominants notamment
si cela entraîne une évolution de la
masse salariale. On verra ainsi apparaître
des évolutions hybrides : d'un
côté des réductions fortes
d'effectifs, de l'autre un véritable
investissement dans le développement des
compétences des salariés restants.
Cependant, accroître les
compétences des salariés pour
accroître leur polyvalence au sein
d'équipes à taille réduite
n'instaure pas pour autant les conditions d'une
prise d'initiatives du salarié sur son
activité.
L'initiative est forcée car il
faut faire face au manque d'effectifs. Elle n'est
donc pas prise et assumée en positif par les
personnes. La thématique de la
compétence resurgira à nouveau
à la fin des années 90 en prenant
une dimension nouvelle car il s'agira de faire face
aux nouvelles données de la concurrence
internationale. Les marchés fortement
concurrentiels expriment des bouleversements
profonds impactant les conditions de
productivité. Le débat prend alors
une ampleur soudaine et inédite autour de la
conviction que
ce
seront le développement et la
mobilisation des compétences (et
non pas les technologies, ni les
structures organisationnelles, ni les
niveaux de salaire) qui feront la
différence au sein de cette
compétition mondiale.
La notion de
compétence fait, depuis, l'objet de
nombreuses définitions selon des points de
vue différents.
Nous citerons, par exemple, Francis
Minet, professeur associé à la
chaire Economie et Gestion du CNAM à Paris
qui propose un modèle de description du
contenu des compétences reposant sur
différentes catégories de savoirs
"
les savoirs ne s'acquièrent pas
tous de la même façon, selon
qu'ils ont été appris en dehors
de l'action - notamment à
l'école - ou à la faveur de
l'action c'est-à-dire, construits dans
la pratique. Dans un cas, on aura des savoirs
formalisés sous forme d'un contenu en
général facilement
transmissible et en tout cas accessible et
dans l'autre cas, on aura des savoirs de
l'action très liés aux
situations dans lesquelles ils sont mis en
uvre " .
Il poursuit en
définissant
" les savoirs
formalisés " avec d'une part, le savoir
théorique qui manipule des " objets "
abstraits obéissant à une logique
propre et pas à une logique de l'action (en
général les savoirs disciplinaires)
et d'autre part, "le savoir
procédural "par lequel le savoir
théorique peut s'investir dans l'action en
ordonnant la suite des actes selon la
finalité poursuivie. Il décrit
ensuite les " savoirs de l'action " : le
savoir pratique qui apparaît comme la mise en
uvre d'un raisonnement personnel, non
formalisé, construit entièrement dans
et aux fins de l'action et "le savoir faire"
qui correspond au répertoire d'actes dont
dispose un individu pour faire une action
donnée.
Ainsi, pourrait-on
dire que la compétence apparaît
comme une somme de savoirs qui s'articulent pour
produire une activité.
Citons maintenant Guy le
Boterf qui apporte une réalité
des compétences plus
complexe.
Selon lui, l'organisation du travail est
facteur de production de la compétence. Par
exemple, la compétence d'un individu dans
une organisation du travail correspondant à
une conception taylorienne (segmentation des
tâches, nombreux niveaux
hiérarchiques, tâches
répétitives, peu d'initiatives,
logiques de postes de travail) signifie " savoir
faire " ou capacité à effectuer
une opération prescrite.
En revanche, dans une organisation du
travail plus ouverte (prescriptions en termes
d'orientations générales, d'objectifs
fixés, règles
génériques, équipes à
responsabilité élargie,
réduction des niveaux hiérarchiques),
être compétent signifie " savoir
agir " ou être capable de gérer
des situations professionnelles complexes, de faire
face à des évènements, de
prendre des initiatives, de coopérer, etc.
Pour Le Boterf, une personne qui sait agir
avec pertinence dans un contexte particulier
possède différentes ressources.
- Il y a
d'une part, ce qu'il nomme les ressources
incorporées. C'est ce qui correspond au
potentiel de l'individu et qui dépend
largement de son histoire personnelle et
professionnelle, de son éducation et de
sa formation.
- Les aptitudes
et les qualités, les ressources
émotionnelles, la maîtrise du
langage, les capacités cognitives, la
capacité et le style d'apprentissage, les
capacités de mémorisation, les
connaissances, les savoir faire
formalisés, le savoir y faire, la
culture, les valeurs font partie de ces
ressources.
- Quant aux
ressources de l'environnement (réseaux
relationnels, informations, documentations,
outils, installations matérielles,
culture d'entreprise, etc.), elles constituent
l'autre part de l'équipement que
l'individu a à sa disposition.
Cependant, posséder ces ressources
reste insuffisant pour gérer des
problèmes, des évènements ou
des situations professionnelles. C'est davantage
la capacité à organiser et à
mobiliser ces ressources en combinatoires
pertinentes qui rend le professionnel
compétent. La pertinence de la combinatoire
signifie que l'activation des ressources
mobilisées s'appuie sur la prise en compte
des données contextuelles, des circonstances
ou des conditions associées à une
activité à
réaliser.
Ainsi,
même si la compétence est
propre à l'individu, elle est aussi
le produit d'une interaction individu -
organisation. Associée à une
situation donnée, elle est
contextualisée c'est-à-dire
étroitement liée au contexte
(champ de contraintes et de ressources
déterminées) dans lequel
elle se met en uvre.
Le modèle que propose Guy le Boterf
reprend ces idées en associant le savoir
agir (combinaison de ressources), le pouvoir agir
(contexte facilitateur, moyens et ressources de
l'organisation mises à disposition) et le
vouloir agir (contexte incitatif pour l'engagement
de l'individu dans l'acte de travail).
Nous nous
appuierons maintenant sur les travaux de
Grégoire Evéquoz,
psychologue du
travail et chargé d'enseignement à
l'Université de Genève, pour avoir un
éclairage sur le concept de compétence
clé.
En s'appuyant sur une manière de concevoir
le travail d'aujourd'hui qu'il définit par "
gérer des évènements,
produire des services et communiquer " et qu'il
estime avoir valeur de paradigme, il insiste sur le
fait que les compétences sont de l'ordre du
savoir agir et du savoir mobiliser mais qu'elles
n'existent pas en tant que telles. Elles prennent
la forme de conduites et de comportements humains
qui seront désignés sous le vocable
de compétences clés.
C'est leur transférabilité
qui va les définir comme des
compétences clés dans la mesure
où une fois acquises dans une situation
donnée, elles vont pouvoir être
mobilisées dans un nouveau contexte autre
que celui dans lequel elles ont pu être
apprises. Il met ainsi en avant la notion de "
situations clés " c'est-à-dire
des situations qui possèdent des
caractéristiques semblables et dans
lesquelles l'individu pourra transférer des
apprentissages sous forme de comportements appris
(les compétences clés).
Il distingue ainsi la
transversalité
qui désigne les ressemblances entre
situations professionnelles et concerne les
catégories de problèmes
eux-mêmes et la
transférabilité
qui désigne les capacités de la
personne à utiliser ces compétences
clés dans les différentes situations
professionnelles .
On retiendra que la compétence
est liée à une situation
concrète : il ne s'agit pas de viser une
compétence dans l'absolu car on n'est pas
compétent " en général
". La compétence est contingente d'une
situation donnée.
Un autre lien est également à
faire entre compétence et action :
être compétent, c'est pouvoir faire
quelque chose mais n'oublions pas que ce qui se
voit, ce qui est observable sont les
manifestations de la compétence et donc ses
résultats. On établira, par
conséquent, un lien supplémentaire
entre compétence et succès dans
l'action : il ne suffit pas d'agir, il faut aussi
réussir son action.
Nous avons vu que la richesse de
l'environnement et surtout les possibilités
d'accès aux réseaux de ressources
conditionnent le pouvoir agir de l'individu mais la
manière dont l'individu appréhende la
situation à laquelle il est confronté
est bien évidemment déterminante pour
son action.
Ce
sont les
représentations
qu'il aura du problème à
traiter qui orienteront la
sélection et la combinaison de ses
ressources pour savoir et vouloir
agir.
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