Aujourd'hui, j'enlève le haut, demain j'enlève le bas

Faut-il choisir pour refonder l'Ecole?  

Marie-Françoise Bonicel 

               Les uns estiment que les décisions venant du Ministère sont déconnectées de la réalité du terrain et sont destinées à rester " lettre morte " ou à susciter des réactions de la base qui les renvoient dans les oubliettes de l'histoire (Loi Devaquet par ex.). Pour d'autres les innovations ou expérimentations, " menées en bas " n'ont pas d'impact sur l'ensemble du système et restent parcellaires, saupoudrages courageux certes, mais ni mutualisés, ni connus notamment depuis la suppression au Ministère d'une structure gérant les innovations pédagogiques, comme la lutte contre les violences scolaires, la mise en place de médiateurs, les initiatives artistiques ou culturelles avec l'extérieur etc.).       

PLAN DU SITE

  

             Beaucoup se souviennent, ou pour les plus jeunes, ont entendu parler de cette audacieuse affiche publicitaire de 1981, avec la sulfureuse Myriam :

" le 2 septembre, j'enlève le haut, demain j'enlève le bas ".

             La formule est tombée dans le domaine public et s'est appliquée par la suite à bien d 'autres champs.

Vagabondages dans les hauts et les bas

 

             Le récit mythique de la Genèse, cette antichambre de nos structures sociales, est un inépuisable réservoir de métaphores pédagogiques. Dans l'organisation du monde, on se rappelle que Dieu s'empressa de séparer les eaux d'en haut et les eaux d'en bas créant immédiatement un clivage porteur d'une hiérarchie. Dans son étonnante traduction inspirée du structuralisme, Chouraki fait dire à Elohim (Yahvé) " Un plafond sera au milieu des eaux. " Apparemment, un principe qui fit école …

             Cette division est présente dans les champs de la vie sociale et économique: découpage administratif ou régional de notre territoire (Bas-Rhin et Haut-Rhin, Basse et Haute Normandie…), dans l'industrie sidérurgique (les hauts-fourneaux et les bas-fourneaux), la finance et les bilans (bas de bilan avec ses éléments circulants non permanents et les hauts de bilan avec ses éléments permanents), le bas-clergé et le haut-clergé sous l'Ancien Régime clivant les clercs.

Elle surgit de façon informelle dans les configurations villageoises ou urbaines avec des hiérarchies privilégiant parfois les hauteurs, ailleurs les plaines ou les rives, et apparait dans les statistiques socio-économiques définissant les classes sociales ou les revenus.

 

"Il faut mépriser les hauts et repriser les bas". Jacques Chirac. (… à propos des sondages !)

 

             Vaste programme, comme aurait dit de Gaulle, et question aussi ancienne que l’histoire des institutions. Ces dernières sont en effet, un lieu de compromis entre souveraineté du roi et légitimité des individus, entre garder une ligne idéologique et prendre en compte des spécificités locales ou culturelles, entre efficacité et démocratie.

             Les choses se sont complexifiées quand les gens d'en haut ont été élus par ceux d'en bas, dans un système de démocratie indirecte, et non plus héritiers de droit divin. La démocratie directe est peu présente dans notre espace citoyen, sauf par de rares référendums ou les votations suisses, et la démocratie participative, ailleurs que dans le secteur associatif ou autogéré, les primaires des partis, reste marginale. Cette préoccupation de partage des pouvoirs a été partagée par bien d 'autres structures très hiérarchisées comme l'Eglise catholique, le Parti Communiste au temps de sa grandeur ou par des pays aux institutions fédérales.

 

Réforme de l'Education Nationale

             A l'occasion d'un échange entre confrères sur l'opportunité d'opérer les réformes de l'Education nationales soit à partir du haut, soit à partir du bas en excluant l'un ou l'autre des deux termes, ce débat récurrent se réveille.

             Les uns estiment que les décisions venant du Ministère sont déconnectées de la réalité du terrain et sont destinées à rester " lettre morte " ou à susciter des réactions de la base qui les renvoient dans les oubliettes de l'histoire (Loi Devaquet par ex.). Pour d'autres les innovations ou expérimentations, " menées en bas " n'ont pas d'impact sur l'ensemble du système et restent parcellaires, saupoudrages courageux certes, mais ni mutualisés, ni connus notamment depuis la suppression au Ministère d'une structure gérant les innovations pédagogiques, comme la lutte contre les violences scolaires, la mise en place de médiateurs, les initiatives artistiques ou culturelles avec l'extérieur etc.).

             Ce qui est sûr, qu'elles viennent d'en haut ou d'en bas, les impulsions semblent trop souvent se dévitaliser et s'enliser dans les sables mouvants des structures intermédiaires, sont parfois bloquées par la force conservatrice des syndicats, des fédérations de parents d'élèves ou par l'inertie personnelle et la résistance au changement des individus ou des groupes. (Voir: La dégradation des "bonnes idées" en pédagogie )

 

             Le philosophe Tzvetan Todorov explique cette force de résistance active ou passive par " le gigantisme d'un corps de l'éducation nationale, constituée d'acteurs multiples dont aucun n'a un pouvoir suffisant pour mener à bien une réforme mais qui, presque tous, ont un pouvoir suffisant pour bloquer les autres ".

 

             On sort accablés de ce constat trop lucide. Pour l'un de mes collègues, homme de conviction engagé depuis des décennies dans le mouvement REVEIL qui constitue un lieu ouvert et militant pour "une école créatrice d'humanité" et un " Réseau d'Échanges, de Valorisation et d'Études des Initiatives Locales " , " considérer que le Loi peut faire changer les pratiques, et d'abord les "regards", des enseignants sur leur "mission", c'est les réduire au rôle de "fonctionnaires exécutants" obéissant aux instructions "venant d'en haut". "

             Ses convictions sont confortées par des exemples puisés dans nos grandes réformes sociétales et il cite ainsi la genèse de la loi sur l'avortement qui a suivi et entériné les mœurs et ne les a pas précédés. L'exemple a toute sa valeur.

 

             Pourtant, mon goût pour l'histoire du droit et ses liens avec la société, m'ont toujours fait douter de l'affirmation de Michel Crozier " on ne change pas une société par décret", ou la nuancer tout au moins.

 

Des exemples dans l'histoire

             L'histoire de l'esclavage dans laquelle je me suis replongée par nécessité de mieux connaitre le terrain des formations en Martinique rappelle bien, que c'est le droit, qui éclairé par des élites et sans attendre un consensus illusoire, a fait changer les choses et non les quelques révoltes sporadiques d'esclaves, indispensables cependant pour éveiller les consciences. De la même façon en France, Robert Badinter ne s'est pas appuyé sur un consensus (les abolitionnistes étaient minoritaires : 37 %) pour voter l'abolition de la peine de mort.

             Lorsque les japonais ont développé l'approche de la qualité dans les entreprises (cercles de qualité des années 70-80), leur succès au Japon, qui perdure sous d'autres formes tient à cette double prise en tenaille de la base et du top management. Sa faible pérennisation dans les entreprises en France semble liée au moindre engagement du " top management ".

             Quand Bourguiba de la belle époque développait l'éducation en Tunisie, son souci était de s'attaquer à la question de l'Ecole par le haut et la base, estimant que les cycles intermédiaires suivraient par capillarité. C'est ainsi qu'il a fait porter ses efforts sur l'enseignement supérieur et mis en route de nombreux programmes en direction de l'enseignement primaire.

 

La rénovation de l'école

 

"On juge mieux les hommes de bas en haut que de haut en bas". Paul Claudel

 

             Je ne vais pas alimenter cette dichotomie, et commenter cette parole de poète. La grande concertation à laquelle ont participé bien des acteurs d'une base éclairée et engagée, pour une refondation de l'Ecole, qui reste à traduire en actes, laisse augurer un désir et une volonté partagée de changement, même si ce n'est pas forcément pour aller dans le même sens !

             Les paradoxes sont nombreux : tandis que la base se rebelle contre les décisions prises au Ministère " loin des réalités de terrain ", d'autres (peut-être les mêmes) s'insurgent contre les tentatives d'instaurer plus d'autonomie aux établissements et ainsi de " casser " le sacro-saint principe d'égalité, dont tout observateur éclairé et de bonne foi sait qu'il est une illusion d'optique confortant l'inégalité de fait. Les uns réclament des directives claires sur les signes ostentatoires religieux, les autres ( les mêmes, peut - être, s'insurgent contre l'hypothèse d'une notation par leur chef d'établissement, tout en se plaignant de ne pas avoir le soutien de leur hiérarchie face aux violences et en exerçant leur droit de retrait quand celles-ci s'exaspèrent.

 

             Et pourtant…J'ai eu l'occasion de communiquer à la Biennale de l'Education à Paris, en juillet 2012, lieu de rassemblement de centaines d'acteurs de la vie éducative qui pendant quatre jours ont échangé et partagé leurs expériences. Occasion surtout de m'émerveiller devant le foisonnement de recherches, de publications, d'interventions sur des initiatives amples ou minuscules qui disent la vitalité des acteurs de terrain.

             Recherches et expériences loin du Ministère, mais pas forcément contre lui, acteurs qui font vivre cette Education Nationale avec créativité, sans moyens supplémentaires ou si dérisoires, mais avec la conviction que l'initiative est possible.

             En anthropologie du développement on sait que l'approche préférentielle est celle " de bas en haut " (bottom up) et cela parait bien séduisant : on part des besoins exprimés à la base et le haut accompagnerait le processus de mise en œuvre…Serais-ce un exemple à suivre ici ? La situation est souvent en fait beaucoup plus complexe disent les observateurs vigilants " et il est relativement facile de manipuler ces méthodes pour les mettre au service de la validation systématique des bons vieux projets de développement parachutés " de haut en bas " (top-down) ".

             Pour sortir des pattes de ce mammouth pas encore prêt à l'allègement (et on sait la grande longévité de cet animal), j'avancerai quelques pistes :

 

-  Le rôle des corps intermédiaires :

             Qui sont-ils ? Dans cette liaison entre le haut et le bas, les chefs d'établissements, les décideurs qui gravitent au sein du Rectorat, le Corps des Inspecteurs, jouent un rôle fondamental. Courroies de transmissions souples ou rigides, ils soutiennent, favorisent les initiatives ou élèvent des obstacles. En leur temps, nous avons pu expérimenter avec ce vaste ensemble de stages - 50 par an sur 16 ans- ( Jacques Nimier-FNTE), combien le soutien des responsables successifs de MAFPEN et d'IPR motivés avait permis cette réalisation innovante et globale. Et nous avons pu vivre aussi que c'est un Recteur qui les a supprimés sans concertation aucune, malgré bien des interventions et soutiens. Les formateurs et les formés ont essaimé ailleurs et autrement. Le rôle des corps intermédiaires est précieux, mais ne résiste pas à tous les coups de boutoir.

 

- La conscience de la marge de liberté dont ils disposent :

             Pour avoir assuré de nombreuses formations en direction des chefs d'établissements en France et à l'étranger (voir Bonicel (MF) "Le Coaching de chefs d'établisements" et "Le stress des chefs d'établissements : du chaos à l'ajustement créateur". in La revue de Gestalt. n° 13-14, Mai.1998 pp. p.91-110), j'ai pu mesurer les différences de comportements individuels face aux mêmes contraintes. J'ai observé le bon usage ou non de cette marge de liberté dont beaucoup d'entre eux ne voyaient même pas la lueur.

             Certains, obsessionnels de la perfection ou de l'obéissance sont tétanisés devant les réformes, décrets et autres circulaires (comme pour Le voile !) et accablés (Légitimement parfois) par le florilège de demandes d'informations, de documents statistiques de contrôle à faire parvenir en haut-lieu (sans doute stockés dans d'improbables greniers du haut-lieu.) Ceux-ci, s'empressent de mettre en place la dernière directive dans les meilleurs délais et consomment beaucoup d'énergie à faire passer ces modifications ou nouveautés auprès des personnels, des élèves et des familles en immédiateté en imposant ce qu'on leur a imposé.

             D'autres, de structures psychiques plus " perverses " (au sens de capacité à contourner la loi), estiment devant cette prolifération qu'il est urgent d'attendre le changement de Ministre ou de Recteur, la circulaire contredisant la précédente, et font de la résistance passive un mode d'action, repoussant la mise en place, utilisant l'opposition des enseignants ou des parents pour la justifier.

             Et enfin d'autres gagnés par un ajustement créatif vont s'appuyer sur tous les interstices de liberté pour innover, adapter, se servir des directives et du nouveau pour faire du neuf et au lieu de consommer de l'énergie pour se plaindre ou combattre dans des oppositions stériles, font des textes un levier pour susciter des initiatives et engendrer des démarches fertiles.

 

             La consultation de la base n'exclut pas que le détenteur de l'autorité soit décisionnaire, notamment dans des postures d'arbitrage. La question des rythmes scolaires en est un exemple éloquent : intérêts divergeant selon le type d'établissement, sa position géographique urbaine ou rurale, selon le recrutement sociologique des élèves, sans compter les intérêts économiques du tourisme ou le souci de l'enseignement religieux. Le haut doit trancher.

 

- Amplifier le sens de la responsabilité personnelle :

             On sait la diversité d'attitudes face aux contraintes réelles ou imaginaires (les plus difficiles à vivre) que ce soit dans la mission managériale ou pédagogique. J'ai pu développer ces pistes (voir Bonicel (MF) Former les chefs d'établissements à la complexité in Ecole, Changer de Cap, Chronique sociale, 2007) en mettant l'accent sur une formation humaine qui prend en compte ce que nous appelons le développement personnel à visée professionnelle, pour ne pas effaroucher une hiérarchie sourcilleuse.

             Mais tout autant, la formation continue et notamment celle pratiquée entre pairs dans des groupes d'analyse de pratiques, permet de faire évoluer les représentions des contraintes ou des espaces de liberté dont disposent les chefs d'établissements, des liens de coopération qu'ils peuvent établir entre collègues partageant les mêmes soucis. " Tisserand des complexités, tisserand de la complexité, le chef d'établissement est au cœur autant qu'à la tête de l'institution, à la fois fil conducteur et créateur de liens en interne et dans les territoires au-delà des murs. "

 

L'opposition " haute et basse " est en effet relativisée par les liens horizontaux établis.

             " La création déjà contestée des ESPE (Ecoles Supérieures du professorat et de l'éducation est intéressante à regarder sous l'angle de cette dualité haut/bas. L'expression " maitre d'œuvre " qui qualifie la mission de ces nouvelles structures est prometteuse. Dans le domaine de la construction " on appelle maître d'ouvrage l'entité porteuse du besoin, définissant l'objectif du projet, son calendrier et le budget consacré à ce projet. Le résultat attendu du projet est la réalisation d'un produit, appelé ouvrage. Et La maîtrise d'ouvrage (en anglais Project Owner) maîtrise l'idée de base du projet, et représente à ce titre les utilisateurs finaux à qui l'ouvrage est destiné ". Cela suppose de tricoter les contraintes " d'en haut ", les besoins " d'en bas ", sans oublier le contexte, social, économique et psychologique. Un bel ouvrage, il faut l'espérer, si chacun des acteurs dilate sa responsabilité personnelle pour vitaliser et enrichir le projet.

 

             St Benoit, mort au VI eme siècle, a gagné une autorité bien au-delà de la sphère religieuse, et de très grandes entreprises internationales plus soucieuses dans leur management, de leurs résultats que d'une quelconque spiritualité, s'appuient pourtant sur le triptyque de la règle de subsidiarité qui gère les monastères bénédictins : déléguer, accompagner, rendre compte.

             C'est peut être par cette fécondité réciproque verticale et transversale qu'il sera possible de dépasser les oppositions stériles entre haut et bas.

 

Jacky Beillerot affirmait dans son livre bijou " Voies et voix de la formation" qu'elle est :

Une colline éternelle - Un travail de la terre - Une aventure - Une réflexion

             Cette poétique formulation peut s'étendre à une utopique réforme de l'Education nationale, en inversant au besoin de haut en bas ou…de bas en haut les vers du poème.

 

 " Il y a des hauts et des bas dans la vie, comme disait le groom de l'ascenseur". A. Allais.

 

Voir aussi:

<<La concertation s'est faite au sommet, la négociation se fait au sommet, le débat parlementaire se fera au sommet. Mais une majorité d'enseignants n' a jamais entendu parler de la refondation et vit les affres de la continuité exacerbée. Les parents non plus, les associaitons partenaires de l'école non plus.>> "Un étrange silence" Pierre Frackowiak

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