"
Penser l'événement,
c'est-à-dire " ce qui arrive " et
jamais ne se répète, qui est
indissociable du moment et du lieu
où il s'est produit comme des
personnes qui l'ont vécu. Saisir ce
qui nous saisit et tend à nous
laisser sans voix. Analyser les processus
qui constituent la trame de la vie
sociale, les penser dans leur
complexité énigmatique,
plutôt qu'être agi par
elles. "
4
eme de couverture du livre d'André
Levy Penser
l'évènement:
|
Quand
j'étais enfant ou étudiante, notre
langue nommait le " genre humain ", le genre
masculin, féminin ou neutre en grammaire, et
accessoirement " le mauvais genre " qui
qualifiait les comportements de femmes ou hommes,
peu recommandables, au regard des normes du moment.
Depuis cette époque trop lointaine, je ne me
souviens guère d'avoir eu l'occasion
d'utiliser ce mot.
On peut s'interroger sur cette soudaine
effervescence autour d'un mot -mauvaise traduction
du terme anglo-saxon "gender"- et d'études
à propos d'une question qui a
traversé des décennies de recherches
et de publications et dont je pensais qu'elle avait
trouvé des réponses à la fois
de la part des scientifiques des sciences " dures "
et des sciences humaines. Réponses certes
provisoires, comme l'histoire des sciences nous
l'apprend et comme l'actualité nous le
rappelle (voir la remise en cause récente et
provisoire de la théorie d'Einstein, sauf
erreur liée à des biais
expérimentaux).
Dans la même semaine j'ai reçu une
pétition d'un regroupement s'appelant "
L'école déboussolée ", se
revendiquant d'être d'obédience
laïque (signée curieusement par
quelques scientifiques mais qui n'ont pas pris la
parole sur les medias validés), montant au
créneau contre la théorie du genre (
gender ), et l'annonce d'un colloque
organisé par les AFC ( Familles catholiques)
dont les intervenants n'appartiennent pas à
l'aile " libérale " de l'Eglise catholique,
c'est le moins que l'on puisse dire (on se souvient
de leurs manifestations contre le PACS en 1999).
Des députés et sénateurs de
droite sont également intervenus dans cette
réaction effervescence au parfum de
croisade.
Le SNES, lui s'exprime clairement face à ces
manifestations : " Le SNES condamne cette
attitude. L'école ne se laissera pas
instrumentaliser à quelque fin que ce soit,
les enseignants feront leur travail au service de
l'émancipation des jeunes ".
Sans vouloir prétendre, ni pouvoir balayer
tous les aspects d'une question aussi complexe, je
propose quelques pistes de réflexion pour
sortir des amalgames, du mélange des
registres et résister à ces
poussées d'urticaire idéologiques.
Qu'est ce qui peut en effet réunir dans un
même combat des laïcs non
identifiés en terme de positionnement
politique et se réclamant de la science, une
droite populaire, et des catholiques traditionnels
sinon traditionalistes qui ont eu bien du mal au
siècle dernier à accepter les
théories
scientifiques de Darwin
!
Pourquoi
maintenant ce parfum de croisade?
"
Quand souffle le vent du changement, chacun
s'accroche à ses racines ". Jacques
Duquesne
L'Eglise catholique, dans sa frange conservatrice,
face à la défection des
fidèles tente de faire un retour " au
miroir du passé ", que l'on voit se
manifester dans les polémiques des
années dernières sur les rites, la
langue latine ou le retour des dentelles des
servants d'autel, et que dans leur stimulant
ouvrage " Les pieds dans le bénitier
", deux femmes catholiques d'ouverture, attribuent
notamment à l'angoisse face aux changements.
Mais en cela elle est aussi la caisse de
résonance d'une société qui
face à un monde en métamorphose,
tente de faire retour à un illusoire - "
à l'époque " - passé
idéalisé.
Face à un monde qui bouge trop vite et dont
les repères sont fragilisés, ces
réactions conservatrices peuvent figurer
parmi les peurs des temps modernes, décrites
par l'historien Jean Delumeau et dont il dit "La
peur ne disparaîtra pas, car fondamentalement
elle est liée à la mort". Et le
conservatisme est fondamentalement lié
à la peur de perdre, au besoin illusoire de
sécurité. Le sexe est concerné
au premier chef par la vie et donc la mort qui en
fait partie.
Si l'on fait un détour par un petit ouvrage
issu d'un colloque, où dialoguent le
sociologue Eric Fassin, la psychanalyste Lytta
Basset et l'ancien Maitre de l'ordre des
dominicains, Timothy Radcliffe sur " Les
chrétiens et la sexualité au temps du
sida ", on y entendra un tout autre discours
d'ouverture, à l'écoute des
bouillonnements de notre temps loin de ceux de
catholiques crispés sur des
peurs.
Des politiques ont suivi (ou
précédé ?) ces mouvements de
contestation d'une minorité, face à
des chercheurs qui interrogent les
présupposés d'un certain savoir
reconnu dans la communauté scientifique qui,
comme tout savoir est susceptible d'être
remis en cause à la lumière d'autres
découvertes, comme l'ont été
les découvertes sur
l'hérédité, celle de l'ADN en
1953 et bien d'autres.
L'énigme
de la sexualité au risque des
sciences
S'il y a bien un thème fondateur, essentiel
et inépuisable qui traverse le temps et
l'espace, les sciences dures et humaines, les
croyances et l'art, c'est bien celui- de la
sexualité. Les débats sur la question
de l'inné et de l'acquis ont enjambé
les siècles, mais avec l'évolution
rapides des connaissances, il ressurgit à
propos d'objets divers : les pédagogues ont
suivi les interrogations sur l'intelligence, les
médecins sur les maladies, les sociologues
sur la violence des groupes, les ethnologues sur
les évolutions humaines et les
anthropologues sur les civilisations. Les enjeux
sur ces sujets sont de taille avec leur
cortège de conséquences politiques,
juridiques et sociales. Aucune science en effet,
n'existe dans un vide social.
Le questionnement sur le genre est ainsi
traversé autant par la biologie que par les
sciences humaines et les croyances
religieuses.
Sur ce sujet, je
retiendrai quelques balises en m'appuyant sur les
différentes ressources scientifiques :
- Dans un article de
1999, le Monde diplomatique rappelle à
l'occasion des 50 ans de la sortie du "
Deuxième sexe " de Simone de Beauvoir en
1943, la tornade médiatique qu'il a
suscité : " on ne nait pas femme, on
le devient ", ébranlant les
certitudes, ouvrant aux femmes des chemins
nouveaux. (le droit de vote n'est apparu pour
les femmes qu'en 1945 et en 1942, la peine de
mort a été encore appliquée
à une " faiseuse d'anges "). On ne
parlait pas de " genre " à
l'époque, mais se développaient
les concepts de rôles sociaux
visant à distinguer le sexe
génétique et les
représentations de la manière de
vivre ce sexe.
- Les travaux sur le
genre, ainsi nommés, ont donné
lieu à un concept, médical
à l'origine, pour penser des cas
particuliers de fonctionnements sexuels qui ne
rentraient pour dans les catégories
binaires (H/F) : ambigüités
anatomiques, androgynie, transsexualisme etc.
Les résolutions de l'ONU en 1995 sur les
femmes, en 2011 pour les minorités
sexuelles, ont pris en compte les connaissances
fournies par les travaux sur le genre. C'est
également le cas de l'OMS (2002) ou des
instances européennes qui s'appuyent sur
ce concept pour justifier les efforts
budgétaires visant au soutien de
l'égalité et de la lutte contres
les discriminations.
- Les mouvements
féministes se sont approprié le
terme pour interroger ainsi par le biais de la
marge " l'ordre des choses ", avec son
cortège de choix politiques, juridiques,
même si les travaux de Judith Butler
(1995) ont suscité bien des
réserves du fait des dérives
associées.
- Les " anti-genre "
sont amenés à s'insurger contre ce
que certains ont qualifiés d' "
élucubrations de sociologues venus des
Etats- Unis ". C'est avoir une conception
bien étriquée de l'origine des
découvertes, la science se construisant
de nos jours évidemment dans un paysage
international.
Devenir homme,
devenir femme
Le sujet invite aux confusions entre la
différenciation sexuelle (ce que nous
appelons sexe F ou M), l'identité
sexuelle, l'orientation
sexuelle.
Nous savons que derrière la
dénomination sexe féminin et sexe
masculin, s'appuyant sur la
génétique, se superposent et
s'enchainent le sexe chromosomique, les gonades et
les phénotypes. Il arrive que d'un simple
point de vue physiologique, ces trois
caractéristiques ne soient pas en
concordance et induisent des anomalies dans la
détermination sexuelle, et ces
dysfonctionnements sont sources de grandes
souffrances (anomalies dans les organes
génitaux, stérilités
particulières etc.)
Mais l'identité sexuelle qui
renvoie à la manière dont le
sujet se perçoit homme ou femme (ou
plutôt H, ou plutôt F) se
constitue dès la naissance, sous
l'influence de l'environnement familial et
de la culture, rejoignant la question des
rapports de l'inné et de l'acquis
qu'il est sans doute illusoire dans
l'état des connaissances de
qualifier en termes de pourcentages.
L'interaction entre ces deux registres, va
générer des comportements
acquis, la manière
particulière de vivre les
rôles prescrits par le sexe
génétique,
différemment selon la culture du
lieu et l'époque. L'histoire
sociale est truffée d'exemples de
ces représentations des rôles
qui ne cessent d'ailleurs d'être
relayées ou
précédées par le
droit dans bien des cas : droit social,
droit de la famille, droit civil
|
Un
exemple :" En Australie, Les
personnes transgenre et celles
dont le sexe est ambigu pourront
donc désormais se
définir avec un "X" sur
les passeports australiens,
à condition qu'un
médecin atteste de leur
choix. Auparavant, il n'y avait
le choix qu'entre homme et femme,
et les personnes pouvaient
changer de genre sur leur
passeport, uniquement s'ils
avaient subi une
opération. "C'est une
avancée importante pour
les droits humains", souligne une
sénatrice australienne :
des personnes
génétiquement
ambiguës étaient
"arbitrairement assignées
à un genre", maintenant,
ils ont le droit de se
définir comme
"indéterminés".
"
|
|
Nature et culture sont
indissociables, car l'homme n'est pas
fractionnable, même si pour les besoins de
l'observation, on se focalise plutôt sur un
aspect puis un autre pour en étudier des
caractéristiques, mais la personne, elle,
avec son substrat biologique, son capital
éducatif, la culture qui la façonne (
dont la religion fait partie), ses fantasmes,
l'ensemble de ses composantes psychologiques qui
traduisent sa personnalité, va
générer une orientation sexuelle,
subtile alchimie entre ces registres. Orientation
le plus souvent stable mais qui parfois,
évolue dans la vie d'un homme.
La personne et
la question du désir
|
Eric Fassin, sociologue et Catherine
Vidal, neuro-biologiste nous rappellent
dans l'émission de La tête au
carré du 19 septembre 2011, les
grandes avancées -toujours
provisoires- du fonctionnement du cerveau,
exploré depuis 20 ans par
l'imagerie médicale et les
confirmations de l'extraordinaire
plasticité du cerveau. Avec elle,
des chercheurs évaluent à
10% seulement les connexions du cerveau
existantes à la naissance. Les
acquis, l'éveil du
bébé, l'entourage affectif
et intellectuel, les influences diverses
au cours de la vie vont constituer les 90
% potentiels, sauf accident de parcours.
Selon ces chercheurs, le cerveau se
façonne en fonction du vécu
et l'éducation permet
l'intégration des normes sociales
liées au sexe (vêtements,
comportements, activités
spécifiques, langage etc.),
modifiant parfois la prégnance de
l'empreinte
génétique.
|
La manière de vivre
son sexe est ainsi rendue dans sa
complexité. Dans ces débats qui
portent surtout sur la part du
génétique et du social, il y a sans
doute au niveau d'une personne et non plus au
niveau des groupes et catégories, à
donner toute sa place à la psyché,
qui va broder ces registres, façonner le
désir et faire d'une personne unique le lieu
d'un mystère. Les psychologues et
psychanalystes auraient à être plus
présents dans ce débat scientifique
où s'affirment essentiellement actuellement
biologistes et sociologues.
Cette question
a-t-elle sa place dans les manuels
scolaires ou doit on courir le risque
d'une réflexion barricadée
?
On peut se demander aussi pourquoi cette
polémique qui voile la science et
arrive, non à la sortie des
programmes (septembre 2010) mais
actuellement, après
l'édition des manuels? Dans un
article co-signé dans le journal Le
Monde du 17 septembre par 4 scientifiques
des sciences dures et 4 de sciences
humaines, les auteurs rappellent le danger
de la mainmise du politique sur les
recherches.
On se souvient de l'interdiction de la
biologie sous le régime communiste
soviétique, sous prétexte
que " tout était culturel et acquis
" ; on se souvient de l'usage de
théories scientifiques sur les
races, démenties depuis longtemps,
soit pour hiérarchiser les hommes,
et justifier l'esclavage ou la domination,
soit pour justifier l'élimination
de certains peuples (nazisme).
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Eric
Fassin, sociologue,
professeur agrégé
à l'ENS
;
Geneviève
Fraisse, philosophe,
directrice de recherche au CNRS
;
Françoise
Héritier,
anthropologue, professeure au
Collège de France
;
Axel
Kahn,
généticien,
président de
l'université
Paris-Descartes
;
Gérard
Noiriel, historien, directeur
d'études à l'Ecole
des hautes études en
sciences sociales
;
Christine
Petit, biologiste,
professeure au Collège de
France ;
Louis-Georges
Tin, littérature
française, maître de
conférences à
l'université
d'Orléans
;
Catherine
Vidal, neurobiologiste,
membre du conseil scientifique de
l'Institut
Emilie
du Châtelet.
|
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Au nom de quoi les politiques ont-ils à dire
ce qui est scientifique ou pas ? Certes, il est
légitime que les politiques se
préoccupent des conséquences des
découvertes scientifiques mais
l'indépendance du chercheur est la meilleure
garantie d'objectivité des
résultats.
On sait l'usage modéré que les
enseignants font des manuels et la liberté
qu'ils prennent à leur égard, mais
aussi leur sens des responsabilités pour en
faire un levier pour l'acquisition des savoirs, et
aussi pour permettre à des jeunes
d'être acteurs dans le monde qu'ils ont
à construire. Ces informations dans les
manuels scolaires de SVT, ébranlent elles
l'ordre du monde ? Certains tolèreraient que
ces sujets soient abordés en cours de
philosophie ou en instruction civique, mais non
dans un ouvrage scientifique. Là aussi,
pouvons nous rappeler que l'élève est
un tout et que l'inviter à
réfléchir à l'occasion d'une
information scientifique, c'est lui donner
l'occasion à travers les questions
écologiques en géographie ou en SVT,
à travers les interrogations qui posent la
responsabilité des peuples en histoire,
à travers les prises de conscience qui
ouvrent à l'art et ses engagements, ou au
travers de l'enseignement des faits religieux qui
peut interpeller les élèves sur le
sens que les hommes tentent de donner à leur
vie depuis les origines, de s'inscrire dans la
complexité de l'humanitude chère
à Edgar Morin ?
Non,
l'homme n'est pas un mammifère comme les
autres.
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