Généralisation
des pratiques d'évaluation
Comme
on le sait, les pratiques d'évaluation
deviennent de plus en plus
généralisées, tendent
à envahir tous les domaines de la vie et
toutes les institutions, - entreprises,
administrations, politiques publiques et sociales,
institutions de santé et
d'enseignement,
Tout est ainsi objet
d'évaluation, et tout le monde évalue
en permanence les personnes, les biens, les
services
Mises en uvre au nom d'une
certaine rationalité, ces pratiques se
heurtent cependant à de nombreuses critiques
qui dénoncent la façon dont, en
instituant un réseau serré de
contraintes et de normes, elles sclérosent
les comportements et inhibent toute initiative
innovante.
Ces critiques sont sans aucun
doute justifiées. Mais elles ne peuvent
être que de peu d'effet dans la mesure
où elles éviteraient de mettre en
cause la logique qui sous-tend ces pratiques, -
logique inhérente à la notion
d'évaluation telle qu'elle est couramment
entendue. Les effets pervers dont on voudrait se
prémunir découlent en effet, nous
semble-t-il, non des dispositifs ou des
procédures, ni même de la
qualité ou de l'honnêteté des
évaluateurs, mais inévitablement du
paradigme qui fonde l'interprétation
dominante de la notion.
Paradigme qui
fonde l'interprétation dominante de
l'évaluation
Selon ce paradigme,
l'évaluation aurait pour but de classer les
" objets " (biens matériels ou
immatériels, prestations ou services,
personnes) en leur attribuant une note permettant
de les comparer à d'autres semblables sur
une échelle hiérarchique
établie. De déterminer ainsi leur
valeur d'échange, c'est-à-dire leur
prix, dans le cadre d'un marché où
tout s'échange et tout se vend. Classement,
comparaison, hiérarchie et valeur
d'échange, sont donc les mots clef de ce
paradigme.
Prise dans ce sens,
l'évaluation remplit une fonction centrale
nécessaire au bon fonctionnement d'une
société organisée,
fondée sur un cadre symbolique stable et
connu régulant les échanges et les
relations ainsi que la répartition des
tâches, et permettant de se projeter dans le
futur. Pour les individus, soumis à des
évaluations tout au long de leur existence,
de l'école à la vie professionnelle,
celles-ci les aident à identifier la
place qui leur est reconnue au sein de la
société, place
élevée ou basse qui sert de support
à leur identité.
Ce système suppose que
l'objectivité, la neutralité et
l'indépendance de ceux auxquels on attribue
le pouvoir de porter un jugement sur les autres et
leurs actions soient absolument garantis. Ils ne
doivent ainsi en aucun cas être animés
par cette passion évaluative
qu'évoquait J. Ruesch à propos de
ceux qui, saisis par une
"
manie obsessionnelle, quasi pathologique,
jugent en permanence les personnes ou les
objets en termes de bon ou de mauvais, ou par
rapport à leur prix, cher ou pas cher,
courant partout avec des étiquettes
dans la poche ".
Cette observation de Ruesch se
réfère à un comportement
relativement rare - encore que nous en voyons tous
les jours des exemples (" combien ça
coûte ? " : " combien tu gagnes ?
") -, mais elle nous alerte sur la
difficulté d'estimer les motivations de ceux
qui sont placés en situation de juge. Mais
elle met aussi en lumière l'un des traits
caractéristiques de toute pratique
évaluative, celle de tendre à
identifier les objets et les personnes à des
" étiquettes ". Or l'on sait à
quel point le statut social, et ses signes
distinctifs (salaire, consommation ostentatoire),
c'est-à-dire son " rang " dans la
société " colle " à la peau
d'un individu.
L'acte
d'évaluation
L'acte d'évaluation
résulte en effet d'une opération
mentale de simplification et de
réduction, se traduisant par
l'attribution d'une note unique, qui est
inévitablement le résultat d'un
compromis arbitraire entre des appréciations
multiples correspondant à des
qualités d'ordre différent.
Ce processus, à
l'uvre dans tous les domaines, est
particulièrement patent dans
l'enseignement. Ainsi un élève
sera jugé différemment selon que l'on
considère son assiduité, le
sérieux de son travail, ses efforts pour
progresser, son comportement plus ou turbulent ou
attentif en classe, sa facilité de parole,
son intelligence, son activité,
et
bien entendu ses résultats dans les
différentes matières. Plus il se
rapproche de l'univers professionnel, et plus
compte son classement global, son rang par rapport
aux autres élèves, indice de sa "
valeur " sur le marché. Pour la
déterminer on doit obligatoirement
établir une pondération entre les
différents critères (il ne peut
occuper deux places à la fois). La
façon dont s'effectue cette
pondération est dans une certaine mesure
laissée à l'appréciation du
professeur, mais sa marge est étroite,
elle est largement déterminée par
le système de valeurs prévalent dans
la société, et dans l'institution
scolaire en particulier.
Assignation
à une place et un rang
Ainsi, chaque
élève est assigné et
identifié à la place ou au rang qu'il
occupe dans la classe (y compris
matériellement), et il tend à s'y
identifier lui-même. Or, cette place
préfigure celle qu'il est destiné
à occuper plus tard dans la
société, en vue de laquelle il
ajuste ses aspirations et ses projets ("
l'agriculture a besoin de bras " disait l'un de mes
professeurs de lycée en s'adressant aux
cancres, placés au fond de la classe). Les
conséquences d'un tel étiquetage sont
d'autant plus importantes que cette place sera
difficilement modifiable tout au long de sa
carrière d'élève. car elle
influence les jugements portés
ultérieurement sur lui par d'autres
enseignants, et qu'il confirme souvent par ses
comportements.
Les processus
permettant d'aboutir à une note unique
Les processus permettant
d'aboutir à une note unique condensant les
diverses façons d'appréhender un
individu ou sa prestation, en escamotant leur
polysémie, sont semblables à ceux
analysés il y a longtemps par Solomon Asch,
à propos de la facilité et de la
rapidité avec laquelle les gens se forment
une impression globale d'autrui comme personne
ayant une individualité distincte, à
partir d'une multiplicité de traits
différents. Il a notamment montré que
cette propension résulte d'un besoin
psychologique de parvenir à des
représentations stables et unifiées
de sujets complexes.
Ainsi, quelle que soit la
sophistication des procédures, on ne peut
que mettre en doute la possibilité
d'atteindre les objectifs de transparence de
neutralité et d'indépendance qui
légitimeraient l'objectivité des
jugements.
L'analyse de la
façon dont l'évaluation est
pratiquée dans l'enseignement
L'analyse de la façon
dont l'évaluation est pratiquée, par
exemple dans l'enseignement, montre en effet
qu'elle sert à la fois à juger la
performance des élèves et, de
façon souterraine, à légitimer
et contribuer à la reproduction du
systèmes de normes et de valeurs en fonction
desquels les jugements sont formés.
Ainsi, comme D. Hameline l'a
souligné, les appréciations
portées sur un élève se
réfèrent à sa performance
à un moment donné, en ignorant les
traits spécifiques du contexte qui l'a ont
en partie conditionnée. Elles ne tiennent
aucun compte de la variabilité des
performances selon le moment où elles sont
réalisées, - des modalités de
l'enseignement qui a été
dispensé, ou encore du climat régnant
dans la classe, de la fatigue ou des
difficultés psychologiques vécues par
l'élève, de sa situation de famille,
Il en conclut que
"
l'appréciation des techniques de
vérification des résultats
obtenus par les élèves devrait,
pour être légitime, prendre en
compte les processus où ces
résultats trouvent leur genèse.
L'évaluation des productions
individuelles conduirait alors à
l'évaluation du système
d'enseignement qui produit et reproduit ces
derniers ".
Tel n'étant pas le cas,
l'évaluateur est donc à la fois
juge et partie du système dans lequel il
opère, et à la reproduction
duquel il participe. Non seulement en effet
l'évaluation contribue à la
légitimation du système
hiérarchique et idéologique dont elle
fait partie, mais elle tend à imposer aux
acteurs des normes de comportement et de
pensée, les invitant à conformer
leurs actions et prestations aux critères
selon lesquels ils seront jugés,
récompensés ou
discriminés.
L'acte
d'évaluation comme un acte
discursif
On parvient à la
même conclusion en analysant l'acte
d'évaluation comme un acte discursif, plus
précisément une opération
de codage. Or le système de codage, ou
la grille de lecture qui lui sert de
référence est étroitement
lié, comme l'a souligné Bateson, au
système de valeurs " selon lequel les
objets du monde sont choisis,
négligés ou rejetés ".
Si l'on ajoute à cela que
ces deux systèmes - de codage et de valeurs
- sont en cohérence avec le système
d'organisation qui fonde l'ordre social, on
comprend que la pratique d'évaluation est
obligatoirement assujettie à l'orientation
idéologique (" value orientation ", selon
les termes de T. Parsons), du système
social.
Que celui-ci privilégie
la qualité intrinsèque, la
conformité aux normes et aux traditions, la
performance, la connaissance, la compétence
technique, ou l'inventivité, le processus
aboutissant à l'appréciation finale
unique est donc toujours fondé sur une
lecture particulière de la
société, d'où elle tire sa
légitimité, et qu'elle
légitime à son tour. Telle est la
logique redoutable du paradigme qui sous-tend la
plus grande partie des pratiques
d'évaluation.
Une autre
façon de concevoir
l'évaluation
Une
évaluation qui prend un autre sens et
d'autres visées
Ce paradigme ne recouvre
cependant qu'une partie des significations
possibles de la notion d'évaluation. En
s'imposant comme c'est le cas comme le seule, il
tend à exclure, ou considérer
négligeables, toutes les activités
humaines et tous les biens auxquels il ne peut
être appliqué. Beaucoup en effet ne
sont comparables à aucun autre, soit
qu'elles soient uniques, soit pour d'autres
raisons. Elles sont donc inestimables, ce qui veut
dire qu'elles ont une valeur infinie, ou qu'il
n'existe aucune échelle de mesure permettant
d'en estimer la valeur, autrement que par
l'intérêt ou le plaisir qu'elles
suscitent. Dans ces conditions, leur
évaluation prend un autre sens et poursuit
d'autres visées.
Le paradigme discuté
précédemment suppose en effet qu'il
existe un système de codage et de valeur
déjà là servant de
référence aux jugements. S'agissant
d'uvres originales, littéraires,
picturales,
, ou encore de l'aide ou du
soutien que nous avons pu recevoir d'autrui, ce qui
importe est la valeur que nous leur donnons, ce
qu'elles signifient pour nous, la
capacité qu'elles ont de nous
émouvoir ou de stimuler notre pensée,
donc de critères subjectifs,
impondérables et immatériels. Et
peu importe la façon dont elles peuvent
être cotées sur le marché, si
elles le sont. Etant évidemment hors de
question que j'acquière tel tableau de
Cézanne, son prix ne me concerne pas. Il
n'en a pas moins à mes yeux une très
grande valeur. De même, les
découvertes en physique théorique
peuvent avoir leur utilité et être
primées, mais les chercheurs qui y
consacrent leur vie et leurs efforts sont avant
tout motivés par leur désir de
découvrir et de comprend.
Ce qui ne peux
s'exprimer en terme de prix
En réalité, la
plus grande partie de ce qui meuble nos existences
- objets ou personnes - a pour nous une valeur qui
ne peut s'estimer en termes de prix, ne serait-ce
que parce qu'ils sont uniques et que nous
n'avons aucunement l'intention de nous en
séparer et de les échanger pour
d'autres.
Ces uvres se distinguent
en effet des objets de commerce produits de
façon anonyme et mécanique en ce
qu'elles procèdent d'un auteur, du
sujet humain qui les a créées et dont
elles sont inséparables, comme elles sont
inséparables du contexte social, culturel et
historique où elles sont nées. Pour
cette raison, elles sont uniques et
irremplaçables. Si mon ordinateur tombe en
panne, je peux facilement le remplacer par un
autre, aussi performant ou davantage. Il me suffit
d'en payer le prix. Mais si ce tableau devant moi,
qui évoque le souvenir d'un ami disparu se
perd ou est détruit, rien ne pourra le
remplacer jamais.
Ce lien affectif qui lie
l'uvre à son auteur et à
ceux qui la reçoivent, est d'autant plus
évident pour les uvres
"éphémères" -
spectacles de théâtre ou de danse,
récitals musicaux,
-, qui
s'évanouissent aussitôt, et dont il ne
reste rien que le souvenir des impressions qu'elles
ont laissées. Que reste-t-il ainsi de l'art
du torero Ignacio Sanchez Mejias, mort dans
l'arène en 1934, sinon le chant
funèbre composé en sa mémoire
par son ami Frederico Garcia Lorca ?
Irremplaçables, ces
uvres n'existent et n'ont de valeur que par
et dans le regard des autres. Elles constituent
des médiations entre les hommes et le
monde, entre ceux qui les créent et ceux
qui les reçoivent. Elles sont des symboles
du vivre ensemble, du jouir ou du souffrir
ensemble, du penser ensemble. Elles peuvent
être distinguées par des signes
publics objectifs de reconnaissance,
hiérarchisés selon le nombre
d'exemplaires vendus, récompensées
par des prix, mais leur valeur se rapporte surtout
à la façon dont elles traduisent
l'engagement total de leurs créateurs, leur
fidélité sans compromission à
la vérité de leur art ou de leur
science, leur capacité de témoigner
de ce "quelque chose" de plus qui transcende
les actions et les gestes humains, et ne se
réduit ni à l'intérêt
matériel ni au plaisir.
Toute uvre de
création
est marquée en effet, par les combats
intérieurs que son auteur a dû mener
pour l'accomplir, et où il a dû mettre
son existence en jeu. Les arènes ne sont pas
le seul lieu où l'artiste affronte
l'éventualité de sa propre mort
imminente - comme l'évoquent Maurice
Blanchot à propos des liens entre la
création artistique et "l'espace de la
mort", ou Cézanne qui note que, comme la
" page blanche " évoquée par
Mallarmé, l'espace de la toile d'où
le tableau doit jaillir est le lieu même
où se réalise " cette
expérience, qui signifie le contact avec
l'être, le renouvellement de soi,
"
Aucune
évaluation finale, définitive,
ne peut donc fixer à jamais la valeur
de telles uvres, dont
l'appréciation évolue dans le
temps en fonction du contexte, mais aussi des
commentaires ou analyses critiques qu'elles
suscitent et qui les prolongent, en les
faisant vivre et revivre, et en en assurant
ainsi la transmission et la
continuité.
L'évaluation
créatrice de valeur
Rapport entre
critique et création
Ces évaluations à
postériori ne se distinguent pas de celles
qui accompagnent la genèse de l'uvre
tout au long de son élaboration, du
regard critique que l'auteur porte en permanence
sur son travail, et qui y participe pleinement.
Ce rapport intime et immédiat entre critique
et création est particulièrement
évident pour les uvres
"éphémères", produites devant
un public. Ainsi, les réactions des
spectateurs au jeu des acteurs interprétant
une pièce de théâtre - la
qualité et la modalité de leur
écoute, de leur silence ou de leur attention
- font partie intégrante de la
représentation. La même pièce
n'est jamais jouée deux fois de la
même façon, elle est chaque fois
réinventée et renouvelée.
Ceci reste vrai pour toute
uvre de création. Porter un regard
critique, exigeant, sur ce qui est
réalisé, contrôler ce qui
s'élabore tout en veillant à ne pas
tuer l'émotion et l'imagination, est une
expérience inséparable de la relation
intersubjective qui se noue entre un auteur et les
autres, qui donne à l'uvre son
épaisseur et sa densité.
Va et
vient permanent entre l'analyse et le
faire, entre le dedans et le dehors,
entre l'engagement et la distanciation,
l'évaluation s'inscrit dans l'histoire
de l'uvre, de son accomplissement comme
de son devenir.
L'évaluation
comme accompagnatrice de la création de
valeur que l'uvre
réalise
Il y a donc une autre
façon de concevoir l'évaluation, non
pas centrée sur la fixation d'un " prix " ou
d'une la valeur marchande, mais comme
accompagnatrice de la création de valeur que
l'uvre réalise. Cette conception
s'applique notamment aux situations d'enseignement
et de formation. Non seulement elle se traduit
par d'autres pratiques, mais elle oblige à
repenser le cadre et la visée des relations
particulières qu'elles impliquent,
le
rapport au savoir ou
à la connaissance qui les sous-tend, et le
processus de leur acquisition.
Une
expérience menée avec des
étudiants
C'est à cela que nous a
conduit il y a plusieurs années une
expérience menée avec des
étudiants pour les initier à la
recherche en sciences sociales. Nous les avions
pour cela mis en situation d'avoir à mener
par eux-mêmes un travail de recherche,
à assumer une position de chercheur sur un
thème et un terrain de leur choix, misant
sur leur capacité et leur désir de
s'y investir affectivement et intellectuellement.
Et ils s'y engagèrent en effet, jusqu'au
moment où placés devant l'obligation
de rendre un travail qui servirait à les
noter, ils s'insurgèrent contre ce qu'ils
ressentaient à juste titre comme une
insupportable contradiction : entre la
liberté et l'autonomie qui leur avaient
été données, sinon prescrite
tout au long de leur travail afin de favoriser leur
créativité, et la réduction en
fin de parcours de ce travail et de ce qu'ils y
avaient appris à une évaluation
chiffrée.
Ils étaient d'autant plus
révoltés qu'il ne leur avait pas
été facile de renoncer au
départ à la position
d'élève se conformant à des
règles et des consignes. Et cette
colère était d' autant plus forte
qu'elle justifiait celle qu'ils ressentaient
à l'égard de la
société, de ses contradictions et de
son hypocrisie qu'ils voulaient dénoncer, au
travers leur travail de recherche, à propos
de la place accordée aux vieillards: puisque
les valeurs dominantes étaient celles de
rentabilité et de performance, et que les
vieillards représentaient un poids inutile
et couteux, la logique aurait voulu qu'on les
éliminent, plutôt que prendre soin
d'eux, peut-être pour se donner bonne
conscience.
Ce qu'ils n'avaient pas
prévu est que leur recherche les
conduiraient à modifier radicalement leur
représentation des vieillards et ce qui les
avaient amenés à s'y
intéresser. Leurs observations et leurs
rencontres dans les hospices les avaient
profondément remués et
interpellés. Ils ne pouvaient plus voir les
" vieillards " comme une catégorie abstraite
définie par l'âge ou
l'incapacité, mais ils étaient
devenus pour eux des personnes vivantes,
souffrantes, désirantes. Ils
n'étaient pas sortis indemnes de cette
expérience, de même que de celle de
l'expérience de groupe qu'ils avaient
vécue.
Comment accepter alors, sans
se révolter que ces expériences
soient réduites à une
évaluation chiffrée servant
à l'attribution d'un diplôme ? Comment
auraient-ils pu ne pas se sentir " trahis " ?
Mais ils n'en restèrent
pas à la manifestation de leur
colère. Devant le dilemme où ils se
trouvaient - rendre un travail selon les normes aux
fins d'évaluation ou risquer de perdre le
bénéfice de leur travail, ils
trouvèrent une solution
particulièrement astucieuse. Puisque
évaluation il devait y avoir, ils prirent
les devants en s'y attelant eux-mêmes,
prenant l'initiative de se réunir pour
analyser en profondeur leur expérience, les
difficultés qu'ils avaient
rencontrées, la façon dont ils les
avaient surmontées, et ce que ce travail
leur avait appris, au plan personnel comme au plan
collectif et intellectuel. Ces échanges, ils
les enregistrèrent sur une bande
magnétique qu'ils remirent à
l'enseignant en guise de rapport de recherche,
le mettant, lui, dans la situation absurde
d'avoir à attribuer une note, après
en avoir retiré par avance toute
signification, me plaçant devant mes
propres contradictions. A moins de jouer
jusqu'au bout le jeu institutionnel dont ils
avaient démontré le caractère
dérisoire, je ne pouvais faire autrement que
de leur donner quitus. Selon quels critères
en effet mesurer la valeur d'une production
inédite, imprévue et
imprévisible, et de surcroit indissociable
des sujets qui l'avaient uvrée
?
L'évaluation
comme marqueur de la relation
pédagogique
L'évaluation s'est ainsi
révélée comme un marqueur
particulièrement efficace de la relation
pédagogique qui est instituée. Le
changement de perspective qui s'est dessiné
chez ces étudiants les amenant à
inventer une auto-évaluation s'inscrivant
dans la continuité et en cohérence
avec leur expérience sapait radicalement les
fondements du rapport pédagogique
traditionnel - celui d'un " maître ",
distribuant son " savoir " à des
étudiants réceptifs, censés le
" recracher " au moment de l'épreuve de
l'examen.
Pédagogie
conçue selon le modèle d'une
relation duelle de maître à
élève, entre lesquels circule
un " savoir " maîtrisé par le
premier, et que les seconds doivent apprendre
à maîtriser à leur tour,
ce que l'évaluation permettra ou non
de confirmer.
En procédant comme nous
l'avons dit à l'évaluation de leur
travail dans le cours d'une réflexion
collective sur le sens de l'expérience
qu'ils avaient vécue ensemble, ce groupe
d'étudiants déplaçait en effet
implicitement la signification même du terme
" savoir ". Au lieu d'être un substantif,
désignant un objet, ou une chose pouvant
circuler sans en être aucunement
modifié entre le maître et
l'élève, le savoir prenait le sens
d'un verbe, d'une action ou d'un processus (" voir
ça ", disait Serge Leclaire, se
référant à la scène
primitive).
Autrement
dit, " savoir " c'est faire
l'expérience d'une relation entre, non
pas deux mais trois termes -
l'étudiant, l'enseignant, et le monde
réel externe. Relations triangulaires,
dynamiques (parce produisant du nouveau)
entre trois instances, toutes instables, non
figées, se modifiant au fur et
à mesure de leurs interactions
réciproques - chacune servant tour
à tour de médiation entre les
deux autres.
°
Deux
interprétations de l'évaluation
peuvent donc être
différenciées.
- L'une est
adossée à une philosophie de
l'efficacité et de la performance
qu'elle légitime au nom d'une certaine
rationalité, en classant personnes,
activités et objets en fonction de leur
prix, c'est-à-dire de leur valeur
d'échange. Elle suppose une
société organisée selon un
ordre pré-établi qu'elle vise
à perpétuer, en imposant son
hégémonie sur toute
activité humaine.
- La seconde s'inscrit
dans un processus de changement et de
création de valeur. Supposant une
société vivante et en mouvement,
où rien n'est définitivement
figé ou acquis, elle est indissociable du
travail d'élaboration qui sous-tend toute
activité créatrice, dans le champ
des relations sociales de l'art, ou de la
connaissance.
Dans la pratique cependant,
les deux formes d'évaluation coexistent,
se combinant, parfois de façon incongrue,
par exemple lorsque l'on fait la moyenne entre une
note " technique " (établie selon des
critères mesurables) et une note "
artistique " ou de " style ", établie selon
des jugements subjectifs, comme si l'on pouvait
mettre en balance le nombré et la
difficulté d'exercices réussis, et
des qualités comme l'élégance,
l'engagement, le courage
Si
ces deux formes d'évaluation se
différencient ou même
s'opposent, ce n'est donc pas tant en effet
pas par les méthodes ou les
procédures, mais par le regard et
l'intention qui l'anime, la façon
particulière d'occuper cette position,
difficile et ambiguë, de témoin,
et peut-être de juge. Mais, leurs
contradictions traduisent surtout un conflit
majeur bien plus général, celui
qui oppose les deux conceptions contraires de
la société et des relations
humaines, qu'elles cherchent chacune à
promouvoir.
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