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Les enjeux sociaux occultés de l'évaluation

André Lévy

 

           Professeur émérite en psychologie sociale, Université de Paris 13. Ancien président du CIRFIP (1993-2003). Membre du Comité de Rédaction de la Nouvelle Revue de Psychosociologie.

           DOMAINES d'INTERVENTION et de RECHERCHE: Théories des organisations et des institutions. Problématique du changement, enjeux politiques et éthiques de l'intervention clinique, en psychosociologie notamment

 

Généralisation des pratiques d'évaluation

          Comme on le sait, les pratiques d'évaluation deviennent de plus en plus généralisées, tendent à envahir tous les domaines de la vie et toutes les institutions, - entreprises, administrations, politiques publiques et sociales, institutions de santé et d'enseignement,… Tout est ainsi objet d'évaluation, et tout le monde évalue en permanence les personnes, les biens, les services… Mises en œuvre au nom d'une certaine rationalité, ces pratiques se heurtent cependant à de nombreuses critiques qui dénoncent la façon dont, en instituant un réseau serré de contraintes et de normes, elles sclérosent les comportements et inhibent toute initiative innovante.

           Ces critiques sont sans aucun doute justifiées. Mais elles ne peuvent être que de peu d'effet dans la mesure où elles éviteraient de mettre en cause la logique qui sous-tend ces pratiques, - logique inhérente à la notion d'évaluation telle qu'elle est couramment entendue. Les effets pervers dont on voudrait se prémunir découlent en effet, nous semble-t-il, non des dispositifs ou des procédures, ni même de la qualité ou de l'honnêteté des évaluateurs, mais inévitablement du paradigme qui fonde l'interprétation dominante de la notion.

 

Paradigme qui fonde l'interprétation dominante de l'évaluation

           Selon ce paradigme, l'évaluation aurait pour but de classer les " objets " (biens matériels ou immatériels, prestations ou services, personnes) en leur attribuant une note permettant de les comparer à d'autres semblables sur une échelle hiérarchique établie. De déterminer ainsi leur valeur d'échange, c'est-à-dire leur prix, dans le cadre d'un marché où tout s'échange et tout se vend. Classement, comparaison, hiérarchie et valeur d'échange, sont donc les mots clef de ce paradigme.

           Prise dans ce sens, l'évaluation remplit une fonction centrale nécessaire au bon fonctionnement d'une société organisée, fondée sur un cadre symbolique stable et connu régulant les échanges et les relations ainsi que la répartition des tâches, et permettant de se projeter dans le futur. Pour les individus, soumis à des évaluations tout au long de leur existence, de l'école à la vie professionnelle, celles-ci les aident à identifier la place qui leur est reconnue au sein de la société, place élevée ou basse qui sert de support à leur identité.

           Ce système suppose que l'objectivité, la neutralité et l'indépendance de ceux auxquels on attribue le pouvoir de porter un jugement sur les autres et leurs actions soient absolument garantis. Ils ne doivent ainsi en aucun cas être animés par cette passion évaluative qu'évoquait J. Ruesch à propos de ceux qui, saisis par une

" manie obsessionnelle, quasi pathologique, jugent en permanence les personnes ou les objets en termes de bon ou de mauvais, ou par rapport à leur prix, cher ou pas cher, courant partout avec des étiquettes dans la poche ".

           Cette observation de Ruesch se réfère à un comportement relativement rare - encore que nous en voyons tous les jours des exemples (" combien ça coûte ? " : " combien tu gagnes ? ") -, mais elle nous alerte sur la difficulté d'estimer les motivations de ceux qui sont placés en situation de juge. Mais elle met aussi en lumière l'un des traits caractéristiques de toute pratique évaluative, celle de tendre à identifier les objets et les personnes à des " étiquettes ". Or l'on sait à quel point le statut social, et ses signes distinctifs (salaire, consommation ostentatoire), c'est-à-dire son " rang " dans la société " colle " à la peau d'un individu.

 

L'acte d'évaluation

           L'acte d'évaluation résulte en effet d'une opération mentale de simplification et de réduction, se traduisant par l'attribution d'une note unique, qui est inévitablement le résultat d'un compromis arbitraire entre des appréciations multiples correspondant à des qualités d'ordre différent.

           Ce processus, à l'œuvre dans tous les domaines, est particulièrement patent dans l'enseignement. Ainsi un élève sera jugé différemment selon que l'on considère son assiduité, le sérieux de son travail, ses efforts pour progresser, son comportement plus ou turbulent ou attentif en classe, sa facilité de parole, son intelligence, son activité, … et bien entendu ses résultats dans les différentes matières. Plus il se rapproche de l'univers professionnel, et plus compte son classement global, son rang par rapport aux autres élèves, indice de sa " valeur " sur le marché. Pour la déterminer on doit obligatoirement établir une pondération entre les différents critères (il ne peut occuper deux places à la fois). La façon dont s'effectue cette pondération est dans une certaine mesure laissée à l'appréciation du professeur, mais sa marge est étroite, elle est largement déterminée par le système de valeurs prévalent dans la société, et dans l'institution scolaire en particulier.

 

Assignation à une place et un rang

           Ainsi, chaque élève est assigné et identifié à la place ou au rang qu'il occupe dans la classe (y compris matériellement), et il tend à s'y identifier lui-même. Or, cette place préfigure celle qu'il est destiné à occuper plus tard dans la société, en vue de laquelle il ajuste ses aspirations et ses projets (" l'agriculture a besoin de bras " disait l'un de mes professeurs de lycée en s'adressant aux cancres, placés au fond de la classe). Les conséquences d'un tel étiquetage sont d'autant plus importantes que cette place sera difficilement modifiable tout au long de sa carrière d'élève. car elle influence les jugements portés ultérieurement sur lui par d'autres enseignants, et qu'il confirme souvent par ses comportements.

 

Les processus permettant d'aboutir à une note unique

           Les processus permettant d'aboutir à une note unique condensant les diverses façons d'appréhender un individu ou sa prestation, en escamotant leur polysémie, sont semblables à ceux analysés il y a longtemps par Solomon Asch, à propos de la facilité et de la rapidité avec laquelle les gens se forment une impression globale d'autrui comme personne ayant une individualité distincte, à partir d'une multiplicité de traits différents. Il a notamment montré que cette propension résulte d'un besoin psychologique de parvenir à des représentations stables et unifiées de sujets complexes.

           Ainsi, quelle que soit la sophistication des procédures, on ne peut que mettre en doute la possibilité d'atteindre les objectifs de transparence de neutralité et d'indépendance qui légitimeraient l'objectivité des jugements.

 

L'analyse de la façon dont l'évaluation est pratiquée dans l'enseignement

           L'analyse de la façon dont l'évaluation est pratiquée, par exemple dans l'enseignement, montre en effet qu'elle sert à la fois à juger la performance des élèves et, de façon souterraine, à légitimer et contribuer à la reproduction du systèmes de normes et de valeurs en fonction desquels les jugements sont formés.

           Ainsi, comme D. Hameline l'a souligné, les appréciations portées sur un élève se réfèrent à sa performance à un moment donné, en ignorant les traits spécifiques du contexte qui l'a ont en partie conditionnée. Elles ne tiennent aucun compte de la variabilité des performances selon le moment où elles sont réalisées, - des modalités de l'enseignement qui a été dispensé, ou encore du climat régnant dans la classe, de la fatigue ou des difficultés psychologiques vécues par l'élève, de sa situation de famille, … Il en conclut que

" l'appréciation des techniques de vérification des résultats obtenus par les élèves devrait, pour être légitime, prendre en compte les processus où ces résultats trouvent leur genèse. L'évaluation des productions individuelles conduirait alors à l'évaluation du système d'enseignement qui produit et reproduit ces derniers ".

           Tel n'étant pas le cas, l'évaluateur est donc à la fois juge et partie du système dans lequel il opère, et à la reproduction duquel il participe. Non seulement en effet l'évaluation contribue à la légitimation du système hiérarchique et idéologique dont elle fait partie, mais elle tend à imposer aux acteurs des normes de comportement et de pensée, les invitant à conformer leurs actions et prestations aux critères selon lesquels ils seront jugés, récompensés ou discriminés.

 

L'acte d'évaluation comme un acte discursif

           On parvient à la même conclusion en analysant l'acte d'évaluation comme un acte discursif, plus précisément une opération de codage. Or le système de codage, ou la grille de lecture qui lui sert de référence est étroitement lié, comme l'a souligné Bateson, au système de valeurs " selon lequel les objets du monde sont choisis, négligés ou rejetés ".

           Si l'on ajoute à cela que ces deux systèmes - de codage et de valeurs - sont en cohérence avec le système d'organisation qui fonde l'ordre social, on comprend que la pratique d'évaluation est obligatoirement assujettie à l'orientation idéologique (" value orientation ", selon les termes de T. Parsons), du système social.

           Que celui-ci privilégie la qualité intrinsèque, la conformité aux normes et aux traditions, la performance, la connaissance, la compétence technique, ou l'inventivité, le processus aboutissant à l'appréciation finale unique est donc toujours fondé sur une lecture particulière de la société, d'où elle tire sa légitimité, et qu'elle légitime à son tour. Telle est la logique redoutable du paradigme qui sous-tend la plus grande partie des pratiques d'évaluation.

 

 

Une autre façon de concevoir l'évaluation

 

Une évaluation qui prend un autre sens et d'autres visées

           Ce paradigme ne recouvre cependant qu'une partie des significations possibles de la notion d'évaluation. En s'imposant comme c'est le cas comme le seule, il tend à exclure, ou considérer négligeables, toutes les activités humaines et tous les biens auxquels il ne peut être appliqué. Beaucoup en effet ne sont comparables à aucun autre, soit qu'elles soient uniques, soit pour d'autres raisons. Elles sont donc inestimables, ce qui veut dire qu'elles ont une valeur infinie, ou qu'il n'existe aucune échelle de mesure permettant d'en estimer la valeur, autrement que par l'intérêt ou le plaisir qu'elles suscitent. Dans ces conditions, leur évaluation prend un autre sens et poursuit d'autres visées.

           Le paradigme discuté précédemment suppose en effet qu'il existe un système de codage et de valeur déjà là servant de référence aux jugements. S'agissant d'œuvres originales, littéraires, picturales, …, ou encore de l'aide ou du soutien que nous avons pu recevoir d'autrui, ce qui importe est la valeur que nous leur donnons, ce qu'elles signifient pour nous, la capacité qu'elles ont de nous émouvoir ou de stimuler notre pensée, donc de critères subjectifs, impondérables et immatériels. Et peu importe la façon dont elles peuvent être cotées sur le marché, si elles le sont. Etant évidemment hors de question que j'acquière tel tableau de Cézanne, son prix ne me concerne pas. Il n'en a pas moins à mes yeux une très grande valeur. De même, les découvertes en physique théorique peuvent avoir leur utilité et être primées, mais les chercheurs qui y consacrent leur vie et leurs efforts sont avant tout motivés par leur désir de découvrir et de comprend.

 

Ce qui ne peux s'exprimer en terme de prix

           En réalité, la plus grande partie de ce qui meuble nos existences - objets ou personnes - a pour nous une valeur qui ne peut s'estimer en termes de prix, ne serait-ce que parce qu'ils sont uniques et que nous n'avons aucunement l'intention de nous en séparer et de les échanger pour d'autres.

           Ces œuvres se distinguent en effet des objets de commerce produits de façon anonyme et mécanique en ce qu'elles procèdent d'un auteur, du sujet humain qui les a créées et dont elles sont inséparables, comme elles sont inséparables du contexte social, culturel et historique où elles sont nées. Pour cette raison, elles sont uniques et irremplaçables. Si mon ordinateur tombe en panne, je peux facilement le remplacer par un autre, aussi performant ou davantage. Il me suffit d'en payer le prix. Mais si ce tableau devant moi, qui évoque le souvenir d'un ami disparu se perd ou est détruit, rien ne pourra le remplacer jamais.

           Ce lien affectif qui lie l'œuvre à son auteur et à ceux qui la reçoivent, est d'autant plus évident pour les œuvres "éphémères" - spectacles de théâtre ou de danse, récitals musicaux, …-, qui s'évanouissent aussitôt, et dont il ne reste rien que le souvenir des impressions qu'elles ont laissées. Que reste-t-il ainsi de l'art du torero Ignacio Sanchez Mejias, mort dans l'arène en 1934, sinon le chant funèbre composé en sa mémoire par son ami Frederico Garcia Lorca ?

           Irremplaçables, ces œuvres n'existent et n'ont de valeur que par et dans le regard des autres. Elles constituent des médiations entre les hommes et le monde, entre ceux qui les créent et ceux qui les reçoivent. Elles sont des symboles du vivre ensemble, du jouir ou du souffrir ensemble, du penser ensemble. Elles peuvent être distinguées par des signes publics objectifs de reconnaissance, hiérarchisés selon le nombre d'exemplaires vendus, récompensées par des prix, mais leur valeur se rapporte surtout à la façon dont elles traduisent l'engagement total de leurs créateurs, leur fidélité sans compromission à la vérité de leur art ou de leur science, leur capacité de témoigner de ce "quelque chose" de plus qui transcende les actions et les gestes humains, et ne se réduit ni à l'intérêt matériel ni au plaisir.

           Toute œuvre de création est marquée en effet, par les combats intérieurs que son auteur a dû mener pour l'accomplir, et où il a dû mettre son existence en jeu. Les arènes ne sont pas le seul lieu où l'artiste affronte l'éventualité de sa propre mort imminente - comme l'évoquent Maurice Blanchot à propos des liens entre la création artistique et "l'espace de la mort", ou Cézanne qui note que, comme la " page blanche " évoquée par Mallarmé, l'espace de la toile d'où le tableau doit jaillir est le lieu même où se réalise " cette expérience, qui signifie le contact avec l'être, le renouvellement de soi, "

Aucune évaluation finale, définitive, ne peut donc fixer à jamais la valeur de telles œuvres, dont l'appréciation évolue dans le temps en fonction du contexte, mais aussi des commentaires ou analyses critiques qu'elles suscitent et qui les prolongent, en les faisant vivre et revivre, et en en assurant ainsi la transmission et la continuité.

 

 

L'évaluation créatrice de valeur

 

Rapport entre critique et création

           Ces évaluations à postériori ne se distinguent pas de celles qui accompagnent la genèse de l'œuvre tout au long de son élaboration, du regard critique que l'auteur porte en permanence sur son travail, et qui y participe pleinement. Ce rapport intime et immédiat entre critique et création est particulièrement évident pour les œuvres "éphémères", produites devant un public. Ainsi, les réactions des spectateurs au jeu des acteurs interprétant une pièce de théâtre - la qualité et la modalité de leur écoute, de leur silence ou de leur attention - font partie intégrante de la représentation. La même pièce n'est jamais jouée deux fois de la même façon, elle est chaque fois réinventée et renouvelée.

           Ceci reste vrai pour toute œuvre de création. Porter un regard critique, exigeant, sur ce qui est réalisé, contrôler ce qui s'élabore tout en veillant à ne pas tuer l'émotion et l'imagination, est une expérience inséparable de la relation intersubjective qui se noue entre un auteur et les autres, qui donne à l'œuvre son épaisseur et sa densité.

Va et vient permanent entre l'analyse et le faire, entre le dedans et le dehors, entre l'engagement et la distanciation, l'évaluation s'inscrit dans l'histoire de l'œuvre, de son accomplissement comme de son devenir.

 

L'évaluation comme accompagnatrice de la création de valeur que l'œuvre réalise

           Il y a donc une autre façon de concevoir l'évaluation, non pas centrée sur la fixation d'un " prix " ou d'une la valeur marchande, mais comme accompagnatrice de la création de valeur que l'œuvre réalise. Cette conception s'applique notamment aux situations d'enseignement et de formation. Non seulement elle se traduit par d'autres pratiques, mais elle oblige à repenser le cadre et la visée des relations particulières qu'elles impliquent, le rapport au savoir ou à la connaissance qui les sous-tend, et le processus de leur acquisition.

 Une expérience menée avec des étudiants

           C'est à cela que nous a conduit il y a plusieurs années une expérience menée avec des étudiants pour les initier à la recherche en sciences sociales. Nous les avions pour cela mis en situation d'avoir à mener par eux-mêmes un travail de recherche, à assumer une position de chercheur sur un thème et un terrain de leur choix, misant sur leur capacité et leur désir de s'y investir affectivement et intellectuellement. Et ils s'y engagèrent en effet, jusqu'au moment où placés devant l'obligation de rendre un travail qui servirait à les noter, ils s'insurgèrent contre ce qu'ils ressentaient à juste titre comme une insupportable contradiction : entre la liberté et l'autonomie qui leur avaient été données, sinon prescrite tout au long de leur travail afin de favoriser leur créativité, et la réduction en fin de parcours de ce travail et de ce qu'ils y avaient appris à une évaluation chiffrée.

           Ils étaient d'autant plus révoltés qu'il ne leur avait pas été facile de renoncer au départ à la position d'élève se conformant à des règles et des consignes. Et cette colère était d' autant plus forte qu'elle justifiait celle qu'ils ressentaient à l'égard de la société, de ses contradictions et de son hypocrisie qu'ils voulaient dénoncer, au travers leur travail de recherche, à propos de la place accordée aux vieillards: puisque les valeurs dominantes étaient celles de rentabilité et de performance, et que les vieillards représentaient un poids inutile et couteux, la logique aurait voulu qu'on les éliminent, plutôt que prendre soin d'eux, peut-être pour se donner bonne conscience.

           Ce qu'ils n'avaient pas prévu est que leur recherche les conduiraient à modifier radicalement leur représentation des vieillards et ce qui les avaient amenés à s'y intéresser. Leurs observations et leurs rencontres dans les hospices les avaient profondément remués et interpellés. Ils ne pouvaient plus voir les " vieillards " comme une catégorie abstraite définie par l'âge ou l'incapacité, mais ils étaient devenus pour eux des personnes vivantes, souffrantes, désirantes. Ils n'étaient pas sortis indemnes de cette expérience, de même que de celle de l'expérience de groupe qu'ils avaient vécue.

           Comment accepter alors, sans se révolter que ces expériences soient réduites à une évaluation chiffrée servant à l'attribution d'un diplôme ? Comment auraient-ils pu ne pas se sentir " trahis " ?

           Mais ils n'en restèrent pas à la manifestation de leur colère. Devant le dilemme où ils se trouvaient - rendre un travail selon les normes aux fins d'évaluation ou risquer de perdre le bénéfice de leur travail, ils trouvèrent une solution particulièrement astucieuse. Puisque évaluation il devait y avoir, ils prirent les devants en s'y attelant eux-mêmes, prenant l'initiative de se réunir pour analyser en profondeur leur expérience, les difficultés qu'ils avaient rencontrées, la façon dont ils les avaient surmontées, et ce que ce travail leur avait appris, au plan personnel comme au plan collectif et intellectuel. Ces échanges, ils les enregistrèrent sur une bande magnétique qu'ils remirent à l'enseignant en guise de rapport de recherche, le mettant, lui, dans la situation absurde d'avoir à attribuer une note, après en avoir retiré par avance toute signification, me plaçant devant mes propres contradictions. A moins de jouer jusqu'au bout le jeu institutionnel dont ils avaient démontré le caractère dérisoire, je ne pouvais faire autrement que de leur donner quitus. Selon quels critères en effet mesurer la valeur d'une production inédite, imprévue et imprévisible, et de surcroit indissociable des sujets qui l'avaient œuvrée ?

 

 L'évaluation comme marqueur de la relation pédagogique

           L'évaluation s'est ainsi révélée comme un marqueur particulièrement efficace de la relation pédagogique qui est instituée. Le changement de perspective qui s'est dessiné chez ces étudiants les amenant à inventer une auto-évaluation s'inscrivant dans la continuité et en cohérence avec leur expérience sapait radicalement les fondements du rapport pédagogique traditionnel - celui d'un " maître ", distribuant son " savoir " à des étudiants réceptifs, censés le " recracher " au moment de l'épreuve de l'examen.

Pédagogie conçue selon le modèle d'une relation duelle de maître à élève, entre lesquels circule un " savoir " maîtrisé par le premier, et que les seconds doivent apprendre à maîtriser à leur tour, ce que l'évaluation permettra ou non de confirmer.

 

           En procédant comme nous l'avons dit à l'évaluation de leur travail dans le cours d'une réflexion collective sur le sens de l'expérience qu'ils avaient vécue ensemble, ce groupe d'étudiants déplaçait en effet implicitement la signification même du terme " savoir ". Au lieu d'être un substantif, désignant un objet, ou une chose pouvant circuler sans en être aucunement modifié entre le maître et l'élève, le savoir prenait le sens d'un verbe, d'une action ou d'un processus (" voir ça ", disait Serge Leclaire, se référant à la scène primitive).

Autrement dit, " savoir " c'est faire l'expérience d'une relation entre, non pas deux mais trois termes - l'étudiant, l'enseignant, et le monde réel externe. Relations triangulaires, dynamiques (parce produisant du nouveau) entre trois instances, toutes instables, non figées, se modifiant au fur et à mesure de leurs interactions réciproques - chacune servant tour à tour de médiation entre les deux autres.

°

Deux interprétations de l'évaluation peuvent donc être différenciées.

- L'une est adossée à une philosophie de l'efficacité et de la performance qu'elle légitime au nom d'une certaine rationalité, en classant personnes, activités et objets en fonction de leur prix, c'est-à-dire de leur valeur d'échange. Elle suppose une société organisée selon un ordre pré-établi qu'elle vise à perpétuer, en imposant son hégémonie sur toute activité humaine.

- La seconde s'inscrit dans un processus de changement et de création de valeur. Supposant une société vivante et en mouvement, où rien n'est définitivement figé ou acquis, elle est indissociable du travail d'élaboration qui sous-tend toute activité créatrice, dans le champ des relations sociales de l'art, ou de la connaissance.

 

           Dans la pratique cependant, les deux formes d'évaluation coexistent, se combinant, parfois de façon incongrue, par exemple lorsque l'on fait la moyenne entre une note " technique " (établie selon des critères mesurables) et une note " artistique " ou de " style ", établie selon des jugements subjectifs, comme si l'on pouvait mettre en balance le nombré et la difficulté d'exercices réussis, et des qualités comme l'élégance, l'engagement, le courage …

Si ces deux formes d'évaluation se différencient ou même s'opposent, ce n'est donc pas tant en effet pas par les méthodes ou les procédures, mais par le regard et l'intention qui l'anime, la façon particulière d'occuper cette position, difficile et ambiguë, de témoin, et peut-être de juge. Mais, leurs contradictions traduisent surtout un conflit majeur bien plus général, celui qui oppose les deux conceptions contraires de la société et des relations humaines, qu'elles cherchent chacune à promouvoir.
 

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Réaction

<<La docimologie (études des notes ou de l’évaluation) indique depuis un siècle que la valeur arbitraire des notes attribuées aux copies d’élèves n’est plus à démontrer…Constatons toutefois que les enseignants ne sont pas formés à la docimologie, et qu’ils ne maitrisent pas les taxonomies de Bloom ou d’Hainaut (??)aussi, comment leur en vouloir de tels écarts de mesure ? Sauf que c’est gravissime, d’autant que l’évaluation est porteuse d’une forte dimension sociale. La moindre note mise à un élève a un caractère public. Ajoutée à d’autres notes, elle devient classante. Sommée au long d’un parcours et officialisée par un examen ou un concours,elle contribue à l’obtention d’un statut social (parfois élevé), d’un emploi (quelques fois prestigieux), d’un salaire (souvent conséquent)...>>

 

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