La
nostalgie de l'époque des
triangles
- N: ...
vous souvenez-vous de vos premières
tentatives de recherches ?
- T: Oui,
j'ai transposé tous les
théorèmes connus de la
géométrie de R3 dans la
géométrie de R4 ça
a été, si j'ose dire, ma
première tentative de faire quelque chose
d'un peu original; mais c'était pour moi
une façon d'arriver à comprendre
comment était fait, disons un système
de deux plans dans R 4 etc. et je crois
que j'étais arrivé à une
très bonne intuition à cette
époque, et je voyais déjà dans
l'espace à quatre dimensions à
l'âge de dix, onze ans.
- N: Et
vous avez d'autres souvenirs de cette
période ?
- T: C'est,
je crois, à peu près la seule chose
qui m'ait laissé un souvenir. Et puis aussi,
le souvenir de l'espèce de scandale
intellectuel que j'ai ressenti quand mon
professeur de cinquième a dit qu'on pouvait
calculer le nombre Pi L'idée qu'on pouvait
calculer Pi par des méthodes
théoriques, c'est quelque chose qui,
à l'époque m'a paru extrêmement
mystérieux et fascinant.
- N: Oui,
pourquoi ?
- T: On
s'était habitué à mesurer Pi
avec des ficelles autour de boites cylindriques,
n'est-ce pas, et l'idée qu'il y avait des
procédés théoriques permettant
ce calcul était quelque chose pour moi, de
radicalement neuf. Ça vous paraît tout
banal, mais pour moi, à l'époque,
ça ne l'était pas ...
Ensuite, je crois
que c'était en troisième, on faisait
de la géométrie
élémentaire; mon professeur
n'était pas un homme particulièrement
brillant, mais il avait réussi à
susciter mon intérêt et j'ai vraiment
beaucoup aimé ça, je faisais des
problèmes très compliqués de
construction de triangles, etc. et c'est
un peu, au fond, par nostalgie de cette
époque que je défends la
géométrie élémentaire
contre les modernistes. Je pense, quant à
moi, que si l'on persiste dans la voie actuelle, on
va se priver d'une méthode de
sélection qui était vraiment
excellente et je ne serais pas étonné
qu'on constate très certainement dans les
années qui viennent, une certaine baisse de
niveau des mathématiques en France à
la suite de l'abandon de la géométrie
euclidienne; ça n'aurait rien
d'étonnant.
- N: Vous
avez parlé de nostalgie de cette
période, qu'est-ce que représentait
pour vous cette période ?
- T: ...
Disons que c'était une certaine
fraîcheur initiale, une espèce
de volonté d'aller jusqu'au bout des
possibilités de son esprit ... l'idée
qu'il n'y avait pas de problème que je ne
puisse faire ... après évidemment
on a mis de l'eau dans son vin ! ... mais
c'était ça: l'idée qu'il n'y
avait pas de problème dont je ne pouvais
venir à bout dans le domaine de la
géométrie.
- N:
Ça n'était pas la même
chose dans les autres domaines ?
- T: Non,
vous savez l'algèbre ne m'a jamais beaucoup
intéressé.
- N: Et
déjà vous sentez qu'à cette
époque-là, il y avait une
différence entre les deux ?
- T: Oh !
oui, bien sûr, la géométrie
analytique, à partir du moment où on
en a fait, m'a paru être une bonne technique,
mais ça n'a rien de particulièrement
inspirant, tandis que le problème de
géométrie c'est vraiment quelque
chose de tout à fait ... spécial,
beaucoup plus énigmatique.
- N:
Enigmatique ?
- T: Ah!
oui, c'est quelque chose d'énigmatique, un
problème de géométrie.
Autrement dit, en géométrie, il n'y a
pas d'heuristique, n'est-ce pas, il faut tout
reprendre à zéro en fonction du
problème, contrairement à ce qui se
passe en algèbre
La vocation de
mathématicien
... Voilà
à peu près ce que je peux dire sur ma
vocation de mathématicien, voyez que ce
n'est pas très fourni ! Quant au premier
théorème que j'ai
démontré par mes propres moyens, si
j'ose dire, je crois que c'était
l'équivalence de la définition
bifocale et de la définition par focale et
directrice des coniques, par une méthode de
géométrie élémentaire;
je l'avais montré à mon professeur
qui pensait qu'elle était déjà
connue, ce qui était très
vraisemblable. Parce que la méthode
traditionnelle était un peu lourde, elle ne
me plaisait pas. Le passage de la définition
unifocale à la définition bifocale
est quelque chose d'assez mystérieux
et j'étais arrivé par une
construction dont je me souviens encore très
bien actuellement ...
- N: Vous
souvenez-vous de l'époque où vous
vous êtes dit: je veux faire des
mathématiques ?
- T: Bien
... la chose paradoxale c'est que, au fond,
jamais je n'ai voulu faire des
mathématiques. Quand je suis
arrivé à l'Ecole Normale, j'ai
expliqué au sous-directeur de
l'époque qui était Georges BRUHAT,
qu'évidemment j'étais entré
comme mathématicien mais que ce qui
m'intéressait c'était de faire de la
philosophie des Sciences, comme en faisait à
l'époque CAVAILLES et tous ces
gens-là ... Alors, il a levé les bras
au ciel et il a dit: ne faites surtout pas
ça, passez-moi votre agrégation tout
de suite et ne vous occupez pas de philosophie des
sciences! et je pense que dans un certain sens, il
avait raison; on ne doit faire de la philosophie
que quand on a assuré son existence par des
méthodes plus standard et plus
routinières. Alors, j'ai fait des
mathématiques. A l'Ecole Normale, j'ai
essentiellement suivi le séminaire de CARTAN
qui nous enseignait beaucoup de choses et ... en
1946, j'ai pu obtenir un poste au C.N.R.S. et j'ai
suivi CARTAN à Strasbourg pour une
année ou deux. CARTAN est revenu à
Paris, mais moi je suis resté à
Strasbourg parce que je m'y plaisais. C'est surtout
au séminaire d'EHRESMANN que j'ai
réellement appris la nouvelle topologie, la
topologie telle qu'elle se créait à
l'époque. Les années de 45 à
50 ont été des années
extraordinaires pour la topologie algébrique
parce qu'on a découvert une quantité
énorme d'êtres nouveaux, de techniques
nouvelles, etc. la cohomologie, les fibrés,
l'homotopie. Et c'est dans ce flot que j'ai fait ma
thèse qui m'a d'ailleurs pris un certain
nombre d'années puisque je ne l'ai finie
qu'en 1951. Je serais tenté de dire ...
(peut-être qu'on se fait des illusions sur
soi-même, n'est-ce pas) mais je serais
tenté de dire que je ne me considère
pas réellement comme ce qu'on appelle un
grand mathématicien, en ce sens que je
n'ai pas le goût de la structure
mathématique en tant que telle. Quand je
vois mes collègues, je ne veux pas citer de
noms mais les exemples fourmillent tout autour de
moi, ils ont le goût de la belle structure,
la structure riche, raffinée, dans laquelle
on peut faire des tas de choses, élucider
les relations entre ceci, cela: moi,
personnellement, ça ne me tente pas
beaucoup ce genre de choses ... je ne suit pas
non plus le généraliste à
outrance comme l'était mon collègue
GROTHENDIECK ...
Les deux types
de mathématiciens
Un collègue
américain, dont je tairai le nom ici, dit
qu'il y a deux types de mathématiciens-
le mathématicien qui fore des puits
très profonds pour y trouver la gemme, la
pierre précieuse qu'il étudiera
à loisir et dont il explicitera toutes les
beautés, et puis le bulldozer qui balaie
toute la surface. Eh! bien, si on accepte cette
vision des mathématiciens, je ne suis
d'aucun des deux, alors peutêtre que je ne
suis pas mathématicien du tout de ce point
de vue ...
- N: Vous
vous sentez comment alors ?
- T: Ah ! je
ne sais pas, disons que ce qui m'a
intéressé en mathématiques ce
sont surtout des propriétés assez
générales, plus que l'étude de
structures spécifiques ... mais quand
même pas avec l'esprit systématique de
GROTHENDIECK par exemple.
- N: Ni
bulldozer, ni creuseur de trou ...
- T.- Ni
bulldozer, ni creuseur de trous (rires) ... non, je
pense que mon succès mathématique
doit beaucoup aux circonstances historiques: j'ai
fait ma thèse à une époque
où effectivement il y avait tout un
matériel neuf, une époque de
floraison assez extraordinaire. J'ai profité
du mouvement, puis par la suite, j'ai fait des
choses plus tournées vers l'analyse, la
théorie des applications, les ensembles
stratifiés, mais à mon sens c'est
plus technique et je suis sûr que pour la
plupart des mathématiciens, c'est moins
intéressant bien que, en un certain sens, ce
soit plus important je pense ...
La
théorie des
catastrophes
- N-
C'est vous qui avez donné le nom de
théorie des catastrophes à vos
travaux ?
- T: Pas
exactement en ce sens que dans mon livre, j'ai
introduit la notion de point régulier
opposé à point de
catastrophe.
- N:
C'est quand même vous qui avez
introduit le mot de catastrophe ...
- T: J'ai
introduit le mot de catastrophe dans un sens un peu
spécial, oui.
- N:
Comment vous est venue l'idée de ce mot
?
- T: Tout
simplement parce que je voulais exprimer
l'idée d'une distinction
fondamentale, la distinction des topologues
entre ouvert et fermé. Un ouvert ça
représente, si vous voulez, quelque chose
comme un état, un état
régulier, une sorte d'équilibre local
des dynamiques qui s'y trouvent, tandis que le
fermé au contraire, exprime un lieu de
points où il se produit quelque chose, une
discontinuité. Alors, je suis parti de cette
idée que les fermés les plus
généraux ne sont pas très
intéressants, mais qu'il y a des
fermés plus réguliers en quelque
sorte qui apparaissent de manière quasi
inévitable ... Si on fait des
hypothèses sur ce que l'on pourrait appeler
la dynamique ambiante, c'est un peu une sorte de
généralisation de l'idée de
défaut en physique. Dans un milieu
ordonné comme un cristal, il y a une
structure régulière mais qui
s'arrête parfois sur certaines
sous-variétés qu'on appelle les
défauts; c'est un peu la même
idée.
Alors je voulais
exprimer cette idée qu'il y avait des sous
ensembles exceptionnels qui étaient
associés à des
irrégularités de la dynamique
et c'est pour cela que j'ai appelé ça
des catastrophes; j'aurais pu en effet prendre une
terminologie beaucoup plus neutre, ça
m'aurait évité bien des ennuis
...
- N: Mais
vous avez choisi ce mot-là
- T: Je l'ai
choisi en ce sens que j'ai parlé de points
de catastrophe opposés à points
réguliers; l'opposé naturel de points
réguliers, c'est points singuliers
évidemment, mais le point de catastrophe
c'est encore différent, c'est en principe
différent d'un point singulier
...
- N:
Qu'est-ce qu'une catastrophe pour vous
?
- T:
Supposons que j'aie un espace dans lequel il se
passe des choses. Je regarde ce qui se passe et
je divise les points en deux catégories: les
points réguliers où il ne se passe
rien à première vue,
c'est-à-dire que tous les observables sont
continus en ce point ou au contraire, il s'y passe
quelque chose: alors il y a au moins un observable
qui est discontinu. Il y a discontinuité
observable en ce point-là, alors dans ce
cas-là je dis que c'est un point de
catastrophe, c'est tout ... Alors pourquoi ce mot ?
J'aurais pu évidemment parler simplement de
discontinuité (c'est ce qu'on m'a
reproché par la suite) mais je voulais
donner l'idée d'une dynamique
sous-jacente, d'une dynamique ambiante qui
engendre le sous-ensemble de catastrophes et c'est
pour ça que j'ai introduit ce mot qui
d'ailleurs, avait été
déjà utilisé par les
physiciens dans une acceptation pas tout à
fait semblable, mais aussi neutre en tout cas; les
physiciens parlaient déjà, en
théorie quantique des champs, de la
catastrophe infrarouge, de la catastrophe
ultra-violette. C'était des catastrophes
qui n'avaient jamais tué personne, comme
je l'ai écrit!
- N:
Quelque chose de sous-jacent qui surgit
...
- T: C'est
ça, oui, enfin, le type même de la
catastrophe, si vous voulez; c'est disons, une
feuille de papier que vous pliez et qui, à
un moment donné, attrape un angle, n'est-ce
pas; qui reste régulière et puis tout
à coup il s'y forme un pli, un pli
caractérisé par une
discontinuité. C'est ce type de
phénomène que j'ai voulu
systématiser.
Qu'est-ce que
les mathématiques?
- N:
Qu'est-ce que représentent pour vous les
mathématiques ?
- T: Ah !
ça représente essentiellement le
langage théorique universel.
C'est-à-dire qu'à mon avis, les
seules possibilités rigoureuses
d'accéder à une pensée ayant
validité universelle se font par les
mathématiques ou par des lois
mathématiques; autrement dit, je ne pense
pas qu'on puisse, dans les sciences, avoir une
théorisation à validité
réellement universelle fondée
uniquement sur des concepts exprimés par des
mots du langage ordinaire, si ces concepts ne sont
pas capables de s'exprimer mathématiquement
en terme d'entités fondamentales comme
l'espace et le temps; ce qui est le cas en
physique, n'est-ce pas ?
En physique, les
concepts peuvent s'exprimer mathématiquement
à partir de données de l'espace et du
temps, de données spatio-temporelles. Des
concepts qui ne permettent pas ce genre de
réduction seront toujours suspects et
l'espoir de la théorie des catastrophes
précisément, c'est qu'il existe
dans les univers conceptuels des espèces de
germes d'analyticité locale autour
desquels on puisse faire une sorte de
théorisation mathématique. C'est
l'espoir qu'il puisse y avoir quelque chose
comme une structure analytique universelle dans
laquelle on travaille, ce qui est le cas en
physique.
En physique on a
une structure analytique universelle, parce qu'on a
le groupe d'invariances de la physique: groupe de
LORENTZ, groupe de GALILÉE, etc. et ces
groupes permettent en quelque sorte de
trivialiser tout le monde, tout l'univers parce
qu'ils agissent transitivement et de cette
manière, il y a une sorte de platitude
universelle avec laquelle on peu opérer,
on peut faire des mathématiques
quantitatives; je ne pense pas que cette
situation-là puisse être
généralisée dans d'autres
disciplines, mais on peut espérer
qu'il y ait localement, dans les univers
sémantiques en quelque sorte dans lesquels
travaillent certains concepts, des situations
à caractère localement analytique qui
permettent d'énoncer des situations
intéressantes et à caractère
universel; c'est si vous voulez, la philosophie
sous-jacente à la théorie des
catastrophes.
- N:
Autrement dit, c'est surtout ce caractère
universel qui vous intéresse.
- T: Oui,
oui, bien sûr.
La
réalité est
mathématique
- N: Je
rapprocherai ça de ce que vous me disiez
tout à l'heure: lorsque vous étiez en
classe, vous pensiez déjà qu'il y
avait possibilité de résoudre tous
les problèmes.
- T: Oui,
oui, c'est certain, je l'ai d'ailleurs
écrit: il n'y a de théorisation que
mathématique. De ce point de vue-là,
je suis un impérialiste
mathématique, c'est ce qu'on me
reproche dans les autres disciplines ... Vous
avez sans doute entendu parler des controverses
actuelles sur la théorie des catastrophes ?
Je pense que les gens n'ont pas
réalisé le côté
subversif de cette théorie. Le jour
où ils l'auront réalisé, on
pourra s'attendre à ce qu'il y ait des
résistances encore beaucoup plus fortes
parce que, au fond, les mathématiques,
vis-à-vis des autres disciplines, ont
accepté un rôle purement
routinier.
Vous avez des
mathématiciens dans les laboratoires de
biologie ou même dans les laboratoires de
sciences sociales, on leur demande de faire de la
statistique, un point c'est tout. Mais c'est le
spécialiste local qui, évidemment
dirige toutes les opérations; la
mathématique est vue uniquement dans un
rôle ancillaire dans les autres sciences: les
sciences dites expérimentales ou
humaines.
- N: Un
instrument ...
- T: Oui,
comme un instrument et moi, personnellement, je
pense que c'est une situation anormale et que
les mathématiques proprement comprises
peuvent servir de guide théorique
dans un grand nombre de disciplines. C'est en ce
sens que je crois que les mathématiques ont
un très grand avenir dans la
mathématisation des sciences,
mathématisation qui ne se fera
peut-être pas selon le modèle de la
physique, avec des résultats peut-être
plus flous et plus mous que ceux de la physique,
mais qui n'en ont pas moins un certain
intérêt ...
- N:
Est-ce que les mathématiques sont
encore autre chose Pour vous?
- T: Dans la
mesure où c'est une pensée
universelle c'est aussi une voie d'accès
à la réalité; autrement
dit, pour moi, l'ontologie est (dans la mesure
où j'ai une métaphysique, ce qui
reste à voir évidemment) assez
platonicienne ou pythagoricienne; et en ce sens, je
pense que le fond des choses dans le monde est
mathématiques même là où
apparemment il n'y en a pas.
- N: La
réalité est mathématique
?
- T: Je pense
qu'on peut dire que la réalité est
mathématique, oui. Mais ce n'est
peut-être pas la mathématique que nous
connaissons, il faudra évidemment se livrer
à des extensions assez considérables
par rapport aux mathématiques connues pour
édifier des mathématiques pertinentes
pour la biologie, la psychologie ou des sciences de
ce genre ...
Les
périodes de
possession
- N:
Quand vous êtes dans votre bureau, chez
vous, en train de faire des mathématiques,
quel sentiment avez-vous ?
- T: Eh
bien! je vous avoue que, depuis pas mal
d'années, je ne fais plus de
mathématiques en ce sens-là. Il
m'arrive encore de m'intéresser parfois
à des problèmes de
mathématiques, mais ça devient de
plus en plus rare. je me suis
intéressé beaucoup à des
disciplines périphériques, comme la
biologie, la linguistique et maintenant la
géologie. Je consacre plutôt mon
activité volontaire à ces disciplines
expérimentales plutôt que de m'occuper
de mathématiques proprement dites. Alors les
mathématiques s'il m'arrive d'en faire,
c'est plutôt par nécessité
professionnelle qu'autre chose; mais ça
évidemment, c'est une évolution assez
récente, des dix dernières
années.
De toutes
manières, il est bien connu qu'après
35 ans, un mathématicien ne peut plus rien
faire de bon, et la coutume, la croyance
traditionnelle est, je crois, assez largement
fondée; alors dans ces conditions autant
faire autre chose que des mathématiques
!
- N: Mais
est-ce que vous vous souvenez de ce que vous viviez
à ce moment-là ?
- T: Ah ! oui,
bien sûr; j'ai connu aussi ces
périodes de possession par un
problème, bien sûr j'en ai
connues. J'ai connu quelques périodes comme
ça dans ma vie, mais finalement pas
très nombreuses.
- N: Des
périodes de possession ?
- T Oui,
des périodes où un
problème vous accapare tellement qu'on
devient presque incapable de penser à quoi
que ce soit d'autre ... Mais comme je vous le
disais c'est devenu très, très rare
dans mon cas ...
Une
période de crise
- N: Ce
n'est plus possible ...
- T:
Peut-être que ce n'est plus possible oui;
je n'ai plus assez d'intérêt pour
les problèmes proprement
mathématiques pour me laisser accaparer par
eux. Je pense que la plupart des
mathématiciens connaissent dans leur
existence un moment de crise où ils sont
pris de doute sur la valeur de ce qu'ils ont fait.
Surtout en face de la stérilité
montante qui arrive avec l'âge, il est
très difficile d'éviter ce genre de
crise ... Moi, j'ai réagi en
m'intéressant à autre chose que
les mathématiques; je pense que ce n'est
pas une mauvaise méthode.
- N:
C'est une crise vraiment ?
- T Oui,
ça se présente un peu comme une
crise, je crois. Enfin, je ne sais pas si on
peut en tirer des lois générales,
mais ça se présente un peu comme une
crise, oui. Chez moi, cette crise
s'est présentée vers les
années 58-60. Au fond, je crois qu'il en est
en mathématiques comme dans les autres
disciplines et c'est la même situation que
celle que décrivait EINSTEIN à
VALÉRY. EINSTEIN était allé
rendre visite à VALÉRY, ou
VALÉRY l'avait invité et là,
évidemment, toujours très curieux de
comprendre les mécanismes de la
relativité, VALÉRY a posé des
tas de questions à EINSTEIN et, en
particulier, il lui a demandé; mais enfin,
maître, est-ce que vous vous relevez la nuit
pour noter vos idées sur un petit carnet ?
Et EINSTEIN a laissé tomber: oh! vous savez
des idées, on en a deux ou trois dans sa
vie!
Bien ! c'est un peu
mon impression aussi, pour mon ceuvre
mathématique. Je crois que j'ai eu deux
ou trois idées en mathématiques et le
reste ce n'est jamais que de l'élaboration
technique ... et encore, parmi ces idées, il
y en a quelques unes qui étaient
presqu'évidentes ...
La
répulsion d'entrer dans certaines parties
des mathématiques
- N: Vous
n'avez pas une certaine fierté
?
- T: Oui,
bien sûr, certains travaux peuvent vous
donner un sentiment de fierté, ça
c'est possible. Je suppose que MM. FEIT et THOMSON,
quand ils ont démontré que tout
groupe d'ordre impair est résoluble en ont
tiré une légitime fierté
...
Mais pour en
revenir aux aspects affectifs en
mathématiques, je crois que ce qui compte,
c'est la réaction quasi-affective du
mathématicien vis-à-vis de certaines
théories. Il y a des théories
mathématiques dans lesquelles je n'ai jamais
pu entrer parce que j'ai eu quelque chose
comme une espèce de répulsion au
départ et je n'ai jamais pu la surmonter
par la suite, je pense par exemple à la
théorie des groupes de LIE; l'essentiel de
l'analyse fonctionnelle aussi, c'est une branche
des mathématiques qui me
répugne profondément. Qu'est-ce
que je pourrais encore vous citer comme
théories ? L'algèbre, très
très abstraite, type algèbre
non-commutative, ça non plus ça ne me
dit pas grand chose.
- N:
Qu'est-ce que vous ressentez à ce
moment-là ?
- T: J'ai
l'impression que pour entrer là-dedans,
il faudrait d'abord que je travaille, je suis
paresseux, ensuite, il faudrait que je comprenne
mieux la motivation, n'est-ce pas ? En
général, beaucoup de ces
théories ne m'apparaissent pas comme
suffisamment motivées: je pense que
c'est là le fond du problème,
peut-être que c'est une question de
pédagogie. Si l'on avait pu me trouver une
bonne pédagogie pour ces théories
avec une motivation convenable, j'y serais
peut-être entré ...
Les
théories trop
courtisées
- N:
C'est tout de même un mot très
fort. répulsion.
- T: Oui,
c'est un mot fort mais, vous savez, c'est presque
un mécanisme quasi sociologique; je pense
à la théorie des groupes de LIE:
BOURBAKI, à l'époque, ne parlait que
de ça, dans les années 1955 et tous
les gens étaient très
excités au fond, moi, j'ai toujours
eu un peu cet espèce de sentiment que, quand
une théorie est trop adulée, je
préfère ne pas m'en occuper; c'est
comme quand une femme est trop belle, elle a trop
de soupirants, eh ! bien, en général,
ça m'apparait comme un obstacle
insurmontable. Il y a des théories qui
ont été trop courtisées et
quand une théorie était trop
courtisée, je m'en écartais
...
- N:
Pourquoi ?
- T: Ah ! je
ne sais pas; peut-être parce que justement
j'avais le sentiment de n'être pas
à la hauteur de la compétition,
d'une part, et puis peut-être aussi le
sentiment qu'on pouvait faire aussi bien
ailleurs dans des zones qui étaient moins
connues.
- N: Vous
comparez les mathématiques à une
femme ...
- T: Oui, ce
n'est peut-être pas absolument
dépourvu de fondement ... il y a des
théories anguleuses et des théories
rondes. Enfin la chose n'est peut-être pas
correcte, je dirais plutôt qu'il y a des
théories propres et des théories
sales, et moi j'ai toujours plus de
sympathie pour une théorie sale. Les
théories propres sont les théories
où les choses se présentent bien,
où les concepts sont clairement
définis, les problèmes plus ou moins
bien définis également. Tandis que
les théories sales sont les théories
où on ne sait pas très bien
où l'on va, on ne sait pas comment
organiser les choses et où sont les
principales directions etc. De ce point de vue
là, en effet, je n'ai jamais
été Bourbakiste, parce que BOURBAKI
aime les choses propres; moi, je pense qu'il
faut se salir les mains et même davantage
parfois en mathématiques.
- N:
Davantage ?
- T: Oui,
enfin, je veux dire plus que les mains
(rires).
Etre à la
frontière
- N: Et
les catastrophes là-dedans ?
- T: Ah !
bien, les catastrophes ne font pas partie des
mathématiques. Pour moi, la théorie
des catastrophes n'est pas une théorie de la
mathématique. Si la théorie des
catastrophes se développe, ce qui est
évidemment un postulat, elle donnera
naissance à des théorie de la
mathématique qui seront des outils pour
précisément organiser les
modèles que la théorie des
catastrophes se propose
d'édifier.
C'est comme
ça que je vois les choses, la
théorie des catastrophes, c'est un
générateur de modèles
pour, en principe, les sciences les plus diverses.
A priori, je ne vois pas de restrictions au choix
des sciences qui peuvent admettre des
modèles de style catastrophique; mais bien
entendu, ces modèles ont un caractère
assez vague et approximatif au départ et on
pourra essayer de les raffiner et dans
l'élaboration des modèles on aura
sans doute besoin de nouveaux outils
mathématiques; ces nouveaux outils
mathématiques introduiront probablement de
nouveaux problèmes.
C'est en ce sens
que je vois la théorie des catastrophes
comme quelque chose à la
frontière des mathématiques,
la frontière entre les
mathématiques et les disciplines
expérimentales, les disciplines
d'application.
- N: Au
fond, c'est votre place d'être à la
frontière ?
- T:
Peut-être oui, ce n'est pas pour rien que
j'ai fait mon travail mathématique essentiel
sur la notion de bord (rires), le bordisme,
oui; j'écris en ce moment un papier qui
s'appelle "aux frontières du pouvoir
humain, le jeu".
Bord,
frontière, limite,
singularité
- N:
D'où vient cet intérêt pour
les bords, les frontières, les milieux
?
- T: Mais
c'est tout à fait naturel: quand vous
êtes dans un convexe, vous savez parfaitement
que votre convexe est engendré par les
points extrémaux. Donc dans beaucoup de
situations, si vous connaissez les situations
des points extrémaux, vous êtes
capable de reconstituer le reste. C'est vrai
non seulement en mathématiques, mais
même dans des situations tout à fait
générales.
Par exemple, dans
un milieu socio-culturel, si vous regardez ce dont
parlent les journaux, ce sont toujours des
situations extrémales: le plus beau crime,
la plus grande catastrophe, etc. la fascination
de l'extrémal est quelque chose de tout
à fait fondamental dans l'esprit
humain.
- N: Mais
pourquoi est-ce que ça fascine
?
- T: Mais
(rires) ... Pour atteindre les limites du
possible, il faut rêver
l'impossible, et c'est réellement
l'interface entre le possible et
l'impossible qui est important parce que si nous le
connaissons, nous connaissons exactement les
limites de notre pouvoir.
Dans un
système dynamique régi par un
potentiel, comme par exemple, les
variétés de niveau, les lignes de
pente d'un paysage, ce qui est important c'est
la frontière du bassin:
connaître comment se répartit l'espace
dans les différents bassins entre ses
différents attracteurs. Toute la dynamique
qualitative est un problème de
frontière.
Pour cela, il faut
caractériser les points, les régimes
asymptotiques qui sont les attracteurs et puis
caractériser les frontières
qui séparent les bassins des
différents attracteurs.
Je pense que ces
deux types de problématique comme diraient
nos collègues littéraires, on les
retrouve un peu dans toutes les situations, dans
toutes les disciplines; il y a les
régimes stables asymptotiques qu'il faut
caractériser et ensuite étudier
l'approche des régimes instables, ce qui
est un problème de frontière.
C'est le problème du déterminisme
finalement. Une situation est déterministe
si la frontière qui sépare les
bassins des différentes issues est assez
régulière pour pouvoir être
décrite; et si on peut localiser la
donnée initiale par rapport à cette
frontière; alors là, le
problème est résolu. Mais si la
frontière est fluctuante, floue, etc.
alors là, on est réduit à des
méthodes statistiques et c'est beaucoup plus
pénible. Il n'y a pas besoin de parler
beaucoup pour justifier les problèmes de
frontières ...
- N. Ce
n'est pas tellement le problème de
justifier, c'est le fait de voir
l'intérêt que vous portez
spécialement à ce même
problème un peu partout ...
- T: Oui,
oui, c'est exact ...
- N. Il y
avait donc quelque chose en vous qui motivait cet
intérêt ...
- T: Oui,
les frontières évidemment,
c'est important en soi ... Mais c'est un cas
particulier de singularité, n'est-ce pas
? Je parlais tout à l'heure des
défauts, il est clair que les
défauts ne sont pas des
frontières, mais c'est néanmoins
très intéressant.
- N.
Quelle différence faites-vous entre
défaut et singularité
?
- T:
Défaut, c'est un mot qui vient
essentiellement de la cristallographie et de la
métallurgie ? Vous avez un milieu qui est
parfaitement cristallin, mais qui, à
certains endroits présente des
décrochements ou des fractures ou des
parois, toutes ces irrégularités
locales, ça s'appelle des défauts ?
La théorie des défauts est une
théorie qui est mathématiquement
très intéressante et, en fait, on
peut presque même prétendre que la
théorie de la cohomologie y a pris naissance
... en un certain sens.
- N:
Avez-vous l'impression que vous vous
êtes toujours intéressé au
même genre de problèmes:
défauts, limites, bords, frontières
?
- T: J'avoue
que ça m'est un peu difficile de remonter,
disons, vingt-cinq ans en arrière. je crois
qu'à l'époque, j'étais
réellement plus strictement
mathématicien, c'est vrai; j'avais dû
apprendre les mathématiques et mon premier
travail scientifique, pour ma première
publication portait sur la théorie de Morse.
Et c'était aussi, un peu, une
correspondance entre défauts et
singularités ... et la décomposition
cellulaire d'un espace. Il y avait là
presque en germe aussi cette idée que
l'étude des singularités donne un
moyen d'accès pour comprendre un espace;
chaque singularité, en somme, se
déploie dans un espace qui lui est propre et
qu'elle traîne avec lui, en quelque
sorte. Alors dans le cas d'un minimum, d'un
attracteur, vous avez tout un ouvert de
trajectoires qui tend vers cet attracteur. Mais
pour les singularités différentes,
par exemple pour une singularité de type
col, il y a les séparatrices, etc. Il y a
toujours une sorte de configuration satellite
associée à une singularité
...
- N: ...
qui caractérise presque ...
- T: ... qui
caractérise la singularité, oui. Et
à ce moment-là, l'espace total
devient la réunion de toutes les
configurations satellites de ces
singularités.
Un univers dans
lequel il y aurait l'éternel
retour
- N: Et
au cours de votre scolarité est-ce que
c'était, sous une forme ou sous une autre,
des problèmes qui vous intéressaient
?
- T: Oh !
à ce moment-là, j'étais
beaucoup plus scolaire, je pense. Je ne me souviens
pas d'avoir pensé des choses sous cette
forme.
Mais je me souviens
que vers dix-sept ans, j'ai commencé
à m'intéresser à la dynamique.
Je ne me souviens plus à quelle occasion
j'avais remis un papier à mon professeur de
math-élem, où je parlais de
l'éternel retour vu d'un point de vue
dynamique, les théories de
l'éternel retour ...
C'était
l'idée qu'on pouvait avoir un
espace-temps, un univers dans lequel il y aurait
l'éternel retour, c'est-à-dire
où la dynamique serait périodique,
mais je crois que c'est à peu près la
première fois que j'ai réellement
pensé les choses en terme de dynamique
...
Tiré du livre:
"Entretiens
avec des
mathématiciens"
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