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ENTRETIEN AVEC

LE PROFESSEUR René THOM

Médaille Fields (Equivalent du prix Nobel en mathématique) 

Les sous-titres et le caractère gras sont de ma responsabilité.

             Le caractère gras indique ce que j'entends comme aspect affectif pouvant, de mon point de vue, entrer dans la catégorie des interactions "cognitivo-émotionnelles" - T= René THOM et N= Jacques NIMIER

La nostalgie de l'époque des triangles

- N: ... vous souvenez-vous de vos premières tentatives de recherches ?

- T: Oui, j'ai transposé tous les théorèmes connus de la géométrie de R3 dans la géométrie de R4 ça a été, si j'ose dire, ma première tentative de faire quelque chose d'un peu original; mais c'était pour moi une façon d'arriver à comprendre comment était fait, disons un système de deux plans dans R 4 etc. et je crois que j'étais arrivé à une très bonne intuition à cette époque, et je voyais déjà dans l'espace à quatre dimensions à l'âge de dix, onze ans.

- N: Et vous avez d'autres souvenirs de cette période ?

- T: C'est, je crois, à peu près la seule chose qui m'ait laissé un souvenir. Et puis aussi, le souvenir de l'espèce de scandale intellectuel que j'ai ressenti quand mon professeur de cinquième a dit qu'on pouvait calculer le nombre Pi L'idée qu'on pouvait calculer Pi par des méthodes théoriques, c'est quelque chose qui, à l'époque m'a paru extrêmement mystérieux et fascinant.

- N: Oui, pourquoi ?

- T: On s'était habitué à mesurer Pi avec des ficelles autour de boites cylindriques, n'est-ce pas, et l'idée qu'il y avait des procédés théoriques permettant ce calcul était quelque chose pour moi, de radicalement neuf. Ça vous paraît tout banal, mais pour moi, à l'époque, ça ne l'était pas ...

Ensuite, je crois que c'était en troisième, on faisait de la géométrie élémentaire; mon professeur n'était pas un homme particulièrement brillant, mais il avait réussi à susciter mon intérêt et j'ai vraiment beaucoup aimé ça, je faisais des problèmes très compliqués de construction de triangles, etc. et c'est un peu, au fond, par nostalgie de cette époque que je défends la géométrie élémentaire contre les modernistes. Je pense, quant à moi, que si l'on persiste dans la voie actuelle, on va se priver d'une méthode de sélection qui était vraiment excellente et je ne serais pas étonné qu'on constate très certainement dans les années qui viennent, une certaine baisse de niveau des mathématiques en France à la suite de l'abandon de la géométrie euclidienne; ça n'aurait rien d'étonnant.

- N: Vous avez parlé de nostalgie de cette période, qu'est-ce que représentait pour vous cette période ?

- T: ... Disons que c'était une certaine fraîcheur initiale, une espèce de volonté d'aller jusqu'au bout des possibilités de son esprit ... l'idée qu'il n'y avait pas de problème que je ne puisse faire ... après évidemment on a mis de l'eau dans son vin ! ... mais c'était ça: l'idée qu'il n'y avait pas de problème dont je ne pouvais venir à bout dans le domaine de la géométrie.

- N: Ça n'était pas la même chose dans les autres domaines ?

- T: Non, vous savez l'algèbre ne m'a jamais beaucoup intéressé.

- N: Et déjà vous sentez qu'à cette époque-là, il y avait une différence entre les deux ?

- T: Oh ! oui, bien sûr, la géométrie analytique, à partir du moment où on en a fait, m'a paru être une bonne technique, mais ça n'a rien de particulièrement inspirant, tandis que le problème de géométrie c'est vraiment quelque chose de tout à fait ... spécial, beaucoup plus énigmatique.

- N: Enigmatique ?

- T: Ah! oui, c'est quelque chose d'énigmatique, un problème de géométrie. Autrement dit, en géométrie, il n'y a pas d'heuristique, n'est-ce pas, il faut tout reprendre à zéro en fonction du problème, contrairement à ce qui se passe en algèbre

 

La vocation de mathématicien

... Voilà à peu près ce que je peux dire sur ma vocation de mathématicien, voyez que ce n'est pas très fourni ! Quant au premier théorème que j'ai démontré par mes propres moyens, si j'ose dire, je crois que c'était l'équivalence de la définition bifocale et de la définition par focale et directrice des coniques, par une méthode de géométrie élémentaire; je l'avais montré à mon professeur qui pensait qu'elle était déjà connue, ce qui était très vraisemblable. Parce que la méthode traditionnelle était un peu lourde, elle ne me plaisait pas. Le passage de la définition unifocale à la définition bifocale est quelque chose d'assez mystérieux et j'étais arrivé par une construction dont je me souviens encore très bien actuellement ...

- N: Vous souvenez-vous de l'époque où vous vous êtes dit: je veux faire des mathématiques ?

- T: Bien ... la chose paradoxale c'est que, au fond, jamais je n'ai voulu faire des mathématiques. Quand je suis arrivé à l'Ecole Normale, j'ai expliqué au sous-directeur de l'époque qui était Georges BRUHAT, qu'évidemment j'étais entré comme mathématicien mais que ce qui m'intéressait c'était de faire de la philosophie des Sciences, comme en faisait à l'époque CAVAILLES et tous ces gens-là ... Alors, il a levé les bras au ciel et il a dit: ne faites surtout pas ça, passez-moi votre agrégation tout de suite et ne vous occupez pas de philosophie des sciences! et je pense que dans un certain sens, il avait raison; on ne doit faire de la philosophie que quand on a assuré son existence par des méthodes plus standard et plus routinières. Alors, j'ai fait des mathématiques. A l'Ecole Normale, j'ai essentiellement suivi le séminaire de CARTAN qui nous enseignait beaucoup de choses et ... en 1946, j'ai pu obtenir un poste au C.N.R.S. et j'ai suivi CARTAN à Strasbourg pour une année ou deux. CARTAN est revenu à Paris, mais moi je suis resté à Strasbourg parce que je m'y plaisais. C'est surtout au séminaire d'EHRESMANN que j'ai réellement appris la nouvelle topologie, la topologie telle qu'elle se créait à l'époque. Les années de 45 à 50 ont été des années extraordinaires pour la topologie algébrique parce qu'on a découvert une quantité énorme d'êtres nouveaux, de techniques nouvelles, etc. la cohomologie, les fibrés, l'homotopie. Et c'est dans ce flot que j'ai fait ma thèse qui m'a d'ailleurs pris un certain nombre d'années puisque je ne l'ai finie qu'en 1951. Je serais tenté de dire ... (peut-être qu'on se fait des illusions sur soi-même, n'est-ce pas) mais je serais tenté de dire que je ne me considère pas réellement comme ce qu'on appelle un grand mathématicien, en ce sens que je n'ai pas le goût de la structure mathématique en tant que telle. Quand je vois mes collègues, je ne veux pas citer de noms mais les exemples fourmillent tout autour de moi, ils ont le goût de la belle structure, la structure riche, raffinée, dans laquelle on peut faire des tas de choses, élucider les relations entre ceci, cela: moi, personnellement, ça ne me tente pas beaucoup ce genre de choses ... je ne suit pas non plus le généraliste à outrance comme l'était mon collègue GROTHENDIECK ...

 

Les deux types de mathématiciens

Un collègue américain, dont je tairai le nom ici, dit qu'il y a deux types de mathématiciens- le mathématicien qui fore des puits très profonds pour y trouver la gemme, la pierre précieuse qu'il étudiera à loisir et dont il explicitera toutes les beautés, et puis le bulldozer qui balaie toute la surface. Eh! bien, si on accepte cette vision des mathématiciens, je ne suis d'aucun des deux, alors peutêtre que je ne suis pas mathématicien du tout de ce point de vue ...

- N: Vous vous sentez comment alors ?

- T: Ah ! je ne sais pas, disons que ce qui m'a intéressé en mathématiques ce sont surtout des propriétés assez générales, plus que l'étude de structures spécifiques ... mais quand même pas avec l'esprit systématique de GROTHENDIECK par exemple.

- N: Ni bulldozer, ni creuseur de trou ...

- T.- Ni bulldozer, ni creuseur de trous (rires) ... non, je pense que mon succès mathématique doit beaucoup aux circonstances historiques: j'ai fait ma thèse à une époque où effectivement il y avait tout un matériel neuf, une époque de floraison assez extraordinaire. J'ai profité du mouvement, puis par la suite, j'ai fait des choses plus tournées vers l'analyse, la théorie des applications, les ensembles stratifiés, mais à mon sens c'est plus technique et je suis sûr que pour la plupart des mathématiciens, c'est moins intéressant bien que, en un certain sens, ce soit plus important je pense ...

 

La théorie des catastrophes

- N- C'est vous qui avez donné le nom de théorie des catastrophes à vos travaux ?

- T: Pas exactement en ce sens que dans mon livre, j'ai introduit la notion de point régulier opposé à point de catastrophe.

- N: C'est quand même vous qui avez introduit le mot de catastrophe ...

- T: J'ai introduit le mot de catastrophe dans un sens un peu spécial, oui.

- N: Comment vous est venue l'idée de ce mot ?

- T: Tout simplement parce que je voulais exprimer l'idée d'une distinction fondamentale, la distinction des topologues entre ouvert et fermé. Un ouvert ça représente, si vous voulez, quelque chose comme un état, un état régulier, une sorte d'équilibre local des dynamiques qui s'y trouvent, tandis que le fermé au contraire, exprime un lieu de points où il se produit quelque chose, une discontinuité. Alors, je suis parti de cette idée que les fermés les plus généraux ne sont pas très intéressants, mais qu'il y a des fermés plus réguliers en quelque sorte qui apparaissent de manière quasi inévitable ... Si on fait des hypothèses sur ce que l'on pourrait appeler la dynamique ambiante, c'est un peu une sorte de généralisation de l'idée de défaut en physique. Dans un milieu ordonné comme un cristal, il y a une structure régulière mais qui s'arrête parfois sur certaines sous-variétés qu'on appelle les défauts; c'est un peu la même idée.

Alors je voulais exprimer cette idée qu'il y avait des sous ensembles exceptionnels qui étaient associés à des irrégularités de la dynamique et c'est pour cela que j'ai appelé ça des catastrophes; j'aurais pu en effet prendre une terminologie beaucoup plus neutre, ça m'aurait évité bien des ennuis ...

- N: Mais vous avez choisi ce mot-là

- T: Je l'ai choisi en ce sens que j'ai parlé de points de catastrophe opposés à points réguliers; l'opposé naturel de points réguliers, c'est points singuliers évidemment, mais le point de catastrophe c'est encore différent, c'est en principe différent d'un point singulier ...

- N: Qu'est-ce qu'une catastrophe pour vous ?

- T: Supposons que j'aie un espace dans lequel il se passe des choses. Je regarde ce qui se passe et je divise les points en deux catégories: les points réguliers où il ne se passe rien à première vue, c'est-à-dire que tous les observables sont continus en ce point ou au contraire, il s'y passe quelque chose: alors il y a au moins un observable qui est discontinu. Il y a discontinuité observable en ce point-là, alors dans ce cas-là je dis que c'est un point de catastrophe, c'est tout ... Alors pourquoi ce mot ? J'aurais pu évidemment parler simplement de discontinuité (c'est ce qu'on m'a reproché par la suite) mais je voulais donner l'idée d'une dynamique sous-jacente, d'une dynamique ambiante qui engendre le sous-ensemble de catastrophes et c'est pour ça que j'ai introduit ce mot qui d'ailleurs, avait été déjà utilisé par les physiciens dans une acceptation pas tout à fait semblable, mais aussi neutre en tout cas; les physiciens parlaient déjà, en théorie quantique des champs, de la catastrophe infrarouge, de la catastrophe ultra-violette. C'était des catastrophes qui n'avaient jamais tué personne, comme je l'ai écrit!

- N: Quelque chose de sous-jacent qui surgit ...

- T: C'est ça, oui, enfin, le type même de la catastrophe, si vous voulez; c'est disons, une feuille de papier que vous pliez et qui, à un moment donné, attrape un angle, n'est-ce pas; qui reste régulière et puis tout à coup il s'y forme un pli, un pli caractérisé par une discontinuité. C'est ce type de phénomène que j'ai voulu systématiser.

 

Qu'est-ce que les mathématiques?

- N: Qu'est-ce que représentent pour vous les mathématiques ?

- T: Ah ! ça représente essentiellement le langage théorique universel. C'est-à-dire qu'à mon avis, les seules possibilités rigoureuses d'accéder à une pensée ayant validité universelle se font par les mathématiques ou par des lois mathématiques; autrement dit, je ne pense pas qu'on puisse, dans les sciences, avoir une théorisation à validité réellement universelle fondée uniquement sur des concepts exprimés par des mots du langage ordinaire, si ces concepts ne sont pas capables de s'exprimer mathématiquement en terme d'entités fondamentales comme l'espace et le temps; ce qui est le cas en physique, n'est-ce pas ?

En physique, les concepts peuvent s'exprimer mathématiquement à partir de données de l'espace et du temps, de données spatio-temporelles. Des concepts qui ne permettent pas ce genre de réduction seront toujours suspects et l'espoir de la théorie des catastrophes précisément, c'est qu'il existe dans les univers conceptuels des espèces de germes d'analyticité locale autour desquels on puisse faire une sorte de théorisation mathématique. C'est l'espoir qu'il puisse y avoir quelque chose comme une structure analytique universelle dans laquelle on travaille, ce qui est le cas en physique.

En physique on a une structure analytique universelle, parce qu'on a le groupe d'invariances de la physique: groupe de LORENTZ, groupe de GALILÉE, etc. et ces groupes permettent en quelque sorte de trivialiser tout le monde, tout l'univers parce qu'ils agissent transitivement et de cette manière, il y a une sorte de platitude universelle avec laquelle on peu opérer, on peut faire des mathématiques quantitatives; je ne pense pas que cette situation-là puisse être généralisée dans d'autres disciplines, mais on peut espérer qu'il y ait localement, dans les univers sémantiques en quelque sorte dans lesquels travaillent certains concepts, des situations à caractère localement analytique qui permettent d'énoncer des situations intéressantes et à caractère universel; c'est si vous voulez, la philosophie sous-jacente à la théorie des catastrophes.

- N: Autrement dit, c'est surtout ce caractère universel qui vous intéresse.

- T: Oui, oui, bien sûr.

 

La réalité est mathématique

- N: Je rapprocherai ça de ce que vous me disiez tout à l'heure: lorsque vous étiez en classe, vous pensiez déjà qu'il y avait possibilité de résoudre tous les problèmes.

- T: Oui, oui, c'est certain, je l'ai d'ailleurs écrit: il n'y a de théorisation que mathématique. De ce point de vue-là, je suis un impérialiste mathématique, c'est ce qu'on me reproche dans les autres disciplines ... Vous avez sans doute entendu parler des controverses actuelles sur la théorie des catastrophes ? Je pense que les gens n'ont pas réalisé le côté subversif de cette théorie. Le jour où ils l'auront réalisé, on pourra s'attendre à ce qu'il y ait des résistances encore beaucoup plus fortes parce que, au fond, les mathématiques, vis-à-vis des autres disciplines, ont accepté un rôle purement routinier.

Vous avez des mathématiciens dans les laboratoires de biologie ou même dans les laboratoires de sciences sociales, on leur demande de faire de la statistique, un point c'est tout. Mais c'est le spécialiste local qui, évidemment dirige toutes les opérations; la mathématique est vue uniquement dans un rôle ancillaire dans les autres sciences: les sciences dites expérimentales ou humaines.

- N: Un instrument ...

- T: Oui, comme un instrument et moi, personnellement, je pense que c'est une situation anormale et que les mathématiques proprement comprises peuvent servir de guide théorique dans un grand nombre de disciplines. C'est en ce sens que je crois que les mathématiques ont un très grand avenir dans la mathématisation des sciences, mathématisation qui ne se fera peut-être pas selon le modèle de la physique, avec des résultats peut-être plus flous et plus mous que ceux de la physique, mais qui n'en ont pas moins un certain intérêt ...

- N: Est-ce que les mathématiques sont encore autre chose Pour vous?

- T: Dans la mesure où c'est une pensée universelle c'est aussi une voie d'accès à la réalité; autrement dit, pour moi, l'ontologie est (dans la mesure où j'ai une métaphysique, ce qui reste à voir évidemment) assez platonicienne ou pythagoricienne; et en ce sens, je pense que le fond des choses dans le monde est mathématiques même là où apparemment il n'y en a pas.

- N: La réalité est mathématique ?

- T: Je pense qu'on peut dire que la réalité est mathématique, oui. Mais ce n'est peut-être pas la mathématique que nous connaissons, il faudra évidemment se livrer à des extensions assez considérables par rapport aux mathématiques connues pour édifier des mathématiques pertinentes pour la biologie, la psychologie ou des sciences de ce genre ...

 

Les périodes de possession

- N: Quand vous êtes dans votre bureau, chez vous, en train de faire des mathématiques, quel sentiment avez-vous ?

- T: Eh bien! je vous avoue que, depuis pas mal d'années, je ne fais plus de mathématiques en ce sens-là. Il m'arrive encore de m'intéresser parfois à des problèmes de mathématiques, mais ça devient de plus en plus rare. je me suis intéressé beaucoup à des disciplines périphériques, comme la biologie, la linguistique et maintenant la géologie. Je consacre plutôt mon activité volontaire à ces disciplines expérimentales plutôt que de m'occuper de mathématiques proprement dites. Alors les mathématiques s'il m'arrive d'en faire, c'est plutôt par nécessité professionnelle qu'autre chose; mais ça évidemment, c'est une évolution assez récente, des dix dernières années.

De toutes manières, il est bien connu qu'après 35 ans, un mathématicien ne peut plus rien faire de bon, et la coutume, la croyance traditionnelle est, je crois, assez largement fondée; alors dans ces conditions autant faire autre chose que des mathématiques !

- N: Mais est-ce que vous vous souvenez de ce que vous viviez à ce moment-là ?

- T: Ah ! oui, bien sûr; j'ai connu aussi ces périodes de possession par un problème, bien sûr j'en ai connues. J'ai connu quelques périodes comme ça dans ma vie, mais finalement pas très nombreuses.

- N: Des périodes de possession ?

- T Oui, des périodes où un problème vous accapare tellement qu'on devient presque incapable de penser à quoi que ce soit d'autre ... Mais comme je vous le disais c'est devenu très, très rare dans mon cas ...

 

Une période de crise

- N: Ce n'est plus possible ...

- T: Peut-être que ce n'est plus possible oui; je n'ai plus assez d'intérêt pour les problèmes proprement mathématiques pour me laisser accaparer par eux. Je pense que la plupart des mathématiciens connaissent dans leur existence un moment de crise où ils sont pris de doute sur la valeur de ce qu'ils ont fait. Surtout en face de la stérilité montante qui arrive avec l'âge, il est très difficile d'éviter ce genre de crise ... Moi, j'ai réagi en m'intéressant à autre chose que les mathématiques; je pense que ce n'est pas une mauvaise méthode.

- N: C'est une crise vraiment ?

- T Oui, ça se présente un peu comme une crise, je crois. Enfin, je ne sais pas si on peut en tirer des lois générales, mais ça se présente un peu comme une crise, oui. Chez moi, cette crise s'est présentée vers les années 58-60. Au fond, je crois qu'il en est en mathématiques comme dans les autres disciplines et c'est la même situation que celle que décrivait EINSTEIN à VALÉRY. EINSTEIN était allé rendre visite à VALÉRY, ou VALÉRY l'avait invité et là, évidemment, toujours très curieux de comprendre les mécanismes de la relativité, VALÉRY a posé des tas de questions à EINSTEIN et, en particulier, il lui a demandé; mais enfin, maître, est-ce que vous vous relevez la nuit pour noter vos idées sur un petit carnet ? Et EINSTEIN a laissé tomber: oh! vous savez des idées, on en a deux ou trois dans sa vie!

Bien ! c'est un peu mon impression aussi, pour mon ceuvre mathématique. Je crois que j'ai eu deux ou trois idées en mathématiques et le reste ce n'est jamais que de l'élaboration technique ... et encore, parmi ces idées, il y en a quelques unes qui étaient presqu'évidentes ...

 

La répulsion d'entrer dans certaines parties des mathématiques

- N: Vous n'avez pas une certaine fierté ?

- T: Oui, bien sûr, certains travaux peuvent vous donner un sentiment de fierté, ça c'est possible. Je suppose que MM. FEIT et THOMSON, quand ils ont démontré que tout groupe d'ordre impair est résoluble en ont tiré une légitime fierté ...

Mais pour en revenir aux aspects affectifs en mathématiques, je crois que ce qui compte, c'est la réaction quasi-affective du mathématicien vis-à-vis de certaines théories. Il y a des théories mathématiques dans lesquelles je n'ai jamais pu entrer parce que j'ai eu quelque chose comme une espèce de répulsion au départ et je n'ai jamais pu la surmonter par la suite, je pense par exemple à la théorie des groupes de LIE; l'essentiel de l'analyse fonctionnelle aussi, c'est une branche des mathématiques qui me répugne profondément. Qu'est-ce que je pourrais encore vous citer comme théories ? L'algèbre, très très abstraite, type algèbre non-commutative, ça non plus ça ne me dit pas grand chose.

- N: Qu'est-ce que vous ressentez à ce moment-là ?

- T: J'ai l'impression que pour entrer là-dedans, il faudrait d'abord que je travaille, je suis paresseux, ensuite, il faudrait que je comprenne mieux la motivation, n'est-ce pas ? En général, beaucoup de ces théories ne m'apparaissent pas comme suffisamment motivées: je pense que c'est là le fond du problème, peut-être que c'est une question de pédagogie. Si l'on avait pu me trouver une bonne pédagogie pour ces théories avec une motivation convenable, j'y serais peut-être entré ...

 

Les théories trop courtisées

- N: C'est tout de même un mot très fort. répulsion.

- T: Oui, c'est un mot fort mais, vous savez, c'est presque un mécanisme quasi sociologique; je pense à la théorie des groupes de LIE: BOURBAKI, à l'époque, ne parlait que de ça, dans les années 1955 et tous les gens étaient très excités au fond, moi, j'ai toujours eu un peu cet espèce de sentiment que, quand une théorie est trop adulée, je préfère ne pas m'en occuper; c'est comme quand une femme est trop belle, elle a trop de soupirants, eh ! bien, en général, ça m'apparait comme un obstacle insurmontable. Il y a des théories qui ont été trop courtisées et quand une théorie était trop courtisée, je m'en écartais ...

- N: Pourquoi ?

- T: Ah ! je ne sais pas; peut-être parce que justement j'avais le sentiment de n'être pas à la hauteur de la compétition, d'une part, et puis peut-être aussi le sentiment qu'on pouvait faire aussi bien ailleurs dans des zones qui étaient moins connues.

- N: Vous comparez les mathématiques à une femme ...

- T: Oui, ce n'est peut-être pas absolument dépourvu de fondement ... il y a des théories anguleuses et des théories rondes. Enfin la chose n'est peut-être pas correcte, je dirais plutôt qu'il y a des théories propres et des théories sales, et moi j'ai toujours plus de sympathie pour une théorie sale. Les théories propres sont les théories où les choses se présentent bien, où les concepts sont clairement définis, les problèmes plus ou moins bien définis également. Tandis que les théories sales sont les théories où on ne sait pas très bien où l'on va, on ne sait pas comment organiser les choses et où sont les principales directions etc. De ce point de vue là, en effet, je n'ai jamais été Bourbakiste, parce que BOURBAKI aime les choses propres; moi, je pense qu'il faut se salir les mains et même davantage parfois en mathématiques.

- N: Davantage ?

- T: Oui, enfin, je veux dire plus que les mains (rires).

 

Etre à la frontière

- N: Et les catastrophes là-dedans ?

- T: Ah ! bien, les catastrophes ne font pas partie des mathématiques. Pour moi, la théorie des catastrophes n'est pas une théorie de la mathématique. Si la théorie des catastrophes se développe, ce qui est évidemment un postulat, elle donnera naissance à des théorie de la mathématique qui seront des outils pour précisément organiser les modèles que la théorie des catastrophes se propose d'édifier.

C'est comme ça que je vois les choses, la théorie des catastrophes, c'est un générateur de modèles pour, en principe, les sciences les plus diverses. A priori, je ne vois pas de restrictions au choix des sciences qui peuvent admettre des modèles de style catastrophique; mais bien entendu, ces modèles ont un caractère assez vague et approximatif au départ et on pourra essayer de les raffiner et dans l'élaboration des modèles on aura sans doute besoin de nouveaux outils mathématiques; ces nouveaux outils mathématiques introduiront probablement de nouveaux problèmes.

C'est en ce sens que je vois la théorie des catastrophes comme quelque chose à la frontière des mathématiques, la frontière entre les mathématiques et les disciplines expérimentales, les disciplines d'application.

- N: Au fond, c'est votre place d'être à la frontière ?

- T: Peut-être oui, ce n'est pas pour rien que j'ai fait mon travail mathématique essentiel sur la notion de bord (rires), le bordisme, oui; j'écris en ce moment un papier qui s'appelle "aux frontières du pouvoir humain, le jeu".

 

Bord, frontière, limite, singularité

- N: D'où vient cet intérêt pour les bords, les frontières, les milieux ?

- T: Mais c'est tout à fait naturel: quand vous êtes dans un convexe, vous savez parfaitement que votre convexe est engendré par les points extrémaux. Donc dans beaucoup de situations, si vous connaissez les situations des points extrémaux, vous êtes capable de reconstituer le reste. C'est vrai non seulement en mathématiques, mais même dans des situations tout à fait générales.

Par exemple, dans un milieu socio-culturel, si vous regardez ce dont parlent les journaux, ce sont toujours des situations extrémales: le plus beau crime, la plus grande catastrophe, etc. la fascination de l'extrémal est quelque chose de tout à fait fondamental dans l'esprit humain.

- N: Mais pourquoi est-ce que ça fascine ?

- T: Mais (rires) ... Pour atteindre les limites du possible, il faut rêver l'impossible, et c'est réellement l'interface entre le possible et l'impossible qui est important parce que si nous le connaissons, nous connaissons exactement les limites de notre pouvoir.

Dans un système dynamique régi par un potentiel, comme par exemple, les variétés de niveau, les lignes de pente d'un paysage, ce qui est important c'est la frontière du bassin: connaître comment se répartit l'espace dans les différents bassins entre ses différents attracteurs. Toute la dynamique qualitative est un problème de frontière.

Pour cela, il faut caractériser les points, les régimes asymptotiques qui sont les attracteurs et puis caractériser les frontières qui séparent les bassins des différents attracteurs.

Je pense que ces deux types de problématique comme diraient nos collègues littéraires, on les retrouve un peu dans toutes les situations, dans toutes les disciplines; il y a les régimes stables asymptotiques qu'il faut caractériser et ensuite étudier l'approche des régimes instables, ce qui est un problème de frontière. C'est le problème du déterminisme finalement. Une situation est déterministe si la frontière qui sépare les bassins des différentes issues est assez régulière pour pouvoir être décrite; et si on peut localiser la donnée initiale par rapport à cette frontière; alors là, le problème est résolu. Mais si la frontière est fluctuante, floue, etc. alors là, on est réduit à des méthodes statistiques et c'est beaucoup plus pénible. Il n'y a pas besoin de parler beaucoup pour justifier les problèmes de frontières ...

- N. Ce n'est pas tellement le problème de justifier, c'est le fait de voir l'intérêt que vous portez spécialement à ce même problème un peu partout ...

- T: Oui, oui, c'est exact ...

- N. Il y avait donc quelque chose en vous qui motivait cet intérêt ...

- T: Oui, les frontières évidemment, c'est important en soi ... Mais c'est un cas particulier de singularité, n'est-ce pas ? Je parlais tout à l'heure des défauts, il est clair que les défauts ne sont pas des frontières, mais c'est néanmoins très intéressant.

- N. Quelle différence faites-vous entre défaut et singularité ?

- T: Défaut, c'est un mot qui vient essentiellement de la cristallographie et de la métallurgie ? Vous avez un milieu qui est parfaitement cristallin, mais qui, à certains endroits présente des décrochements ou des fractures ou des parois, toutes ces irrégularités locales, ça s'appelle des défauts ? La théorie des défauts est une théorie qui est mathématiquement très intéressante et, en fait, on peut presque même prétendre que la théorie de la cohomologie y a pris naissance ... en un certain sens.

- N: Avez-vous l'impression que vous vous êtes toujours intéressé au même genre de problèmes: défauts, limites, bords, frontières ?

- T: J'avoue que ça m'est un peu difficile de remonter, disons, vingt-cinq ans en arrière. je crois qu'à l'époque, j'étais réellement plus strictement mathématicien, c'est vrai; j'avais dû apprendre les mathématiques et mon premier travail scientifique, pour ma première publication portait sur la théorie de Morse. Et c'était aussi, un peu, une correspondance entre défauts et singularités ... et la décomposition cellulaire d'un espace. Il y avait là presque en germe aussi cette idée que l'étude des singularités donne un moyen d'accès pour comprendre un espace; chaque singularité, en somme, se déploie dans un espace qui lui est propre et qu'elle traîne avec lui, en quelque sorte. Alors dans le cas d'un minimum, d'un attracteur, vous avez tout un ouvert de trajectoires qui tend vers cet attracteur. Mais pour les singularités différentes, par exemple pour une singularité de type col, il y a les séparatrices, etc. Il y a toujours une sorte de configuration satellite associée à une singularité ...

- N: ... qui caractérise presque ...

- T: ... qui caractérise la singularité, oui. Et à ce moment-là, l'espace total devient la réunion de toutes les configurations satellites de ces singularités.

 

Un univers dans lequel il y aurait l'éternel retour

- N: Et au cours de votre scolarité est-ce que c'était, sous une forme ou sous une autre, des problèmes qui vous intéressaient ?

- T: Oh ! à ce moment-là, j'étais beaucoup plus scolaire, je pense. Je ne me souviens pas d'avoir pensé des choses sous cette forme.

Mais je me souviens que vers dix-sept ans, j'ai commencé à m'intéresser à la dynamique. Je ne me souviens plus à quelle occasion j'avais remis un papier à mon professeur de math-élem, où je parlais de l'éternel retour vu d'un point de vue dynamique, les théories de l'éternel retour ...

C'était l'idée qu'on pouvait avoir un espace-temps, un univers dans lequel il y aurait l'éternel retour, c'est-à-dire où la dynamique serait périodique, mais je crois que c'est à peu près la première fois que j'ai réellement pensé les choses en terme de dynamique ...

Tiré du livre: "Entretiens avec des mathématiciens"

             La motivation pour une discipline n'est pas affaire de "gadgets".

             Elle s'inscrit dans la personnalité du sujet par l'intermédiaire de la représentation qu'il a de cette discipline.

voir: la notion de frontière.

voir le livre: "Comprendre et aider les élèves en échec"

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