"La notion de
rapport au savoir commence à se
répandre dans le champ des sciences
humaines." B.Charlot ( professeur de sciences de
l'éducation à l'Université
Paris 8 Saint-Denis) est l'un des "pères" de
la notion. Prenant appui sur une réflexion
anthropologique, il explore dans cet ouvrage
diverses "figures de l'apprendre" et propose
plusieurs définitions du rapport au savoir.
En voici le résumé :
"L'origine
sociale n'est pas la cause de l'échec
scolaire"
Selon B.C il y a
une interprétation abusive par l'opinion
publique et les enseignants des thèses de
Bourdieu relatives à la "reproduction" : si
certains enfants échouent à
l'école, ce serait "à cause" de leur
origine familiale et aujourd'hui, de leur origine
"culturelle" c'est à dire "ethnique".
Certes, l'échec scolaire à quelque
chose à voir avec l'inégalité
sociale, mais cela n'autorise absolument pas
à dire que "l"origine sociale" est la cause
de l'échec scolaire" ! En effet, deux
phénomènes peuvent être
statistiquement liés sans que l'un soit la
cause de l'autre (tous deux pouvant n'avoir aucune
relation directe). Si par exemple il est reconnu
que beaucoup d'enfants qui apprennent à lire
en un an, ont tous une salle de bain chez eux, on
voit qu'il serait ridicule de transformer la
corrélation statistique en causalité
: prendre des bains et des douches n'aide pas
à apprendre à lire ! L'origine
sociale n'est pas plus la cause de l'échec
scolaire que les salles de bain sont la cause de
l'apprentissage de la lecture. Certes l'origine
sociale à quelque chose à voir dans
l'échec scolaire et le but de la recherche
est justement d'éclaircir ce "quelque
à voir".
"Les
élèves en échec ne sont pas
des handicapés
socioculturels"
Selon B.C, il
existe une seconde interprétation abusive
des sociologies de la reproduction : les
différences de position entre individus est
pensée comme handicap
socioculturel.
En fait, il faut
être plus précis que cela. Selon John
Ogbu (1978) il existerait plusieurs formes de la
théorie du handicap. Il en distingue 3
:
- la
"déprivation" : le handicap c'est ce qui
manque aux enfants pour réussir à
l'école (il lui manque des bases, il a des
lacunes, c'est la faute à
l'élève lui-même.
- le "conflit
culturel" : le handicap survient lorsque leur
culture familiale n'est pas accordée
à celle que suppose la réussite
scolaire
- la
"déficience institutionnelle" : le handicap
est cette fois un désavantage que produit
l'institution scolaire elle-même dans sa
façon de traiter les enfants des familles
populaires
Il y a un
glissement de la notion de handicap : selon le
dictionnaire un handicap est, dans le domaine
hippique, un désavantage donné
à un cheval le plus rapide pour
égaliser les chances, on le
défavorise volontairement. Ensuite il y a un
renversement de sens : le handicap devient une
déficience, un manque, c'est le plus faible
qui est défavorisé et non le plus
fort.
Mais un
manque de quoi ? Un élève est
souvent considéré comme manquant de
"ressources" (intellectuelles, culturelles
)
dont il faut trouver l'origine par le manque de
"ressources" d'origine familiale
Ainsi il se
construit une longue chaîne d'origine socio
culturelle dans laquelle la fonction de
l'enseignant n'est jamais remise en cause ! C'est
l'origine familiale qui est la cause de
l'échec scolaire.
C'est pourquoi, BC,
remet en cause non pas les faits, mais les
explications, les causalités. Il est plus
facile d'accuser l'origine socio culturelle
qu'interroger la pertinence des pratiques, le sens
que les élèves et leur famille(en
particulier issus des classes populaires) accordent
à l'école et la posture des
enseignants eux-mêmes face à ces
enfants. D'ailleurs, tous les enfants ne sont pas
handicapés par leur origine, certains
réussissent, ce qui devrait interroger sur
la pertinence de la théorie du handicap
socio-culturel. Mais les enseignants attribuent
souvent au "don", le fait que certains s'en sortent
malgré tout. Selon BC. on est donc là
devant une idéologie.
Analyser
le "rapport au savoir" des élèves
pour comprendre leur réussite et leurs
échecs
Pour B.C cela
suppose plusieurs choses :
- une lecture
en "positif" des actions des
élèves, en ne pointant pas
seulement ce qu'ils n'arrivent pas à faire,
mais la part de ce qu'ils réussissent
à faire. La lecture en négatif pointe
les manques, celle en positif cherche à
comprendre comment l'élève en est
arrivé là, quel est le sens de ses
actions, pourquoi un tel mode de fonctionnement,
par où est-il passé, quelle a
été son histoire
d'élève ?
Un élève
qui échoue n'est pas un objet incomplet, il
demeure un sujet, si dominé soit-il par
celui qui sait.
- pour qu'il
y ait" activité" il faut que
l'élève "se mobilise", pour qu'il se
mobilise il faut que la situation présente
pour lui du "sens" :
- "Se
mobilise": (plutôt que se motive)
mobiliser c'est mettre des ressources en mouvement
Pour se mobiliser il faut de bons mobiles. Il faut
que le but visé soit mobilisateur
d'actions." L'enfant se mobilise dans une
activité lorsqu'il
s'y investit,
fait usage de soi comme d'une ressource, est mis en
mouvement par des mobiles qui renvoient à du
désir, du sens, de la valeur ".
-
"Activité": (plutôt que
travail qui suppose une dépense
d'énergie). L'activité est ici
employée au sens d'une activité d'un
sujet, une action interne au sujet.
- "du
sens"
- 1. a du sens un
mot, énoncé, événement
qui peut être mis en relation avec d'autres
dans un système ou dans un
ensemble
2. Font sens des
événements qui arrivent à
l'individu et qui ont des rapports avec d'autres
choses de sa vie, des choses qu'il a
déjà pensées, des questions
qu'il s'est posées.
3. A du sens ce qui
crée de l'intelligibilité sur le
monde, ce qui éclaire quelque chose dans le
monde.
Ainsi, ce qui
mobilise l'individu dans une activité
où il y trouve du sens, c'est ce qui
s'inscrit dans ce " nud de désir "
qu'est l'individu.
" Il n'est
pas de savoir sans rapport au savoir
"
Pour BC. un
savoir ne peut être totalement
extérieur à celui qui
l'intègre : " il n'y a de savoir que pour un
sujet ".
Il cite les
analyses de JM Monteil (1985). Celui-ci, s'attache
à distinguer l'information, la connaissance
et le savoir.
L'information
est extérieure au sujet (on peut la stocker,
elle est transmissive, elle est placée "
sous le primat de l'objectivité
").
La
connaissance est le résultat d'une
expérience personnelle (d'une
épreuve, d'une vie, elle est
intransmissible, elle est " sous le primat de la
subjectivité ").
Le savoir se situe
à l'interface : c'est de l'information
appropriée par un sujet, c'est donc aussi de
la connaissance mais dépouillée de la
subjectivité, il devient alors un " produit
communicable ".
Tout savoir est
donc avant tout un rapport au monde, un construit.
Pour BC. l'erreur commise par certains dans la
volonté de classer différents types
de savoirs est de ne pas insister sur ce rapport du
savoir comme expression de rapport au monde du
sujet. (par exemple il y aurait des savoirs
pratiques, théoriques, procéduraux,
déclaratifs, scientifiques,
opératoires
).
Or, par exemple, il
n'existe pas de savoir " pratique " en soi, est
pratique un savoir que l'individu trouve pratique !
C'est pourquoi tout savoir est en fait un
rapport
au savoir.
Ainsi, dit B.C,
"le savoir est construit dans une
histoire collective qui est celle de l'esprit
humain et des activités de l'homme, et il
est soumis à des processus collectifs de
validation, de capitalisation, de transmission ".
Le sujet entretient avec le monde des rapports de
diverses sortes (il y a différentes
manières d'investir le savoir et
différents mobiles pour l'investir :
l'élève apprendra aussi bien pour
avoir une bonne note, un bon métier plus
tard, faire plaisir à son professeur, que
pour éviter une raclée. La valeur
spécifique du savoir est
dépassée, " le savoir prend sens dans
un autre système de sens ".
" Pour
B.C, trois types de conséquences issues de
ces analyses " :
-
Méthodologiques : " si l'on se donne
le sujet pour aller à la recherche du savoir
ou d'abord le savoir pour partir à la
recherche du sujet, on ne peut pas penser le
rapport au savoir. C'est ce rapport lui-même
qu'il faut se donner d'emblée. "
-
Théoriques : " un savoir n'a de sens
et de valeur qu'en référence aux
rapports qu'il suppose et qu'il produit avec le
monde, avec soi-même, avec les autres
".
-
Pédagogiques :
" si le savoir est
rapport, c'est le processus qui conduit
à adopter un rapport de savoir au monde qui
doit être l'objet d'une éducation
intellectuelle-et non l'accumulation de contenus
intellectuels. Il s'agit d'amener un enfant
à s'inscrire dans un certain type de rapport
au monde, à soi, aux autres. Cela suppose
d'autres formes de renoncement, provisoire, ou
profond, à d'autres formes de rapport au
monde, à soi, aux autres ". Il s'agit pour
l'enseignant de prendre en compte (et non de les
nier) les difficultés de certains
élèves à concevoir et
intégrer d'autres formes de rapport au
savoir (traitement délibéré de
la mixité par exemple).
Les rapports
au savoir sont de nature à comprendre les
mécanismes de l'échec scolaire , le
rapport au savoir renvoie en fait au rapport
à l'apprendre : rapport au monde/ à
soi/ à l'autre
B. C
propose quelques repères :
-apprendre
c'est établir un rapport au
monde.
BC dit " apprendre
c'est déployer une activité en
situation " : les lieux dans lesquels l'enfant
apprend ont des statuts divers (ex. la famille, la
cité = lieu de vie, ex. l'école =
lieu d'instruction). Si ces lieux se recoupent (ex.
école = apprendre à vivre ensemble +
s'instruire), il faut admettre que certains sont
plus investis que d'autres. De plus, l'enfant sera
plus ou moins sensible au statut de celui qui donne
à apprendre : prestige, sympathie,
professionnalisme, poids institutionnel
Enfin,
la situation est aussi marquée par un
moment., elle est fonction des
représentations, des perceptions du sujet
compte tenu de sa maturité, de son histoire,
de ses projets.
- apprendre
c'est établir un rapport à
soi-même :
pour se
transformer, pour devenir quelqu'un. " La
réussite scolaire produit un puissant effet
de réassurance et de renforcement
narcissique et l'échec de gros
dégâts dans la relation à
soi-même "
- apprendre
c'est établir un rapport à l'autre
:
pas seulement celui
qui est physiquement présent, qu'on admire
ou déteste, mais aussi le " fantôme de
l'autre " que chacun porte en soi : comprendre (ou
faire) quelque chose que quelqu'un d'autre n'arrive
pas à comprendre (ou à faire), entrer
dans " la communauté virtuelle " de ceux qui
en sont capables.
Ainsi, pour BC, "un
cours intéressant est un cours où se
noue un rapport au monde, un rapport à soi
et un rapport à l'autre "
Autrement dit, ce
n'est bien souvent pas le savoir lui-même qui
est objet de mobilisation mais le rapport par
exemple que l'élève entretient avec
l'enseignant (rapport à l'autre) "
j'aime
les maths
parce que j'aime le prof).
. De plus,
B.C précise que tout rapport au savoir est
un rapport social au savoir :
" pour comprendre
le rapport d'un individu au savoir, il faut prendre
en compte son appartenance sociale, mais aussi
l'évolution du marché du travail, du
système scolaire, des formes
culturelles
"
Comprendre le
concept de rapport au savoir
Pour BC, il
faut préciser la condition anthropologique
du rapport au savoir :
- Il ne
faut pas chercher à comprendre " l'influence
" de l'environnement sur le
sujet,
(cela n'aboutit pas
à grand chose, car tel
événement peut produire un effet sur
tel individu et ne pas en produire sur tel autre).
Mais chercher à comprendre la " relation "
que le sujet entretien avec cet environnement. BC
cite Canguilem " un vivant ne se réduit pas
à un carrefour d'influence, si le vivant ne
cherche pas, il ne reçoit rien, entre le
vivant et le milieu, le rapport s'établit
comme un débat ". Pour l'homme c'est une
relation de l'environnement au monde dans lequel il
vit, une relation à soi et aux autres.
D'ailleurs, la définition du rapport au
savoir pour BC, elle, est la suivante : " le
rapport au savoir est le rapport au monde, à
l'autre et à soi-même d'un sujet
confronté à la
nécessité d'apprendre ".
- Le
monde : c'est un monde perçu,
imaginé, pensé :
" le rapport au
savoir est un rapport à des systèmes
symboliques ". Mais c'est aussi agir sur celui-ci "
s'approprier le monde c'est s'en emparer
matériellement, le modeler, le transformer
", car celui-ci a une réalité,
préexiste, résiste. Le rapport au
monde est donc résultat d'une
activité de l'individu.
- le
sujet a une histoire personnelle
"
je vis et me
construis dans la société, mais j'y
vis des choses qu'aucun être humain, aussi
proche soit-il de moi, ne vit exactement de la
même façon ".
- le sujet a
des représentations
du savoir.
BC cite D. Jodelet
" la représentation inclut des croyances,
valeurs, attitudes, opinions, images ". Le rapport
au savoir inclut des représentations,
cependant, l'objet " représentation " tel
que décrit par certains chercheurs
crée un artéfact. C'est en fait une
construction du chercheur à partir de ce
qu'en dit l'individu et à partir d'une
question qu'il lui pose (mais que le sujet ne se
serait sans doute pas posé). De plus, s'il y
a des représentations, le rapport au savoir
inclut des représentations qui portent sur
autre chose qu'uniquement sur le savoir (rapport au
lieu, au temps, à soi, au chômage,
etc
). Donc le concept lui semble peu
heuristique.
-Enfin, il
faut distinguer " rapport au savoir " et " rapport
de savoir ". Ce dernier crée de la
distance entre par exemple le médecin et son
patient, le professeur et l'élève. Ce
rapport de savoir occupé par sa position
sociale a une certaine influence sur le rapport au
savoir (un film ou un livre qu'il faut " absolument
" connaître, une activité dont on a un
peu " honte " à dévoiler aux autres,
à sa bande
). Chacun vit dans un monde
structuré par des rapports sociaux, le
rapport aux savoirs n'est qu'une expression de ces
rapports sociaux, " mais, dit B.C, s'il y est pris
il peut aussi s'en dépendre ". Ce qui donne
à l'enseignant (et au chercheur) des bonnes
raisons pour intervenir dans ce
domaine
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