Esprit du site
Moteur de recherche
Recherche d'article par auteur
Pedagopsy.eu
Recherche de livres par motsclefs
Plan du site
L'auteur

PLAN DU SITE

 

Construire son identité, aujourd'hui,

dans les banlieues du monde

Jacques Demorgon

             S'il y a eu un relatif consensus, politiquement correct, pour condamner les violences, on en était très loin dès qu'il s'agissait d'en expliquer les causes. Pour tout un groupe de commentateurs, l'explication des violences urbaines tenait à l'impasse de ces populations et plus encore à celle de leurs jeunes. Le passage à l'acte de ceux-ci témoignait en même temps d'une rage, voire d'une haine mais aussi d'un appel au secours.

Le rap et la rage des banlieues

             Pour le souligner, les médias se sont référés aux textes des rappeurs, certains prophétiques.

Ainsi, en 1999, le Groupe 113 chante:

" Faut pas qu'y ait une bavure ou dans la ville ça va péter / la cité, une bombe à retardement ! "

Dès 1991, NTM chante :

"Quelle chance d'habiter la France/ Dommage que tant de gens fassent preuve d'incompétence/ Dans l'insouciance générale, des fléaux s'installent. Normal ! "

Le même groupe, en 1995, questionne :

" Où sont nos repères ?/ Qui sont nos modèles ?/ De toute une jeunesse, vous avez brûlé les ailes !"

" Le même rappeur, en 1997, précise :

" On est le cul entre deux chaises, une culture dissoute et corrompue de A à Z. "

Le rap donnait des clefs sur la situation vue du côté des jeunes.

 

Quel islam en banlieue ?

             Pour d'autres, l'explication des violences urbaines était plutôt ethnico-religieuse. Un responsable de la D.S.T. comptait vingt-deux jeunes Français partis en Irak. Dans cette perspective, des destins singuliers furent mis en avant comme celui de Lionel Dumont qui, pour Le Monde " a laissé tomber le cannabis et s'est shooté à la religion. " On l'a aussi qualifié d'islamo-braqueur. Auparavant, Muriel Degauque avait été nommée " première kamikaze européenne en Irak ". Notons cependant qu'elle était issue d'un quartier pavillonnaire de Charleroi et non d'un quartier sensible des banlieues.

             Si l'islamisme est évoqué comme source de violence dans sa version extrémiste, est-il vraiment présent dans les émeutes urbaines ?

C'est peu évident quand il y a référence à un islam classique hostile à la violence.

             Certes, une autre violence peut l'accompagner mais bien différente. Christine C. le souligne. Elle a vingt-huit ans de présence à La Courneuve. Elle a eu le choc de sa vie, le 24 décembre 2004, lorsque son fils, âgé de vingt-cinq ans, lui annonce sa conversion à l'islam. Elle le décrit : " Il fait la morale à ses frères parce qu'ils boivent de l'alcool. Il me reproche de ne pas être voilée. Il me dit que je suis le diable. Il s'est mis dans la tête de me convertir, c'est très violent. Mais, au moins, il est tellement dans la religion qu'il ne brûle pas les voitures. "

 

Émergence et perte du national

             Une troisième perspective explicative met en évidence l'affaiblissement et même la disparition des références religieuse ou nationale d'hier.

             Elles sont, de facto, dévaluées par la nouvelle culture économique mondialisée. Il y a là une violence généralisée dans la mesure ou les normes sont suspendues comme le travail qui n'est plus garanti. Cette violence est plus intense, plus directe, plus constante au sein des milieux défavorisés avec, en bout de course, la violence la plus concrète.

             C'est malheureusement une relation qui n'est pas souvent faite parce que la distance est grande qui va de la concurrence mondiale systématique à sa traduction dans les circonstances les plus dures.

             Les sociologues, comme Baudrillard, ou les politologues, comme Pierre Manent, qui donnent cette explication, ne sont généralement pas compris. Ils ont cependant, pour eux, le fait que le type de violence connu par la France se manifeste en réalité, sous diverses formes souvent pires, dans une large partie des banlieues du monde.

Pour les comprendre, il faut remonter un peu dans l'histoire.

             Même laïque, la démocratie des nouvelles nations marchandes modernes - Grande Bretagne , États Unis, France - présentait encore une sorte de religion de salut. Il n'était plus dans l'au-delà. On pouvait l'atteindre sur terre, au cours de sa vie, en participant, par son travail, à un univers de production et de consommation qui se renouvelait sans cesse. Contre ces atouts nouveaux, les royaumes et les empires menèrent la première guerre mondiale. Vaincus, ils se caricaturèrent en sociétés fascistes et nazie, pour mener la seconde.

             Victorieuses, les nations modernes entrèrent dans une quasi-guerre économique entre elles, conduisant l'U.R.S.S. à l'implosion, la Chine à des compromis, soumettant l'ensemble des nations du monde aux défis de l'économie mondialisée. Dès lors, la croyance au bien être commun, nationalement produit, cesse d'être crédible. Ce bien commun doit être, au minimum, reporté vers de grandes associations continentales comme l'Europe. Cette croyance, elle-même, paraît déjà fragile dans le contexte de cette économie de plus en plus mondialisée. C'est dans cette perspective que le politologue Pierre Manent se veut lucide en disant : " Quand on parle d'intégrer ces jeunes à la France, qui elle-même s'intègre à l'Europe, laquelle à son tour s'intègre dans la mondialisation, la confusion est complète. " Et comme la situation française a aussi, en propre, son déficit supplémentaire, il poursuit : " Dans aucun pays, on ne met autant de temps à donner des responsabilités à un jeune, à lui donner un salaire décent. Quand les jeunes diplômés des centres ville sont déboussolés, les jeunes moins qualifiés des banlieues le sont à la puissance dix "

 

Individiualiste et communautarisme

             Cette situation d'affaiblissement des croyances collectives, religieuses et politiques, dominantes hier, serait difficile à vivre sans une nouvelle croyance, celle en l'individu libre de décider lui-même de ses valeurs et de ses normes.

             Le problème, c'est qu'un tel individu n'est nullement donné, il doit se construire. Dès lors, la concurrence entre les individus est, en son fond, tellement violente que certains parviennent à construire leur identité personnelle et d'autres non.

La lutte concurrentielle s'est ainsi transposée sur la totalité de l'existence.

             On a pu ainsi entendre, sur la chaîne parlementaire, tel député déclarer, avec sérieux, que la bifurcation du destin des enfants défavorisés lui semble se situer entre deux et quatre ans. Cela sans doute lui permettait de ne pas voir que c'était en fait dès avant la naissance dans la situation socio-économique et socioculturelle des parents.

             Les sociologues ont suffisamment montré que, même si l'Ecole reposait théoriquement sur l'égalité des chances, quand les enfants s'y inscrivaient, ils n'étaient déjà plus à égalité.

Les uns étaient déjà les héritiers d'une éducation familiale et les autres non.

             Mais alors qu'hier les sociologues mettaient cela en évidence pour tenter d'y remédier, aujourd'hui cela est pensé comme presque inévitable.

             Dans les conditions de ces déficits socio-économiques et sociopolitiques, les individus et les familles en difficulté n'ont guère d'autre choix que de tenter de s'organiser, de proche en proche, de façon communautaire, en construisant leur personnalité sur les seules dimensions auxquelles ils accèdent, et qui sont ethniques et religieuses.

             Ainsi, cet affaiblissement des grandes collectivités dominantes que furent autrefois les Églises et les États, conduit presque inévitablement les collectifs démunis à retrouver des formes d'intégration communautariste. C'est là le minimum qui reste aux individus en difficulté. Quand il y a échec même de ces formes communautaristes de base, les individus ne font plus, et à peine, communauté que de leurs ressemblances immédiates. De là, ces enfants, pas encore majeurs, qui expliquent leur criminelle naïveté de manière très simple : ils voulaient et devaient " faire comme les autres ".

 

Le national et le mondial

             On est sorti de la féodalité, entendue au sens large d'époque dans laquelle il y a des fiefs, politico-religieux ou sécularisés, c'est-à-dire de grands isolats spatiaux-temporels clairement identifiés, associés à travers des alliances, ou opposés à travers des guerres. Cette division de la planète, marquée par des frontières, est en cours de subversion définitive du fait des multiples flux transversaux d'informations, de capitaux, de biens, de personnes. C'est la mondialisation. Or, elle se fait largement à travers les actions qu'entreprennent les acteurs de l'économique globalisé pour s'approprier les avantages de la mondialisation.

             Les anciennes identifications peuvent encore subsister mais affaiblies, pas comme des absolus. C'est la source d'une incertitude généralisée.

             A ces grandes données géohistoriques et transpolitiques, correspond, en effet, une évolution concomitante tout aussi décisive en ce qui concerne " l'inscription " des personnes.

             Il faut préciser qu'historiquement cela a commencé par une subversion du statut de la personne, refusant de rester un individu assujetti au " Grand sujet " religieux et politique : Pape ou Roi. D'où l'une des entrées dans la modernité par les révolutions anglaise, américaine, française, russe, mexicaine…Mais elles refondaient le grand Sujet de la Nation. Cela ne pouvait être déconstruit que par un hyper-individualisme, libérant le sujet des contraintes nationales elles-mêmes. L'information géohistorique généralisée, " l'information-monde ", consécutive aux deux guerres mondiales, aux NTIC (nouvelles techniques de l'information et de la communication) et à la mondialisation du commerce, ont facilité la constitution d'un tel sujet, lui-même, généralisé : le consommateur de facto mondial.

             C'est lui qui est instauré " Grand Sujet " de ses propres désirs de consommation mais aussi de production. Ce sont ses désirs qui sont à la source d'une invention scientifique, technique, esthétique, médiatique, sans cesse renouvelable.

             Dès lors, la règle du jeu est la subversion permanente de ce qui est, au nom de ce qui va le remplacer, pour une productivité et une rentabilité maximales.

 

On ne peut s'identifier qu'à ce qui vous entoure !

             L'affaiblissement général de tous les registres d'identification, voire leur absence, n'écrase pas nécessairement celui qui a grandi dans des conditions lui permettant de se retouver encore dans l'ubiquité des sollicitations et l'ambivalence des valeurs.

             Par contre, certaines situations comme celles faites aux enfants dits d'origine immigrée, sont déjà, sinon tragiques, au moins dramatiques au départ. En effet, souvent, les formes d'identification traditionnelles des immigrés n'ont pas eu la possibilité d'évoluer vers des formes d'identification modernes sécularisées.

Les constructions identitaires n'ont, dès lors, rien d'autre où s'appuyer que les contraintes immédiates.

             L'appel actuel des rappeurs aux jeunes des cités pour qu'ils s'inscrivent sur les listes électorales n'est pas dépourvu de sens mais cette inscription n'est qu'une dimension parmi bien d'autres qu'il faudrait mobiliser pour refonder la construction identitaire des jeunes. C'est cette construction qui est en très grande difficulté. Son échec produit des individus qui ne savent comment se faire exister, et pour lesquels, le passage à l'acte peut à tout moment apparaître comme la seule possibilité.

L'identification " dans l'autre " ne peut plus se faire dans la famille, elle se fait dans le groupe des pairs.

             Ou bien, si ce groupe est par trop fluctuant et limité, elle peut se faire dans le registre du religieux. Dès lors, qu'il s'agisse de l'un ou l'autre de ces deux registres, l'individu en dépend et n'a guère d'autre choix que de faire ce qui se fait dans l'ensemble auquel il adhère, s'il veut sauvegarder la possibilité de sa reconnaissance dans cet ensemble. Son identification " contre l'autre " radicalise ses appartenances, au point même de le diriger vers une volonté de détruire ces autres - ou du moins leurs biens privilégiés, ainsi des voitures pour les personnes, et des établissements publics pour les collectivités locales.

Il ne reconnaît pas les autres puisque lui-même et les siens ne se sentent pas reconnus.

             A partir de là, ces volontés destructrices pourront même emprunter divers chemins comme la participation aux réseaux de délinquance plus ou moins organisés ; et même à des réseaux extrémistes de toutes sortes. On notera que ces orientations ne sont pas seulement destructrices des autres, elles sont, souvent, conjointement autodestructrices. Et pourtant, ils veulent quand même construire une nouvelle langue pour symboliser, si possible, la nouvelle communauté qu'ils tentent de former.

             Hier l'association de l'économique et de l'information avait permis la constitution des nations en déstabilisant royaumes et empires. Aujourd'hui, elle nous engage dans la mondialisation en déstabilisant les nations. C'est pourquoi nous avons changé d'époque.

 

De la misère identitaire à la folie

             Si nous vivons sous la nouvelle alliance de l'économie et de l'information étendue à la planète entière c'est parce qu'elle a remplacé l'ancienne alliance du religieux et du politique qui fondait les royaumes et les empires. Sous la poursuite du moment positif de l'économie, le moment négatif se révèle désormais de plus en plus. Nous devons l'exprimer au plan de nos sentiments, mais aussi au plan de nos analyses. Il y a au moins deux grandes difficultés non résolues.

D'une part, il y a toujours coexistence sur la planète d'une pluralité de formes de société.

             Chaque société est une composition géohistorique des quatre grandes formes de société, tribales, royales, nationales et mondialisées. Sur le long terme, ces grandes formes ne seront sans doute pas toujours en mesure de cohabiter pacifiquement. Entre des sociétés de structure " impériale " comme la Chine, élargie à des alliés, et des sociétés qui ne sont plus impériales mais peuvent le redevenir comme les Etats-Unis, entraînant l'Occident, une guerre des mondes pourrait s'installer.

Seconde difficulté. Le sujet spontané, post-moderne, ne peut pas être le même selon qu'il a bénéficié, d'une vraie construction identitaire, ou non.

             Dans l'un des cas, il peut sans doute spéculer sur les marchés mondiaux. Dans le second cas, il n'a d'abord guère d'autre choix qu'une nouvelle soumission à une réalité qui, pour être économique, ne lui fait pas plus grâce que les réalités politico-religieuses d'autrefois ; voire même moins. Ensuite, peut-être lui reste-t-il aussi la révolte désordonnée, la délinquance plus ou moins organisée ou bien enfin la folie meurtrière.

Les révoltes urbaines, qui n'existent d'ailleurs pas qu'en France, font partie, avec l'inégalité planétaire croissante, de ces échecs.

             Si l'économie pouvait être la complétude qu'elle croît être, ceux qui s'y adonnent prioritairement se sentiraient un peu plus humainement construits. Dès lors, ils pourraient difficilement accepter de contribuer à produire une société dans laquelle l'inachèvement de la construction identitaire conduit nombre d'humains à ne plus trouver que la violence et même la folie.

            En fait, ceux qui se révoltent, quels qu'ils soient, nous mettent en cause. Leur révolte contient aussi beaucoup de soumission ! Comme nous, notre soumission contient peut-être ou refoule beaucoup de révolte ! Cela explique l'énervement que l'on a vu se produire au moment des évènements et ensuite la volonté de les oublier.

Vos  Réactions

Adresse mail facultative

Commentaire

Commentaires:

<<j'ai beaucoup apprécié la lecture des differents articles relatifs au passage à l'acte de violence chez les ados. Sujet difficile car il intègre un aspect psychologique qui ne peut entrer dans un carcan d'analyse générale: nous sommes dans une situation de cas particuliers très diversifiés. Par contre, je regrette les raccourcie de Demorgon sur le sujet de la mondialisation, je me garderai de porter toutefois un jugement car je n'ai pas lu le livre. Je souhaiterai apporter quelques éléments de réflexions: - la mondialisation existe depuis l'épopée de la découverte de nouveaux mondes permettant le commerce ou la traite d'esclave, cependant nous nous y intéressons depuis que s'offre à nous de manière démocratisée et à faible coût des réseaux d'information à faible coût: d'ou ma réflexion sur le raccourci brutal a propos de la mondialisation. - La deuxième partie du § de la synthèse sur le travail de rédaction des Travaux de Demorgon sont remarquable: mais il manque à mon avis un élément de dimension de l'espace et du temps dans lesquels notre pensée évolue aujourd'hui: notamment t en matière de communautarisme. D'ailleurs, a ce titre, il faut souligner que tout communautarisme génère par équilibre l'ostracisme: pas de manichéisme à la Bush! le monde est gris avec ces tendances au blanc ou au noir selon un mouvement de balancier. Pour en revenir à l'espace: notre vision de notre espace de vie s'agrandit de manière démesurée par rapport à notre échelle géographique de vie : domicile, lieu de travail, ami et parfois voyage. L'ado est noyé dans un espace surdimensionné par rapport à son niveau de matérialisation de l'espace sociale et géographique , d'ou ce vide qui provoque un vertige qui génère , je pense, un phénomène de trouble et de peur. Je le constate avec MSN messenger qui capte, chez l'ados, les copains étalés sur un espace géographique très vaste et s'utilise dans un nid protecteur simultanément. En conclusion, nous n'avons pas maîtriser le "network" qui envahit matériellement notre vie. En effet, acheter un ordi est à la porté de tous, allez sur le web et communiqué, bloguer aussi: par contre matérialiser l'espace abstrait qu'il représente n'est pas fait. Je prend l'exemple du web car il est à mon avis le plus simple pour illustrer ce problème de reconnaissance dont fait part Salomé chez l'ados. Ce phénomène a toujours existé bien avant, mais aujourd'hui il devient plus important et plus rapide. les deux effets s'ajoutant, c'est un terrain propice à une rébellion plus violente de la part de l'ados: suicide, désespoir, agression... Bien évidemment , ce n'est pas le seul phénomène qui génère le constat de violence , je souhaitai l'aborder car il me semblait insuffisamment souligné.>> H.

<<Pourquoi le rap est-il dominant dans les banlieues ?>> <<Comment a débuté le rap dans les banlieues ?>>

Esprit du site
Moteur de recherche
Recherche d'article par auteur
Pedagopsy.eu
Recherche de livres par motsclefs
Plan du site
L'auteur