1/ La Globalisation :
actualité et histoire.
Il nous faut, d'abord, savoir lire ces
globalisations restreintes. Nous y parviendrons
mieux en découvrant que la globalisation
est une donnée fondamentale de l'histoire
humaine. Jusqu'ici, nous ne savions pas comprendre
qu'il y avait eu, hier aussi, globalisation ! Mais
de quoi ?
Nous ne pouvions pas répondre avant
cette nouvelle pensée de l'histoire qui
s'est mise en place de Max Weber (
) à Georges Dumézil
()
et Fernand Braudel
().
Elle a montré qu'entre les individus et les
sociétés, le lien de production
réciproque s'effectuait par l'entremise des
grands secteurs d'activités:
Trois globalisations successives ont
résulté de la façon dont les
acteurs de ces grands secteurs se sont
alliés et subordonnés les uns aux
autres dans une dynamique complexe. b/ Ensuite,
religieux et politique se sont
dissociés, à travers les
luttes de la papauté et de l'empire, le
schisme protestant, l'anglicanisme. L'alliance
de l'économie et de l'information,
humaniste et techno-scientifique, a
engendré une autre forme de
société : la nation marchande.
c/
Aujourd'hui, cette alliance de l'économie
et de l'information, renforcée par
les nouvelles technologies, s'est hissée
au niveau mondial, lançant à
toutes les autres sociétés, un
double défi. - Le second,
transpolitique, résulte des
oppositions entre sociétés de
forme différente, co-présentes
sur la planète.
Après la période des
tribus, les trois globalisations historiques
singulières ont, en effet, produit trois
grandes formes différentes de
sociétés : - nations
marchandes - aujourd'hui,
sociétés soumises au défi
de l'économie informationnelle mondiale.
Cette référence concernant
le " jeu " des grandes activités humaines
peut, seul, permettre un nouveau traitement
compréhensif de la co-présence sur la
planète de ces formes opposées de
sociétés. Déja, nous
comprenons mieux que chaque globalisation, pour
restreinte qu'elle était, ne pouvait que
vouloir et croire être " la " globalisation.
Et, en un sens, pour son époque, elle
l'était.
La période historique actuelle est
sans doute la première à mettre
l'humanité face au problème de sa
constitution. C'est seulement ce problème,
d'une difficulté maximale, qui requiert de
prendre, comme horizon, une globalisation vraiment
généralisée. Celle-ci,
contrairement aux tentatives historiques
antérieures et actuelles, doit pouvoir se
poser comme recherche, toujours moins
réductrice, de la dynamique conflictuelle et
d'arrangement des activités humaines :
religieuses, politiques, économiques et
informationnelles. Cela vaut pour chaque
secteur, en lui-même, entre ses
différentes dimensions et expressions.
La mondialisation
économique informationnelle
mondiale est certainement une étape
sur ce chemin. Ses apports sont grands
mais ses déficits, nombreux. Rien
n'est donc garanti et les menaces sont
très lourdes. C'est une raison de
produire la conscience la plus claire
possible de ces questions. Nous ne sommes
là qu'au tout début de cette
tentative. 2/ Les deux grandes
globalisations d'hier : du royal au
national
Précisons leur évocation
rapide faite ci-dessus. Aux
sociétés communautaires-tribales, les
humains ont, largement substitué des
sociétés royales-impériales,
à partir d'une première globalisation
à dominante politique, religieuse et
militaire. Cela, pendant des
millénaires.
Mais, en Europe, à partir du
12e siècle, on a eu des lacunes, des
insuffisances, des retards dans la constitution ou
la reconstitution des royaumes ainsi qu'un
affaiblissement de crédibilité de
l'Église catholique. Le religieux et le
politique se sont de plus en plus dissociés.
En même temps, dans les
cités et les ports marchands de l'Italie, de
la Baltique et de la Mer du Nord, s'est
progressivement mise en place une nouvelle
hiérarchie d'actions, de connaissance, de
valeurs, subordonnant le religieux au politique,
puis le politique à l'économie et
à l'information
()
Le passage de la forme
royale-impériale à la forme
nationale-marchande, c'est à dire la seconde
globalisation, s'effectue donc dans la mesure
où la précédente
hiérarchie des secteurs d'activités a
été affaiblie à travers trois
données convergentes : - insuffisance
d'autorité des pouvoirs politiques,
liée aux guerres, croisades, etc.;
- volonté
des acteurs de l'économique de
s'installer dans les interstices laissés
libres.
Il ne faut pas concevoir ces
évolutions comme linéaires. Elles
sont au contraire toujours aléatoires,
contradictoires. Elles ne font pas se
succéder le primat d'un secteur
d'activité au primat d'un autre. Elles
remanient ensemble tous les secteurs.
Comme Weber l'a montré, en
dépit ou à cause des milliers
d'articles qui ont voulu revenir sur sa
thèse, si le catholicisme a du faire une
place au protestantisme, c'est parce que celui-ci a
su opérer une ré-équilibration
dans la considération des secteurs
d'activités.
Le religieux "humain" perdait sa
prééminence. Le politique se
renforçait et l'économique
sortait de la zone de sous-estimation dans
laquelle il avait été
jusqu'ici maintenu. La
hiérarchie verticale des valeurs
royales-impériales, avec au sommet
le religieux, puis le politico-militaire
et, à la fin, l'économie,
basculait à l'horizontal. Mutation
fondamentale qui allait conduire à
une ré-équilibration
inverse, l'économie et
l'information s'associant pour
contrôler le religieux et le
politique. C'est cela qui constituait le
fondement de la nouvelle globalisation,
celle de la
nation-marchande. Le
politique/militaire L'économique Religieux et
politique
Si le XXe siècle a été
un siècle monstrueux, c'est que nombre de
sociétés singulières d'alors y
étaient dans l'incertitude
géopolitique
()
. Chacune pouvait croire plus puissant son propre
mélange d'atouts impériaux,
aidés par le religieux, ou d'atouts
nationaux-marchands, aidés par les
perspectives démocratiques. Le recours
à la mobilisation totale et aux violences
extrêmes et aux violences extrêmes
devait trancher.
Les choses ont certes
évolué à partir de
ces drames, mais les
déséquilibres de la
globalisation en cours conduisent à
une double dégradation, celle de
l'écologie terrestre et celle de la
relation des humains entre eux. C'est
à partir de ces manques graves que
certains tentent leur propre globalisation
pervertie à travers le terrorisme
international. 3/ La " globalisation "
terroriste
S'il n'est pas illégitime, au
contraire, de parler de globalisation terroriste,
c'est que ceux qui le produisent opérent
bien, au plan mondial, une conjonction unique de
données culturelles fort diverses,
inventées à travers les
siècles. - Certaines, par
exemple, sont issues d'un temps
pré-islamique constitué par un
certain nomadisme tribal. Elles contribuent
à la production d'un terrorisme nomade et
délocalisé, un terrorisme
mondialisé. - Mais elles
puisent aussi dans un islam hier fondateur d'empire
à base monothéiste. Compte tenu
des évolutions concurrentielles des
sociétés
()
, ces valeurs communautaires-tribales ou
religieuses-impériales n'ont pas
suffisamment eu l'occasion de poursuivre leur
évolution. Les voici telles que, toujours
recevables par les populations actuelles, et
disponibles pour ceux qui veulent et savent les
utiliser.
Les situations des populations,
dans de nombreux pays islamiques, sont
pour l'essentiel dramatiquement
bloquées et
instrumentalisées par divers
pouvoirs externes et internes souvent
liés entre eux. Le cas de l'Arabie
Saoudite et des Etats-Unis est, à
cet égard, assez patent.
Dès 1995, Martine Gozlan
()
écrit "L'intégrisme s'appuie, avec
un savant machiavélisme, sur un terreau
fertile en malheurs divers... Les foules
exaspérées ont tout simplement des
désirs dont l'absence de réalisation
les rend folles. Elles ont faim de pain, de toit,
de travail, de sexualité." C'est sur un
tel terreau que s'est mise en place la tentative
d'Al-Qaida.
Ce n'est pas un hasard si elle l'a fait,
d'abord, dans un pays, l'Afghanistan, en proie
aux rivalités des deux grandes puissances
d'alors - URSS et Etats-Unis - et dans lequel un
islam fanatique tentait d'unifier des tribus, ce
que les précédents royaumes n'avaient
pas vraiment fait.
A un autre pôle le réseau
Al-Qaida joue sur les données culturelles
les plus récentes des sociétés
informationnelles-mondiales.
Thérèse Delpech
()
met en évidence tels éléments
précis de sa conjonction culturelle
singulière : "Le réseau Al-Qaida a
eu recours à des pratiques low-tech (des
virements d'argent selon des méthodes ayant
cours à Peshawar, par exemple) ou, au
contraire, à des pratiques high-tech (le
cryptage de messages via Internet) qui avaient en
commun d'être pratiquement imparables. Aucun
service de renseignement au monde ne pouvait
prétendre les contrer sauf peut-être
avec une énorme préparation."
Edgar Morin
()
souligne aussi cela : "Al-Qaida n'a ni centre
étatique, ni territoire national, il ignore
les frontières, transgresse les Etats, et se
ramifie sur le globe; sa puissance
financière et sa force armée sont
transnationales ". Morin fait aussi le lien
entre barbaries antérieures et nouvelles :
"Le XXe siècle a vu se nouer l'alliance
entre deux barbaries, l'une de destructions et
massacres venus du fond des âges historiques,
l'autre intérieure à notre
civilisation, venue du règne anonyme et
glacé de la technique, d'une pensée
qui ignore tout ce qui ne relève pas du
calcul et du profit. Le terrorisme international
met en uvre une nouvelle alliance entre les
deux barbaries." 4./La globalisation
économique informationnelle mondiale
actuelle.
La globalisation économique mondiale
s'est engendrée à travers une
stratégie de double opposition.
D'abord, celle du monde occidental avec
l'URSS, la Chine et leurs satellites. Ensuite,
celle des sociétés
nationales-marchandes entre elles, en particulier
dans la Triade " Europe, Etats-Unis, Japon ".
La
seconde entraînait les grandes nations
industrielles-marchandes dans une concurrence
économique exacerbée entre elles.
La jonction de ces deux
phénomènes est d'ailleurs
clairement lisible avec l'Internet militaire
mondial devenu, avec Al Gore, commercial mondial.
Cette stimulation concurrentielle à
l'intérieur de la Triade accroîtra
considérablement le potentiel commun,
mettant l'URSS en grande difficulté et
conduisant la Chine à des
compromis.
Cette nouvelle forme de
société d'économie
informationnelle mondiale, quatrième grande
forme sociétale de l'histoire humaine, doit
être considérée à son
niveau véritable,
macrosociologique.
Les Etats-Unis
sont le premier pays porteur de cette forme mais il
importe de les en séparer car, comme nation,
ils ne se situent qu'au niveau
mésosociologique.
()
Reste que cette
évolution eut été impossible
sans la poursuite de l'alliance entre
l'économie et l'information. D'où
la nécessité de traiter des formes de
cette alliance.
L'information est une production qui
résulte d'une double et conjointe rencontre
: celle des hommes entre eux et avec le
réel. Chaque fois que les hommes se barrent
l'accès au réel (déni de
l'expérience) comme entre eux (mépris
de la communication), l'information est compromise.
Il n'est aujourd'hui plus mis en
doute que le secteur de l'information
prend une place pleine et entière,
à côté des secteurs
religieux, économique et
politique. Ce n'est que
récemment que l'on a pris
conscience de son ampleur, de sa
complexité, de sa profondeur. Mais
aussi de son influence déjà
considérable et fortement
évolutive
()
C'est vrai sur une actualité qu'il
contribue à exacerber comme sur un
devenir humain qu'il pense dominer.
Enfin l'information est un enjeu
décisif de pouvoir entre les
humains avec toutes ses formes :
sous-information, désinformation,
surinformation.
L'une des plus remarquables de ces
formes nouvelles concerne la
comptabilité de l'imaginaire
économique. Elle se constitue
à travers les attentes et les
projections des acteurs sur les
évolutions des économies et
des entreprises. Elle invente ses mesures
: taux de change des monnaies, cours des
actions et des obligations, multiples
autres fluctuations des productions et des
prix.
On oppose très souvent de
façon véhémente la
communication et l'information. Certes
les humains ont des possibilités
exceptionnelles de communiquer mais ils ne
le font pas séparément des
situations qu'ils affrontent et qu'ils
partagent dans leurs oppositions ou leurs
coopérations. Communication et
information méritent d'être
distinguées, voire opposées,
mais plus encore
associées.
Le terme
d'information ne lui convient
qu'à la condition de le
prendre au sens le plus large.
L'information concerne les choses
et les êtres, leur
représentation
dans les sciences, leur
manipulation ou leur production
grâce aux techniques. Cela
comprend l'accès à
l'information à partir de
laquelle la nature est,
elle-même, productrice des
formes de la vie et des
êtres
(biotechnologies).
Ensuite l'information
porte sur la manière dont
les humains connaissent et
traitent leur existence à
travers les religions, les arts,
les jeux, les sports, les modes
et les médias.
Le terme informationnel a
pour fonction de rassembler ces
multiples visages de
l'information. 5./ Globalisations
restreintes et globalisation
généralisée
Ces analyses multiples étaient
indispensables pour fonder la distinction entre les
globalisations restreintes - historiques et
actuelles - et une globalisation
généralisée que
l'humanité n'est pas en mesure de produire
puisqu'elle vient à peine de la
penser.
Elle est du moins en mesure de
comprendre qu'aucune globalisation
généralisée ne peut
délaisser l'entre-transformation de
l'économique, du politique, du
religieux et de l'informationnel. Pas
davantage l'entre-transformation des
tribus, des empires, des nations et des
sociétés en voie de
mondialisation. Ce programme constitue un
horizon limite. Sa réalisation ne
saurait être assurée
même dans les siècles qui
viennent. Sans doute, de nouveaux
échecs pourront seuls en refonder
la nécéssité. Le
maintenir au foyer de la conscience
humaine et le développer est le
seul moyen de réduire si possible
les dangers qui déjà sont
là. Divers
déficits de globalisation nous apparaissent,
dès aujourd'hui , très clairement,
dans tel ou tel secteur. ¨2/ La
globalisation actuelle ne parvient pas à
être politique, en dépit des
grandes institutions internationales et du
slogan à la fois trompeur et léger
de la gouvernance mondiale. 3/ En
dépit des tentatives
cuménistes, la globalisation
religieuse apparaît encore totalement
dépourvue de sens. En
témoignent la longue traîne
irlandaise d'opposition des catholiques et des
protestants, les massacres récurrents
engendrés par l'opposition de l'islam et
de l'hindouisme, les attentats lourdement
meurtriers entre sunnites et chiites,
aujourd'hui, en Irak ? 4/ Enfin, la
globalisation ne parvient pas davantage à
être informationnelle. En effet, la
lutte autour de cet informationnel contribue
à le déformer, à le
dévier, et même à le
détruire. L'informationnel-mondial, reste
aujourd'hui encore, un vu pieux. Il n'est
jamais atteint que du point de vue d'un ensemble
sociétal, essentiellement occidental, qui
reste très inférieur au
monde.
En réaction à tous ces
déficits de globalisation, on voit se
développer diverses positions nouvelles
d'action et de pensée dont celles qui se
sont auto-proclamées alter-mondialistes.
Elles n'ont pas encore produit la nécessaire
globalisation de leur pensée et de leur
analyse.
Cependant, devant la gravité des
situations de misère mondiale et de
destruction de la nature, leurs propositions sont
de plus en plus souvent prises en compte, à
la fois par les acteurs de l'informationnel mais
aussi à un niveau plus populaire. Elles
cherchent à rétablir la
présence des acteurs écartés
du fait des inégalités, et la
prégnance des problèmes
écartés du fait des luttes
exacerbées pour maintenir les dominations
acquises
Le maintien ou l'accroissement du
désordre mondial peuvent partiellement
renforcer certains projets globalisateurs comme le
projet écologique. À
l'instantanéité de la lutte
concurrentielle s'oppose, par exemple, les
perspectives raisonnées du "
développement durable " ; ou éthiques
du " commerce équitable".
Des positions plus politiques
s'organisent aussi comme celles proposant des
systèmes de redistribution mondiale,
basés sur un mode de taxation de certaines
plus-values capitalistiques.
Ainsi, dans l'économie
informationnelle mondiale, le global reste
quand même limité même
s'il commence à s'accroître.
C'est autour de son accroissement que les
cultures demain vont s'engendrer.
L'interculturel fait directement partie de
ces accroissements possibles de
l'informationnel-mondial
Encore faut-il qu'il ne soit pas
réduit à un interculturel volontaire
se prenant pour un nouvel évangile.
L'interculturel est aussi factuel et doit
être considérer aux trois plans
: -
mésociologique, celui des grands groupes,
des entreprises, des sociétés ;
-
macrosociologique, celui des grands secteurs
d'activités et des grandes formes de
société
()
Sur ces bases explicitées, il
deviendra possible et nécessaire de
comprendre tout ce qui ne manquera pas
d'empêcher la recherche d'une globalisation
généralisée plus authentique,
mais aussi tout ce qui pourrait la
favoriser.
Bien évidemment, les orientations
singulières de l'Europe
()
devraient pouvoir jouer ici un rôle
important, contribuant davantage au
développement, à l'approfondissement,
par exemple, de l'histoire et du droit
international. On ne peut manquer d'être
encouragé par les dernières analyses
du " rêve européen ",
présentées par le penseur
américain Jeremy Rifkin
().
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