Dans
une société où la
réussite sociale constitue la
référence, où la concurrence
à l'école, dans la vie
professionnelle et dans la cité favorise
l'individualisme, où la compétition
internationale redistribue les cartes des premiers
et des derniers à l'aune du PIB, le concept
d'estime de soi donne lieu à de multiples
publications et réflexions, notamment sur
son impact dans les apprentissages scolaires, comme
s'il fallait un antidote aux surenchères de
l'efficacité.
Sa
définition a évolué depuis la
fin du XIXème siècle et si les
chercheurs actuels divergent toujours, il semble
qu'ils puissent s'accorder sur l'idée d'une
attitude intérieure " qui consiste
à s'apprécier tout en tenant compte
du regard des autres " (Chalvin) et par un
effet de tension entre les instances
décrites en psychanalyse par Freud (Moi
idéal, Idéal du moi, Surmoi).
L'estime
de soi, joue un rôle important dans les
rapports sociaux et dans le développement de
la personne humaine pour affronter les défis
fondamentaux de la vie. C'est ainsi que La
Gestalt-thérapie met en avant l'impact
qu'elle produit sur cette dimension structurante de
l'individu et Jacques Nimier, dans une publication
qui évalue les effets des formations des
enseignants, soulignait notamment
l'évolution vers une meilleure image de
soi-même. ( stage
et confiance en soi)
Ses dysfonctionnements favorisent des comportements
pathologiques (névrose, honte, pathologies
du deuil, addictions, dévalorisation de soi,
incapacité à affronter les
échecs, la perte d'un travail et tout
évènement qui touche l'image de
soi.
Bien
que l'on n'ait pas encore localisé
un hypothétique gène de
l'estime de soi, il semble cependant que
les bonnes fées qui se sont
penchées sur le berceau d'un
enfant, ne déposent pas
auprès de lui les mêmes
ressources pour qu'il puisse se construire
en disposant de ce précieux
étayage que constitue l' estime de
lui-même et qui se déclinera
au long de sa vie en confiance en soi,
amour de soi ou en images positive de
soi.
Si
chaque enfant qui vient au monde
naît revêtu " d'un manteau
d'humanité ", la qualité
du tissu, sa richesse, sa solidité,
ses chatoiements ne sont hélas, pas
également répartis. Ce "
manteau d'humanité " est
tissé diversement de fils solides
ou de déchirures, de gratifications
et de blessures, avec lequel il lui faudra
composer avec plus ou moins de
succès pour se réaliser ou
simplement survivre et en consolider la
trame.
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L'estime
de soi a-t-elle son revers quand
elle est excessive
?
Nous
connaissons tous des individus
à l'ego
hypertrophié, qui
affectent comportements vaniteux
et prétentieux ou une
surestimation d'eux-mêmes
exaspérante et
pathétique.
Gérard
est un intellectuel brillant, qui
a occupé des missions
d'enseignement universitaire, des
fonctions de manager en France et
à l'étranger. Tout
échec, même minime
le plonge dans des
réactions
démesurées.
Accompagné en coaching, il
est en perpétuel grand
écart entre un moi
idéal très
élevé et la
réalité.
Paradoxalement ses
réussites, les
félicitations, les retours
positifs accentuent sa
surestimation et rendent encore
plus violents les échecs
normaux de l'existence. Ses choix
professionnels " kamikazes " lui
font prendre des risques
accentués avec des chutes
spectaculaires et des
somatisations qui n'affectent pas
l'estime apparente qu'il se
porte, ne le rendent pas plus
modeste, mais l'entraine dans une
spirale infernale.
Il
est probable que, en creux se
profile un mécanisme de
défense de " retournement
en son contraire " qui masque en
réalité
un
manque d'estime de soi pour
être à la hauteur
d'une barre jamais
atteinte.
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C'est le combat de toute une vie que de se
construire une identité toujours capable de
se fissurer ou de s'enrichir comme le laisse
entrevoir la belle formule d'Elena Lasida : "
L'identité, passé composé et
futur imparfait " . Imperfections difficiles
à assumer pour certains.
L'enfant
qui vient au monde a été
désiré ou non, attendu dans la joie
ou l'angoisse parfois même dans le
déni, a été aimé ou
non. (Un enfant peut ne pas avoir été
désiré mais avoir été
très aimé. Mais le sait-il ?) . S'il
naît autre que ses parents l'ont
espéré (sexe, beauté,
handicap) (voir article handicap
ou différence)
comment va-t-il s'imprégner ou non de ces
manques, les intérioriser, les
dépasser pour vivre au plus près de
lui-même sans se laisser engloutir par eux et
en acceptant d'être imparfait ? Comment ceux
que la naissance a comblés vont-ils faire
fructifier le capital dont ils
bénéficient ?
Avoir de
l'estime pour soi ou être estimé par
les autres ?
" L'être
humain construit sa valeur à partir de la
valeur que l'autre lui accorde ".
Anne
Langlois, Responsable de formation, IUFM de
Basse Normandie.
Plus
encore qu'être aimé, l'être
humain semble avoir le besoin d'être reconnu.
Une vieille histoire qui commence sur un registre
d'état civil, première étape
d'une identité à construire et qui
suit de près la manière dont la
mère va tenir le bébé, moment
clé où s'enracinent les
premières sensations d'exister et
d'être soutenu par elle (le fameux holding).
Plus tard, ce sera sous son regard que l'enfant va
se sentir exister dans un " dialogue tonique "
(Wallon ) qui participe à
l'élaboration d'une image de soi
La
pyramide des besoins de Maslow dans ses
déclinaisons enrichies, décrit ce
besoin d'être reconnu et l'associe
étroitement à l'estime de soi
notamment dans le milieu professionnel .
Arrêt
sur image
En
feuilletant un album de photos,
mes yeux s'arrêtent sur un
cliché de ma classe de CM2
à la fin des années
1950. Nous sommes une vingtaine
de filles d'une école
communale d'un bourg proche de
Metz. Une dizaine se dirigera
directement vers le Certificat
d'études qui vit ses
dernières années.
10 tenteront le concours
d'entrée en
sixième, nous sommes 3
à le réussir : M.Z
toujours première de
classe, fille de
commerçants aisés ;
elle s'arrêtera au BEPC
pour rentrer dans le commerce
familial ; D.S toujours seconde,
très brillante fille d
'avocat s'arrêtera au bac
et suivra le modèle
maternel de femme au foyer. Moi -
même, toujours
troisième, turbulente et
rebelle, fille d'un fonctionnaire
et d'une mère au foyer,
j'aurai diplômes
universitaires et
activités
professionnelles.
Je
m'interroge en pensant à
ces deux compagnes de classe que
leur réussite à
l'école primaire
prédisposait à un
avenir scolaire brillant. Comment
ont -elles
intériorisé des
messages familiaux restreignant
leur horizon, bridant peut-
être leur confiance en
elles pour assumer
l'évolution sociale du
travail des femmes ?
Pression
familiales ou sociales ? Quel
impact sur l'image de soi les a
ainsi éloignées
d'une trajectoire personnelle
?
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Même
si un des objectifs de l'éducation
en famille, à l'école ou
dans les autres espaces de vie, consiste
à conduire l'enfant vers une
autonomie suffisante pour ne pas
dépendre de ce regard de l'autre,
l'individu reste marqué par ces
traces précoces, positives ou
négatives, réactivées
au gré des circonstances de la vie
et souvent de façon
imprévisible.
Le
psycho-sociologue Jacques
Salomé,
qui décline un certain nombre de
besoins relationnels à la source de
l'estime de soi, montre ainsi que certains
besoins sont antinomiques comme
l'affirmation de soi et le besoin
d'être approuvé. Deux besoins
pourtant constitutifs de l'estime de soi
entre lesquels l'enfant et l'adulte devra
faire un choix selon une ligne de vie
qu'il se donne ou selon les
circonstances.
Mais
nous voyons bien dans la
réalité, que ces deux
perspectives s'alimentent l'une l'autre
dans le temps, dans des proportions
variables, selon l'âge, la
capacité d'autonomie du sujet,
notamment à l'école, lieu
où s'expérimentent le
dépassement de soi, de l'autre et
où l'évaluation des acquis
croise le regard de l'enseignant, des
autres élèves et le sien
propre.
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Ouvrant
le dossier d'Education et management de mai 2006
consacré à l'estime de soi,
Marie-Joseph Chalvin, professeure
agrégée d'histoire déclare
:
" L'Ecole est un
espace où l'estime de soi est durement
mise à l'épreuve. Lieu de passage
et de rencontre de nombreux partenaires aux
objectifs différents, lieu de
socialisation et d'étude pour les
élèves, lieu d'espérances
et de déceptions pour les parents, lieu
d'évaluation et de sélection pour
les enseignants, l'établissement abrite
autant et peut-être plus de
déconvenues que de succès, ce qui
ne crée pas le climat favorable à
l'instauration d'une saine estime de soi
"
Les
inspecteurs visent pour la plupart à
accompagner désormais leurs enseignants et
non seulement à les évaluer, et l'ont
sait les remous provoqués par les projets
d'évaluation des établissements ou
des équipes enseignantes. Comment ceux qui
sont chargés d'enseigner ou d'encadrer dans
l'Education Nationale vivent ils ce regard
porté sur eux par l'Institution et
même par la société qui leur
fait porter la responsabilité des
échecs, plus que des
réussites?
Si
l'estime de soi est un état fluctuant et non
stable, soumis aux aléas de la vie, elle
constitue cependant un socle incontournable pour
que les élèves puissent s'appuyer sur
leurs ressources, tout en tenant compte de la
reconnaissance des autres. " Carburant des
relations sociales ", elle s'alimente dans le
regard positif que l'individu porte sur lui, sur
les autres et impacte aussi le regard sur l'avenir,
loin des rapports de force mais dans une
interdépendance créatrice.
L'estime de soi
est-il un concept individuel ou collectif
?
Nous
avons évoqué rapidement la
genèse de cette composante de la
personnalité, et ses aspects
individuels .Mais l'enfant nait dans une
famille chargée elle-même
d'une histoire, dans une culture, une
communauté, une classe sociale qui
vont impacter l'enfant à travers
cette histoire sociale. Comment avoir une
bonne image de soi quand on appartient
à une famille " cabossée par
la vie " ? , quand on est marqué
par une histoire communautaire où
l'oppression, l'exil, le mépris
colorent l'image de soi et ou la violence
prend la place vide, plutôt que de
générer une
solidarité constructive ?
Vincent
de Gaulejac a montré comment les
sentiments de honte, la névrose de
classe interdisent l'ascenseur social tout
autant que les conditions
matérielles.
Est-ce
la mission de l'Ecole de réparer
ces blessures narcissiques, qu'elles
soient d'origine familiales ou sociales ?
C'est un débat récurrent,
mais ce qui est sûr c'est qu'elle ne
peut que les prendre en compte à la
fois dans les apprentissages et dans la
capacité à vivre ensemble
dans les différences.
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Quand
la honte s'en
mêle
J'ai
le cur serré quand
prenant des jeunes vacanciers en
stop à Belle-Ile-en-Mer,
comme c'est l'usage local, pour
les conduire à la plage ou
au bourg, de les entendre
répondre à ma
question sur leur lieu de vie
habituel, par : " on vient d'Ile
de France ". Formulation neutre
qui m'indique en creux qu'ils
viennent du 9-3. En
général, je leur
dis que moi aussi j'ai
vécu 12 ans en " Ile de
France " et notamment à
Aulnay-sous bois, en Seine-St
Denis, il y a plus de 30 ans.
Alors les langues se
délient : ils y ont
vécu ou bien dans la ville
voisine. Nous connaissons des
lieux en commun, un lien se
crée. Mais cette honte de
leur 9-3, qui leur fait cacher
leur origine reste pour moi le
symptôme d'une
stigmatisation
intériorisée qui
pèse déjà
sur leurs épaules et
fragilise l'estime
d'eux-mêmes, terrain
propice à des
comportements de
surenchère.
Quand
s'y rajoute l'appartenance
à un groupe social
surexposé au
chômage, à la
discrimination, la confiance en
soi a besoin d'être
soutenue notamment à
l'école, lieu où
peuvent s'atténuer les
inégalités, se
valoriser des réussites,
se restaurer un légitime
narcissisme.
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Cela
suppose notamment que ceux qui ont charge
éducative soient au clair avec leur propre
estime de soi, individuellement et collectivement.
Je pense ici à l'image de soi -bien
malmenée-, du corps enseignant que ce soit
dans les medias ou dans et dans la
société en général,
parfois dans le regard des élèves,
qui y lisent l'impuissance ou les échecs
à venir.
Trois auteurs
parmi d'autres, dans l'ouvrage collectif " Ecole,
changer de cap ", ouvrent des pistes pour redonner
à l'estime de soi des chances pour se
développer ou se restaurer à
l'Ecole
Dans
un article intitulé " L'estime
de soi dans le milieu scolaire ",
Maridjo Graner aborde la
genèse de ce besoin d'avoir de la
valeur, et elle le resitue au cur de
la motivation. Montrant la manière
dont cette idée se décline
sous d'autres vocables chez Adler, Rogers,
Berne ou Winnicott, elle en désigne
les fractures dans l'itinéraire de
vie des élèves et propose
des évolutions dans les pratiques
scolaires qui prennent en compte ce
rapport essentiel à soi même
et aux autres : règles de respect,
valorisation des réussites,
dégagement des étiquettes,
distinction entre la personne de
l'élève et de ses
productions exigences argumentées,
etc. Elle rappelle au passage le
nécessaire travail sur soi que les
enseignants doivent mener pour que leur
propre estime soit source de bienveillance
à l'égard d'eux-mêmes
et des autres.
Claire
Hebert -Suffrin, créatrice et
militante des Réseaux
réciproques des savoirs, voit dans
le soutien mutuel des enseignants comme
des élèves une valorisation
des compétences, une intelligence
collective, qui jouent sur la
représentation d'eux-mêmes et
qui permet aux élèves de
s'autoriser aux risques de l'apprentissage
avec leurs manques et leurs atouts
partagés. C'est ainsi une
manière de pouvoir
développer la confiance en soi et
en l'autre, l'affirmation de soi, en
interaction avec l'autre dans un climat
exigent mais bienveillant, et
respectueux.
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Jacques
Lecomte développe quant à lui,
l'idée que l'enseignant puisse être un
" tuteur de résilience " à l'Ecole.
Nous sommes familiarisés désormais
avec ce concept de résilience
développé par Boris Cyrulnik, qui
désigne la capacité d'un individu
à se reconstruire après des
épreuves. Concernant l'élève
en difficulté, et qui peut avoir par
ailleurs un regard négatif sur
lui-même, Jacques Lecomte fonde ses
propositions autour d'un " triangle de
résilience ", formé par le lien
positif établi entre l'enseignant et
l'élève (valorisant), la Loi (" tu
dois faire tes devoirs "), le sens (la
signification et les directions).
Ni
stigmatisant, ni traversé par la
pitié devant les difficultés de
l'élève, l'enseignant " tuteur de
résilience ", renarcissise
l'élève en lui faisant prendre
conscience de des ressources, en le valorisant, en
le respectant dans une esprit de saine
émulation.
L'estime de soi
peut -elle se transmettre ?
"Nous
sommes pauvres de ce que nous ne savons pas que
nous avons".
Jacques
Salomé
C'est
dans la bouche de sa grand-mère mythique que
le psycho-sociologue place cet aphorisme de
sagesse. Dans un petit ouvrage rare et audacieux
pour une inspectrice en exercice, Evelyne Martini,
nous rappelle que : " on aide à vivre par
ce que l'on est, ce que l'on transmet, par
l'héritage de savoir et de sagesse qu'on
lèguera, par le moindre écart entre
la parole qu'on donne et l'acte qu'on pose
".
Oui,
l'estime de soi peut se transmettre, si nous avons,
parents, éducateurs, conscience de nos
propres ressources, de notre valeur, que nous
résistions au pessimisme ambiant qui par
capillarité nous fait sombrer dans le
sentiment d'impuissance.
L'acte
pédagogique ne se joue pas seulement dans un
tête-à tête-singulier entre
l'élève et l'enseignant. Il est
nourri de tout ce qui se joue dans la famille, la
société, dans l'ensemble de
l'Institution scolaire. Edgar Morin parlerait de la
complexité de l'acte éducatif et des
acteurs qui l'animent de près ou de
loin.
Citant
les traditions africaines, la journaliste
Agnès Auschitzka, spécialisée
dans les questions de la famille nous donne cette
belle image : " [
] au pays, il
faut tout un village pour faire d'un enfant un
adulte qui sourit à la vie
".
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