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Anthropologie du corps

David Le Breton

 

            La condition humaine est corporelle. Matière d'identité au plan individuel et collectif, le corps est l'espace qui se donne à voir et à lire à l'appréciation des autres. C'est par lui que nous sommes nommés, reconnus, identifiés à une appartenance sociale. La peau enclot le corps, les limites de soi, elle établit la frontière entre le dedans et le dehors de manière vivante, poreuse, car elle est aussi ouverture au monde, mémoire vive. Elle enveloppe et incarne la personne en la distinguant des autres, ou en la reliant à eux, selon les signes utilisés. Le corps est la souche identitaire de l'homme, le lieu et le temps où le monde prend chair.

             Parce qu'il n'est pas un ange, toute relation de l'homme au monde implique la médiation du corps. Il y a une corporéité de la pensée comme il y a une intelligence du corps. Des techniques du corps aux expressions de l'affectivité, des perceptions sensorielles aux inscriptions tégumentaires, des gestes de l'hygiène à ceux de l'alimentation, des manières de table à celles du lit, des modes de présentations de soi à la prise en charge de la santé ou de la maladie, du racisme à l'eugénisme, du tatouage au piercing, le corps est une matière inépuisable de pratiques sociales, de représentation, d'imaginaires.

             Impossible de parler de l'homme sans présupposer d'une manière ou d'une autre que c'est d'un homme de chair dont il s'agit, pétri d'une sensibilité propre. Le corps est l'" instrument général de la compréhension du monde ", disait Merleau-Ponty.

             L'existence de l'homme implique une mise en jeu sensorielle, gestuelle, posturale, mimique, etc., socialement codée et virtuellement intelligible par les acteurs dans toutes les circonstances de la vie collective au sein du même groupe.

             La compréhension du monde est elle même le fait du corps à travers la médiation des signes sociaux intériorisés, décodés et mis en jeu par l'acteur. " Nous ne réduisons pas la signification du mot, et pas même la signification du perçu à une somme de " sensations corporelles ", écrit Merleau-Ponty, mais nous disons que le corps, en tant que qu'il a des " conduites " est cet étrange objet qui utilise ses propres parties comme symbolique générale du monde et par lequel en conséquence nous pouvons " fréquenter " ce monde, le " comprendre " et lui trouver une signification ". Le corps est un vecteur de compréhension du rapport au monde de l'homme. A travers lui, le sujet s'approprie la substance de son existence selon sa condition sociale et culturelle, son âge, son sexe, sa personne, et la rejoue à l'adresse des autres.

             Toute société s'articule sur un système de sens et de valeurs, parfois sensiblement différencié s'il s'agit d'une collectivité divisée en groupes ou en classes sociales bien spécifiques. Les acteurs échangent en permanence des significations sur la base de ces conventions communes, soumises bien entendu aux aléas de la création collective. L'homme fait le monde en même temps que le monde fait l'homme dans une relation changeante d'un lieu à l'autre de la condition humaine à l'intérieur de certaines contraintes. La nature et ce que les hommes en attendent n'existe que traduite en termes sociaux et culturels. A chaque fois cette équation dessine un univers spécifique. La perception sensorielle de l'environnement est elle même oeuvre de culture. Et le corps n'échappe pas à la règle qui fait de toute chose un effet d'un tissu social et culturel à l'intérieur de limites anthropologiques infiniment variables.

             Il n'existe pas plus de nature humaine que de nature du corps, mais une condition de l'homme impliquant une condition corporelle changeante d'un lieu et d'un temps à l'autre des sociétés humaines.

             On marche sur le feu au cours de cérémonies religieuses, on soigne les brûlures d'un homme ou même d'un animal, dans nos régions par exemple, en soufflant sur les plaies ou en récitant une oraison consacrée par la tradition et l'expérience du guérisseur; on soigne des maladies en régulant les énergies perturbées à travers un contact physique déterminé de la main ou le recours à des aiguilles; on négocie avec les dieux ou on les affronte par l'intermédiaire de la transe ou de la possession; on libère d'un envoutement un homme qui s'acheminait vers la mort à travers un rite de désorcellement; de longues séances où l'on se prête à la restitution actuelle de son existence passée produisent des effets physiques libérateurs ou pénibles chez un analysant; on soigne un enfant au bord de la mort en lui greffant le coeur d'un autre enfant mort quelques heures auparavant dans un accident de la route; par l'action d'une molécule on calme un homme agité, on dynamise sa vitalité ou on efface son angoisse. L'énumération pourrait longuement se poursuivre.

             Au fil de l'histoire ou de l'espace ce sont des multitudes de modèles d'interprétations de la maladie ou du corps, ou plutôt des relations entre le monde et l'homme qui se succèdent sous les yeux du chercheur attentif et curieux. Il y a quelque chose d'infini dans l'invention humaine de soigner et d'interpréter le corps. Les sociétés humaines construisent le sens et la forme de l'univers où elles se meuvent. Et les limites de l'action de l'homme sur son environnement sont d'abord des limites de sens avant d'être des limites de faits.

 

De quel corps parlons nous en anthropologie ?

             Le corps est une réalité changeante d'une société à une autre : les images qui le définissent, les systèmes de connaissance qui cherchent à en élucider la nature, les performances qu'il accomplit sont étonnement variés, contradictoires même pour notre logique aristotélicienne du tiers-exclu. Les représentations sociales assignent au corps une position déterminée au sein du symbolisme général de la société, elles sont tributaires d'un état social, d'une vision du monde, et à l'intérieur de cette dernière d'une définition de la personne.

             Le corps est aussi une construction symbolique. Il semble aller de soi, mais rien n'est plus insaisissable. La conception la plus couramment admise dans nos sociétés trouve son origine dans le savoir anatomo-physiologique. Elle repose sur une conception particulière de la personne, celle qui fait dire au sujet "Mon corps" sur le modèle de la possession. Cette représentation s'est construite au fil de l'histoire occidentale accompagnant l'émergence de l'individualisme. Le corps est perçu pour nos sociétés comme une enceinte du sujet, le lieu de sa limite, de sa différence, de sa liberté. Historiquement il est un reste, ce qui demeure après le retrait en l'homme du cosmos, des autres et de la division qui fait de l'homme l'autre de son corps. Mais que le corps soit l'objet d'une construction sociale et culturelle parfois dans son identification même (puisque certaines sociétés ignorent l'existence d'un corps comme support du sujet) une anecdote de Maurice Leenhardt l'atteste avec force.

             Chez les Canaques la chair de l'homme emprunte au règne végétal. Parcelle non détachée de l'univers qui le baigne, elle entrelace son existence aux arbres, aux fruits, aux plantes, immergée dans un tissu de correspondances où la chair de l'homme et la chair du monde échangent leurs composantes. La partie dure de l'homme, son ossature est nommée du même terme que le coeur du bois, le même mot désigne les débris de coraux rejetés sur les plages. Les coquilles terrestres ou marines servent à identifier les os enveloppants tels que le crâne. La chair et les muscles renvoient à la pulpe ou au noyau des fruits. Les reins et les autres viscères portent le nom d'un fruit qui leur ressemble. Les poumons dont la forme rappelle celle de l'arbre totémique des Canaques sont identifiés sous ce nom. Les intestins renvoient aux entrelacs de lianes qui densifient la forêt. Le corps apparaît comme une autre forme du végétal ou le végétal comme une forme extérieure de la chair. Pas de frontières décelables entre ces deux univers.

             Leenhardt insiste sur le fait que la liaison avec le végétal n'est pas une métaphore, mais bien une identité de substance. Il cite à ce propos de nombreux traits de la vie quotidienne. D'un enfant rachitique on dit qu'il " pousse jaune ", pareil en cela à une racine dont la sève manque et qui dépérit. Un vieillard s'insurge contre le gendarme qui vient réquisitionner son enfant pour les travaux des Blancs : " Vois ces bras, c'est de l'eau ". L'enfant est semblable à une " pousse d'arbre, d'abord aqueuse, puis avec le temps ligneuse et dure ". D'autres exemples se succèdent. Les mêmes matières travaillent le monde et alimentent la chair. En outre dans la cosmogonie canaque tout homme sait à quel arbre de la forêt est lié chacun de ses ancêtres. L'arbre symbolise l'appartenance au groupe en enracinant l'homme à sa terre et en lui attribuant une place singulière au sein de la nature. A la naissance de l'enfant, là où se trouve enterré le cordon ombilical, on plante une pousse qui s'affirme au fur et à mesure que l'enfant grandit. Le mot karo qui désigne notamment le corps de l'homme, entre dans la composition des expressions qui nomment le corps de la nuit, le corps de la hache, le corps de l'eau, etc.

             Dans la société mélanésienne que décrit Leenhardt la notion de personne structurée au tour du " moi, personnellement je " de nos sociétés occidentales est sans consistance. Si le corps est en liaison avec l'univers végétal, entre les vivants et les morts il n'existe pas davantage de frontière. La mort n'est pas conçue par les Canaques sous la forme de l'anéantissement, elle marque l'accès à une autre forme d'existence où le défunt peut prendre la place d'un animal, d'un arbre, d'un esprit, ou même revenir dans le village ou la ville et se mêler aux vivants sous l'aspect du bao (p 67sq). D'autre part, de son vivant, chaque homme n'existe que dans ses relations aux autres. L'homme n'est qu'un reflet. Il ne tient son épaisseur, sa consistance, que dans la somme de ses liens avec ses partenaires. L'existence canaque est celle d'un foyer d'échange au sein d'une communauté où nul ne peut être caractérisé comme individu. L'homme n'y existe que dans sa relation aux autres, il ne tire pas sa légitimité de sa seule personne érigée en totem . La notion de personne au sens occidental du terme n'est donc pas repérable dans la sociabilité et les représentations sociales canaques. Le corps n'existe pas, ou plutôt il n'est pas identifié comme " réalité " autonome dans la pensée traditionnelle canaque.

             M. Leenhardt, soucieux de cerner l'apport éventuel de la société française sur les mentalités traditionnelles canaques interroge un vieillard et celui lui répond à la grande stupeur de l'ethnologue, mais en ouvrant un champ inépuisable à l'anthropologie du corps : " Ce que vous nous avez apporté ", c'est le corps " (p 263). Le Mélanésien conquis même de façon rudimentaire à ces valeurs nouvelles ou déstabilisé dans ses manières traditionnelles se détache en partie du tissu de sens qui baignait son existence, il découvre son corps comme conséquence de son individualisation qui reproduit sous une forme atténuée celle des sociétés occidentales. Les frontières délimitées par son corps le distinguent désormais en partie de ses compagnons. La dimension communautaire, sans être détruite, se relâche en partie. Un certain nombre de Mélanésiens finissent par se sentir davantage individu, ou sont contraints à s'éprouver tel même si le passage ne s'établit pas de manière radicale. Le rétrécissement vers le Moi qui résulte de cette transformation sociale et culturelle amène à une centration nouvelle sur soi. Durkheim déjà avait analysé la dimension anthropologique du corps comme " facteur d'individuation " .

             D'une société à une autre les images se succède et tentent de réduire culturellement le mystère du corps, ou plutôt de la chair qui compose l'épaisseur de l'homme, elles dessinent en pointillés un objet fugace, insaisissable, et pourtant en apparence incontestable.

             La désignation du corps comme fragment en quelque sorte distinct de la personne, virtuellement autonome, présuppose une distinction étrangère à nombre de communautés humaines. L'anthropologie biblique ignore elle-même cette césure entre le corps et la personne. Très éloigné de la pensée platonicienne ou orphique, elle n'envisage pas la condition humaine sous la forme d'une chute de l'âme dans le corps. " L'hébreu, dit Claude Tresmontant, est une langue concrète qui ne nomme que ce qui existe. Aussi n'a-t-il pas de mot pour signifier la " matière ", pas plus que pour le " corps ", puisque ces concepts ne visent pas réalités empiriques, contrairement à ce que nos vieilles habitudes dualistes et cartésiennes nous portent à croire. Personne n'a jamais vu de la " matière ", ni un " corps ", au sens où le comprend le dualisme substantielle " . Dans l'univers biblique l'homme est indissociable de la chair qui le met au monde.

             Dans les sociétés de type communautaire, à composante holiste, où la signification de l'existence humaine marque une subordination relative au groupe, au cosmos, le corps en principe n'existe pas comme frontière rigoureuse, il n'est pas l'objet d'une scission.

             Le corps comme élément isolable de la personne n'est pensable que dans des structures sociales de type individualiste où chacun est séparé de l'autre et relativement autonome dans leurs initiatives, leurs valeurs.

             Le corps fonctionne à la manière d'une borne frontière pour distinguer chaque individu. Et le visage est alors le marqueur privilégié de la différence intime. L'isolement du corps au sein des sociétés occidentales témoigne d'une trame sociale où l'homme est coupé du cosmos, coupé des autres et coupé de lui-même. La distinction du corps et de la présence humaine est l'héritage historique du retrait conjugué dans la conception de la personne de la communauté (les autres) et du cosmos et l'effet de la coupure opérée au sein même de l'homme. Facteur d'individuation au plan social, au plan des représentations, le corps est dissocié du sujet et perçu comme l'un de ses attributs. Le corps devient un avoir, un double. Dans nos sociétés occidentales le déploiement du vocabulaire anatomique qui accompagne la progression des dissections anatomiques est révélateur d'une vision du monde où la personne est refermée sur elle même, il ne trouve nulle référence hors de lui même, nulle racine hors de sa sphère, sinon parfois justement pour nommer tel individu ayant mis en évidence telle structure organique. Il traduit également la rupture ontologique entre le cosmos et le corps. Le corps de la modernité, celui qui résulte du recul des traditions populaires et savantes médiévales et de l'avènement de l'individualisme occidental marque la clôture du sujet sur lui-même, son affirmation d'existence aux yeux des autres. Le corps occidental qui identifie l'individu est un interrupteur, il autorise l'énonciation de la différence individuelle. A l'inverse dans les société holistes le corps est relieur, il unit l'homme au groupe et au cosmos à travers un tissu de correspondances. Les conceptions culturelles qui disent le contenu physique de la personne font la même matière de la chair de l'homme et de la chair du monde. Il y a une sorte de porosité de la personne au monde qui l'entoure, contrairement à l'individu occidental clos dans son sentiment d'identité, bien délimité dans son corps .

 

             La pluralité des médecines répond à la pluralité sociale et culturelle d'un monde dont chaque société, chaque groupe, propose sa version.

             Les thérapeutes et les usagers bricolent avec ces propositions, s'en accommodent ou les modifient selon leurs représentations et leurs trajectoires propres. Le corps, la souffrance, la maladie, les soins sont autant d'interrogations dont la réponse n'est pas moins infinie que la question. Les systèmes thérapeutiques sont nombreux et témoignent de modalités différentes d'efficacité et d'universalité. Ils offrent des modèles variés, contradictoires, insolites, qu'il convient de comprendre dans leur singularité sociale et culturelle et leurs aspects anthropologiques. Les sociétés humaines construisent la signification et la forme de l'univers où elles se meuvent. Les limites de l'action de l'homme sur son environnement sont d'abord des limites de sens, avant d'être des limites objectives. Tout système symbolique commande un système d'action sur l'environnement, ou sur l'homme lui même, et nourrit des efficacités collectivement attendues, notamment dans la prise en charge de l'homme malade. La nature est toujours transformée en donnée culturelle, en terrain d'alliance et d'action pour une société ou un groupe donnés, dans une époque elle même délimitée. Dans les systèmes thérapeutiques, des représentations particulières du corps et du mal sont mises en oeuvre pour étayer des pratiques visant à soulager ou à guérir. Selon son écosystème et son organisation propres chaque société élabore des dispositifs à l'usage de ses membres, dont la mise en oeuvre échoit à un thérapeute accrédité par le groupe. Les efficacités thérapeutiques sont plus ou moins agissantes selon leurs visions du monde et leurs modalités d'emploi, les troubles recensés, selon les circonstances de la rencontre entre celui qui souffre et celui qui prétend le guérir, et selon la disposition du groupe à l'égard de ce système.

             Le barreur de feu des campagnes européennes guérit les brûlures en murmurant une prière et en effectuant quelques gestes sur la zone brûlée. La douleur s'estompe et la blessure disparaît les heures suivantes sans laisser le plus souvent la moindre cicatrice. Le barreur agit de la même façon sur un animal brûlé. L'observation étonne celui qui voudrait obstinément maintenir un cadre de pensée bio-médical car alors l'action du barreur est impensable et en conséquence jugé impossible. En fait le savoir bio-médical et le savoir-faire du barreur ne se réfutent pas mutuellement, ils sont d'un ordre différent. L'un et l'autre ne visent pas le même "corps". Et des collaborations existent parfois entre l'un et l'autre, le médecin recourant parfois (même des hospitaliers) au barreur. Le pansement de secret ou le désenvoutement coexistent au sein de la même société avec la médecine de pointe car ce sont des pratiques culturelles intéressant des réalités distinctes, mobilisant des usagers dont les demandes, mais aussi les références sociales et culturelles différent. Entre eux il n'y a pas progrès, mais différence de vision du monde, différence d'application.

             Pas plus que les diverses médecines occidentales ne s'annulent entre elles. L'homéopathie ou la médecine allopathique, l'ostéopatie ou la chiropractique, ou encore l'acupuncture, pour prendre ces seuls exemples, témoignent chacune d'une interprétation propre du corps et de la maladie, elles mettent en oeuvre des thérapeutiques spécifiques, mais toutes participent d'une certaine vérité du corps ou de la maladie. Simplement leurs applications et leur universalité diffèrent, de même les conditions de leur mise en oeuvre, leur efficacité, les pathologies traitées. Les savoirs populaires encore observables aujourd'hui: panseurs de secret, magnétiseurs, radiesthésistes, phytothérapeutes, barreurs, rebouteux ou autres, nous rappellent également la dimension symbolique du corps humain. Le symbolique étant toujours la forme d'apparition du réel pour la condition humaine. Aucune médecine n'est la restriction de l'autre, mais seulement une voie possible d'accès au corps et à la souffrance par l'intermédiaire de la relation thérapeutique.

             On oublie souvent l'absurdité qu'il y a parler du corps à la manière d'un fétiche, c'est-à-dire en omettant l'homme qu'il incarne.

             Il faut dire l'ambiguïté d'évoquer la notion d'un corps qui n'entretient plus que des relations implicites, supposées, avec l'acteur dont il fait pourtant indissolublement corps. Tout questionnement sur le corps exige au préalable une construction de son objet, une élucidation de ce qu'il sous-tend. Le corps n'est-il pas pris lui même sous le voile des représentations. Le corps n'est pas une nature. Il n'existe même pas. On n'a jamais vu un corps: on voit des hommes, des femmes. On ne voit pas des corps. Dans ces conditions le corps risque fort de ne pas être un universel. Et la sociologie ne peut prendre tel quel un terme de la doxa pour en faire le principe d'une analyse, sans en saisir au préalable la généalogie, sans élucider les imaginaires sociaux qui le nomment et agissent sur lui, et cela non seulement dans ses connotations (la moisson des faits analysés par les sociologues est riche en ce domaine), mais aussi dans sa dénotation, rarement questionnée. Le corps n'est pas une nature incontestable, immuablement objectivé par l'ensemble des communautés humaines, d'emblée donné à l'observateur qui peut le faire fonctionner tel quel dans son exercice de sociologue. Le "détour anthropologique" (G. Balandier) nous rappelle l'évanescence de cet objet, en apparence si tangible, si accessible à la description.

La désignation du corps, quand elle est possible, traduit donc un fait d'imaginaire social.

             D'une société à une autre se succèdent des images qui tentent de réduire culturellement le mystère de l'incarnation de l'homme. Une myriade de représentations dessine en pointillé un objet fugace, insaisissable et pourtant en apparence incontestable. Mais la formulation du mot "corps", comme fragment en quelque sorte autonome de l'homme dont il porte le visage présuppose une distinction étrangère à nombre de sociétés. Pour beaucoup de sociétés traditionnelles, à composantes communautaires, la personne ne fait pas l'objet d'une scission et elle est de surcroît, dans les représentations collectives, mêlée au cosmos, à la nature, aux autres. Le corps n'est pas distingué de la persona et les mêmes matières premières entrent dans la composition de l'homme et de la nature qui l'environne. Dans ces conceptions de la personne on ne coupe pas l'homme de son corps, comme l'envisage couramment le sens commun occidental.

             Le corps, en tant qu'élément isolable de la personne à qui il donne son visage, ne semble pensable que dans les structures sociétales de type individualiste où les acteurs sont séparés les uns des autres, relativement autonomes dans leurs valeurs et leurs initiatives. Et le corps fonctionne là, en effet, à la façon d'une vivante borne frontière pour délimiter face aux autres la souveraineté de la personne.

             A l'inverse, dans les sociétés de type traditionnelle et communautaire, où l'existence de chacun se coule dans l'allégeance au groupe, au cosmos, à la nature, le corps n'existe pas comme élément d'individuation, comme catégorie mentale permettant de penser culturellement la différence d'un acteur à un autre, puisque personne ne se distingue du groupe, chacun n'étant qu'une singularité dans l'unité différentielle du groupe. A l'inverse l'isolement du corps au sein des sociétés occidentales (lointain écho des premières dissections et du développement de la philosophie mécaniste) témoigne d'une trame sociale ou l'homme est pensé coupé du cosmos, coupé des autres et coupé de lui même.

 

             En d'autres termes le corps de la modernité, celui sur lequel la sociologie applique ses méthodes, résulte du recul des traditions populaires et de l'avènement de l'individualisme occidental, il traduit la clôture du sujet sur lui-même.

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Ouvrages de David Le Breton autour de l'anthropologie du corps :

- Anthropologie du corps et modernité, Paris, PUF, Collection "sociologie d'aujourd'hui", I990; (6e édition mise à jour avec une postface inédite) : 2005, collection Quadrige)

- La sociologie du corps, Paris, collection "Que-sais-Je ?", PUF, 1992 (5e édition 2002)

- Des visages. Essai d'anthropologie, Paris, Métailié, collection "Traversées", 1992 ; 2e édition 2003).

- La chair à vif. Usages médicaux et mondains du corps humain, Paris, Métailié, Collection: "Traversées", 1993.

- Anthropologie de la douleur, Paris, Métailié, Collection: "Traversées", 1995 (3e édition 1999).

- Les Passions ordinaires. Anthropologie des émotions, Paris, Armand Colin, Collection " Chemins de traverse ", 1998.

- L'Adieu au corps, Paris, Métailié, collection " Traversées ", 1999.

- Eloge de la marche, Paris, Métailié, 2000.

- Signes d'identité. Tatouages, piercings et autres marques corporelles, Paris, Métailié, 2002.

- La peau et la trace. Sur les blessures d'identité, Paris, Métailié, 2003.

- Déclinaisons du corps. Entretiens avec Joseph Lévy, Montréal, Liber, 2004.

- Un corps à soi (avec C. Bromberger, P. Duret, J-C. Kaufmann, F. De Singly, G. Vigarello), Paris, PUF, 2005.

- La saveur du monde. Une anthropologie des sens, Paris, Métailié, 2006.

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<<Bonjour. Cette tendance sociétale à l’individualisme et à l’importance grandissante de l’image, du soi n’est-elle pas une gigantesque barrière à l’évolution collective de la société et de l’homme lui-même, encourageant l’égoïsme chez les personnes qui ne prennent pas la peine ou qui n’ont pas les capacités d’en prendre conscience, entraînant inconsciemment un panel de pensées et de comportements égocentriques selon différents paramètres (éducation, milieu social...), allant des exemples les plus basiques de la vie de tous les jours, jusqu’au racisme, à la discrimination et à la violence?>>

 

<<merci pour notre prof d’anthropo qui a bien aimé votre cours>>

<<Excellent article!C'est un régal!>>

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