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Transmettre :

illusion, défi, ou acte d'espérance ?

 Marie-Françoise Bonicel

          Cette semaine, une jeune étudiante de mon entourage vient de déposer une thèse d'ethno-psychiatrie sur " Les griots : porteurs de mémoire ", pensée au rythme lent de la voix et du pas de ces hommes d'Afrique. En même temps, la presse se fait l'écho d'une nouvelle scientifique selon laquelle une explosion observée par les astronomes serait le fruit de l'effondrement d'une étoile datant de 12, 7 milliards d'années-lumière, c'est-à-dire relativement proche du big-bang. : " Image de l'enfance de l'univers " dit le journal Le Monde et fruit d'une violence archaïque. Un espace-temps hors de notre imagination humaine. Un dimanche de septembre, la journée du patrimoine bat son plein en France : " Quand souffle le vent du changement, chacun s'accroche à ses racines ", écrit alors le journaliste Jacques Duquesne.

 Lutter contre la finitude

           Vertige de transmettre, tentative de tous les temps dans le paradoxal : transmettre la vie, les savoirs, les croyances ou les patrimoines, lutter contre l'oubli. Alors que le passé ne semble plus " faire tremplin ", les musées connus ou méconnus, la conservation du patrimoine, le recyclage des produits jetables, les recherches généalogiques, " le goût de l'archive " (voir l'historienne Arlette Farge) tentent de contrebalancer l'éphémère. Un tracé d'autoroute est régulièrement suspendu pour laisser les archéologues relever les vestiges carolingiens mis à nus par les travaux dans le ventre ouvert de la terre, tandis que les occupants d'un territoire tentent ailleurs d'éradiquer les œuvres d'arts ou les monuments des vaincus.

 

           " La transmission en panne ", " Transmettre un défi impossible ", " Eloge de la transmission ", " Risquer la transmission ", " La transmission en question ", " Devoir de mémoire ", " Crise de la transmission de la foi ", " Transmettre son patrimoine ", " Transmissions psychiques inconscientes ", " La transmission des patronymes " …

           Les titres de livres, d'articles, de colloques, de débats s'alignent fiévreusement pour traduire l'angoisse des sociétés et des individus face à l'accélération du temps, à l'incertitude des modèles, à la complexité des modes de transmission, à la surinformation qui brouille l'essentiel : " le dur désir de durer " comme le poétisait Paul Eluard qui interrogeait l'énigme de la vie et de la mort.

           Ce mouvement de transfert suppose des acteurs- celui qui transmet et celui qui reçoit l'héritage, qu'il soit un individu ou une institution-, un contenu à transmettre, un véhicule - l'objet intermédiaire- , et un sens à faire émerger dans un contexte évolutif.

           Ces quatre pôles sont indissociables et posent pour tous les types de transmission les questions de la compétence des acteurs, le choix des contenus et de leur mode de circulation- qu'il s'agisse des savoirs, de la répartition des biens pour une donation à des enfants ou des croyances, des rites et des valeurs d'une religion, et la détermination d'un horizon commun qui se construit en marchant et ne se détermine pas a-priori ou d'un " Grand Architecte".

           Si transmettre est l'impératif de toute société pour perdurer et inscrire l'individu dans une communauté humaine, cette transmission ne peut se faire qu'à travers des médiations : des êtres vivants ou des choses, des espaces ou des objets, des corps individuels ou des institutions, tout ce que le psychanalyste Winnicott rassemblait sous le concept d'objets transitionnels et qui fait inventer par le philosophe Régis Debray, le concept de médiologie.

Parmi les multiples facettes du sujet, je vois émerger des questions essentielles.

 

Le désir de transmettre et de recevoir

           La question du sens est étroitement liée au désir que Levinas exprimait ainsi : " Le temps va quelque part " : s'il y a trans-mission, il y a mouvement. De quelle mission s'agit il ? Pour qui , pourquoi et pour- quoi transmettre ?

           Que serait une humanité sans mémoire ?Deux dimensions rendent compte de cette question :

un axe vertical, diachronique qui traverse les générations, dans une démarche de filiation réelle ou symbolique, où l'adulte, l'ancêtre, le parent, le maître, le guide spirituel sont en position haute,

et un axe horizontal où se partagent des expériences, des expressions artistiques, des témoignages, des récits de vie que le philosophe Régis Debray, lui, fait plutôt relever du registre de la communication. Je ne fais pas pour ma part cette distinction et considère que l'axe vertical et l'axe horizontal, relèvent tous deux de la transmission, l'une à travers le temps, l'autre à travers l'espace.

           L'axe diachronique a pour fonction d'inscrire l'individu dans une généalogie et d'assurer une filiation historique. Mais l'homme a également besoin pour tisser un lien social dans le présent, de cet axe horizontal , " géographique ", spatial, qui génère de l'affiliation .

L'axe vertical, se subdivise lui-même en deux circuits .

           *L'un, relève de la transmission intergénérationnelle, c'est-à-dire entre deux générations en contact dans le présent , qu'il s'agisse des parents ou des grand- parents ( le rôle de ces derniers est mis en avant actuellement , avec l'éclatement des familles) .

Les choses se transmettent là par la parole, l'imitation, le verbal et le non-verbal, de façon visible ou à notre insu, et par des objets intermédiaires.

Commune présence

Tu es pressé d'écrire,

Comme si tu étais en retard sur la vie.

S'il en est ainsi fais cortège à tes sources.

Hâte-toi.

Hâte-toi de transmettre

Ta part de merveilleux de rébellion de bienfaisance.

Effectivement tu es en retard sur la vie,

La vie inexprimable,

La seule en fin de compte à laquelle tu acceptes de t'unir…

René Char. Le marteau sans maître, 1934

           *L'autre, relève du transgénerationnel, au sens clinique, c'est-à-dire de la transmission psychique inconsciente, circule le plus souvent dans l'insu à travers les secrets de famille, émerge parfois dans les pathologies, mais aussi dans le mystère des choix professionnels, des réussites et échecs, des choix amoureux ou des vocations. Comme le rappelle le psychanalyste Serge Tisseron, ces phénomènes relèvent d'hypothèses et donnent lieu plutôt à des influences qu'à des déterminations, car celui qui en hérite a sa propre liberté pour métaboliser à sa manière ce qui circule .

Pour que ceux qui en bénéficient, héritiers ou pairs puissent s'inscrire pleinement dans le processus d'humanisation évoqué par Edgar Morin, les savoirs doivent emprunter ces deux chemins. Celui de la flèche du temps, chère à Hubert Reeves qui détermine la complexification des connaissances, et l'axe horizontal qui par la diffusion des savoirs n'a pas seulement fonction d'informer, mais d'assurer une véritable coopération humaine.

           L'exemple des créations artistiques de rescapés de génocides l'illustre bien : en vertical, il se transmet la mémoire historique des faits et des souvenirs , et dans l'horizontal le témoignage partagé, réintègre l'individu dans la communauté humaine dont la folie des hommes avait tenté de l'éradiquer.

 

L'asymétrie

           " Il faut creuser la différence pour transmettre ", affirme Gabriel Ringlet. Dans les postures classiques, la relation pédagogique ou celle du maître au disciple, est fondamentalement dissymétrique pour que circulent les savoirs.

           L'autorité, au sens étymologique de " faire croître ", " rendre auteur ", qui ne peut se confondre avec la coercition, est la condition nécessaire pour éveiller le désir de savoir, en sachant bien que la transmission est par avance fissurée par le choc des mondes de chacun des acteurs.

           Cependant, dans certaines formes de circulation des savoirs, comme dans Les Réseaux réciproques de savoirs (RERS), l'asymétrie est moins évidente et s'exprime dans l'alternance des influences. Nous sommes aussi désormais confrontés à des situations nouvelles où il y a renversement des filiations d'apprentissages comme nous le voyons dans l'habileté des petits enfants qui initient les parents ou les grands-parents aux mystères et embûches des ordinateurs, téléphones portables, appareils de photos numériques et autres technologies de pointe sans cesse renouvelées.

 

Il n'y a pas de progrès sans perte. Jean Paulhan

 Non seulement la transmission a pris le pas sur la tradition, mais elle est constamment prise dans une tension entre des exigences et objectifs contraires :

perpétuer et sauvegarder tout en diffusant, séparer pour relier et unir à nouveau, conserver et changer, concilier la tradition et l'innovation, entre rupture et continuité.

C'est accepter l'idée que l'on ne transmet pas à l'identique et que ce que l'on fait circuler est destiné à être altéré par le monde spécifique de l'héritier qui va l'interpréter.

           En fait la transmission ne se justifie que pour affronter l'énigme de la vie et de la mort : nous héritons en premier lieu parce qu'il y a mort et disparition, et donc elle ne peut se confondre avec la répétition : " On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve " proclamait déjà la sagesse d'Héraclite.

 

"C'est en travaillant son passé qu'on prépare l'avenir.

           Nous avons en nous une mémoire du futur. Ça peut paraître étrange, mais c'est cette mémoire du futur qui peut nous guider vers un monde qui ne sera pas, je pense, sans convulsions; il est impossible de naître sans déchirure. (...) Il n'y aura pas de lendemains qui chantent (...) La difficulté d'être au monde est continue.

           Comme on parle maintenant de formation continue', je parlerais de "naissance continue".

Henry Bauchau (interview)

           Transmettre, c'est perdre plusieurs fois : d'une part, nous savons que nous avons déjà perdu une partie de ce que nous avions reçu, d'autre part quand nous transmettons un savoir ou des valeurs, l'acte même nous modifie et modifie ce que nous savions en fonction de ce que nous avons dû mettre en jeu pour accéder à l'autre. Enfin nous perdons une troisième fois quand nous constatons ce que l'élève, le disciple, nos enfants, les acquéreurs de notre patrimoine professionnel, les bénéficiaires d'une donation ont ajouté ou retiré à ce qui circule.

" J'ai mis trente ans à faire le deuil de quelque chose qui ne m'appartenait pas " prononce la vieille directrice dans " Les mémoires de Jeanne de Valois " d'Antonine Maillet, qui a vu le gouvernement canadien reprendre et transformer l'école qu'elle avait crée.

           On perçoit là en effet, la différence entre une transmission compulsive, répétitive, pétrifiante et celle, trophique, créatrice, féconde, propre au sujet désirant comme l'évoque Jacques Hassoun dans "Les contrebandiers de la mémoire ". Si tout acte fondateur et créateur procède de la transmission, c'est parce que chacun doit pouvoir retrouver une part de familiarité pour affronter le nouveau sans angoisse .

 

           Lorsqu'il s'agit de transmettre des savoirs, les grands pédagogues savent bien qu'ils ne sont que des passeurs de quelque chose qui a fait trace en eux, dont ils ne sont pas propriétaires et qui va circuler grâce et malgré eux avec les avatars de tout trans-port …

           Si la transmission est plus en métamorphose qu'en crise, c'est peut être parce que dans un monde aux repères mouvants, aux savoirs éclatés, elle est amenée à l'angle des axes de mémoire et de coopération, à trouver des " lieux communs " réels ou symboliques qui permettent de vivre ensemble : défi ou acte d'espérance ? " Souviens toi de ton futur " ….

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Commentaire

 

Pour compléter
____
Georges Steiner , Cécile Ladjali

Eloge de la Transmission

Le maître et l'élève

Albin Michel, Itinéraires du savoir

Marie-Françoise Bonicel

Génocides : transmissions et identités.

L'art de la paix.

in "Revue de psychologie de la motivation"

n°28,. Paris, p.138-151 (2 semestre 1999)

Réactions

<

<Tout cela met du baume au coeur à qui croit au travail de transmission du savoir . J’adhère complètement à tout ce qui y est dit. Merci et bravo>>

<< je note cette phrase :" Lorsqu'il s'agit de transmettre des savoirs, les grands pédagogues savent bien qu'ils ne sont que des passeurs de quelque chose qui a fait trace en eux, dont ils ne sont pas propriétaires et qui va circuler grâce et malgré eux avec les avatars de tout transport ">>

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