Transmettre
: illusion,
défi, ou acte d'espérance
? Cette
semaine, une jeune étudiante de mon
entourage vient de déposer une
thèse d'ethno-psychiatrie sur "
Les griots : porteurs de
mémoire ", pensée au
rythme lent de la voix et du pas de ces
hommes d'Afrique. En même temps, la
presse se fait l'écho d'une
nouvelle scientifique selon laquelle une
explosion observée par les
astronomes serait le fruit de
l'effondrement d'une étoile datant
de 12, 7 milliards
d'années-lumière,
c'est-à-dire relativement proche du
big-bang. : " Image de l'enfance de
l'univers " dit le journal Le Monde et
fruit d'une violence archaïque. Un
espace-temps hors de notre imagination
humaine. Un dimanche de septembre, la
journée du patrimoine bat son plein
en France : " Quand souffle le vent du
changement, chacun s'accroche à ses
racines ", écrit alors le
journaliste Jacques
Duquesne. Lutter
contre la finitude Vertige
de transmettre, tentative de tous les temps dans le
paradoxal : transmettre la vie, les savoirs, les
croyances ou les patrimoines, lutter contre
l'oubli. Alors que le passé ne semble plus "
faire tremplin ", les musées connus ou
méconnus, la conservation du patrimoine, le
recyclage des produits jetables, les recherches
généalogiques, " le goût de
l'archive " (voir l'historienne Arlette Farge)
tentent de contrebalancer
l'éphémère. Un tracé
d'autoroute est régulièrement
suspendu pour laisser les archéologues
relever les vestiges carolingiens mis à nus
par les travaux dans le ventre ouvert de la terre,
tandis que les occupants d'un territoire tentent
ailleurs d'éradiquer les uvres d'arts
ou les monuments des vaincus.
" La transmission en panne ", "
Transmettre un défi impossible ", "
Eloge de la transmission ", " Risquer la
transmission ", " La transmission en
question ", " Devoir de mémoire ",
" Crise de la transmission de la foi ", "
Transmettre son patrimoine ", "
Transmissions psychiques inconscientes ",
" La transmission des patronymes "
Les titres de livres, d'articles, de colloques, de
débats s'alignent fiévreusement pour
traduire l'angoisse des sociétés et
des individus face à
l'accélération du temps, à
l'incertitude des modèles, à la
complexité des modes de transmission,
à la surinformation qui brouille l'essentiel
: " le dur désir de durer " comme le
poétisait Paul Eluard qui interrogeait
l'énigme de la vie et de la
mort.
Ce mouvement de transfert suppose des
acteurs- celui qui transmet et celui qui
reçoit l'héritage, qu'il soit un
individu ou une institution-, un contenu
à transmettre, un véhicule -
l'objet intermédiaire- , et un sens
à faire émerger dans un contexte
évolutif.
Ces quatre pôles sont indissociables et
posent pour tous les types de transmission les
questions de la compétence des acteurs, le
choix des contenus et de leur mode de circulation-
qu'il s'agisse des savoirs, de la
répartition des biens pour une donation
à des enfants ou des croyances, des rites et
des valeurs d'une religion, et la
détermination d'un horizon commun qui se
construit en marchant et ne se détermine pas
a-priori ou d'un " Grand
Architecte".
Si transmettre est l'impératif de toute
société pour perdurer et inscrire
l'individu dans une communauté humaine,
cette transmission ne peut se faire qu'à
travers des médiations : des êtres
vivants ou des choses, des espaces ou des objets,
des corps individuels ou des institutions, tout ce
que le
psychanalyste Winnicott
rassemblait sous le concept d'objets transitionnels
et qui fait inventer par le philosophe Régis
Debray, le concept de médiologie. Parmi les multiples facettes
du sujet, je vois émerger des questions
essentielles. Le désir
de transmettre et de recevoir
La question du sens est étroitement
liée au désir que Levinas exprimait
ainsi : " Le temps va quelque part " : s'il y a
trans-mission, il y a mouvement. De quelle mission
s'agit il ? Pour qui , pourquoi et pour- quoi
transmettre ?
Que serait une humanité sans
mémoire ?Deux dimensions rendent
compte de cette question : un axe vertical,
diachronique qui traverse les
générations, dans une
démarche de filiation réelle
ou symbolique, où l'adulte,
l'ancêtre, le parent, le
maître, le guide spirituel sont en
position haute, et un axe
horizontal où se partagent des
expériences, des expressions
artistiques, des témoignages, des
récits de vie que le philosophe
Régis Debray, lui, fait
plutôt relever du registre de la
communication. Je ne fais pas pour ma part
cette distinction et considère que
l'axe vertical et l'axe horizontal,
relèvent tous deux de la
transmission, l'une à travers le
temps, l'autre à travers
l'espace.
L'axe diachronique a pour fonction
d'inscrire l'individu dans une
généalogie et d'assurer une
filiation historique. Mais l'homme a
également besoin pour tisser un
lien social dans le présent, de
cet axe horizontal , "
géographique ", spatial, qui
génère de l'affiliation
. L'axe
vertical, se subdivise lui-même
en deux circuits .
*L'un, relève de la
transmission
intergénérationnelle,
c'est-à-dire entre deux
générations en contact dans
le présent , qu'il s'agisse des
parents ou des grand- parents ( le
rôle de ces derniers est mis en
avant actuellement , avec
l'éclatement des familles)
. Les
choses se transmettent là
par la parole, l'imitation, le
verbal et le non-verbal, de
façon visible ou à
notre insu, et par des objets
intermédiaires. Tu
es pressé
d'écrire, Comme
si tu étais en retard sur
la vie. S'il
en est ainsi fais cortège
à tes
sources. Hâte-toi. Hâte-toi
de transmettre Ta
part de merveilleux de
rébellion de
bienfaisance. Effectivement
tu es en retard sur la
vie, La
vie inexprimable, La
seule en fin de compte à
laquelle tu acceptes de
t'unir
René
Char.
Le marteau sans maître,
1934 Pour que ceux qui
en bénéficient,
héritiers ou pairs puissent
s'inscrire pleinement dans le processus
d'humanisation évoqué par
Edgar Morin, les savoirs doivent emprunter
ces deux chemins. Celui de la
flèche du temps, chère
à Hubert Reeves qui
détermine la complexification des
connaissances, et l'axe horizontal qui par
la diffusion des savoirs n'a pas seulement
fonction d'informer, mais d'assurer une
véritable coopération
humaine.
L'exemple des créations artistiques de
rescapés de génocides l'illustre bien
: en vertical, il se transmet la mémoire
historique des faits et des souvenirs , et dans
l'horizontal le témoignage partagé,
réintègre l'individu dans la
communauté humaine dont la folie des hommes
avait tenté de
l'éradiquer. L'asymétrie
" Il faut creuser la différence pour
transmettre ", affirme Gabriel Ringlet. Dans
les postures classiques, la relation
pédagogique ou celle du maître au
disciple, est fondamentalement dissymétrique
pour que circulent les savoirs.
L'autorité, au sens étymologique
de " faire croître ", " rendre
auteur ", qui ne peut se confondre avec la
coercition, est la condition nécessaire pour
éveiller le désir de savoir, en
sachant bien que la transmission est par avance
fissurée par le choc des mondes de chacun
des acteurs.
Cependant, dans certaines formes de circulation
des savoirs, comme dans Les
Réseaux réciproques de
savoirs (RERS),
l'asymétrie est moins évidente et
s'exprime dans l'alternance des influences. Nous
sommes aussi désormais confrontés
à des situations nouvelles où il y a
renversement des filiations d'apprentissages comme
nous le voyons dans l'habileté des petits
enfants qui initient les parents ou les
grands-parents aux mystères et
embûches des ordinateurs,
téléphones portables, appareils de
photos numériques et autres technologies de
pointe sans cesse renouvelées. Il n'y a pas de
progrès sans perte. Jean
Paulhan Non seulement la
transmission a pris le pas sur la tradition, mais
elle est constamment prise dans une tension entre
des exigences et objectifs contraires : perpétuer et
sauvegarder tout en diffusant,
séparer pour relier et unir
à nouveau, conserver et changer,
concilier la tradition et l'innovation,
entre rupture et
continuité.
En fait la transmission ne se justifie que pour
affronter l'énigme de la vie et de la mort :
nous héritons en premier lieu parce qu'il y
a mort et disparition, et donc elle ne peut se
confondre avec la répétition : " On
ne se baigne jamais deux fois dans le même
fleuve " proclamait déjà la sagesse
d'Héraclite.
Nous avons en nous une
mémoire du futur.
Ça peut paraître
étrange, mais c'est cette
mémoire du futur qui peut
nous guider vers un monde qui ne
sera pas, je pense, sans
convulsions; il est impossible de
naître sans
déchirure. (...) Il n'y
aura pas de lendemains qui
chantent (...) La
difficulté d'être au
monde est continue.
Comme on parle maintenant de
formation continue', je parlerais
de "naissance
continue".
Transmettre, c'est perdre plusieurs fois
: d'une part, nous savons que nous
avons déjà perdu une partie
de ce que nous avions reçu, d'autre
part quand nous transmettons un savoir ou
des valeurs, l'acte même nous
modifie et modifie ce que nous savions en
fonction de ce que nous avons dû
mettre en jeu pour accéder à
l'autre. Enfin nous perdons une
troisième fois quand nous
constatons ce que l'élève,
le disciple, nos enfants, les
acquéreurs de notre patrimoine
professionnel, les
bénéficiaires d'une donation
ont ajouté ou retiré
à ce qui circule.
On perçoit là en effet,
la différence entre une
transmission compulsive,
répétitive,
pétrifiante et celle, trophique,
créatrice, féconde, propre
au sujet désirant comme
l'évoque Jacques Hassoun dans
"Les contrebandiers de la
mémoire ". Si tout acte
fondateur et créateur
procède de la transmission, c'est
parce que chacun doit pouvoir retrouver
une part de familiarité pour
affronter le nouveau sans angoisse
.
Lorsqu'il s'agit de transmettre des
savoirs, les grands pédagogues
savent bien qu'ils ne sont que des
passeurs de quelque chose qui a fait trace
en eux, dont ils ne sont pas
propriétaires et qui va circuler
grâce et malgré eux avec les
avatars de tout trans-port
Si la transmission est plus en
métamorphose qu'en crise, c'est
peut être parce que dans un monde
aux repères mouvants, aux savoirs
éclatés, elle est
amenée à l'angle des axes de
mémoire et de coopération,
à trouver des " lieux communs "
réels ou symboliques qui permettent
de vivre ensemble : défi ou acte
d'espérance ? " Souviens toi de ton
futur "
. Eloge de la
Transmission Le maître et
l'élève Albin Michel,
Itinéraires du
savoir Génocides :
transmissions et identités. L'art de la paix.
in "Revue de psychologie
de la motivation" n°28,. Paris,
p.138-151 (2 semestre 1999) Réactions < <Tout cela met
du baume au coeur à qui croit au travail de
transmission du savoir . Jadhère
complètement à tout ce qui y est dit.
Merci et bravo>> << je note
cette phrase :" Lorsqu'il s'agit de transmettre des
savoirs, les grands pédagogues savent bien
qu'ils ne sont que des passeurs de quelque chose
qui a fait trace en eux, dont ils ne sont pas
propriétaires et qui va circuler grâce
et malgré eux avec les avatars de tout
transport ">>
*L'autre, relève du
transgénerationnel, au sens clinique,
c'est-à-dire de la transmission psychique
inconsciente, circule le plus souvent dans l'insu
à travers les secrets de famille,
émerge parfois dans les pathologies, mais
aussi dans le mystère des choix
professionnels, des réussites et
échecs, des choix amoureux ou des vocations.
Comme le rappelle le psychanalyste Serge Tisseron,
ces phénomènes relèvent
d'hypothèses et donnent lieu plutôt
à des influences qu'à des
déterminations, car celui qui en
hérite a sa propre liberté pour
métaboliser à sa manière ce
qui circule .
C'est
accepter l'idée que l'on ne transmet
pas à l'identique et que ce que l'on
fait circuler est destiné à
être altéré par le monde
spécifique de l'héritier qui va
l'interpréter.
" J'ai
mis trente ans à faire le deuil
de quelque chose qui ne m'appartenait
pas " prononce la vieille
directrice dans " Les
mémoires de Jeanne de Valois
" d'Antonine Maillet, qui a vu le
gouvernement canadien reprendre et
transformer l'école qu'elle
avait crée.