Les
souvenirs d'enfance sur les
maths
- N: Est-ce que vous pourriez me dire
comment vous êtes devenu professeur de
mathématiques ?
- P: J'ai de tout temps été
attiré par les mathématiques.
Je n'en ai pas de souvenirs très
précis, mais d'après ce que
racontaient mes parents, c'est déjà
vers l'âge de deux à trois ans que je
m'intéressais particulièrement aux
chiffres, je m'amusais par exemple à faire
des calendriers ... j'en ai encore un qui date
d'avant la guerre de 1914 et qui allait jusqu'en
1952 ...
- N: ... des calendriers ...
- P: Oui, et je savais par coeur les
correspondances entre les jours du mois et si
c'était un lundi, un dimanche, etc. pour
deux ou trois ans, aux environs des années
12, 13, 14, ... Mon père qui était
lui même professeur de collège,
n'aimait pas tellement me voir faire cela.
Donc, j'ai su écrire les chiffres avant
de savoir écrire les lettres et lui qui
était plutôt tenté par
l'histoire, m'a mis dans les sections
littéraires. Je n'étais pas
tellement enchanté de cela mais j'avais
obtenu la promesse que si je réussissais le
bac de première A, il me permettrait de
passer en Math-Elem. En première, j'ai eu la
chance d'avoir un professeur extrêmement
intéressé par les
mathématiques. Je m'étais posé
des questions à propos de l'extraction des
racines carrées de 2, car après tout
pourquoi cette méthode compliquée ?
Si on cherchait dans une table de carrés, on
pouvait regarder s'il n'y avait pas un carré
dont le double serait aussi presque un
carré; ainsi 52 = 25, deux fois
25 c'est 50; or il y a un carré voisin 49.
Ainsi 7/5 est déjà une bonne
approximation de racine de 2 et en regardant
systématiquement dans la table, j'avais
découvert une loi de récurrence entre
les différentes solutions de
l'équation x2 - 2y2 =
1. Je suis donc allé trouver mon professeur
pour lui demander s'il pouvait me donner quelques
indications là-dessus. Il m'a dit: je crois
que cela me rappelle quelque chose, cela doit
être en relation avec ce qu'on appelle les
fractions continues; il m'a expliqué
finalement tout ce qu'étaient les fractions
continues et je dirai que tout mon travail
ultérieur a tourné autour de cette
question et tout ce que j'ai fait a pour
origine cette théorie des fractions
continues que j'avais essayé de
généraliser ... les
problèmes de théorie des nombres
m'ont toujours passionné.
- N: Oui ...
- P: A l'Ecole Normale, après la
sortie, le Directeur m'a demandé ce que je
voulais faire, je lui ai dit: je veux faire la
théorie des nombres. Il a levé les
bras au ciel, en me disant: mais comment ? vous
savez bien qu'il n'y a personne en France qui en
font ! faites donc les fonctions de variables
complexes. Je lui ai répondu: je ne ferai
jamais les fonctions de variables complexes et si
je ne réussis pas cela ... j'aimerais autant
faire de l'enseignement secondaire ! Evidemment,
j'ai fait beaucoup de fonctions de variables
complexes, parce qu'on ne peut guère faire
de théorie des nombres sans faire de
variables complexes.
- N: Est-ce que vous voyez une
relation entre les calendriers et la théorie
des nombres ?
- P: Eh ! Oui ! parce que c'est des
chiffres, c'est le plaisir d'écrire des
chiffres ou d'avoir des relations entre les
chiffres ... toutes les sept fois, il se
trouvait un dimanche que j'écrivais en
rouge, les autres étaient en noir, cela
m'amusait d'écrire des chiffres et de
trouver des relations.
Le
désir d'absence de trou
C'est un de mes cousins qui raconte cela, mais
cela paraît quand même un peu
extravagant: il prétend que quand j'avais un
an, ou deux ans probablement puisque je parlais, je
l'ai amené devant une image où il y
avait quatre trèfles à quatre
feuilles. Je lui ai dit. regarde René comme
c'est curieux: là il y a quatre feuilles,
là il y a quatre feuilles, là il y a
quatre feuilles, là il y a quatre feuilles
et cela fait seize feuilles, et si on prend ici
quatre et quatre et là quatre et quatre,
cela fait deux fois quatre, cela fait huit ici et
encore une fois, deux fois huit cela fait seize. Je
lui aurais dit des choses de ce genre, je pense
qu'il a dû romancer un peu mais en tout cas,
c'était une des questions qui
m'intéressaient. De même, prendre un
ruban de deux mètres et compter les
différents nombres ou compter les
numéros sur les poteaux
télégraphiques, j'allais
repérer ces poteaux les uns après les
autres et il ne fallait pas que j'en manque
un. Il y avait le plaisir de
collectionner, de classer les choses, je pense
qu'il devait y avoir cela. Je me suis amusé
à collectionner des timbres, des papillons,
toutes sortes de choses, je pense que c'est un
petit peu en liaison avec le fait d'aimer les
classifications et le fait qu'il n'y ait pas
de trou dans les séries ...
- N: Mais quand vous trouviez un trou
qu'est-ce qui se passait ?
- P: Je n'étais pas
heureux, j'essayais de le combler d'une
façon ou d'une autre; il me fallait une
construction bien achevée, sans
intermédiaire: je n'aime pas les choses
où il fallait admettre. Ainsi, dans
l'enseignement secondaire: quand on faisait de la
géométrie, je ne savais pas ce qu'on
admettait, ce qu'était une droite et l'image
du fil tendu cela ne m'a jamais satisfait; j'ai
trouvé qu'il y avait un cercle vicieux,
qu'il y avait quelque chose qui n'allait pas
et à l'époque, je n'ai pas pu obtenir
d'explication de la part de mon professeur parce
que lui-même n'était pas non plus
très sûr sur cette
affaire-là; c'est bien plus tard avec
l'axiomatique que j'ai vu comment on pouvait sortir
de ces difficultés ...
- N: Oui, il manquait quelque chose
à ce moment-là ?
- P: Oui, je ne savais plus si on faisait
de la physique ou si on faisait des
mathématiques ... Je n'aime pas les calculs
compliqués. Evidemment, il y a des
démonstrations qui nécessitent
quelquefois des calculs horribles, mais je me
demandais toujours: est-ce qu'il n'y a pas quand
même un chemin plus direct, qui
éviterait un certain nombre de calculs ?
A ce sujet, je me souviens de la première
composition en hypotaupe: je sortais d'un
collège et je ne savais rien du tout; or le
professeur nous avait donné une
équation du second degré dont le
discriminant s'étalait sur deux lignes au
moins. Alors j'ai fait la discussion correspondante
et je n'en étais pas satisfait. J'ai donc
cherché dans tous les sens ... et puis, j'ai
eu l'idée de faire un changement d'axes et
les affaires se sont arrangées admirablement
malgré la complication du discriminant; je
tenais toute la discussion. Mais je me suis fait
attraper par mon prof de taupe qui m'a dit: vous
faites comme le cheval qui doit sauter par-dessus
un obstacle et qui, au lieu de sauter
par-dessus, tourne autour, j'avais voulu voir
si vous saviez calculer et vous, vous évitez
tous les calculs ... J'ai été
vexé!
- N: Vous étiez vexé
...
- P: Eh oui ! Parce que j'avais fait tout
le reste, j'avais fait le grand calcul avant, et
c'est parce qu'il était trop encombrant que
ça ne m'avait pas satisfait, alors voir que
mon effort n'était pas
apprécié (rires).
La
beauté des maths
Le mathématicien, je crois, est sensible
à une certaine beauté d'une
construction; on parle de belles
théories, mais, en général, on
ne dira pas qu'une théorie compliquée
est une belle théorie mais
plutôt lorsqu'elle contient de
l'inattendu, des rapprochements
inattendus entre des parties des
mathématiques ... Je ne sais pas ce que vous
en pensez mais probablement si vous êtes
devenu mathémacien, c'est parce que
ça vous a attiré et que vous
trouviez que c'était joli. On ne
décide pas de devenir mathématicien,
c'est parce qu'on aime les raisonnements,
les devinettes, les problèmes, des choses
comme cela, les mots croisés, les
jeux de réflexion, les jeux
d'échecs, je pense que tout cela, ce sont
des indices.
Les
maths : une affaire personnelle
Quand il y a quelqu'un qui vient me dire: je
voudrais faire une thèse, donnez-moi un
sujet: eh bien! non, le sujet c'est vous qui
devez le trouver, vous devez m'apporter une
centaine de questions que vous vous posez et
ensuite, sur ces cent questions, nous pourrons
élaguer; je vous dirai: ceci c'est fait,
ceci parait peut-être trop difficile, mais
là, il y a peut-être quelque chose
à chercher, etc. parce qu'au fond une
thèse de mathématiques, c'est
avoir soi-même une idée et non
celle du professeur; c'est tout à fait
différent d'une thèse de sciences
expérimentales où vous avez un
appareil et avec lequel il faut faire des
expériences. En mathématiques, il
faut avoir soi-même une idée si on
veut progresser.
- N: Ça me rappelle ce que vous
disiez tout à l'heure: vous aviez votre
idée et votre intérêt pour les
nombres, alors que votre père
s'intéressait davantage à l'histoire
...
- P: A l'histoire ... oui ...
- N: ... l'important c'était
votre idée.
- P: Eh ! oui, et heureusement que
j'ai tenu ferme parce que je crois que je
n'aurais jamais rien fait en lettres, rien de
sérieux ... Mon premier élève
à être allé au-delà de
l'agrégation est M. DAVID, il a fait
une thèse sur la théorie des nombres,
qui est très jolie, et qui reste encore un
petit monument. On ne l'a pas encore très
bien comprise mais elle mériterait
d'être continuée ... c'est autour des
fractions continues ...
Deux
"sources" au maths
Un certain nombre de mathématiciens ont
créé BOURBAKI pour essayer
d'introduire des structures dans les
mathématiques et on m'avait demandé
d'y participer: j'avais la mission d'essayer de
trouver des structures pour la théorie des
nombres; mais cela ne marchait pas, il n'y a pas de
structures là-dedans et finalement BOURBAKI
a renoncé à faire quelque chose en
théorie des nombres. Maintenant, je commence
à peu près à savoir pourquoi:
je pense que les mathématiques dans leur
ensemble procèdent de deux sources et
la première source évidemment
à laquelle tout le monde pense, c'est
l'expérience, et la physique ou la chimie
... Ces domaines posent certains problèmes
qui font progresser les mathématiques,
mais il y en a une autre qui me semble tout
aussi importante c'est la théorie des
nombres. Les problèmes posés par les
nombres entiers nécessitent de tels travaux
et de telles réflexions que finalement
c'est de là que sortent à peu
près la moitié des théories
mathématiques. Je ne donnerai qu'un exemple,
enfin l'exemple le plus connu: c'est la
théorie des groupes. C'est pour
résoudre certaines équations que
GALOIS et ABEL avaient créé la
théorie des groupes. Mais il y en a d'autres
auxquels on pense moins: les espaces
vectoriels.
Tout le monde parle des espaces vectoriels et
tout le monde croit que c'est dû à la
mécanique, ce n'est pas vrai, les espaces
vectoriels proviennent de l'étude
algébrique de l'extension des corps.
- N: Pourquoi vous êtes-vous
intéressé plutôt à ce
type de mathématiques abstraites,
plutôt qu'à l'autre type de
mathématiques ?
- P: Mais j'aime aussi
énormément les mathématiques
appliquées; par exemple, j'ai toujours
aimé faire des calculs et vérifier
ensuite expérimentalement pour voir si cela
colle bien et si cela donne des résultats.
Je me suis construit des petits appareils et
même, à un moment donné, je me
suis demandé si je n'étais pas
plutôt fait pour être physicien, vous
voyez j'ai créé le certificat de
T.M.P., je continue à enseigner les
mathématiques en physique parce que
l'utilisation des mathématiques dans la
physique m'intéresse.
Les
deux pôles de la vie
- N: Est-ce que vous avez eu
l'impression d'une évolution ?
- P: Non, j'ai toujours eu ce goût
pour les deux à la fois. Mais
malgré tout, je crois que j'étais
mathématicien et que mathématicien
malheureusement ...
- N: Pourquoi malheureusement
?
- P: Parce qu'il y a quand même
deux pôles dans la vie, il y a d'une part
la raison: les mathématiques cela en
est la forme la plus évoluée, mais il
y a aussi la sensation, le sentiment avec
tous ses développements, avec les arts et
toutes ces choses-là; cela c'est au moins
aussi important, si non plus, que le
raisonnement pur et dans cette deuxième
partie je n'aurais pas aussi bien réussi
qu'en mathématiques; donc je dis que je suis
un petit peu trop orienté vers les
mathématiques; je connais des gens qui sont
beaucoup plus équilibrés.
- N: Vous en souffrez ou vous avez
l'impression que c'est normal ?
- P: On ne peut pas dire que j'en
souffre, mais je préférerais avoir un
peu plus de choses. Je m'intéresse quand
même un petit peu à certaines choses
... je m'intéresse en particulier à
la musique mais pas de façon aussi intense
que je m'intéresse aux
mathématiques.
Être
à la "source", à
"l'origine"
Finalement, j'ai toujours été
attiré par les mathématiques et
par des choses plus physiques comme l'astronomie
par exemple. Cela m'a passionné, quand
j'étais gosse je dévorais des
livres d'astronomie plus que les romans. Les
romans m'intéressaient moins que les livres
d'astronomie quand je pouvais en avoir ... la
physique m'intéressait, la biologie aussi.
Voir le monde, cette immensité
m'impressionne encore toujours. A
l'agrégation, par exemple, j'aurais
aimé avoir à faire une leçon
de cosmographie de façon à pouvoir
expliquer comment, avec des observations, sans
instruments, on pouvait avoir une idée de
l'ordre de grandeur, je ne dis pas une mesure
précise, mais de l'ordre de grandeur des
événements célestes ...
J'aimais bien montrer qu'on pouvait par le
raisonnement, obtenir des choses qu'il suffisait de
vérifier ensuite par une mesure ... je me
suis amusé par exemple à mesurer la
hauteur du beffroi de ma ville. J'avais construit
un petit appareil qui me permettait de mesurer un
certain angle, puis je mesurais une distance et je
faisais le calcul de la hauteur. Ensuite, je suis
allé vérifier, je suis monté
en haut, j'ai laissé pendre une ficelle et
ça collait bien ... j'étais
très content ...
Il y a encore des tas de questions qui se
posent. Tous les problèmes de théorie
des nombres s'énoncent simplement: tout
nombre pair est-il la somme de deux nombres
premiers ? ... Vous savez, ce n'est toujours pas
démontré ! ... C'est irritant parce
qu'on n'y arrive pas, on a inventé de belles
méthodes qui, finalement, ont envahi
toutes les mathématiques. C'est pour
cela que je pense que les mathématiques
doivent énormément à la
théorie des nombres, c'est une
discipline un peu à part mais qui est
à l'origine ...
- N: Qui est la source ?
- P: Il y a beaucoup de
mathématiciens à la suite de BOURBAKI
qui pensent que c'est la théorie des
ensembles qu'il faut mettre au
départ; eh bien ! je ne le pense pas, je
pense que c'est la théorie des nombres, des
nombres entiers, je préfère partir
des axiomes de PÉANO, ou des choses comme
cela pour définir les entiers la
théorie des ensembles s'est construite
après coup ...
- N: Vous semblez accorder beaucoup
d'importance à l'idée d'origine
...
- P: Oui, certainement, il faut avoir
une origine nette et claire. L'axiomatique, par
exemple, a permis d'y voir beaucoup plus clair
qu'autrefois où on mélangeait des tas
de choses. Pourquoi est-ce que les gens n'ont
jamais compris la relativité ? C'est parce
qu'ils ont mélangé l'espace physique
avec l'espace euclidien: ils ont cru que
c'était deux choses identiques et il y a
encore des esprits qui n'arrivent pas à se
défaire de l'idée que l'espace qui
nous entoure n'a pas de géométrie:
c'est nous qui mettons une géométrie
dans l'espace qui nous entoure ...
Les
mathématiques comme objet "projeté",
différent de la
"réalité"
- N: On peut presque dire qu'on
projette quelque chose dans l'espace.
- P: Oui, et il se trouve que cela colle
bien ... c'est un miracle ... Alors les gens
ont bien mélangé cela, mais ils n'ont
absolument rien compris à ce qu'était
la théorie de la relativité... c'est
une autre géométrie qu'on
projette sur l'espace et qui colle un peu mieux
que l'euclidienne, voilà tout ... rien ne
prouve qu'on ne pourra pas encore en trouver une
autre meilleure, etc.
- N: L'important c'est de bien
séparer la réalité de ce qu'on
projette dessus.
- P: Oui, et je crois que dans
l'enseignement c'est une chose qu'il faudrait qu'on
mette bien en évidence quand on parle
à des gosses; il faut dès le
début arriver à faire comprendre
qu'il y a deux démarches
différentes et il y a beaucoup trop de
gens qui font encore de la géométrie
en ne distinguant pas l'aspect mathématique
de l'aspect physique. Et moi, je pense que c'est
très mauvais du point de vue
pédagogique.
- N: Oui, c'est fondamental de
séparer ...
- P: Je crois que l'homme a mis assez
longtemps pour arriver à cela, il faut quand
même bien qu'on en profite.
- N: Sinon quel est le risque
?
- P: Mais c'est de ne pas pouvoir faire
de progrès parce qu'on reste trop
accroché à cela.
- N: On est trop accroché
à la réalité.
- P: Oui et cette
réalité, on pense que c'est la
construction mathématique ... Le
raisonnement c'est abstraction pure,
évidemment, suscitée par la
réalité et encore ? ... Quand vous
prenez les nombres p-adiques, alors là, pour
l'instant on ne voit encore aucune
motivation due à la
réalité; mais d'ici quelque temps on
trouvera dans la réalité des choses
pour lesquelles les nombres p-adiques formeront un
bon modèle. On ne l'a pas encore
jusqu'à présent, cela reste encore
entièrement dans l'esprit; or, il y a
des tas de théories construites sur les
nombres p-adiques, il y a des fonctions de
variables p-adiques, il y a des bouquins ... C'est
assez curieux: vous avez par exemple des
propriétés du genre suivant: pour
tout disque, on peut prendre comme centre n'importe
lequel de ses points, même un point qui
serait situé sur la circonférence,
donc deux disques ou bien ils sont concentriques ou
bien ils sont disjoints, vous n'avez que ces deux
possibilités; alors cela fait des tas de
problèmes ... bizarres ! Par exemple, la
fonction égale à 1 sur un disque et
à 0 ailleurs est partout continue, il n'y a
pas de discontinuité sur la
circonférence comme on pourrait le croire,
parce que deux points qui seraient de part et
d'autre de la circonférence sont à
une grande distance l'un de l'autre, ils ne peuvent
jamais être voisins.
- N: Au fond, cela donne beaucoup plus
de possibilités ...
- P: Je dis que j'ai bien compris ce
qu'était un réel seulement
après avoir compris les p-adiques.
- N: Oui, et si on reste trop
près de la réalité, il n'y a
pas d'autres possibilités.
- P: Oui, mais oui, il faut
s'abstraire de la réalité si on veut
faire des progrès. Donc, quand on veut
enseigner les mathématiques, il faut savoir
cela, même si on ne le dit pas encore
explicitement aux gosses ..................
La
naissance "d'enfants"
Donc ces nombres ont fait des petits, des
enfants partout, alors j'ai pu faire une
thèse ... mais j'ai été
nommé à Bordeaux pour enseigner les
probabilités, la statistique que je n'avais
jamais faites: cela m'a appris beaucoup de choses.
Là, j'ai essayé aussi d'avoir des
élèves: je n'en ai eu qu'un,
c'était DAVID et un collègue que j'ai
réussi finalement à intéresser
à la question; nous avons travaillé,
puis finalement quand on m'a proposé d'aller
à Paris, j'ai beaucoup hésité
parce que je me trouvais bien à Bordeaux,
mais je suis allé à Paris parce que
c'était là que je pouvais trouver des
élèves dans les écoles et
lentement, j'ai commencé par un, deux
élèves et finalement cela s'est
développé et maintenant, il y a
à peu près deux cents
théoriciens des nombres en France et cela
marche très bien.
- N: Vous avez beaucoup de descendants
...
- P: Pour ma thèse, c'était
même assez compliqué parce qu'il n'y
avait personne qui pouvait en faire un rapport, il
a fallu l'envoyer à l'étranger pour
avoir un rapport de quelqu'un de compétent,
alors que maintenant, il y a des théoriciens
des nombres, je crois, dans toutes les
Universités. En même temps, j'ai
essayé aussi de rentrer à
Polytechnique parce que je pensais qu'il n'y avait
que par l'intérieur qu'on pouvait atteindre
les polytechniciens et je dirai que presque la
moitié des gens qui font de la
théorie des nombres sont des
polytechniciens.
- N: C'est important pour vous d'avoir
des élèves ...
- P: C'est le rôle du professeur
(rires), un professeur sans élève !
... et, qu'est-ce que vous voulez, quand vous avez
trouvé une jolie chose, il faut quand
même avoir un public auquel le
raconter... et si vous n'avez pas
d'élèves, vous ne pouvez raconter
à personne!
Le
"déclic" de la
découverte
- N: Quand vous travaillez les
mathématiques, comment ça se passe ?
Vous êtes dans votre bureau ?
- P: Oh ! ici ou chez moi, n'importe
où ... on travaille par exemple à
autre chose et brusquement on pense à telle
chose ... on sent d'ailleurs quand cela
représente réellement un pas
nouveau, il y a une espèce de
déclic et même sans faire aucun
calcul on sent déjà que cela
marche. Alors on va à la maison et on va
essayer de voir si cela colle.
Il y a quelquefois des déceptions
d'ailleurs. Ma femme me le disait très
souvent "Oh! toi, je te connais, tu m'as dit que tu
as trouvé quelque chose et demain, tu
viendras me dire que c'est faux ...". On peut
avoir une idée avant de s'endormir ou quand
on a une insomnie. On pense à certain
problème qui vous a passionné
et très souvent la solution se
présente à ce moment-là.
Le fait d'écrire n'est pas absolument
indispensable. Par contre, on ne peut pas faire
une démonstration sérieuse sans
écrire, mais l'idée est en dehors
de toute écriture. Comment se
présente-t-elle ? Il faut
s'accrocher, il faut tourner, retourner la
question qui vous préoccupe sous tous ses
aspects, il faut y penser tout le temps, et
à certain moment il y a quelque chose qui
se déclenche et il y a quelquefois des
choses très simples auxquelles on n'avait
pas pensé, et on y pense que lorsqu'on a
tourné et retourné la question
...
... Vous connaissez bien le vieux
problème des logarithmes des nombres
négatifs: du temps de BERNOUILLI les gens se
disputaient: est-ce que cela avait un sens
logarithme de (-1) ou pas ? les uns disaient oui,
les autres disaient non et c'est EULER qui a
clarifié la question par l'introduction de
ex, où le logarithme de (-1)
était imaginaire, c'était i
. II a donc mis de l'ordre dans la question. Eh
bien! dans les p-adiques nous avons exactement le
même problème: actuellement les gens
disent: est-ce que le logarithme p-adique de p a un
sens ou est-ce qu'il n'en a pas ? Les uns disent
oui, on pourrait lui donner tel sens, les autres
pas. Eh bien ! il n'y a pas encore eu d'EULER
jusqu'à présent pour savoir comment
il faudrait faire ... Nous avons la chance d'en
être encore là, au stade où
étaient les mathématiciens du temps
d'EULER; donc vous avez tout un grand champ
vaste qui ne demande qu'à être
exploré, et comme cela a commencé
en 60, c'est-à-dire il n'y a pas même
vingt ans, pensez qu'il y a encore du travail
à faire ...
Invention
ou découverte?
Oui, est-ce que les mathématiques sont
préexistantes ou pas ? Parce qu'on a
un peu l'impression qu'on se promène dans
un terrain à explorer ... et pour lequel
il s'agit de trouver des chemins, des
voies d'accès; ensuite viennent les
topographes qui dressent les cartes d'Etat-Major,
c'est ce qu'on appelle BOURBAKI, ils dressent la
carte d'Etat-Major du terrain conquis. Les
topographes, eux, ne conquièrent pas
beaucoup de terrain, et ils sont toujours
obligés de modifier les cartes après
les découvertes nouvelles ...
- N: Oui, vous avez l'impression qu'on
explore un terrain ...
- P: Comme si cela existait
déjà.
-N: Comme si ça existait et
qu'il faille le découvrir.
- P: ... et je pense que tous les
mathématiciens ont cette sensation,
même s'ils ne le disent pas, ou qu'ils disent
le contraire. C'est un peu le même plaisir
que celui de l'explorateur.
- N: Oui, vous vous sentez
explorateur.
- P: C'est ça, oui, oui. Il suffit
de trouver un chemin, même
compliqué; ensuite on arrive à
trouver des chemins plus simples, mais très
souvent les démonstrations d'un nouveau
théorème sont d'abord très
compliquées mais ensuite tout s'arrange
...
- N: Qu'est-ce que c'est que ce
terrain à explorer ?
- P: On aimerait bien le savoir !
- N: Oui, vous n'y avez jamais
pensé ? ... quelque chose qu'on explore
...
- P: Oui, les mathématiques c'est
tout à fait ça, et elles semblent
s'étendre à l'infini.
- N: Oui.
- P: Plus on va et plus elles
s'ouvrent dans toutes les directions.
- N: Oui, quelque chose d'infini,
à votre avis.
- P: J'en ai l'impression, on a cette
sensation, je ne sais pas si cela correspond
à quelque chose.
- N: Ce qu'il y a
d'intéressant, c'est cette sensation qu'ont
les mathématiciens.
- P: Il y a des gens qui disent: que
peut-on encore trouver en mathématiques ?
Vous entendez souvent ce genre de question.
- N: Oui.
- P: Là, il n'y a pas de
problème.
- N: Oui, il y a toujours quelque
chose.
- P: Et même des choses très
jolies, très simples.
- N: A quoi, ça vous fait
penser ... une sorte de terrain, comme ça,
à l'infini ...
- P: ... Le développement se fait
comme un arbre qui croît, qui
croît ... ça s'arrêtera
peut-être un jour, mais je ne sais pas trop
... pas aussi longtemps qu'il y aura des hommes.
C'est curieux cette espèce de tissu
qui s'est développé là, dans
l'humanité et où tous les
mathématiciens se comprennent entre eux;
c'est ça aussi le plus remarquable; c'est la
seule chose humaine où vous pouvez dire
à quelqu'un: voilà, vous vous
êtes trompé à cet endroit,
ça c'est faux, et il est obligé de le
reconnaître. Voyez-vous ailleurs où on
puisse dire à quelqu'un: vous vous
êtes trompé, c'est faux ?
- N: C'est vrai, oui.
- P: Cela enseigne l'humilité et
on n'est jamais très sûr, mais...
Erreurs,
règles...
- N: Oui, on a besoin des
autres.
- P: Oui, oui; enfin on en a besoin
plus ou moins, mais en tout cas, les autres
peuvent vous montrer votre erreur et quand on
vous a montré votre erreur, il n'y a rien
à faire, il n'y a plus qu'à
s'incliner, c'est faux; effectivement, là on
n'avait pas fait le bon raisonnement ...
- N: Oui, c'est vrai, il n'y a qu'en
mathématiques ...
- P: Oui, c'est pour cela que souvent
les mathématiciens sont des hommes
très rigides, parce qu'ils
n'admettent pas les erreurs, vous ne trouvez
pas ? et ils se construisent aussi, souvent, une
image du monde très stricte ...
- N: C'est-à-dire qu'ils
n'acceptent pas les lacunes, comme vous le disiez
au début.
- P: Eh oui ...
- N: Et pourquoi cela ?
- P: Eh bien ! Il faut que tout marche
par des règles, c'est la règle
qui semble la chose essentielle au
mathématicien.
- N: La règle ...
- P: Qu'est-ce qu'un axiome ? C'est
une règle. La règle du
jeu: on a le droit de faire ceci ou
cela. C'est comme pour les échecs, pour
chaque pièce on a le droit à telle et
telle règle, et il n'y a pas
d'exceptions, on n'accepte pas une exception
à la règle, tout est
codifié à l'avance ... c'est
sans doute pour cela que je n'aime pas l'art sans
règles.
- N: Ah! oui ... dans les calendriers,
il y avait aussi des règles.
- P: Eh ! oui, il y avait des tas de
règles et c'est cela qui me
passionnait: tant de jours par mois ... et tous
les sept jours il y a un dimanche ...
- N: D'où venait cet amour des
règles que vous aviez déjà
à cet âge-là ?
- P: Il faut bien penser quand même
que c'est dans la nature humaine d'avoir des
règles, puisqu'on doit vivre en
société et vivre en
société n'est possible qu'avec des
règles, sinon je ne vois pas ...
Donc, il faut bien que cela soit inné,
sinon chaque homme vivrait de façon
individuelle.
- N: C'est ce qui permet de vivre avec
les autres ?
- P: De vivre avec les autres ...
- N: D'être uni aux autres
...
- P: Aussi, et que cela fasse une
société cohérente ... mais les
règles sont dans un certain sens assez
arbitraires. On peut imaginer des tas de
systèmes de règles différentes
et d'ailleurs dans les mathématiques, il y
en a aussi.
- N: Oui, l'important est qu'elles
existent.
- P: Oui ... il faut les avoir
posées ... ça me donne un
sentiment de malaise, l'absence de
règles.
- N: De malaise ?
- P: Je ne sais pas, je ne me sens pas
en sécurité ... on s'embarque
dans de la philosophie en ce moment.
- N: Non dans notre vécu ...
dans ce que vous représentez ...
Retour
aux enfant, petits enfants! (une nouvelle
généalogie)
- P: Eh ! bien, je dirai que c'est une
aventure passionnante et surtout par le fait qu'on
a des élèves qui continuent dans des
directions qu'on a commencées et qu'on n'a
pas pu continuer; c'est eux qui
développent, certains trouvent des choses
tout à fait nouvelles ... je suis
très content de ce qui s'est
passé.
- N: C'est une sorte de
paternité par les mathématiques
...
- P: Oui, on parle d'enfants,
petits-enfants, etc. J'ai déjà
un arrière petit-fils qui est mon
collègue à Paris, et qui a
maintenant de nouveaux élèves qu'il
est entrain de former: cela fera la
cinquième génération. Cela
fait quand même plaisir, ... et
surtout que pour cette discipline, qui n'existait
plus en France, maintenant la France est de nouveau
dans le peloton de tête.
-N: Ah! Bon ...
- P: Oui, maintenant nous pouvons nous
considérer comme les égaux des
Russes, des Américains, et l'école
française est bien appréciée:
alors ça fait tout de même
plaisir ... maintenant, j'ai l'impression
que je peux partir à la retraite avec la
sensation que ça continuera, que je n'ai
plus besoin de les soutenir: ils volent de leurs
propres ailes, ils vont faire autre chose que
ce que j'ai fait, alors ça va très
bien ...
La
culpabilité de faire certaines
mathématiques
- N: Il fallait recréer un
mouvement ?
- P: Oui, la difficulté,
c'était d'avoir des élèves au
départ parce qu'il y avait une espèce
d'état d'esprit parmi les jeunes
mathématiciens qui pensaient que la
théorie des nombres était une
occupation secondaire, que ce n'était pas
aussi noble que de faire par exemple de la
géométrie algébrique ou
d'autres théories de ce genre,
moi-même j'étais dans ce mouvement
aussi. Heureusement que j'ai pu passer une
année aux Etats-Unis, où il y avait
tout un groupe de théoriciens des nombres
qui m'avaient invité.
J'ai vu alors, de là-bas, l'image des
mathématiques françaises vue des
Etats-Unis. Eh! bien, cela m'a regonflé,
cela m'a redonné du courage et cela a
vraiment bien démarré à mon
retour des Etats-Unis parce que je me sentais
l'équivalent des autres
mathématiciens, puisqu'avant
j'étais toujours le petit garçon
... qui avait fait quelque chose d'un peu
défendu!
- N: Vous vous sentiez coupable
?
- P: Oui, de faire de la théorie
des nombres; je me disais: je fais quelque chose
qui m'amuse mais qui n'est peut-être pas ce
qu'il faudrait que je fasse. Mais mon
séjour aux Etats-Unis m'a donné
confiance en moi ... c'est important quand on veut
créer quelque chose. Alors, j'ai vu que la
théorie des nombres était
considérée comme une bonne
discipline.
- N. Etait admise ?
- P: Oui, était admise.
- N: Et pourquoi vous sentiez-vous
coupable ?
- P: Mais de faire des
mathématiques qui m'amusaient et non pas des
mathématiques que j'aurais dû
faire, des mathématiques nobles
... or, finalement, il faut faire dans les
mathématiques ce qui vous plaît,
c'est la première des
règles.
Tiré du livre:
"Entretiens
avec des
mathématiciens"
La
motivation
pour une discipline n'est pas
affaire de "gadgets".
Elle
s'inscrit dans la
personnalité du sujet par
l'intermédiaire de la
représentation
qu'il a de cette
discipline.
On
peut voir comment dans cette
entretien la notion de
"règle" a de l'importance,
comment se constitue une
généalogie
fantasmatique pouvant exister
aussi chez des professeurs de
littérature dans laquelle
ils trouvent des substituts
généalogiques.
On
remarquera aussi la
difficulté d'un entretien
quand apparaissent les
défenses ("je ne me sens
pas en
sécurité"avec
retour en arrière pour la
thématique).
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