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ENTRETIEN AVEC LE MATHEMATICIEN

Charles PISOT

 

Les sous-titres et les caractères gras sont de ma responsabilité.

             Les passages en caractère gras signalent ce que j'entends comme aspect affectif pouvant, de mon point de vue, entrer dans la catégorie des interactions "cognitivo-émotionnelles" P= Charles PISOT et N= Jacques NIMIER

 

Les souvenirs d'enfance sur les maths

- N: Est-ce que vous pourriez me dire comment vous êtes devenu professeur de mathématiques ?

- P: J'ai de tout temps été attiré par les mathématiques. Je n'en ai pas de souvenirs très précis, mais d'après ce que racontaient mes parents, c'est déjà vers l'âge de deux à trois ans que je m'intéressais particulièrement aux chiffres, je m'amusais par exemple à faire des calendriers ... j'en ai encore un qui date d'avant la guerre de 1914 et qui allait jusqu'en 1952 ...

- N: ... des calendriers ...

- P: Oui, et je savais par coeur les correspondances entre les jours du mois et si c'était un lundi, un dimanche, etc. pour deux ou trois ans, aux environs des années 12, 13, 14, ... Mon père qui était lui même professeur de collège, n'aimait pas tellement me voir faire cela.

Donc, j'ai su écrire les chiffres avant de savoir écrire les lettres et lui qui était plutôt tenté par l'histoire, m'a mis dans les sections littéraires. Je n'étais pas tellement enchanté de cela mais j'avais obtenu la promesse que si je réussissais le bac de première A, il me permettrait de passer en Math-Elem. En première, j'ai eu la chance d'avoir un professeur extrêmement intéressé par les mathématiques. Je m'étais posé des questions à propos de l'extraction des racines carrées de 2, car après tout pourquoi cette méthode compliquée ? Si on cherchait dans une table de carrés, on pouvait regarder s'il n'y avait pas un carré dont le double serait aussi presque un carré; ainsi 52 = 25, deux fois 25 c'est 50; or il y a un carré voisin 49. Ainsi 7/5 est déjà une bonne approximation de racine de 2 et en regardant systématiquement dans la table, j'avais découvert une loi de récurrence entre les différentes solutions de l'équation x2 - 2y2 = 1. Je suis donc allé trouver mon professeur pour lui demander s'il pouvait me donner quelques indications là-dessus. Il m'a dit: je crois que cela me rappelle quelque chose, cela doit être en relation avec ce qu'on appelle les fractions continues; il m'a expliqué finalement tout ce qu'étaient les fractions continues et je dirai que tout mon travail ultérieur a tourné autour de cette question et tout ce que j'ai fait a pour origine cette théorie des fractions continues que j'avais essayé de généraliser ... les problèmes de théorie des nombres m'ont toujours passionné.

- N: Oui ...

- P: A l'Ecole Normale, après la sortie, le Directeur m'a demandé ce que je voulais faire, je lui ai dit: je veux faire la théorie des nombres. Il a levé les bras au ciel, en me disant: mais comment ? vous savez bien qu'il n'y a personne en France qui en font ! faites donc les fonctions de variables complexes. Je lui ai répondu: je ne ferai jamais les fonctions de variables complexes et si je ne réussis pas cela ... j'aimerais autant faire de l'enseignement secondaire ! Evidemment, j'ai fait beaucoup de fonctions de variables complexes, parce qu'on ne peut guère faire de théorie des nombres sans faire de variables complexes.

- N: Est-ce que vous voyez une relation entre les calendriers et la théorie des nombres ?

- P: Eh ! Oui ! parce que c'est des chiffres, c'est le plaisir d'écrire des chiffres ou d'avoir des relations entre les chiffres ... toutes les sept fois, il se trouvait un dimanche que j'écrivais en rouge, les autres étaient en noir, cela m'amusait d'écrire des chiffres et de trouver des relations.

Le désir d'absence de trou

C'est un de mes cousins qui raconte cela, mais cela paraît quand même un peu extravagant: il prétend que quand j'avais un an, ou deux ans probablement puisque je parlais, je l'ai amené devant une image où il y avait quatre trèfles à quatre feuilles. Je lui ai dit. regarde René comme c'est curieux: là il y a quatre feuilles, là il y a quatre feuilles, là il y a quatre feuilles, là il y a quatre feuilles et cela fait seize feuilles, et si on prend ici quatre et quatre et là quatre et quatre, cela fait deux fois quatre, cela fait huit ici et encore une fois, deux fois huit cela fait seize. Je lui aurais dit des choses de ce genre, je pense qu'il a dû romancer un peu mais en tout cas, c'était une des questions qui m'intéressaient. De même, prendre un ruban de deux mètres et compter les différents nombres ou compter les numéros sur les poteaux télégraphiques, j'allais repérer ces poteaux les uns après les autres et il ne fallait pas que j'en manque un. Il y avait le plaisir de collectionner, de classer les choses, je pense qu'il devait y avoir cela. Je me suis amusé à collectionner des timbres, des papillons, toutes sortes de choses, je pense que c'est un petit peu en liaison avec le fait d'aimer les classifications et le fait qu'il n'y ait pas de trou dans les séries ...

- N: Mais quand vous trouviez un trou qu'est-ce qui se passait ?

- P: Je n'étais pas heureux, j'essayais de le combler d'une façon ou d'une autre; il me fallait une construction bien achevée, sans intermédiaire: je n'aime pas les choses où il fallait admettre. Ainsi, dans l'enseignement secondaire: quand on faisait de la géométrie, je ne savais pas ce qu'on admettait, ce qu'était une droite et l'image du fil tendu cela ne m'a jamais satisfait; j'ai trouvé qu'il y avait un cercle vicieux, qu'il y avait quelque chose qui n'allait pas et à l'époque, je n'ai pas pu obtenir d'explication de la part de mon professeur parce que lui-même n'était pas non plus très sûr sur cette affaire-là; c'est bien plus tard avec l'axiomatique que j'ai vu comment on pouvait sortir de ces difficultés ...

- N: Oui, il manquait quelque chose à ce moment-là ?

- P: Oui, je ne savais plus si on faisait de la physique ou si on faisait des mathématiques ... Je n'aime pas les calculs compliqués. Evidemment, il y a des démonstrations qui nécessitent quelquefois des calculs horribles, mais je me demandais toujours: est-ce qu'il n'y a pas quand même un chemin plus direct, qui éviterait un certain nombre de calculs ?

A ce sujet, je me souviens de la première composition en hypotaupe: je sortais d'un collège et je ne savais rien du tout; or le professeur nous avait donné une équation du second degré dont le discriminant s'étalait sur deux lignes au moins. Alors j'ai fait la discussion correspondante et je n'en étais pas satisfait. J'ai donc cherché dans tous les sens ... et puis, j'ai eu l'idée de faire un changement d'axes et les affaires se sont arrangées admirablement malgré la complication du discriminant; je tenais toute la discussion. Mais je me suis fait attraper par mon prof de taupe qui m'a dit: vous faites comme le cheval qui doit sauter par-dessus un obstacle et qui, au lieu de sauter par-dessus, tourne autour, j'avais voulu voir si vous saviez calculer et vous, vous évitez tous les calculs ... J'ai été vexé!

- N: Vous étiez vexé ...

- P: Eh oui ! Parce que j'avais fait tout le reste, j'avais fait le grand calcul avant, et c'est parce qu'il était trop encombrant que ça ne m'avait pas satisfait, alors voir que mon effort n'était pas apprécié (rires).

La beauté des maths

Le mathématicien, je crois, est sensible à une certaine beauté d'une construction; on parle de belles théories, mais, en général, on ne dira pas qu'une théorie compliquée est une belle théorie mais plutôt lorsqu'elle contient de l'inattendu, des rapprochements inattendus entre des parties des mathématiques ... Je ne sais pas ce que vous en pensez mais probablement si vous êtes devenu mathémacien, c'est parce que ça vous a attiré et que vous trouviez que c'était joli. On ne décide pas de devenir mathématicien, c'est parce qu'on aime les raisonnements, les devinettes, les problèmes, des choses comme cela, les mots croisés, les jeux de réflexion, les jeux d'échecs, je pense que tout cela, ce sont des indices.

Les maths : une affaire personnelle

Quand il y a quelqu'un qui vient me dire: je voudrais faire une thèse, donnez-moi un sujet: eh bien! non, le sujet c'est vous qui devez le trouver, vous devez m'apporter une centaine de questions que vous vous posez et ensuite, sur ces cent questions, nous pourrons élaguer; je vous dirai: ceci c'est fait, ceci parait peut-être trop difficile, mais là, il y a peut-être quelque chose à chercher, etc. parce qu'au fond une thèse de mathématiques, c'est avoir soi-même une idée et non celle du professeur; c'est tout à fait différent d'une thèse de sciences expérimentales où vous avez un appareil et avec lequel il faut faire des expériences. En mathématiques, il faut avoir soi-même une idée si on veut progresser.

- N: Ça me rappelle ce que vous disiez tout à l'heure: vous aviez votre idée et votre intérêt pour les nombres, alors que votre père s'intéressait davantage à l'histoire ...

- P: A l'histoire ... oui ...

- N: ... l'important c'était votre idée.

- P: Eh ! oui, et heureusement que j'ai tenu ferme parce que je crois que je n'aurais jamais rien fait en lettres, rien de sérieux ... Mon premier élève à être allé au-delà de l'agrégation est M. DAVID, il a fait une thèse sur la théorie des nombres, qui est très jolie, et qui reste encore un petit monument. On ne l'a pas encore très bien comprise mais elle mériterait d'être continuée ... c'est autour des fractions continues ...

Deux "sources" au maths

Un certain nombre de mathématiciens ont créé BOURBAKI pour essayer d'introduire des structures dans les mathématiques et on m'avait demandé d'y participer: j'avais la mission d'essayer de trouver des structures pour la théorie des nombres; mais cela ne marchait pas, il n'y a pas de structures là-dedans et finalement BOURBAKI a renoncé à faire quelque chose en théorie des nombres. Maintenant, je commence à peu près à savoir pourquoi: je pense que les mathématiques dans leur ensemble procèdent de deux sources et la première source évidemment à laquelle tout le monde pense, c'est l'expérience, et la physique ou la chimie ... Ces domaines posent certains problèmes qui font progresser les mathématiques, mais il y en a une autre qui me semble tout aussi importante c'est la théorie des nombres. Les problèmes posés par les nombres entiers nécessitent de tels travaux et de telles réflexions que finalement c'est de là que sortent à peu près la moitié des théories mathématiques. Je ne donnerai qu'un exemple, enfin l'exemple le plus connu: c'est la théorie des groupes. C'est pour résoudre certaines équations que GALOIS et ABEL avaient créé la théorie des groupes. Mais il y en a d'autres auxquels on pense moins: les espaces vectoriels.

Tout le monde parle des espaces vectoriels et tout le monde croit que c'est dû à la mécanique, ce n'est pas vrai, les espaces vectoriels proviennent de l'étude algébrique de l'extension des corps.

- N: Pourquoi vous êtes-vous intéressé plutôt à ce type de mathématiques abstraites, plutôt qu'à l'autre type de mathématiques ?

- P: Mais j'aime aussi énormément les mathématiques appliquées; par exemple, j'ai toujours aimé faire des calculs et vérifier ensuite expérimentalement pour voir si cela colle bien et si cela donne des résultats. Je me suis construit des petits appareils et même, à un moment donné, je me suis demandé si je n'étais pas plutôt fait pour être physicien, vous voyez j'ai créé le certificat de T.M.P., je continue à enseigner les mathématiques en physique parce que l'utilisation des mathématiques dans la physique m'intéresse.

Les deux pôles de la vie

- N: Est-ce que vous avez eu l'impression d'une évolution ?

- P: Non, j'ai toujours eu ce goût pour les deux à la fois. Mais malgré tout, je crois que j'étais mathématicien et que mathématicien malheureusement ...

- N: Pourquoi malheureusement ?

- P: Parce qu'il y a quand même deux pôles dans la vie, il y a d'une part la raison: les mathématiques cela en est la forme la plus évoluée, mais il y a aussi la sensation, le sentiment avec tous ses développements, avec les arts et toutes ces choses-là; cela c'est au moins aussi important, si non plus, que le raisonnement pur et dans cette deuxième partie je n'aurais pas aussi bien réussi qu'en mathématiques; donc je dis que je suis un petit peu trop orienté vers les mathématiques; je connais des gens qui sont beaucoup plus équilibrés.

- N: Vous en souffrez ou vous avez l'impression que c'est normal ?

- P: On ne peut pas dire que j'en souffre, mais je préférerais avoir un peu plus de choses. Je m'intéresse quand même un petit peu à certaines choses ... je m'intéresse en particulier à la musique mais pas de façon aussi intense que je m'intéresse aux mathématiques.

Être à la "source", à "l'origine"

Finalement, j'ai toujours été attiré par les mathématiques et par des choses plus physiques comme l'astronomie par exemple. Cela m'a passionné, quand j'étais gosse je dévorais des livres d'astronomie plus que les romans. Les romans m'intéressaient moins que les livres d'astronomie quand je pouvais en avoir ... la physique m'intéressait, la biologie aussi. Voir le monde, cette immensité m'impressionne encore toujours. A l'agrégation, par exemple, j'aurais aimé avoir à faire une leçon de cosmographie de façon à pouvoir expliquer comment, avec des observations, sans instruments, on pouvait avoir une idée de l'ordre de grandeur, je ne dis pas une mesure précise, mais de l'ordre de grandeur des événements célestes ... J'aimais bien montrer qu'on pouvait par le raisonnement, obtenir des choses qu'il suffisait de vérifier ensuite par une mesure ... je me suis amusé par exemple à mesurer la hauteur du beffroi de ma ville. J'avais construit un petit appareil qui me permettait de mesurer un certain angle, puis je mesurais une distance et je faisais le calcul de la hauteur. Ensuite, je suis allé vérifier, je suis monté en haut, j'ai laissé pendre une ficelle et ça collait bien ... j'étais très content ...

Il y a encore des tas de questions qui se posent. Tous les problèmes de théorie des nombres s'énoncent simplement: tout nombre pair est-il la somme de deux nombres premiers ? ... Vous savez, ce n'est toujours pas démontré ! ... C'est irritant parce qu'on n'y arrive pas, on a inventé de belles méthodes qui, finalement, ont envahi toutes les mathématiques. C'est pour cela que je pense que les mathématiques doivent énormément à la théorie des nombres, c'est une discipline un peu à part mais qui est à l'origine ...

- N: Qui est la source ?

- P: Il y a beaucoup de mathématiciens à la suite de BOURBAKI qui pensent que c'est la théorie des ensembles qu'il faut mettre au départ; eh bien ! je ne le pense pas, je pense que c'est la théorie des nombres, des nombres entiers, je préfère partir des axiomes de PÉANO, ou des choses comme cela pour définir les entiers la théorie des ensembles s'est construite après coup ...

- N: Vous semblez accorder beaucoup d'importance à l'idée d'origine ...

- P: Oui, certainement, il faut avoir une origine nette et claire. L'axiomatique, par exemple, a permis d'y voir beaucoup plus clair qu'autrefois où on mélangeait des tas de choses. Pourquoi est-ce que les gens n'ont jamais compris la relativité ? C'est parce qu'ils ont mélangé l'espace physique avec l'espace euclidien: ils ont cru que c'était deux choses identiques et il y a encore des esprits qui n'arrivent pas à se défaire de l'idée que l'espace qui nous entoure n'a pas de géométrie: c'est nous qui mettons une géométrie dans l'espace qui nous entoure ...

Les mathématiques comme objet "projeté", différent de la "réalité"

- N: On peut presque dire qu'on projette quelque chose dans l'espace.

- P: Oui, et il se trouve que cela colle bien ... c'est un miracle ... Alors les gens ont bien mélangé cela, mais ils n'ont absolument rien compris à ce qu'était la théorie de la relativité... c'est une autre géométrie qu'on projette sur l'espace et qui colle un peu mieux que l'euclidienne, voilà tout ... rien ne prouve qu'on ne pourra pas encore en trouver une autre meilleure, etc.

- N: L'important c'est de bien séparer la réalité de ce qu'on projette dessus.

- P: Oui, et je crois que dans l'enseignement c'est une chose qu'il faudrait qu'on mette bien en évidence quand on parle à des gosses; il faut dès le début arriver à faire comprendre qu'il y a deux démarches différentes et il y a beaucoup trop de gens qui font encore de la géométrie en ne distinguant pas l'aspect mathématique de l'aspect physique. Et moi, je pense que c'est très mauvais du point de vue pédagogique.

- N: Oui, c'est fondamental de séparer ...

- P: Je crois que l'homme a mis assez longtemps pour arriver à cela, il faut quand même bien qu'on en profite.

- N: Sinon quel est le risque ?

- P: Mais c'est de ne pas pouvoir faire de progrès parce qu'on reste trop accroché à cela.

- N: On est trop accroché à la réalité.

- P: Oui et cette réalité, on pense que c'est la construction mathématique ... Le raisonnement c'est abstraction pure, évidemment, suscitée par la réalité et encore ? ... Quand vous prenez les nombres p-adiques, alors là, pour l'instant on ne voit encore aucune motivation due à la réalité; mais d'ici quelque temps on trouvera dans la réalité des choses pour lesquelles les nombres p-adiques formeront un bon modèle. On ne l'a pas encore jusqu'à présent, cela reste encore entièrement dans l'esprit; or, il y a des tas de théories construites sur les nombres p-adiques, il y a des fonctions de variables p-adiques, il y a des bouquins ... C'est assez curieux: vous avez par exemple des propriétés du genre suivant: pour tout disque, on peut prendre comme centre n'importe lequel de ses points, même un point qui serait situé sur la circonférence, donc deux disques ou bien ils sont concentriques ou bien ils sont disjoints, vous n'avez que ces deux possibilités; alors cela fait des tas de problèmes ... bizarres ! Par exemple, la fonction égale à 1 sur un disque et à 0 ailleurs est partout continue, il n'y a pas de discontinuité sur la circonférence comme on pourrait le croire, parce que deux points qui seraient de part et d'autre de la circonférence sont à une grande distance l'un de l'autre, ils ne peuvent jamais être voisins.

- N: Au fond, cela donne beaucoup plus de possibilités ...

- P: Je dis que j'ai bien compris ce qu'était un réel seulement après avoir compris les p-adiques.

- N: Oui, et si on reste trop près de la réalité, il n'y a pas d'autres possibilités.

- P: Oui, mais oui, il faut s'abstraire de la réalité si on veut faire des progrès. Donc, quand on veut enseigner les mathématiques, il faut savoir cela, même si on ne le dit pas encore explicitement aux gosses ..................

La naissance "d'enfants"

Donc ces nombres ont fait des petits, des enfants partout, alors j'ai pu faire une thèse ... mais j'ai été nommé à Bordeaux pour enseigner les probabilités, la statistique que je n'avais jamais faites: cela m'a appris beaucoup de choses. Là, j'ai essayé aussi d'avoir des élèves: je n'en ai eu qu'un, c'était DAVID et un collègue que j'ai réussi finalement à intéresser à la question; nous avons travaillé, puis finalement quand on m'a proposé d'aller à Paris, j'ai beaucoup hésité parce que je me trouvais bien à Bordeaux, mais je suis allé à Paris parce que c'était là que je pouvais trouver des élèves dans les écoles et lentement, j'ai commencé par un, deux élèves et finalement cela s'est développé et maintenant, il y a à peu près deux cents théoriciens des nombres en France et cela marche très bien.

- N: Vous avez beaucoup de descendants ...

- P: Pour ma thèse, c'était même assez compliqué parce qu'il n'y avait personne qui pouvait en faire un rapport, il a fallu l'envoyer à l'étranger pour avoir un rapport de quelqu'un de compétent, alors que maintenant, il y a des théoriciens des nombres, je crois, dans toutes les Universités. En même temps, j'ai essayé aussi de rentrer à Polytechnique parce que je pensais qu'il n'y avait que par l'intérieur qu'on pouvait atteindre les polytechniciens et je dirai que presque la moitié des gens qui font de la théorie des nombres sont des polytechniciens.

- N: C'est important pour vous d'avoir des élèves ...

- P: C'est le rôle du professeur (rires), un professeur sans élève ! ... et, qu'est-ce que vous voulez, quand vous avez trouvé une jolie chose, il faut quand même avoir un public auquel le raconter... et si vous n'avez pas d'élèves, vous ne pouvez raconter à personne!

Le "déclic" de la découverte

- N: Quand vous travaillez les mathématiques, comment ça se passe ? Vous êtes dans votre bureau ?

- P: Oh ! ici ou chez moi, n'importe où ... on travaille par exemple à autre chose et brusquement on pense à telle chose ... on sent d'ailleurs quand cela représente réellement un pas nouveau, il y a une espèce de déclic et même sans faire aucun calcul on sent déjà que cela marche. Alors on va à la maison et on va essayer de voir si cela colle.

Il y a quelquefois des déceptions d'ailleurs. Ma femme me le disait très souvent "Oh! toi, je te connais, tu m'as dit que tu as trouvé quelque chose et demain, tu viendras me dire que c'est faux ...". On peut avoir une idée avant de s'endormir ou quand on a une insomnie. On pense à certain problème qui vous a passionné et très souvent la solution se présente à ce moment-là. Le fait d'écrire n'est pas absolument indispensable. Par contre, on ne peut pas faire une démonstration sérieuse sans écrire, mais l'idée est en dehors de toute écriture. Comment se présente-t-elle ? Il faut s'accrocher, il faut tourner, retourner la question qui vous préoccupe sous tous ses aspects, il faut y penser tout le temps, et à certain moment il y a quelque chose qui se déclenche et il y a quelquefois des choses très simples auxquelles on n'avait pas pensé, et on y pense que lorsqu'on a tourné et retourné la question ...

... Vous connaissez bien le vieux problème des logarithmes des nombres négatifs: du temps de BERNOUILLI les gens se disputaient: est-ce que cela avait un sens logarithme de (-1) ou pas ? les uns disaient oui, les autres disaient non et c'est EULER qui a clarifié la question par l'introduction de ex, où le logarithme de (-1) était imaginaire, c'était i . II a donc mis de l'ordre dans la question. Eh bien! dans les p-adiques nous avons exactement le même problème: actuellement les gens disent: est-ce que le logarithme p-adique de p a un sens ou est-ce qu'il n'en a pas ? Les uns disent oui, on pourrait lui donner tel sens, les autres pas. Eh bien ! il n'y a pas encore eu d'EULER jusqu'à présent pour savoir comment il faudrait faire ... Nous avons la chance d'en être encore là, au stade où étaient les mathématiciens du temps d'EULER; donc vous avez tout un grand champ vaste qui ne demande qu'à être exploré, et comme cela a commencé en 60, c'est-à-dire il n'y a pas même vingt ans, pensez qu'il y a encore du travail à faire ...

Invention ou découverte?

Oui, est-ce que les mathématiques sont préexistantes ou pas ? Parce qu'on a un peu l'impression qu'on se promène dans un terrain à explorer ... et pour lequel il s'agit de trouver des chemins, des voies d'accès; ensuite viennent les topographes qui dressent les cartes d'Etat-Major, c'est ce qu'on appelle BOURBAKI, ils dressent la carte d'Etat-Major du terrain conquis. Les topographes, eux, ne conquièrent pas beaucoup de terrain, et ils sont toujours obligés de modifier les cartes après les découvertes nouvelles ...

- N: Oui, vous avez l'impression qu'on explore un terrain ...

- P: Comme si cela existait déjà.

-N: Comme si ça existait et qu'il faille le découvrir.

- P: ... et je pense que tous les mathématiciens ont cette sensation, même s'ils ne le disent pas, ou qu'ils disent le contraire. C'est un peu le même plaisir que celui de l'explorateur.

- N: Oui, vous vous sentez explorateur.

- P: C'est ça, oui, oui. Il suffit de trouver un chemin, même compliqué; ensuite on arrive à trouver des chemins plus simples, mais très souvent les démonstrations d'un nouveau théorème sont d'abord très compliquées mais ensuite tout s'arrange ...

- N: Qu'est-ce que c'est que ce terrain à explorer ?

- P: On aimerait bien le savoir !

- N: Oui, vous n'y avez jamais pensé ? ... quelque chose qu'on explore ...

- P: Oui, les mathématiques c'est tout à fait ça, et elles semblent s'étendre à l'infini.

- N: Oui.

- P: Plus on va et plus elles s'ouvrent dans toutes les directions.

- N: Oui, quelque chose d'infini, à votre avis.

- P: J'en ai l'impression, on a cette sensation, je ne sais pas si cela correspond à quelque chose.

- N: Ce qu'il y a d'intéressant, c'est cette sensation qu'ont les mathématiciens.

- P: Il y a des gens qui disent: que peut-on encore trouver en mathématiques ? Vous entendez souvent ce genre de question.

- N: Oui.

- P: Là, il n'y a pas de problème.

- N: Oui, il y a toujours quelque chose.

- P: Et même des choses très jolies, très simples.

- N: A quoi, ça vous fait penser ... une sorte de terrain, comme ça, à l'infini ...

- P: ... Le développement se fait comme un arbre qui croît, qui croît ... ça s'arrêtera peut-être un jour, mais je ne sais pas trop ... pas aussi longtemps qu'il y aura des hommes. C'est curieux cette espèce de tissu qui s'est développé là, dans l'humanité et où tous les mathématiciens se comprennent entre eux; c'est ça aussi le plus remarquable; c'est la seule chose humaine où vous pouvez dire à quelqu'un: voilà, vous vous êtes trompé à cet endroit, ça c'est faux, et il est obligé de le reconnaître. Voyez-vous ailleurs où on puisse dire à quelqu'un: vous vous êtes trompé, c'est faux ?

- N: C'est vrai, oui.

- P: Cela enseigne l'humilité et on n'est jamais très sûr, mais...

Erreurs, règles...

- N: Oui, on a besoin des autres.

- P: Oui, oui; enfin on en a besoin plus ou moins, mais en tout cas, les autres peuvent vous montrer votre erreur et quand on vous a montré votre erreur, il n'y a rien à faire, il n'y a plus qu'à s'incliner, c'est faux; effectivement, là on n'avait pas fait le bon raisonnement ...

- N: Oui, c'est vrai, il n'y a qu'en mathématiques ...

- P: Oui, c'est pour cela que souvent les mathématiciens sont des hommes très rigides, parce qu'ils n'admettent pas les erreurs, vous ne trouvez pas ? et ils se construisent aussi, souvent, une image du monde très stricte ...

- N: C'est-à-dire qu'ils n'acceptent pas les lacunes, comme vous le disiez au début.

- P: Eh oui ...

- N: Et pourquoi cela ?

- P: Eh bien ! Il faut que tout marche par des règles, c'est la règle qui semble la chose essentielle au mathématicien.

- N: La règle ...

- P: Qu'est-ce qu'un axiome ? C'est une règle. La règle du jeu: on a le droit de faire ceci ou cela. C'est comme pour les échecs, pour chaque pièce on a le droit à telle et telle règle, et il n'y a pas d'exceptions, on n'accepte pas une exception à la règle, tout est codifié à l'avance ... c'est sans doute pour cela que je n'aime pas l'art sans règles.

- N: Ah! oui ... dans les calendriers, il y avait aussi des règles.

- P: Eh ! oui, il y avait des tas de règles et c'est cela qui me passionnait: tant de jours par mois ... et tous les sept jours il y a un dimanche ...

- N: D'où venait cet amour des règles que vous aviez déjà à cet âge-là ?

- P: Il faut bien penser quand même que c'est dans la nature humaine d'avoir des règles, puisqu'on doit vivre en société et vivre en société n'est possible qu'avec des règles, sinon je ne vois pas ...

Donc, il faut bien que cela soit inné, sinon chaque homme vivrait de façon individuelle.

- N: C'est ce qui permet de vivre avec les autres ?

- P: De vivre avec les autres ...

- N: D'être uni aux autres ...

- P: Aussi, et que cela fasse une société cohérente ... mais les règles sont dans un certain sens assez arbitraires. On peut imaginer des tas de systèmes de règles différentes et d'ailleurs dans les mathématiques, il y en a aussi.

- N: Oui, l'important est qu'elles existent.

- P: Oui ... il faut les avoir posées ... ça me donne un sentiment de malaise, l'absence de règles.

- N: De malaise ?

- P: Je ne sais pas, je ne me sens pas en sécurité ... on s'embarque dans de la philosophie en ce moment.

- N: Non dans notre vécu ... dans ce que vous représentez ...

Retour aux enfant, petits enfants! (une nouvelle généalogie)

- P: Eh ! bien, je dirai que c'est une aventure passionnante et surtout par le fait qu'on a des élèves qui continuent dans des directions qu'on a commencées et qu'on n'a pas pu continuer; c'est eux qui développent, certains trouvent des choses tout à fait nouvelles ... je suis très content de ce qui s'est passé.

- N: C'est une sorte de paternité par les mathématiques ...

- P: Oui, on parle d'enfants, petits-enfants, etc. J'ai déjà un arrière petit-fils qui est mon collègue à Paris, et qui a maintenant de nouveaux élèves qu'il est entrain de former: cela fera la cinquième génération. Cela fait quand même plaisir, ... et surtout que pour cette discipline, qui n'existait plus en France, maintenant la France est de nouveau dans le peloton de tête.

-N: Ah! Bon ...

- P: Oui, maintenant nous pouvons nous considérer comme les égaux des Russes, des Américains, et l'école française est bien appréciée: alors ça fait tout de même plaisir ... maintenant, j'ai l'impression que je peux partir à la retraite avec la sensation que ça continuera, que je n'ai plus besoin de les soutenir: ils volent de leurs propres ailes, ils vont faire autre chose que ce que j'ai fait, alors ça va très bien ...

La culpabilité de faire certaines mathématiques

- N: Il fallait recréer un mouvement ?

- P: Oui, la difficulté, c'était d'avoir des élèves au départ parce qu'il y avait une espèce d'état d'esprit parmi les jeunes mathématiciens qui pensaient que la théorie des nombres était une occupation secondaire, que ce n'était pas aussi noble que de faire par exemple de la géométrie algébrique ou d'autres théories de ce genre, moi-même j'étais dans ce mouvement aussi. Heureusement que j'ai pu passer une année aux Etats-Unis, où il y avait tout un groupe de théoriciens des nombres qui m'avaient invité.

J'ai vu alors, de là-bas, l'image des mathématiques françaises vue des Etats-Unis. Eh! bien, cela m'a regonflé, cela m'a redonné du courage et cela a vraiment bien démarré à mon retour des Etats-Unis parce que je me sentais l'équivalent des autres mathématiciens, puisqu'avant j'étais toujours le petit garçon ... qui avait fait quelque chose d'un peu défendu!

- N: Vous vous sentiez coupable ?

- P: Oui, de faire de la théorie des nombres; je me disais: je fais quelque chose qui m'amuse mais qui n'est peut-être pas ce qu'il faudrait que je fasse. Mais mon séjour aux Etats-Unis m'a donné confiance en moi ... c'est important quand on veut créer quelque chose. Alors, j'ai vu que la théorie des nombres était considérée comme une bonne discipline.

- N. Etait admise ?

- P: Oui, était admise.

- N: Et pourquoi vous sentiez-vous coupable ?

- P: Mais de faire des mathématiques qui m'amusaient et non pas des mathématiques que j'aurais dû faire, des mathématiques nobles ... or, finalement, il faut faire dans les mathématiques ce qui vous plaît, c'est la première des règles.

Tiré du livre: "Entretiens avec des mathématiciens"

La motivation pour une discipline n'est pas affaire de "gadgets".

Elle s'inscrit dans la personnalité du sujet par l'intermédiaire de la représentation qu'il a de cette discipline.

On peut voir comment dans cette entretien la notion de "règle" a de l'importance, comment se constitue une généalogie fantasmatique pouvant exister aussi chez des professeurs de littérature dans laquelle ils trouvent des substituts généalogiques.

On remarquera aussi la difficulté d'un entretien quand apparaissent les défenses ("je ne me sens pas en sécurité"avec retour en arrière pour la thématique).

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On peut voir:
Les Journées Arithmétiques ont eu lieu pour la première fois à Grenoble en 1960 là où Charles PISOT est intervenu http://www.mat.uniroma3.it/JA99/martinet.html

Réactions

<<OK, mais la theorie des nombres etait jamais partie. Certaines des plus grandes avancees dans la theorie des nombres ont ete faites en France par des mathematiciens qui n'avait pas grand chose a voir avec Pisot, c'est-a-dire toute la geometrie arithmetique de Weil a Lafforgue. Si j'ai bien compris, Pisot a plutot poussee la theorie analytique et elementaire des nombres, et du a la domination de l'approche Bourbaki, etc. a Paris, c'est a Bordeaux ou les mathematiciens qui etait plus interesse par cet aspect des math on du aller. Donc, Pisot a fonde les "equipes" de theorie des nombres a Bordeaux. Il y a quand meme quelques descendants de Pisot a Jussieu.>> ilan

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