L'incitation à
écrire sur le silence a fait tout
de suite émerger en moi un souvenir
très ancien. C'était tout
à la fin de l'année de
quatrième à l'école
primaire supérieure, comme le
collège se nommait à
l'époque.
Notre
professeur d'anglais, une femme qui avait quelque
chose de sec, de pointu que je n'aimais
guère , se mit à nous lire, au lieu
de faire cours, Le silence de la mer, de Vercors
(1).
J'ai
été subjuguée par cette voix
singulière : celle de l'enseignante qui se
révélait tout autre que celle que je
croyais connaître ou celle de
l'écrivain dont elle se faisait
l'écho ? L'une et l'autre, l'une par l'autre
très certainement. Ou était-ce encore
l'atmosphère étrange du récit
dont l'auteur situait l'action dans le temps pas si
lointain de l'Occupation allemande que j'avais
connue , enfant ?
De quoi et de qui
était-il question ? D'un jeune officier
allemand hébergé dans une petite
maison habitée par un vieil homme et sa
nièce contraints d'accepter la
présence d'un intrus, d'un ennemi . Aux
propos du jeune officier cultivé qui
s'adresse chaque soir à ses hôtes,
près de la cheminée , pour dire son
admiration pour la France, son génie , sa
culture, ses artistes, l'homme et la jeune fille ne
répondent jamais, ils opposent à son
flot de paroles, des paroles qui viennent de
l'intelligence et du cur et qui ne peuvent
que trouver un écho en eux, un silence
obstiné. Le jeune homme ne se
décourage pas cependant, ; soir après
soir, il reprend son monologue , en quête
d'approbation et de sympathie sans doute et
acquiesçant en même temps au silence
qui l'entoure et l'isole. Le rituel du salut
quotidien , " Je vous souhaite une bonne
nuit ", ponctue chaque soirée avant que
l'homme ne se retire dans sa chambre.
Le silence, au lieu
de la révolte bruyante, le silence comme
résistance, je sentais confusément
que cela résonnait en moi ,
j'appréciais à l'époque
d'être à l'internat pour
échapper à la pesanteur du silence
qui régnait chez nous et qui
préludait souvent à des explosions
effrayantes de colère de mes parents.
Mais il y avait aussi
dans le silence du récit qui me tenait en
haleine quelque chose d'équivoque, une
ambivalence qui me déconcertait : ce que le
jeune officier allemand disait de nos romanciers,
de nos poètes, de mon pays bien aimé
ne pouvait que toucher l'adolescente éprise
de poésie que j'étais alors ; je
devinais que le vieux monsieur et sa nièce
ne pouvaient qu'être d'accord eux aussi , en
leur for intérieur, d'autant plus que leur
hôte se montrait on ne peut plus courtois
à leur égard. Je me disais que la
jeune fille - à qui je m'identifiais
peut-être - devait être amoureuse de ce
jeune homme mais qu'elle s'interdisait de le
manifester . Son silence n'était pas mutisme
mais retenue extrême, il me semblait bruisser
de paroles interdites, d'un désir qui
n'avait pas le droit de s'exprimer .
J'apprenais
l'allemand depuis la classe de sixième et
j'avais tout de suite aimé cette langue
structurée et chantante dont notre
professeur avait su nous donner le goût,
j'avais eu la chance d'aller en Sarre chez ma
correspondante l'été qui
précédait l'entrée en
quatrième. Et j'y avais été
accueillie avec une extrême gentillesse. Les
Allemands n'étaient plus pour moi les
ennemis dont je n'avais eu pendant la guerre, et
dans le village que nous habitions, qu'une vague
représentation. D'où, sans doute, en
écoutant le récit, cette sorte de
fascination qui m'envahissait en même temps
que des questions émergeaient à la
conscience : pourquoi se fait-on la guerre ?
Pourquoi est-ce si difficile de se parler , de se
dire simplement ce que l'on ressent
?
Jamais notre
professeur ne fit un commentaire , jamais elle ne
nous demanda notre avis ou nos impressions, elle
nous laissait à chaque fois à notre
impatience silencieuse, à notre
curiosité de retrouver le lendemain ou deux
jours plus tard l'étrange trio qui
cohabitait dans une maison esseulée de la
province française.
J'ai
été si impressionnée par le
poids du silence qui constituait la trame de fond
du récit que j'ai oublié au fil des
ans comment il se terminait (2).
Ce que
l'écoute de ce récit a
inauguré, je crois, ce qui s'est inscrit
durablement en moi , c'est l'amour de la
littérature , indéniablement, l'amour
d'une langue dépouillée, suggestive,
pour évoquer une atmosphère
particulière, c'est la saveur des mots et le
rythme de la phrase au service d'une intrigue
pleine d'interrogations.
En même temps,
cette expérience inoubliable a
redoublé en moi, j'en suis convaincue,
l'intérêt pour l'Allemagne et les
rapports entre nos deux pays. J'ai fait plus tard
des études d'allemand, j'ai aimé
l'enseigner avant de découvrir que les
relations intersubjectives dont la
littérature , depuis toujours, décrit
les sinuosités et les inépuisables
profondeurs, avaient fait l'objet , dans un pays de
langue allemande, d'une exploration inédite
et minutieuse. J'ai nommé la psychanalyse ,
la " science " du psychisme inconscient qui a
révélé combien les ombres et
les abîmes qui se sont constitués dans
le rapport à l'autre, nous habitent depuis
l'enfance et combien ce qui reste secret , enfoui,
silencieux, agit à notre insu.
Entre
littérature et psychanalyse, entre
pédagogie et psychanalyse, j'évolue
désormais . Et c'est à partir de ces
champs différents mais qui se
fécondent mutuellement que je vais aborder,
effleurer plutôt , quelques thèmes qui
ont à faire avec le silence.
Littérature
et silence
J'évoquerai
pour commencer le roman de Marie Nimier,
La
reine du silence,
où l'auteur part en quête de son
père très tôt disparu . Le
journaliste et romancier célèbre qui
avait été très peu
présent dans la vie de son enfant
s'était adressé indirectement
à elle, une fois, sur une carte postale,
avec ces mots : " Que dit la reine du silence
? ". C'est comme si , longtemps après,
cette phrase énigmatique avait
déclenché en elle le goût de
l'écriture mais surtout le désir de
retrouver ce père frivole qui, dès la
naissance de son enfant, - elle l'avait
découvert bien plus tard, après sa
propre tentative de suicide dans la Seine - avait
annoncé qu'il s'était empressé
d'aller la noyer . Jeu cruel , morbide même,
de la part d'un jeune père inconscient du
voeu de mort qu'il véhicule et que sa fille
finira par déjouer , mais à quel prix
!
Le silence
allié au secret, c'est également le
thème du roman de Philippe Grinbert : Un
secret. Le personnage principal, un garçon
qui s'est inventé un frère pour jouer
, finira par découvrir la véritable
histoire de ses parents, liée à
l'Occupation allemande et à la
persécution des Juifs, ses parents qui lui
ont caché les circonstances tragiques de
leur rencontre.
J'aimerais
évoquer aussi le poète d'origine
roumaine et de langue allemande , Paul Celan qui ,
en exil en France et devenu Français, n'a
pas cessé d'écrire dans sa langue
maternelle, celle des assassins de ses parents ,
pour tenter de dire ses souffrances, pour tenter
d'approcher l'indicible dont les bribes donnent
voix à ses poèmes :
" Tu sais, seul ce
que je t'ai confié en silence nous
élève dans la profondeur "
Au-delà de
l'amour qui le lie à Gisèle, sa
femme, et à leur fils, la mort guette et
donc le silence irrémédiable puisque
la psychose finit par avoir raison de lui .
Dans son bel essai
intitulé Rosebud ; Eclats de biographies,
Pierre Assouline rapporte qu'Henri Michaux avait
rencontré Paul Celan vers la fin. Ce qu'il
dit du poète, seul un poète peut
l'écrire:
"On a
parlé pour n'avoir pas à parler.
C'était trop grave en lui , ce qui
était grave. Il n'eût pas permis
qu'on y pénétrât. Pour
arrêter, il avait un sourire, souvent, un
sourire qui avait passé par beaucoup de
naufrages . Nous faisions semblant d'avoir avant
tout des problèmes touchant le verbe'. Et
P. Assouline ajoute : " Deux connivents
réunis par leur souci de
discrétion, de protection de leur
intimité. Tous deux
déchirés par le sentiment qu'en
donnant vie à leurs chers disparus chaque
mot de leurs poèmes faisait mourir leur
secret.
"(4)
On n'en finirait pas
de repérer les liens entre la poésie
et le silence associé au secret de
l'âme laquelle cherche à la fois
à se préserver et à se livrer.
Aussi citerai - je pour finir l'écrivain
discret et rare qu'est Christian Bobin, le
poète par excellence du silence, d'un
silence habité, fervent , condition de la
méditation et du recueillement, loin du
bruit et de la fureur de la ville .
Pédagogie
et silence
Je pense que nous
aurions tout intérêt à
sensibiliser davantage nos élèves
à la poésie, à la peinture
aussi d'ailleurs, dont Léonard de Vinci
écrivait qu'elle " est de la
poésie qui se voit ". André
Malraux le rappelle en 1956 dans l'essai sur l'art
et l'imaginaire , qu'il a intitulé justement
Les voix du silence
(5).
C'est vrai , pour
regarder un tableau, ou une sculpture, pour nous
mettre en condition d'entendre ce qu'ils cherchent
à nous dire , comme pour nous laisser aller
à la musique et au sens d'un poème,
il faut faire silence autour de soi et en soi .
C'est alors qu'on peut approcher quelque chose qui
est de l'ordre du sacré, cette dimension que
peuvent atteindre certaines uvres artistiques
. Pourquoi ? N'est-ce pas que leur force expressive
éveille des échos en nous en
même temps qu'elle a le pouvoir de nous
élever au-dessus de nous-mêmes ? Et
puis, le " je "qui consent à se recueillir
pour admirer la création d'un artiste
rejoint le " nous " de la communauté humaine
et s'en trouve dilaté.
Des professeurs
savent les vertus de la rencontre avec l'art, en
particulier pour les élèves en grande
difficulté. A condition d'instaurer un cadre
propice et sécurisant , ils peuvent faire
des découvertes inattendues. J'ai
déjà relaté dans un article
quel ébranlement salutaire la visite d'une
exposition des statues de Giacometti avait
causé chez un élève
déstructuré, angoissé,
complètement replié sur
lui-même et le plus souvent mutique, alors
qu'il vivait dans une famille unie (6) .
Après avoir regardé attentivement les
uvres filiformes et tourmentées du
sculpteur , il s'était exclamé : "
Le sculpteur, il cache toujours à la cave
les statues qu'il vient de faire, et il n'aime que
les dernières ". Le professeur avait
été si étonné de cette
déclaration énigmatique qu'il
s'était renseigné plus avant sur son
histoire familiale. Il avait alors découvert
que son élève de treize ans avait
été confié par ses très
jeunes parents , peu après sa naissance, aux
grands parents. Sept ou huit ans plus tard, comme
le couple avait décidé de fonder une
famille , il avait repris le garçon
après la naissance de deux petits.
Arraché à la tendresse de sa famille
d'adoption , arrivé dans une famille qui lui
était quasi étrangère, il se
sentait moins aimé que ses cadets , en proie
à un sentiment d'abandon insupportable et
impossible à dire, sinon il aurait eu
l'impression de trahir ses parents peut-être
.
La rencontre avec
l'uvre tourmentée de Giacometti avait
tellement résonné en lui qu'elle
avait déclenché une parole dont le
non sens apparent avait résonné
à son tour chez le professeur . Ce dernier
avait eu l'intelligence de ne pas en rester au
niveau de l'apparence, il rencontra les parents, se
fit le relais de leur enfant auprès d'eux,
qui purent parler vrai avec leur aîné
et être plus attentifs à son besoin
d'affection.
Mobiliser les
élèves pour qu'ils fassent
l'expérience , dans le silence, d'un
dialogue intérieur avec des uvres
d'art, et avec eux-mêmes, c'est plus que
jamais nécessaire à une époque
où les jeunes sont constamment "
branchés " à un appareil
sonore . Le poème, le récit, le
tableau, la sculpture, tous permettent de se
trouver dans le miroir qu'ils tendent à
chacun de nous, si nous consentons à faire
silence un moment pour aller au-devant de la voix
qui nous appelle fraternellement .
Un autre lieu
permettant aux élèves de
réfléchir en silence, de faire l'
expérience inédite, dans un cadre
sécurisant, de s'éprouver à la
source de leur pensée, d'être reconnus
comme des " interlocuteurs valables ", c'est
l'atelier de philosophie Agsas ou atelier de
réflexion sur la condition humaine , tel que
Jacques Lévine l'a élaboré
avec le concours d'enseignants. On lira avec
intérêt l'ouvrage paru
récemment sur ces ateliers (6) .
Il y apparaît
que le voyage entrepris " au pays des
idées , voyage d'enquêtes sur la
nature humaine et sur le fonctionnement des
relations qui y préside " entraîne
les enfants à s'autoriser à penser le
monde , et ce , dans un climat d'étonnante
gravité auquel contribue sans doute le
silence de l'enseignant , silence si inhabituel de
sa part dans l'espace de la classe !
Pour finir, et sans
transition, cette phrase de Christian Bobin: "
Ce n'est pas pour devenir écrivain qu'on
écrit. C'est pour rejoindre en silence cet
amour qui manque à tout amour ".(7)