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Sur le silence

 Jeanne Moll

 

             L'incitation à écrire sur le silence a fait tout de suite émerger en moi un souvenir très ancien. C'était tout à la fin de l'année de quatrième à l'école primaire supérieure, comme le collège se nommait à l'époque.

 

          Notre professeur d'anglais, une femme qui avait quelque chose de sec, de pointu que je n'aimais guère , se mit à nous lire, au lieu de faire cours, Le silence de la mer, de Vercors (1).

           J'ai été subjuguée par cette voix singulière : celle de l'enseignante qui se révélait tout autre que celle que je croyais connaître ou celle de l'écrivain dont elle se faisait l'écho ? L'une et l'autre, l'une par l'autre très certainement. Ou était-ce encore l'atmosphère étrange du récit dont l'auteur situait l'action dans le temps pas si lointain de l'Occupation allemande que j'avais connue , enfant ?

           De quoi et de qui était-il question ? D'un jeune officier allemand hébergé dans une petite maison habitée par un vieil homme et sa nièce contraints d'accepter la présence d'un intrus, d'un ennemi . Aux propos du jeune officier cultivé qui s'adresse chaque soir à ses hôtes, près de la cheminée , pour dire son admiration pour la France, son génie , sa culture, ses artistes, l'homme et la jeune fille ne répondent jamais, ils opposent à son flot de paroles, des paroles qui viennent de l'intelligence et du cœur et qui ne peuvent que trouver un écho en eux, un silence obstiné. Le jeune homme ne se décourage pas cependant, ; soir après soir, il reprend son monologue , en quête d'approbation et de sympathie sans doute et acquiesçant en même temps au silence qui l'entoure et l'isole. Le rituel du salut quotidien , " Je vous souhaite une bonne nuit ", ponctue chaque soirée avant que l'homme ne se retire dans sa chambre.

           Le silence, au lieu de la révolte bruyante, le silence comme résistance, je sentais confusément que cela résonnait en moi , j'appréciais à l'époque d'être à l'internat pour échapper à la pesanteur du silence qui régnait chez nous et qui préludait souvent à des explosions effrayantes de colère de mes parents.

           Mais il y avait aussi dans le silence du récit qui me tenait en haleine quelque chose d'équivoque, une ambivalence qui me déconcertait : ce que le jeune officier allemand disait de nos romanciers, de nos poètes, de mon pays bien aimé ne pouvait que toucher l'adolescente éprise de poésie que j'étais alors ; je devinais que le vieux monsieur et sa nièce ne pouvaient qu'être d'accord eux aussi , en leur for intérieur, d'autant plus que leur hôte se montrait on ne peut plus courtois à leur égard. Je me disais que la jeune fille - à qui je m'identifiais peut-être - devait être amoureuse de ce jeune homme mais qu'elle s'interdisait de le manifester . Son silence n'était pas mutisme mais retenue extrême, il me semblait bruisser de paroles interdites, d'un désir qui n'avait pas le droit de s'exprimer .

           J'apprenais l'allemand depuis la classe de sixième et j'avais tout de suite aimé cette langue structurée et chantante dont notre professeur avait su nous donner le goût, j'avais eu la chance d'aller en Sarre chez ma correspondante l'été qui précédait l'entrée en quatrième. Et j'y avais été accueillie avec une extrême gentillesse. Les Allemands n'étaient plus pour moi les ennemis dont je n'avais eu pendant la guerre, et dans le village que nous habitions, qu'une vague représentation. D'où, sans doute, en écoutant le récit, cette sorte de fascination qui m'envahissait en même temps que des questions émergeaient à la conscience : pourquoi se fait-on la guerre ? Pourquoi est-ce si difficile de se parler , de se dire simplement ce que l'on ressent ?

           Jamais notre professeur ne fit un commentaire , jamais elle ne nous demanda notre avis ou nos impressions, elle nous laissait à chaque fois à notre impatience silencieuse, à notre curiosité de retrouver le lendemain ou deux jours plus tard l'étrange trio qui cohabitait dans une maison esseulée de la province française.

           J'ai été si impressionnée par le poids du silence qui constituait la trame de fond du récit que j'ai oublié au fil des ans comment il se terminait (2).

           Ce que l'écoute de ce récit a inauguré, je crois, ce qui s'est inscrit durablement en moi , c'est l'amour de la littérature , indéniablement, l'amour d'une langue dépouillée, suggestive, pour évoquer une atmosphère particulière, c'est la saveur des mots et le rythme de la phrase au service d'une intrigue pleine d'interrogations.

           En même temps, cette expérience inoubliable a redoublé en moi, j'en suis convaincue, l'intérêt pour l'Allemagne et les rapports entre nos deux pays. J'ai fait plus tard des études d'allemand, j'ai aimé l'enseigner avant de découvrir que les relations intersubjectives dont la littérature , depuis toujours, décrit les sinuosités et les inépuisables profondeurs, avaient fait l'objet , dans un pays de langue allemande, d'une exploration inédite et minutieuse. J'ai nommé la psychanalyse , la " science " du psychisme inconscient qui a révélé combien les ombres et les abîmes qui se sont constitués dans le rapport à l'autre, nous habitent depuis l'enfance et combien ce qui reste secret , enfoui, silencieux, agit à notre insu.

           Entre littérature et psychanalyse, entre pédagogie et psychanalyse, j'évolue désormais . Et c'est à partir de ces champs différents mais qui se fécondent mutuellement que je vais aborder, effleurer plutôt , quelques thèmes qui ont à faire avec le silence.

 

Littérature et silence

           J'évoquerai pour commencer le roman de Marie Nimier, La reine du silence, où l'auteur part en quête de son père très tôt disparu . Le journaliste et romancier célèbre qui avait été très peu présent dans la vie de son enfant s'était adressé indirectement à elle, une fois, sur une carte postale, avec ces mots : " Que dit la reine du silence ? ". C'est comme si , longtemps après, cette phrase énigmatique avait déclenché en elle le goût de l'écriture mais surtout le désir de retrouver ce père frivole qui, dès la naissance de son enfant, - elle l'avait découvert bien plus tard, après sa propre tentative de suicide dans la Seine - avait annoncé qu'il s'était empressé d'aller la noyer . Jeu cruel , morbide même, de la part d'un jeune père inconscient du voeu de mort qu'il véhicule et que sa fille finira par déjouer , mais à quel prix !

           Le silence allié au secret, c'est également le thème du roman de Philippe Grinbert : Un secret. Le personnage principal, un garçon qui s'est inventé un frère pour jouer , finira par découvrir la véritable histoire de ses parents, liée à l'Occupation allemande et à la persécution des Juifs, ses parents qui lui ont caché les circonstances tragiques de leur rencontre.

 

           J'aimerais évoquer aussi le poète d'origine roumaine et de langue allemande , Paul Celan qui , en exil en France et devenu Français, n'a pas cessé d'écrire dans sa langue maternelle, celle des assassins de ses parents , pour tenter de dire ses souffrances, pour tenter d'approcher l'indicible dont les bribes donnent voix à ses poèmes :

" Tu sais, seul ce que je t'ai confié en silence nous élève dans la profondeur "

           Au-delà de l'amour qui le lie à Gisèle, sa femme, et à leur fils, la mort guette et donc le silence irrémédiable puisque la psychose finit par avoir raison de lui .

 

           Dans son bel essai intitulé Rosebud ; Eclats de biographies, Pierre Assouline rapporte qu'Henri Michaux avait rencontré Paul Celan vers la fin. Ce qu'il dit du poète, seul un poète peut l'écrire:

           "On a parlé pour n'avoir pas à parler. C'était trop grave en lui , ce qui était grave. Il n'eût pas permis qu'on y pénétrât. Pour arrêter, il avait un sourire, souvent, un sourire qui avait passé par beaucoup de naufrages . Nous faisions semblant d'avoir avant tout des problèmes touchant le verbe'. Et P. Assouline ajoute : " Deux connivents réunis par leur souci de discrétion, de protection de leur intimité. Tous deux déchirés par le sentiment qu'en donnant vie à leurs chers disparus chaque mot de leurs poèmes faisait mourir leur secret. "(4)

           On n'en finirait pas de repérer les liens entre la poésie et le silence associé au secret de l'âme laquelle cherche à la fois à se préserver et à se livrer. Aussi citerai - je pour finir l'écrivain discret et rare qu'est Christian Bobin, le poète par excellence du silence, d'un silence habité, fervent , condition de la méditation et du recueillement, loin du bruit et de la fureur de la ville .

 

Pédagogie et silence

           Je pense que nous aurions tout intérêt à sensibiliser davantage nos élèves à la poésie, à la peinture aussi d'ailleurs, dont Léonard de Vinci écrivait qu'elle " est de la poésie qui se voit ". André Malraux le rappelle en 1956 dans l'essai sur l'art et l'imaginaire , qu'il a intitulé justement Les voix du silence (5).

           C'est vrai , pour regarder un tableau, ou une sculpture, pour nous mettre en condition d'entendre ce qu'ils cherchent à nous dire , comme pour nous laisser aller à la musique et au sens d'un poème, il faut faire silence autour de soi et en soi . C'est alors qu'on peut approcher quelque chose qui est de l'ordre du sacré, cette dimension que peuvent atteindre certaines œuvres artistiques . Pourquoi ? N'est-ce pas que leur force expressive éveille des échos en nous en même temps qu'elle a le pouvoir de nous élever au-dessus de nous-mêmes ? Et puis, le " je "qui consent à se recueillir pour admirer la création d'un artiste rejoint le " nous " de la communauté humaine et s'en trouve dilaté.

           Des professeurs savent les vertus de la rencontre avec l'art, en particulier pour les élèves en grande difficulté. A condition d'instaurer un cadre propice et sécurisant , ils peuvent faire des découvertes inattendues. J'ai déjà relaté dans un article quel ébranlement salutaire la visite d'une exposition des statues de Giacometti avait causé chez un élève déstructuré, angoissé, complètement replié sur lui-même et le plus souvent mutique, alors qu'il vivait dans une famille unie (6) . Après avoir regardé attentivement les œuvres filiformes et tourmentées du sculpteur , il s'était exclamé : " Le sculpteur, il cache toujours à la cave les statues qu'il vient de faire, et il n'aime que les dernières ". Le professeur avait été si étonné de cette déclaration énigmatique qu'il s'était renseigné plus avant sur son histoire familiale. Il avait alors découvert que son élève de treize ans avait été confié par ses très jeunes parents , peu après sa naissance, aux grands parents. Sept ou huit ans plus tard, comme le couple avait décidé de fonder une famille , il avait repris le garçon après la naissance de deux petits. Arraché à la tendresse de sa famille d'adoption , arrivé dans une famille qui lui était quasi étrangère, il se sentait moins aimé que ses cadets , en proie à un sentiment d'abandon insupportable et impossible à dire, sinon il aurait eu l'impression de trahir ses parents peut-être .

           La rencontre avec l'œuvre tourmentée de Giacometti avait tellement résonné en lui qu'elle avait déclenché une parole dont le non sens apparent avait résonné à son tour chez le professeur . Ce dernier avait eu l'intelligence de ne pas en rester au niveau de l'apparence, il rencontra les parents, se fit le relais de leur enfant auprès d'eux, qui purent parler vrai avec leur aîné et être plus attentifs à son besoin d'affection.

           Mobiliser les élèves pour qu'ils fassent l'expérience , dans le silence, d'un dialogue intérieur avec des œuvres d'art, et avec eux-mêmes, c'est plus que jamais nécessaire à une époque où les jeunes sont constamment " branchés " à un appareil sonore . Le poème, le récit, le tableau, la sculpture, tous permettent de se trouver dans le miroir qu'ils tendent à chacun de nous, si nous consentons à faire silence un moment pour aller au-devant de la voix qui nous appelle fraternellement .

           Un autre lieu permettant aux élèves de réfléchir en silence, de faire l' expérience inédite, dans un cadre sécurisant, de s'éprouver à la source de leur pensée, d'être reconnus comme des " interlocuteurs valables ", c'est l'atelier de philosophie Agsas ou atelier de réflexion sur la condition humaine , tel que Jacques Lévine l'a élaboré avec le concours d'enseignants. On lira avec intérêt l'ouvrage paru récemment sur ces ateliers (6) .

           Il y apparaît que le voyage entrepris " au pays des idées , voyage d'enquêtes sur la nature humaine et sur le fonctionnement des relations qui y préside " entraîne les enfants à s'autoriser à penser le monde , et ce , dans un climat d'étonnante gravité auquel contribue sans doute le silence de l'enseignant , silence si inhabituel de sa part dans l'espace de la classe !

           Pour finir, et sans transition, cette phrase de Christian Bobin: " Ce n'est pas pour devenir écrivain qu'on écrit. C'est pour rejoindre en silence cet amour qui manque à tout amour ".(7)

 

Le site de l'AGSAS Groupe de soutien au soutien

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