<<Pascale
- C'était un type qui dictait un cours.
Il marchait de long en large dans la salle, et il
s'arrêtait au milieu d'une phrase et disait:
«Un tel, continuez. » Et le "un tel",
c'était toujours les filles, ma
copine et moi. Alors que nous, on "ramait" et on
était terrorisées. On ne savait pas
de quoi il s'agissait, on ne comprenait rien...
on n'a plus rien compris toute
l'année. On essayait de s'en tirer,
d'apprendre pour les colles. C'était
affreux, mais vraiment
épouvantable! (...) Son grand
plaisir, c'était de fourguer des
exercices qu'on ne pouvait pas trouver et, en
colle, ce n'était que cela, des exercices
avec des astuces.
N. -
Comment as-tu vécu cette
année?
P. -J'ai
été malade, j'ai eu une colite
toute l'année. A la fin, mes parents sont
venus me chercher, affolés... Je veux dire
qu'il y a même eu des symptômes
physiques. On arrivait à deux heures de
l'après-midi, après le repas. On
attendait, on le guettait: il va arriver... il va
arriver... la porte s'ouvrait: il rentrait. Tu
vois, c'était du théâtre:
«Interrogation écrite. Prenez une
feuille. » Sur le repas! On ne
digérait pas, nous. Ce n'est pas
étonnant que j'aie eu une colite! ...
Je me suis laissée avoir parce que je ne
voyais pas le grotesque de la situation, je
marchais dans la terreur, le sadisme et tout
ça! Je marchais
complètement.
N. -
Est-ce que ce n'est pas aussi autre chose pour toi?
P. - Bien
sûr! je veux dire que lorsque j'y repense
de façon rationalisée, je vois
qu'il y a parmi les profs de maths des gens qui ont
un peu ce penchant-là, ce sadisme-là.
Je veux dire qu'ils ont du plaisir à
poser à ceux qui sont en face des colles
qu'ils ne comprennent pas; c'est facile en maths de
faire cela! C'est assez facile d'avoir de petits
exercices à astuces qui font que même
un gars intelligent ne trouve pas; autrement dit,
c'est facile d'impressionner. Je crois quand
même que pour le prof de maths, il y a
sûrement cela qui joue, et je dois dire que
moi-même, il faut que je fasse grandement
attention pour ne pas jouer à
cela.
N. - Oui,
c'est l'idée qui me venait.
P. -J'ai du
mal à ne pas faire que l'élève
croie que j'en sais dix fois plus que lui. A cela
je fais très attention; quelquefois c'est
tellement évident, et pourtant il n'a pas
compris. Je me dis Oh! là! là!
attention, je suis en train de lui faire sentir
qu'il n'a pas compris et que c'est
évident J'ai pas mal
réfléchi à cette position
sadique de l'enseignant. C'est quelqu'un qui se
pose là comme sachant plus que celui qui est
en face. Et moi, je refuse cela. Je refuse
d'être dans cette position-là, je ne
veux pas; mais ce n'est pas clair car,
effectivement, on y est quand
même.
N. - Oui,
qu'est-ce que c'est que ce refus?
P. - Ce
n'est pas clair parce que j'y suis, j'en sais un
peu plus que les autres; sinon je n'y serais pas,
je n'y aurais pas droit, ce ne serait pas
légitime que je sois là. Mais ce
n'est pas clair. Je ne veux pas jouer ce jeu et je
sais que c'est une illusion de ne pas vouloir jouer
ce jeu.
Pascale - Si
tu veux, avec mes élèves, je veux
être la bonne mère, comme avec
mes enfants. Je sais que c'est un leurre car
on ne peut pas être la bonne mère,
mais cela m'arrange... C'est cela qui me
gratifie. Je vois du reste beaucoup de liens
avec ma façon d'élever mes enfants.
Avec eux si tu veux, je veux tout leur
donner. Cela ne marche pas parce que ce n'est pas
vrai, je ne suis pas tout le temps
disponible; alors c'est d'autant plus grave pour
eux parce que j'ai donné l'impression que
je pouvais tout donner. Eh bien, avec mes
élèves c'est comme cela!
Cette année
j'ai eu quelques "clash". J'avais donné
l'impression que les gens qui ne comprenaient rien
allaient pouvoir comprendre avec moi. Et Je jour
où ils ne comprennent pas, alors ils
m'agressent. Je me laisse beaucoup
piéger avec cela. Avec les enfants...avec
mon mari aussi. J'ai du mal à
frustrer les enfants. Je n'arrive pas à
me préserver, je suis livrée comme
cela en pâture. Si bien que cette
année, j'avais l'impression d'être
une machine à café avec mes
élèves. Il suffisait
d'appuyer et aller elle va nous expliquer, on
va tout comprendre. Alors là, c'est quand
même un peu délirant. Et tu vois, je
crois qu'il y a de ma faute là-dedans s'ils
ont cette impression, s'ils sont comme cela avec
moi.
N. - Une
machine à café?
P. -
Automatique, tu vois! On appuie sur le
bouton, le café vient: là, c'est
pareil. On pose une question, c'est lumineux, on va
comprendre. Or, ce serait de la mégalomanie
de ma part d'imaginer que je vais faire
comprendre à tout le monde, mais c'est
un peu cette illusion-là que j'ai. Je
constate, en tout cas, que c'est la première
année que je subis des agressions de
la part de mes élèves...
Pascale
-J'ai eu une élève cette
année qui m'a reproché de ne pas
savoir laver le tableau. Alors, je ne l'ai pas
supporté, tu vois. C'en était une qui
m'agressait depuis le début de
l'année. Visiblement, elle ne pouvait pas me
voir! Et moi, évidemment, au bout de deux ou
trois fois, cela m'a agacée
sérieusement. Alors, il y a eu une
séance où je faisais un cours et tout
d'un coup, cette fille me dit: «Alors
là, c'est le comble, non seulement on ne
comprend rien mais en plus on ne voit pas ce qui
est au tableau parce que vous n'êtes pas
capable de laver correctement une
éponge!» Devant la classe, comme cela,
tout fort! Là, j'étais folle de
rage. Alors je lui ai répondu qu'elle
avait sûrement mille choses à me
reprocher, mais ne pas savoir effacer le tableau,
je trouvais que c'était un mauvais, mauvais
terrain !
N. -
Pourquoi?
P. - Parce
que, enfin, laver une éponge!... Je lui ai
dit: Si vous n'êtes pas contente, vous n'avez
qu'à laver et effacer vous-même le
tableau, c'est assez pénible comme cela!
Alors là, j'étais très
fâchée et j'ai ajouté: De toute
façon, cela fait un moment que vous
m'agressez. Alors elle m'a regardée et m'a
répondu devant la classe
éberluée: Et vous de
même!
P. -Je
n'aime pas rester sur des conflits comme
cela... Et comme je n'aime pas que les gens ne
m'aiment pas, je suis allée la voir
après. Je lui ai dit: Si vous voulez, on va
parler un peu pour voir ce qui se passe. Et je lui
ai dit ce que je pensais d'elle et elle aussi... et
depuis, elle est à tous mes cours au premier
rang. Elle comprend tout. Il faudrait faire
cela avec tous les élèves, leur dire:
On vous a vu, on vous a reconnu, etc. et
cela marcherait; mais ils sont
fatigants.
Cette fois,
c'était une agression vraiment contre moi et
cela; c'est nouveau. Tous les échos
qui me revenaient étaient plutôt bons,
j'avais l'impression que je plaisais bien. Alors
là, c'était la première
fois que je prenais conscience que certains ne
m'aimaient pas.
Mais finalement, je
trouve que c'est bien parce que cela veut dire que
je l'accepte un petit peu. Rien que le fait que
cela ait pu avoir lieu est quand même un
progrès pour moi; j'ai maintenant un peu
moins l'illusion que je vais pouvoir tout leur
donner, tout leur faire comprendre. Mais je me
trouve encore parfois des alibis, des
justifications, je me dis que c'est parce qu'il y a
trop d'élèves, parce que je ne peux
pas faire ce que je veux...
N. -
Qu'est-ce que tu veux leur donner comme cela?
P. -je ne
sais pas... "Leur donner", cela veut dire: se faire
aimer sans doute, enfin... c'est comme pour eux
"tout leur donner", cela veut dire qu'ils
m'aiment.>>
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Pascale
n'a probablement pas été la seule
à subir les conséquences, disons,
d'une erreur de recrutement. Mais si elle a
"marché complètement" dans ce
sadisme, c'est qu'il trouvait sans doute
une résonance en elle
et c'est ce qu'elle cherche à
comprendre.
On
peut voir là comment le mode
d'interaction entre l'enseignant et
l'élève peut aboutir à des
effets cognitifs (on n'a plus rien compris) et des
effets physiques (colite)
Pascale
doit trouver un moyen pour ne pas tomber dans ce
qu'elle considère comme du sadisme. Pour ce
faire, elle a adopté une attitude
opposée, celle de "bonne
mère" qui lui permet de refouler son
agressivité et de retrouver un
équilibre. Ainsi son processus de
pensée lui fait trouver une
solution à son conflit
interne.
Pascale
s'épuisait à tenter de
répondre à toutes les demandes de ses
élèves; même les plus
illusoires. Son processus de
pensée aboutit à un comportement
AUTOMATIQUE qui lui donne l'impression
d'être "livrée en pâture"
à ses élèves. Son processus de
pensée lui faisait considérer les
mathématiques comme quelque chose que l'on
donne, que l'on distribue (au besoin avec une
machine). Cette représentation lui
était utile à la fois sur le plan
narcissique (je suis la bonne mère qui se
donne) mais en même temps dans ses tentatives
de refoulement de son agressivité (je vous
fais du bien et non du mal).
Cependant,
elle le paie d'un épuisement qui devient
insupportable (être donnée en
pâture). Dans la mesure où elle admet
de frustrer parfois ses
élèves, elle se
récupère, mais elle devient alors
l'objet d'agressions qu'elle doit apprendre
à supporter. Certains professeurs en sont
incapables, c'est un supplice pour eux d'avoir
à attribuer une mauvaise note
méritée ou même un travail
supplémentaire. Ils répugnent
à cette exigence pourtant créatrice
de stimulation.
L'agression
verbale
de cette élève avait pour
sens une demande d'attention
à laquelle elle pensait avoir droit. Elle
profite de la faille découverte chez
Pascale, le "mauvais terrain", c'est-à-dire
un terrain autre que les mathématiques, pour
"l'agresser verbalement", pour lui demander son
attention.
Pascale
va réagir au début "sans distance"
dans l'agresion à son tour mais après
la classe elle est capable de "processus de
pensée" différent et plus
adapté.
Là
encore le mode d'interaction entre le professeur et
l'élève aboutit à des effets
cognitifs(elle comprend tout).
Pascale
explique maintenant comment son évolution
personnelle l'aide à laisser venir des
"agressions
verbales"
et à y faire face sans en être trop
affectée.
C'est
intéressant de voir comment cette
enseignante trouve "bien " le fait d'être
capable de supporter les agressions verbales de ses
élèves
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