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Le travail en équipe

Claire Héber-Suffrin

Co-initiatrice des Réseaux d'échanges réciproques de savoirs  

             Seul, il est impossible de prendre en charge les questions liées aux changements sociaux (que les enseignants vivent de plein fouet), à l'accroissement et à la diversification des savoirs, à la complexité des questions qui se posent à nous en tant que citoyens, à la nécessité de la trans-disciplinarité pour avoir des chances de construire des réponses politiques humainement viables y compris à la question de la transformation du métier d'enseignant.

 

 Pourquoi faire équipe ?

 

             C'est une nécessité sociale. Lorsque nous apprenons, nous intégrons des connaissances et des savoir-faire mais aussi les systèmes par lesquels nous apprenons, leurs valeurs, les comporte-ments sociaux partagés, les mœurs implicites… Si nous comprenons que chacun " de nous " a, beaucoup plus qu'il ne le sait et que nous ne le savons, incorporé les Nous , dans lesquels il vit, se construit et agit, alors il est essentiel, dans nos pratiques pédagogiques, de tenter, par des pratiques cohérentes de répondre à ces questions :

- dans quels nous voulons-nous vivre qui nous permettent d'exister comme je singuliers et autonomes ?

- Quels nous voulons-nous que nos enfants, nos élèves aient envie de construire, en nous voyant vivre ? (On n'enseigne et on ne peut enseigner que ce que l'on est, disait Jaurès).

- Quelles références d'humanité et d'humains leur proposons-nous, pour qu'ils se construi-sent comme personnes singulières capables de construire des nous qui les construi-ront comme humains ?

 

             On a constaté ceci, dans des écoles où vivent des équipes : les enseignants coopèrent, s'interrogent, expérimentent, rendent visibles leurs projets, rendent visible aux élèves qu'ils sont une équipe (et leur rendent ainsi visible l'institution scolaire), partagent leurs perspectives sur les élèves et, ainsi, les enferment moins dans des catégorisations figées qui risquent de les conditionner. Les élèves le sentent, l'analysent, sont plus actifs, se sentent reconnus, perçoi-vent des liens entre les disciplines et avec leurs propres questions. Bientôt, ils sont plus moti-vés, accèdent à la position de chercheurs et de créateurs, découvrent qu'un apprentissage ré-ussi exige un climat coopératif, que les interrogations des autres les aident, qu'ils sont utiles à l'apprentissage de tel autre, qu'on est plus intelligent à plusieurs. Ils apprennent à estimer les autres, ils grandissent en estime d'eux-mêmes, dans l'estime de leurs condisciples et dans celle des enseignants. Ils découvrent que chaque cerveau apprend à sa façon. Ils associent leurs parents à des actions collectives réussies. Il ne s'agit pas d'idéaliser l'équipe. Comme toute entreprise humaine, elle est complexe et difficile. Elle est une tension collective. Tous ceux qui en ont l'expérience savent en dire les difficultés et les échecs ; ils savent très peu en transmettre les joies, les bénéfices personnelles et communs, les pouvoirs qu'elle génère :en terme de capacités, d'énergies et forces, de possibilités réalisées, de pouvoir de décision sur ce qui nous concerne et en terme de " notre pouvoir ensemble.

 

             C'est une nécessité éthique et politique. Pour construire des collectifs porteurs de sens et d'avenir juste pour tous, une communauté d'intérêts et de valeurs est nécessaire. La base de la relation, c'est la réalité des valeurs vécues, sur lesquelles les personnes peuvent se rencontrer. C'est souvent en raison de l'absence d'alimentation et de construction du Bien commun que les collectifs s'effritent et que les équipes ne parviennent pas à se constituer : Le Bien com-mun doit être défini ensemble au fur et à mesure que notre conscience individuelle et collec-tive s'ouvre à la reconnaissance du vivant complexe qu'est un enfant, un jeune, un adulte. C'est pourquoi l'écoute, la reconnaissance mutuelle, la conscience de ses propres manques et limites par rapport à ce que l'on peut connaître d'une situation humaine doivent prévaloir sur la démonstration de puissance. Ce n'est que par des interactions coopératives et critiques que l'on peut avoir des chances, lorsque le réel résiste, de transformer nos modèles, de prendre des décisions justes, de construire des projets créateurs d'humanité.

 

C'est une nécessité liée à " Apprendre et enseigner "

             Pour les enseignants d'abord. Peut-on être enseignant sans être en apprentissage perma-nent ? Comment apprendre et construire son métier sans questionnements ? Comment améliorer ses pratiques sans reconnaître ses manques, ses ignorances, ses difficultés ? Pra-tiquer l'équipe, c'est accepter de concevoir la confiance comme un processus relationnel tellement fécond qu'il vaut le risque que l'on prend. Nous savons trop peu dire toutes les gratifications qualitatives de la coopération, du travail d'équipe, du partage des savoirs. De ce fait, ceux qui en ont peur, ou n'en voient pas l'intérêt n'ont aucune idée de ce dont ils se privent. Faire équipe, c'est vérifier qu'en matière d'apprentissage chacun a intérêt à l'enrichissement intellectuel et moral d'autrui, s'enrichit et apprend en contribuant à la ré-ussite de l'autre, peut considérer autrui comme une chance et se faire chance pour autrui.

             Pour les élèves. Les pratiques d'équipes d'enseignants, d'équipes d'élèves, de réseaux d'échanges réciproques de savoirs entre élèves ou entre enseignants, pourraient avoir une place de choix pour conjuguer la richesse de l'hétérogénéité des méthodes, outils, formes de relations et personnalités d'enseignants et d'élèves avec la nécessité d'un cursus qui ne renforce pas la dispersion des intérêts et la difficulté de la persévérance en matière d'apprentissage.

             Pour les élèves comme pour les enseignants, la prise de conscience par chacun de ses sa-voirs et de ses manques (c'est-à-dire de ses besoins d'apprendre) est doublement fruc-tueuse :

- elle est signe à soi-même de ce que l'on peut essayer d'apprendre. C'est, pour beau-coup, une transformation de leur représentation d'eux-mêmes, des savoirs et de l'Apprendre qui les libère des sentiments de honte générés par l'ignorance stigmatisée, intériorisée comme une infériorité. L'incertitude, en matière cognitive, la conscience de ne pas savoir et d'avoir encore besoin d'apprendre ne sont-elles pas des conditions intellectuelles de tout apprentissage ?

- Elle est signe à autrui du besoin que l'on a de lui ; elle appelle et stimule la coopéra-tion. L'autre peut alors s'ouvrir à ses propres manques. La prise de risque qui en ré-sulte, dans la relation à soi-même et aux autres (vulnérabilité, attente tournée vers au-trui, reconnaissance de ses manques, besoin d'accompagnement formulée, affirmation de soi et de sa valeur, confiance en soi et confiance réciproque) pose la question du système social où elle peut se faire. D'où la nécessité de travailler les régulateurs sym-boliques et éthiques y compris dans les systèmes coopératifs.

 

             C'est une nécessité liée à la complexité des savoirs. Chaque savoir est tissé de multiples sa-voirs ; chaque savoir est en réseau avec d'autres savoirs ; nous ne pouvons savoir, seuls, les savoirs dont nous avons-nous besoin, dans une société qui change continuellement, pour anti-ciper les conséquences de ces multiples changements ; nous savons peu les savoirs transver-saux que l'école devrait transmettre : comment prendre en charge ces réalités autrement qu'en réseau et en équipe ?

 

Un réseau, une équipe, ça sert à quoi, dans la pratique ?

             D'abord à se former réciproquement. Dans nos sociétés et nos écoles, et, contrairement à l'image qu'ils ont souvent d'eux-mêmes et que la société leur renvoie souvent brutalement et injustement, il y a abondance des savoirs des enseignants (connaissances, savoirs pédagogiques, savoirs d'expériences) et de besoins et désirs d'apprendre. Donc de possibilités d'échanges réciproques de savoirs entre enseignants et de constitution d'équipes d'enseignants.

             Exercer les métiers de l'école, de façon juste et créative, ne peut se faire qu'en s'inscrivant dans une démarche de formation permanente. Si nous savons bien que chacun ne peut tout apprendre, il est nécessaire de conjuguer formation réciproque et mutualisa-tion des connaissances et des compétences : pour construire des projets, se renforcer mu-tuellement, ouvrir des possibles aux élèves et découvrir que l'on a besoin de travailler avec ceux qui ont des compétences différentes.

             Mutualiser les compétences ne signifie pas ne pas oser s'interroger mutuellement ni se remettre en question ensemble : travailler en réseau, en équipe, c'est accepter de confron-ter les expériences de les interroger et de les relativiser pour les enrichir.

             Cette habitude à acquérir de croiser les regards permet de transformer les représentations qui cloisonnent et stigmatisent tel élève, tel enseignant, telle méthode, tel parcours, mais aussi de prendre en compte, ensemble, les réalités difficiles.

             Questionner ensemble ses représentations pour se libérer de l'emprise des modes sociales et des normes institutionnelles non interrogées développe la capacité individuelle et col-lective à analyser les situations vécues et entraîne à élucider les choix répondant aux be-soins collectifs et particuliers des élèves.

 

             Conscient alors de ses besoins, réaliste sur ses propres capacités, prêt à apprendre ensem-ble, plus solide pour saisir l'inattendu, le réseau d'enseignants ou l'équipe éducative pour-ra construire des projets porteurs de sens pour et avec chacun et tous : c'est le projet qui fait l'équipe !.

             Ces projets, s'il est nécessaire de les imaginer et les décider ensemble, c'est également en équipe ou en réseau coopératif que l'on peut mieux les organiser afin qu'ils s'inscrivent dans la durée qui leur est nécessaire. Que l'on peut, pour accroître les chances de réussite de ces projets, métisser les systèmes d'organisations formels (cadre, programmes, hiérar-chies fonctionnelles, organisation du temps scolaire) et les systèmes informels (réseaux de savoirs, réseaux de projets, réseaux amicaux, groupes de travail, partenariats, ouverture de l'école).

            Il est primordial de ne pas oublier que vivre une équipe ouverte ou un réseau porteur de projet nécessite d'apprendre à se soutenir mutuellement : vivre un sentiment d'appartenance, savoir que l'on a le droit de craquer, qu'il n'est pas honteux ou humiliant de demander de l'aide, que ce n'est pas prendre le pouvoir que d'apporter son soutien ou son aide à d'autres, entrer dans des logiques de reconnaissances mutuelles plutôt que de dénigrement et de rivalité : voilà ce qui est en jeu !

             Alors, au lieu de faire face seul aux élèves, on pourrait davantage se sentir ensemble assez solides et sereins pour être avec eux. On pourrait mieux résister aux pressions mettant en cause les valeurs de l'école et du service public. On n'aurait pas peur de rendre visible l'effort individuel et collectif pour atteindre les objectifs communs et on s'autoriserait à dire que l'école ne peut pas tout. On pourrait prendre ensemble en vraie considération les obstacles réels et les résistances sans les nier ni les condamner.

 

Faire réseau, faire équipe, ça se veut, on peut apprendre !

             Le vouloir. Il y a l'idéal et le possible. Si on veut faire équipe, on trouve les stratégies nécessaires, en sortant, s'il le faut, des cadres où la perspective est bloquée. A Orly, l'équipe éducative avec laquelle je travaillais était composée de quatre enseignants de l'école, d'enseignants du collège, de parents, de membres d'associations et de travailleurs sociaux. Des enseignantes d'Argentat ont constitué l'équipe du Réseau d'échanges réciproques de savoirs de l'établissement avec des enseignants porteurs du projet et d'autres, qui de plus loin, les encouragent sans pour autant porter le même projet, mais aussi des élèves et des parents. Faire équipe et fonctionner en réseaux, c'est un apprentissage permanent qui sera toujours inachevé. Pourquoi ? En raison du fait que ce sont des organisations vivantes, de personnes en mouvement, dont chacune est un monde qui s'ignore en partie et qui est en transformation permanente ; en raison de leur rôle de projection, de prévoyance plutôt que de prévision, de prise en compte de l'imprévisible et de l'inattendu comme sources de créativité ; parce que penser en réseau, c'est relier en soi des personnes, des savoirs, des perspectives, penser les paradoxes... C'est intégrer le belle définition de la tolérance proposée par Paul Ricœur : La tolérance n'est pas une concession que je fais à l'autre, elle est la reconnaissance de principe qu'une partie de la vérité m'échappe.

 

             Que faut-il apprendre ? Les outils (d'organisation, de régulation, de partage des rôles...) pour faciliter la coopération entre enseignants (équipes ou réseaux) existent. On peut les chercher auprès de ceux qui en ont l'expérience et principalement des Mouvements et Collectifs qui ont fait de la coopération un de leurs choix éthiques, politiques, pédagogiques . Savoir vivre en équipe est un savoir complexe, tissé de savoirs formels (les connaissances nécessaires exis-tent, des outils sont déjà formalisés et théorisés), de savoirs expérientiels (pourquoi ne pas mieux les conscientiser, les décrire, les partager et les analyser ?), de savoirs existentiels, ceux qui portent sur les valeurs et le sens que chacun construit dans et par ses expériences et qui nous font vivre.

 

Ça s'apprend comment ?

             Par des démarches de formation personnelle et institutionnelle : ne pas hésiter à lire sur le sujet et à s'engager dans des formations

             De coformation : il est essentiel de vivre l'expérience d'équipe et de la penser ensemble dans des moments organisés de retour réflexif sur la pratique

             De formation réciproque : en partager les expériences et les savoir-faire acquis dans d'autres contextes.

 

             Essayer et chercher ensemble. Notre héritage en pédagogie est plus riche que nous ne le sa-vons souvent. Il est à réinventer, sur les questions du travail en équipe, en l'articulant avec la recherche de l'individuation et de la reconnaissance sociale, les nouvelles formes de socialité, les changements de nos repères sociaux et épistémologiques, les changements de paradigme introduits par La formation tout au long de la vie et les nouvelles techniques d'information et de communication. Faisons-nous le même type de réseau et d'équipe que ceux que nous avons connus ? Comment le concept et les pratiques de Réseau modifient-ils le concept et les pratiques d'équipe ? En quoi une équipe en réseau, un réseau d'équipes changent-ils les prati-ques d'équipe ?

 Réseaux d'échanges réciproques de savoirs

 

Claire et Marc Héber-Suffrin

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Commentaire

Réactions

<<Votre article touche au cœur de la valeur sociale du métier d’enseignant/formateur et à la nécessité de la transdisciplinarité dans la formation. Je suis ravie de découvrir que ce genre de réflexion est bien vivant. J’ose espérer que la plupart des formateurs rendent leurs pratiques de formation cohérentes avec une vision globale de l’être humain, une vision qui promeut l’épanouissement professionnel où les individus s’affirment comme “Je” singuliers et autonomes tout en contribuant au bon fonctionnement du groupe, de l’entreprise, de la société. Il va de soi que cette conception de formation exige une mise en commun: des savoirs formels (les connaissances théoriques - au combien nécessaires !!!), des savoirs expérientiels et des savoirs existentiels (ceux qui portent sur les valeurs et le sens de ce qu’on fait). >>

<<Précieux de (re)formuler, redire, et revenir sur cette question. Et dire en quoi le travail en équipe est autre chose que les échanges amicaux entre collègue. En tout cas, va bien au-delà de ceux-ci. Il s'agit bien de "professionnaliser" la réflexion, le questionnement et le partage de pratiques. Encore tout ceci n'est-il réellement envisageable - et praticable - que si une réelle réflexion et une restructuration de la gestion du TEMPS est ouverte et pilotée par le Chef d’Établissement ! La plupart du temps, ce dernier se dira - sans doute à raison pour une part - "prisonnier" des structures, de la législation, des syndicats, des mentalités, etc... Il s'agit donc bien de les encourager - et soutenir ! - à oser parfois sortir du "cadre". Beau et riche défi ! >>

<< " Pourquoi faire équipe ? C'est une nécessité sociale". La déclaration sur laquelle ouvre l'article est ambiguë. Elle pourrait laisser croire que faire équipe est une conséquence naturelle de vivre en société, ce qui n'est pas le cas. Mais je suppose que l'auteur veut dire que c'est un besoin si on espère une société efficace et motivante. "Un réseau, une équipe, ça sert à quoi, dans la pratique ? D'abord à se former réciproquement". D'accord sauf sur le "d'abord". 'Servir à' signifie, que je sache, quelle en est la finalité. Et la première n'est pas la formation réciproque mais l'atteinte de deux objectifs simultanés : l'efficacité dans la réalisation de l'objectif de l'équipe, et la satisfaction socio-affective qui permet sa continuité. Je suis fondamentalement d'accord avec tout l'article, dont je recommande la lecture (merci @Nimier), je souhaiterais cependant renforcer le fait que les équipes ne s'apprennent pas, elles se construisent. Et bien sûr que si toutes les équipes sont des groupes, tous les groupes ne sont pas des équipes - bien loin s'en faut ! - même si on leur en colle l'étiquette. >>

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