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Intégration du conflit à la relation:

exemple avec un élève

JEAN-POL ROCQUET (I.E.N.)

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" C'est pas moi ! "

             J'arrive au collège un peu avant quatorze heures, pour reprendre mes activités de formateur. Devant les portes se pressent les élèves. En sortant du parking, sur la pelouse, je vois un adolescent qui crache sur deux jeunes filles qui s'écartent en criant pour éviter les jets de salive. L'adolescent les poursuit sans me voir. Je me place en travers de sa route et je l'interpelle d'une voix forte : " Il est interdit de cracher sur une personne. Tu seras sanctionné pour ce que tu viens de faire, selon le règlement du collège. "

             L'adolescent s'est arrêté. Un groupe d'élèves fait cercle autour de nous tandis que les victimes se sont esquivées. En face de moi, reprenant son souffle, le jeune homme me considère d'un œil rond et me sert :

" C'est pas moi ! "

             Après un bref moment de silence, comme pour mieux souligner l'importance des propos qui s'échangent :

" Je t'ai vu, tu crachais sur des filles et je te redis qu'il est interdit de cracher sur des personnes…

- C'est pas moi, je vous jure, vous vous trompez… C'est pas moi qui ai craché. "

Le conflit est amorcé. Comment l'intégrer à la relation ?

             Comment sortir du conflit autrement que dans une relation de domination, perdant/gagnant ? Comment rester dans le problème posé par l'acte transgressif et éviter de dériver dans le conflit de personnes, entre lui et moi ?

 

             Ce que me signifie l'adolescent en face de moi (inconsciemment bien sûr) c'est que je ne perçois pas la réalité de premier ordre : en gros, il signifie : "vous êtes fou. "

Il ne signifie pas sa colère ou ma réprobation, il ne me dénie pas le rôle de figure de la loi que je revendique en interrompant son acte en invoquant le règlement, il ne s'oppose pas à la valeur négative de l'acte de cracher sur une personne, il me dit :

" nous ne pouvons pas mettre en commun des paroles et des actes car vous êtes mystifié par vos sens. Peut-être quelqu'un a-t-il craché sur une personne (et encore est-ce bien sûr, car si vous vous trompez sur l'attribution de l'acte, il n'est pas impossible que vous ayez " inventé " une réalité des faits qui n'existe pas), mais ce n'est pas moi. "

             Dans ces conditions, les conditions de la mise en doute de la réalité de premier ordre, on bascule aisément dans la réalité de second ordre, celle qui est construite par chaque sujet.

- La tentation est grande pour moi, de porter un jugement sur la globalité de la personne qui est en face de moi : " Toi, tu es un menteur. "

- Le risque est grand de ne pas reconnaître l'affect de la colère qui me saisit et de ne pas faire " avec " pour mieux neutraliser l'émotion qui pourrait se mettre en mots ainsi : " espèce de sale menteur, je te hais et tu vas le payer… "

- Le risque, c'est aussi de faire image : " voilà bien l'image du vaurien des cités, macho, menteur, et fier de l'être. "

 

             Heureusement, il reste le domaine de la rationalité, celle qui vient en tiers médiateur dans les relations conflictuelles

pour donner du sens et guider nos actes.

             Comme j'avais déjà réfléchi, avec de nombreux collègues, à cette attitude qui n'est pas rare, comme nous avions eu le recours des théories explicatives, dans différents paradigmes, je me suis adressé à mon interlocuteur dans ces termes :

" Je comprends que tu ne veuilles pas connaître que c'est une partie de toi qui vient de cracher sur deux personnes, je comprends bien que tu ne veuilles pas te reconnaître dans cette partie de toi que tu ne peux pas admettre. Je comprends bien que toi, tu vaux bien plus que cette partie de toi qui a craché. (un petit silence pour laisser retentir ce qui vient d'être dit et qui n'entre pas dans le cadre de ce qui est attendu et prononcé à l'occasion.) Et bien, je suis d'accord avec toi, ce n'est pas toi qui a craché…. Mais c'est seulement cette partie de toi, celle qui a craché sur deux personnes, qui sera sanctionnée… Viens avec moi, nous allons trouver la conseillère d'éducation pour qu'elle nous rappelle au règlement. "

             Et l'élève m'a accompagné. Je ne sais pas s'il a compris ce qui était dit sur le moment. Peut-être même m'a-t-il pris " réellement " pour un fou. Son regard, son silence en disaient long sur la confusion dans laquelle il se trouvait. Toujours est-il que j'ai fini par apprendre son nom, que j'ai pu le nommer et qu'à son tour il m'a nommé, que nous avons pu entrer en relation.

             Le collège n'avait pas prévu de sanction, ce qui est regrettable mais fréquent. ...

 

David est devant moi.

             Nous nous sentons un peu isolés dans cette grande salle de classe, tandis qu'au-dehors retentissent tous les bruits de la récréation. David a été sanctionné. A cause de l'absence de règlement, nous étions sans possibilité de référence, il a fallu " imaginer " la sanction. Avec la conseillère d'éducation et la principale, nous avons convenu que ce que nous faisions n'était pas juste. Mais pire encore aurait été l'absence de sanction.

           Il est urgent que tous les établissements scolaires puissent faire référence aux textes que la communauté éducative a rédigés, votés, en conformité avec le droit en usage. Nous avons réfléchi aux principes du texte réglementaire : dire les droits et examiner les contraintes, les devoirs qui sont liés à ces droits ; c'est la condition de l'autonomie, considérée comme l'auto-limitation de la liberté individuelle au profit de la liberté et la sécurité collectives. Egalement liées aux droits et aux devoirs, les sanctions. Celles-ci sont justes si elles sont identiques pour tous, en cas de transgression. Droits, devoirs, sanctions et la jurisprudence. Voilà le cadre qui rend effective la vie collective.

 

David se retrouve donc en face de moi, sanctionné :

          La sanction est bénigne et frustrante, comme toute sanction : il est retenu une heure, temps de récréation compris, (voilà pour la sanction) pour expliquer et écrire les raisons que la société a de condamner ceux qui crachent sur d'autres personnes, pour construire un acte qui soit le symbole de la réconciliation : il s'agit de restaurer la relation entre ce David-là qui a craché et ce David qui n'est que ce David-là. Il s'agit également de restaurer les relations entre les filles, les victimes, et David, le garçon agresseur.

             Bien sûr, David ne reconnaît toujours pas être l'auteur des crachats. Pour l'instant, nous sommes face à face, en silence. Car il faut un moment de silence comme pour marquer la solennité du moment et son importance. Il ne s'agit pas d'une heure de colle, il s'agit de bien plus, de quelque chose d'important, d'actes de langage.

" Tu sais, David, que tu as une heure pour me dire pour quelles raisons, personne ne peut admettre qu'on crache sur une personne.

- J'ai rien à dire, car c'est pas moi.

- Nous sommes d'accord sur un point, je te l'ai déjà dit, ce n'est pas toi tout à fait qui a craché… Mais si c'était toi, pourquoi la société condamne-t-elle le fait de cracher sur une personne. "

             Le silence donne du poids au dialogue. Il faut en être convaincu. Il y a quelque temps, je n'aurais pas supporté ce silence ; je l'aurais comblé par mes propres mots, j'aurais expliqué à la place de David, j'aurais dit ce que je pensais, j'aurais fait la morale et aucun travail n'aurait été effectué. Il ne faut pas craindre le silence, sans le laisser définitivement s'installer. Le silence lie les mots aux mots et les mots aux personnes. Au bout d'un temps, j'ai reformulé mon invitation à mettre en mots les raisons. Pour toute réponse, un nouveau silence. C'est donc au tour du silence à être interrogé :

" David, tu ne dis rien, à ton avis pourquoi rien ne peut se dire de cet acte, même si c'est pas toi ?

- C'est pas moi. Et même si c'était un autre, vous pouvez pas comprendre. Vous savez pas comment on est, nous.

- Peut-être que tu peux m'expliquer pour que je comprenne ?

- Non, vous êtes pas de notre quartier, vous avez pas notre âge. Vous pouvez pas comprendre… Et puis je sais pas bien expliquer. On peut pas dire exactement pourquoi on fait des choses. C'est dur à expliquer.

- Essayons… Reprenons les faits, ce mardi à deux heures mois le quart, tu te trouvais devant la porte du collège…"

 

Le début de l'entretien consiste généralement à décrire ou à mettre en récit les faits

             C'est le récit qui donne forme, qui représente la réalité. Et, guidé par des questions élucidantes, David va faire part de son ressenti : curiosité pour l'événement dans lequel il n'est que spectateur, sentiment d'injustice lorsque je l'ai interpellé, honte devant les spectateurs ; il fera également sens par les images qu'il propose :

" cracher, c'est pas méchant, c'est un jeu, comme l'attrape " " on aurait dit que j'étais un vrai bouffon " " Vous, vous êtes un flic. "

 

Mais ce sont surtout les valeurs et les croyances attachées à l'acte qui fondent ce travail de la parole,

             c'est d'ailleurs dans ce domaine que, pour la première fois, David reconnaît qu'il est l'auteur de l'acte, en employant une première personne, du pluriel certes, mais une première personne quand même

" Nous, on peut cracher sur des filles, c'est un jeu, je vous ai dit ; mais nous, on crache pas sur un mec, là, c'est plus du jeu. Le mec, il te tape, il faut qu'il se fasse respecter. C'est pas pareil. "

             Pour mettre en mots une expérience, l'écoute active empathique constitue une aide intéressante. Empathique, l'aide vise à comprendre le point de vue de l'interlocuteur, sans l'admettre bien entendu, mais l'entendre. En l'occurrence, ce n'est pas facile d'entendre cette croyance discriminante entre les sexes, d'entendre la violence comme l'expression du respect. Sans dire la loi, sans opposer son propre point de vue. Mais sans empathie, il ne peut pas y avoir aide à la formulation.

             Car, ce que signifiait David, au début de l'entretien, c'était que son expérience n'est pas communicable : personne ne peut la comprendre, lui-même ne sait pas la formuler. Or, le but est de la mettre en mots, par l'écoute (la reformulation) et l'élucidation des implicites, par des questions élucidantes.

 

             Quand les faits ont été rapportés sous la forme du récit - peu importe leur " vérité " - quand les registres de la subjectivité ont été explorés : ressenti, imaginaire, croyances et valeurs, alors il est possible d'accéder aux souhaits :

" Et maintenant, que veux-tu qu'il arrive ? Que souhaites-tu, au fond ? "

             Tous les désirs sont faits pour être entendus… Et pas forcément satisfaits. "

"Je voudrais retourner en classe. Je voudrais que vous me fichiez la paix. Je ne veux pas écrire ces explications. "

             Ces souhaits ne sont pas exaucés. Ils font partie de la sanction prononcée par la figure de la loi, la principale du collège.

             En revanche, dès qu'un souhait est acceptable, l'aide devient possible : " Tu voudrais sortir de cette situation et tu ne sais pas comment faire. Mais si tu as des ressources, moi je peux allier mes ressources aux tiennes. Imaginons un acte qui te permettrait de renouer des relations avec toutes les personnes dans le collège. "

 

            Dans le contexte, plusieurs problèmes se posaient : d'abord l'ambiguïté relative à l'auteur : David, sans nier, avait toujours du mal à reconnaître son entière responsabilité. Et puis les victimes, les deux jeunes filles sur lesquelles il avait craché n'étaient pas identifiées. La sanction : heure de retenue et mise en mots à l'oral et à l'écrit était suffisante au regard de la loi. Mais comment renouer une relation, avec des jeunes filles, en en changeant les présupposés, comment faire en sorte que " cracher sur des filles " n'apparaisse pas comme un jeu de domination ?

            Quand David a eu écrit les explications, quand la sanction a été accomplie, alors il a été, lui aussi, " réparé. " Il a fallu encore un nouvel entretien d'une heure et demie, pour construire un acte de parole qui signifie la réconciliation avec la communauté scolaire. David a accepté de raconter le récit d'un personnage, Bertrand, un garçon de son âge, qui s'amusait à cracher sur les filles. David a rapporté ce récit dans le bureau de la principale, en ma présence et en présence des déléguées-filles des classes de troisième. Au nom de son personnage qu'il avait appelé Bertrand, David a présenté des excuses en ces termes : " Bertrand présente des excuses aux filles sur lesquelles il a craché. Bertrand pensait que c'était un jeu, mais lui-même n'aurait pas accepté qu'on lui crache dessus. C'est humiliant pour les filles, comme pour les garçons. "

            Les déléguées ont dit deux choses importantes : " Nous acceptons les excuses de Bertrand parce que les excuses sont bonnes pour la relation. En revanche, nous n'acceptons pas et nous n'accepterons jamais que quelqu'un, un garçon ou une fille, crache sur nous. Car tu as raison, Bertrand, c'est humiliant." La poignée de main qui a suivi a scellé la réconciliation.

 

 

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Réactions

<<J'ai particulièrement apprécié ce récit et la réflexion qui l'accompagne. Je suis prof. d'arts plast. dans un lycée de l'étranger où, depuis quelques années les "choses changent" ... et la violence apparaît. Peu ou prou de réflexion institutionnalisée, les prof. ne se retrouvent pas pour en parler. ... C'est pourquoi j'ai cherché sur internet, et suis très heureuse d'avoir découvert que d'autres ont travaillé la question en véritables éducateurs. MERCI !>>

<<Je trouve l'intervention évidemment juste et je voudrais souligner une chose: c'est le temps que cela a pris pour 'apprivoiser' ce jeune. Malheureusement, beaucoup de profs aujourd'hui sont tellement pris par leurs cours et le travail à finir, qu'ils ne peuvent plus prendre le temps de prendre du temps. Et pourtant c'est LA SEULE façon d'établir et de conserver une relation. Nos jeunes dans nos collèges ne sont plus en relation avec rien ni personne. Cela explique souvent leurs 'messages'violents. Une solution aux problèmes de violence serait certainement plus de temps offert à ne rien faire....juste à être en relation.>>

<<je trouve que le professeur avait raison!!!>>

<<Cet enfant avait besoin d'une vraie parole d'autorité, cette parole qui aide sa propre parole à jaillir, et non cet ersatz de parole qui est la violence. Notre tâche d'éducateurs et très proche ce celle des sages femmes : aider l'autre à accoucher d'une parole, pas d'une image de parole,d'une vraie parole qui permet d'entrer en relation, et de sortir de son enfermement. Nous avons tous la Parole en nous, et elle a besoin de jaillir. >>

<< Je retiens de cete expérience de gestion de la violence et de rappel à la loi, la nécessité de se donner du temps ( 2h 30, pour le cas présent). L'éducation prend du temps, demande de l'énergie et une solide formation en communication. Les règlements intérieurs des établissements ne prévoient pas suffisamment les sanctions correspondantes aux manquements à la loi...Sanctionner un acte n'est rien de facile ni d'agréable, mais cela fait partiedu "cadre " qui construit. Merci pour ce témoignage !>> Directice d'école.

<<Votre exemple est éloquent. J'avoue qu'il est difficile de comprendre qu'aucune sanction en soit prévue pour un tel geste, à moins que ce soit tellement fréquent que l'établissement ne serait pas capable de mettre en application, la règle. Mais à bien y penser, ce n'est pas une raison suffisante pour ne pas travailler à améliorer la situation. Je vis en région au Québec, les problèmes ne semblent pas aussi nombreux. Bonne chance!>>

<<je rends à votre patience tout l'homage qui lui est dûet aussi à la finesse de votre intervention.je vais en tenir compte car moi-même j'ai vécu une telle situation et je n'ai pas eu la même réaction sans doute par manque de tact ou de recul.Je dois dire que tout n'est pa s encore terminé.En tout cas merci.>>

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