Lexpertise
deviendrait-elle la matrice permanente dun
pouvoir politique qui nous inviterait à
consentir librement à nos « nouvelles
servitudes (2)
»
? Lexpertise deviendrait-elle
aujourdhui le nouveau paradigme civilisateur,
modèle universel dune morale positive
et curative produisant une mutation sociale
profonde comparable à celle que le concept
d« intérêt » avait su
produire au XVIIe siècle dans lart de
gouverner ? (3)
Et
telle la notion dintérêt, le
concept dexpertise poussé au centre de
la scène sociale détiendrait son
succès et sa promotion idéologique
quà la condition expresse de ne pas
être défini avec
précision.
Cest
ainsi que le rapport de mission de Guy Vallancien
sur « la place et le rôle des nouvelles
instances hospitalières » (4)
dans
le cadre de la réforme de la gouvernance des
établissements place lexpertise
au coeur du dispositif de recomposition
gestionnaire des hôpitaux. Lexpertise
apparaît ici une fois encore comme ce nouveau
paradigme qui permet une « évaluation
objective des hommes » et de leurs actes, seul
à même daméliorer la
« chaîne de production de soins ».
Le concept dexpertise objective,
indissociable de la culture managériale dont
il provient, en arrive à jouer en tant que
remède le rôle que le foie jouait
naguère dans la cause des maladies pour les
médecins de Molière. Cette
évaluation qui se veut objective,
quantitative et « scientifique »
rassemble par lopérateur de la
pensée calculatrice le positivisme des
sciences, lesprit gestionnaire et comptable
et le souci bureaucratique des
sociétés techniques. Ce modèle
de lévaluation nest-il pas en
train de nous conduire à renoncer à
la pensée critique, à la
faculté de juger, de décider,
à la liberté et à la raison au
nom desquelles paradoxalement sinstallent ces
nouveaux dispositifs de normalisation sociale
?
Comment
ne pas penser aujourdhui face à
la recomposition des pratiques de soin, de
recherche et denseignement que nous
sommes en présence dune
nouvelle civilisation (5)
qui
décompose toute activité
humaine en capitaux et intérêts,
pour toujours davantage installer au coeur de
notre quotidien une certaine conception du
monde assurant notamment
lhégémonie dune
culture anglo-américaine ? A la fois
pratique de pouvoir et idéologie,
lexpertise assure ainsi une
prescription anthropologique au nom
dune description soi-disant
scientifique et objective de la
réalité.
Lobsession
gestionnaire à lUniversité et
la nouvelle politique de
civilisation
Evolution de la
formation
Je
pense comme Lindsay Waters (6)
quà
lUniversité « les barbares sont
à nos portes » et que nous assistons
à une « éclipse du savoir
». Lindsay Waters, un des plus hauts
responsables éditoriaux des Presses
Universitaires dHarvard,
sinquiète de voir les
Universités transformées en «
centres de profit » et réduites
à des « entreprises » comme les
autres. Il constate que notre milieu se trouve
« contaminé par cette
épidémie descroqueries qui
semble avoir infecté une bonne part de la
société américaine» (7)
.
Jajoute à ce diagnostic un certain
nombre de remarques
sociales et anthropologiques déduites de mes
expériences (8)
depuis
plus de trente ans au sein de la plupart des
dispositifs dévaluation des
enseignants et de la recherche à
lUniversité.
Au cours
de ces dernières années,
lévolution de
lévaluation vers des
critères de plus en plus formels,
chiffrés, standardisés et
homogénéisés a produit
un véritable déficit du
débat démocratique dans les
commissions dexpertise dont les membres
sont pourtant en majorité soucieux de
justice, déquité et de
pensée critique. La
dévalorisation de la parole au profit
du chiffre, si caricaturales que puissent
être les procédures qui le
fabriquent, participe dune
véritable initiation sociale aux
vertus du capitalisme dont, on le sait,
« le commerce adoucit les moeurs
».
Lévaluation
bibliométrique
Remarquons
tout dabord que cette logique du
marché qui sévit actuellement dans la
recherche et les publications, à partir de
lévaluation bibliométrique par
exemple, favorise toujours davantage une culture du
« profit à court terme »,
profit volatile, instable,
éphémère, culture
obsédée par limmédiat et
le rentable. Les objets de la recherche ont
épousé la configuration des autres
produits de consommation : dépassés
sans cesse ils doivent se renouveler dans
lurgence dune concurrence féroce
permettant tout et nimporte quoi, invitant
toujours plus à la méfiance
collective et à linstrumentation des
autres davantage quau travail
déquipe et à lesprit de
loyauté. La recherche et
lUniversité ont épousé
les idéaux de léconomie de
marché et leurs espaces institutionnels
ressemblent de plus en plus à la
géographie de nos praxis sociales. La «
cage de fer » (Max Weber) de ces
institutions traditionnelles et
hiérarchiques a volé en éclats
sous la pression conjointe des «
déconstructions » libertaires de
lautorité et des exigences
impitoyables du néolibéralisme. La
sujétion à des réseaux de
prescription sociale, à des dispositifs de
micro-pouvoirs culturels masqués par
lanonymat et structurés parfois dans
le cynisme froid et calculateur des petits
maîtres, a remplacé
lallégeance aux «
mandarins », à leur forme
directe de domination et à leurs
préférences doctrinales.
Aujourdhui, cest sur le «
marché » des valeurs mobiles,
précaires, flexibles des alliances
opportunistes et selon un despotisme toujours plus
étendu dans le détail des petites
affaires que se « monnayent » les
recherches et les publications. Bien sûr la
forme actuelle de lévaluation
du savoir à lUniversité
révèle, dans sa genèse et dans
sa fonction, sa communauté véritable
avec les opérateurs matriciels de
subjectivation et de normalisation du capitalisme :
monnaie, capitaux, marchandises, logique de profit
calculé. Mais cette civilisation des moeurs
universitaires sétend aujourdhui
toujours plus selon des valeurs et des normes
propres à ce que Richard Sennett, par
exemple, a décrit comme « culture
nouveau capitalisme» (9)
:
faible loyauté institutionnelle, diminution
de la confiance informelle et affaiblissement
dun savoir du métier.
Nous
sommes entrés à pieds joints à
lUniversité dans les paysages de
lurgence, de la rentabilité
immédiate et de lexploitation optimale
des potentiels. Cest une authentique
initiation sociale normative qui se met en place
par des rituels dévaluation de la
recherche et de lenseignement. La pertinence
des critères importe bien moins que
lobéissance implicite aux valeurs que
cette culture requiert. Pour exemple, la
durée moyenne de vie dune publication
scientifique, cest-à-dire sa valeur
institutionnelle pour la communauté
professionnelle, est denviron 4 ans, de 2 ans
pour certaines « banques de données
». Les qualifications prononcées par
les sections du Conseil National des
Universités permettant de concourir à
des postes universitaires le sont pour une
durée de 4 ans, de même les
accréditations et les habilitations des
laboratoires de recherche, avec parfois des
évaluations à « mi-parcours
». Il est fréquemment exigé des
services « gestionnaires » des
Universités que les enseignants «
donnent » à
lAdministration leurs sujets dexamen
avant même davoir commencé leurs
cours La durée et le nombre de
thèses sont de plus en plus strictement
limités, quel que soit le champ
disciplinaire, ses contraintes spécifiques
ou celles du candidat. Ici ce sont les doctorants
eux-mêmes qui deviennent flexibles, jetables,
homogènes, mis sans cesse en demeure de se
montrer réactifs et en permanence
disponibles. Dans la «
société du spectacle»
(10) où
la recherche tend à se mettre en
scène à partir des travaux
évalués seulement sur les «
marques » des revues qui les publient, au
moins les doctorants sont-ils dispensés
davoir à apprendre leur métier,
de sinscrire dans des réseaux de
loyauté mutuelle ou davoir à se
faire confiance. Cette course
effrénée à une
productivité formelle et
éphémère accroît la
précarité des conditions
dexistence institutionnelle
des universitaires. Pourquoi ? Javancerai que
cela provient en partie de « la politique
de civilisation » de nos
sociétés de «
contrôle » et de «
défiance », (11)
de la nécessité pour le capitalisme
financier de produire de nouveaux espaces sociaux
en reconfigurant la géographie de la
recherche, de la culture et du soin (12)
.
Quant aux universitaires et aux laboratoires
auxquels ils appartiennent, leur visibilité
sociale et leur survie institutionnelle
dépendent étroitement de «
réseaux intellectuels »
extrêmement puissants qui assurent une
hégémonie anglo-américaine
quasi absolue dont attestent les évaluations
bibliométriques (13)
.
Ces
évaluations bibliométriques
ont-elles dailleurs dautres
valeurs que celles de devoir assurer une
hégémonie de la civilisation
angloaméricaine contrôlant la
production, la sélection et la
diffusion des connaissances scientifiques ?
Et ce au moment même où sur le
marché mondial de
lédition, la concurrence fait
rage, en particulier pour le contrôle
de lactivité dinformation
et de diffusion scientifique, technique et
médicale qui se révèle
lune des plus rentables (14)
.
Dispositifs de servitude
volontaire aux valeurs culturelles
néolibérales
Nous
sommes bien ici avec ces dispositifs actuels
dévaluation quantitative des actes et
des productions dans un maillage de contrôle
social des universitaires confinés à
des activités professionnelles
rigoureusement et régulièrement
régulées, cadrées,
standardisées,
homogénéisées et
façonnées par le «
fétichisme de la marchandise ».
Occupés à produire des publications
à partir desquelles ils seront «
évalués » en permanence,
les universitaires deviennent des «
fonctionnaires » (15)
comme les autres, strictement ajustés
à leur fonction. Les professeurs
dUniversité se voient ainsi
libérés davoir à penser,
à critiquer ou à
réfléchir à la finalité
de leur entreprise ou même de leurs
recherches : « Dans notre
civilisationtechnique,
il est en fin de compte inévitable que ne
soit pas tant récompensée la
puissance créatrice de lindividu que
son pouvoir dadaptation. Dit en une formule :
la société des experts est en
même temps une société de
fonctionnaires. Car ce qui constitue le concept du
fonctionnaire, cest quil se concentre
lui-même sur lexercice de sa
fonction.» (16)
Ici encore fin de « lidéal
héroïque ».
Lévaluation
des enseignements et des recherches constitue un
analyseur précieux de cette nouvelle «
politique de civilisation » qui fait de
lévaluation et de lexpertise
dauthentiques dispositifs dinitiation
sociale (17)
.
Et jajouterai dauthentiques dispositifs
de servitude volontaire aux valeurs culturelles
néolibérales prônées par
la civilisation anglo-américaine. La «
monnaie » qui a cours aujourdhui sur le
« marché » des
enseignements et de la recherche ou du soin se
rapproche sans cesse et toujours davantage, dans sa
forme et dans sa fonction, des modes de gestion et
dinvestissement de largent et des
capitaux.
L«
unité de compte » dans tous les
sens du terme se trouve promue
véritablement «
monnaie-étalon » de
lévaluation du « commerce des
pensées » (18)
dans lenseignement comme dans la recherche.
Non seulement parce que de lévaluation
dépendent les crédits et les postes
mais encore davantage comme manière de
penser la recherche, lenseignement ou le
soin. Ce modèle de lévaluation
prend la forme (Bildung) dune pensée
calculatrice, dans tous les sens du terme, et finit
par déterminer même les contenus.
L« unité de compte »
homogénéise, standardise, normalise
les enseignements et les « produits
» de la recherche en les rendant
commensurables. Les systèmes
déquivalence nationaux et
européens exigés, par exemple lors de
la mise en place de la réforme LMD (19)
,
ont favorisé pour des raisons de
commodité évidentes cette tendance
à rendre commensurables les «
produits » de lenseignement et de
la recherche. Cette tendance à reconfigurer
les pratiques et les objets culturels à
partir de nouveaux espaces communautaires,
internationaux, propres à la
géopolitique du capitalisme est
indéniable, sans doute irréversible
et pas forcément néfaste. Il
convient néanmoins
de prendre la mesure des effets culturels
spécifiques que cette production
géopolitique accomplit en tant que pratique
sociale et comme nouveau paradigme
idéologique. Par exemple, «
lunité de compte » impose
une forme numérique au savoir qui nest
pas sans conséquences anthropologiques,
sociales et politiques.
A
lUniversité comme à
lhôpital, cest la «
tarification à
lactivité » qui
simpose pour conférer une «
valeur » aux pratiques du soin et
de la formation : ce qui nest pas
comptable ne compte pas, le temps
passé auprès dun patient
angoissé ou le travail
réalisé avec un doctorant qui
ne soutiendra jamais sa thèse. Cette
matrice dassujettissement consiste
notamment à ne retenir comme savoir,
recherche ou soin que ce qui compte, ce qui
séchange et peut se transmuter
en chose. Ce rationalisme économique
du monde, de soi, de ses actes et de ses
relations à autrui se
révèle comme un puissant
dispositif anthropologique.
Un
dispositif anthropologique ?
Le guide moral des
conduites
Quand
je parle de dispositif, cest au sens fort du
terme tel que Giorgio Agamben
le définit après Foucault : «
jappelle dispositif tout ce
quia
dune manière ou dune autre, la
capacité de capturer,
dorienter,de
déterminer, dintercepter, de modeler,
de contrôler et dassurer
les gestes, les
conduites, les opinions et les discours des
êtresvivants.»
(20)
Le dispositif présente pour Foucault une
nature et une fonction
essentiellement stratégiques qui supposent
des interventions dans
les jeux de pouvoir par des types de savoir
dont ils sont à la
fois loccasion, la conséquence et
lorigine. Comme lécrit
Giorgio Agamben : « le dispositif est donc,
avant tout, unemachine
qui produit des subjectivations et cest par
quoi il est aussiune
machine de gouvernement.» (21)
Ce
dispositif de lévaluation quantitative
dont nous voyons crûment les
méfaits dans les domaines
du soin, de la recherche et de
léducation, tend à
transformer ces institutions en
essentielle matrice de subjectivation et
didéaux normatifs.
Ce guide moral des conduites dans les domaines du
soin, de la culture et de
léducation érige la figure
anthropologique dun homme
réifié. Cet homme nouveau,
mutilé et réifié dans ses
activités denseignement et de
recherche, sélectionne
ses partenaires en fonction de ce quils lui
rapportent, et choisit ses concepts,
ses thèmes de recherche et les citations
dauteurs de ses articles en
fonction des supports de
publication auxquels il les adresse et des membres
des comités
dexpertise auxquels il les destine.
Bref,
lexpertise bibliométrique
quantitative qui tend
aujourdhui à simposer dans
lévaluation des travaux
de recherche
fabrique un chercheur nouveau qui se vend sur
le marché des publications
comme on présente son profil sur le
Net pour chercher des partenaires
amoureux ou préparer des entretiens
dembauche, cest-à-dire
dans une totale
autoréification (22)
.
Les évaluateurs
n'ont plus à lire les travaux de
recherche
Un
des symptômes les plus massifs de
cette pathologie sociale
de « la société du
mépris» (23)
se manifeste avec insistance ces
derniers temps dans
lapplication systématique dun
principe de classement des revues
scientifiques, et en conséquence des
chercheurs et des équipes à partir
dun Impact factor
dont la validité savère
pourtant des plus problématiques (24)
.
Cette passion
bibliométrique propre au nouveau paradigme
idéologique de lexpertise
peut rendre invisibles des
secteurs entiers de la connaissance, annihiler par
des pratiques
éditoriales « mafieuses »
ou « claniques » le travail des
chercheurs ou encore les
conduire à devoir adopter des
stratégies de soumission à de
puissants «
réseaux intellectuels » assurant
lhégémonie de la culture et du
« marché »
scientifiques
anglo-américains (25)
.
Noublions pas que l'évaluation de la
production scientifique
des chercheurs et des laboratoires détermine
à l'Université l'habilitation
des diplômes, l'accréditation des
équipes et la carrière comme
la promotion des
enseignants-chercheurs.
Auparavant
cette évaluation se fondait en
toute
légitimité sur
l'évaluation des travaux de recherche
par les pairs et pouvait donner
lieu à de larges débats tant en
ce qui concerne la qualité de la
recherche que les
supports de publication (revues, livres,
etc.). Cette époque
"préhistorique"
est terminée. A
l'époque de l'homme numérique
et à l'heure de la google-civilisation
(26)
on
tend à lui préférer
aujourd'hui l'évaluation
bibliométrique qui évite
aux évaluateurs d'avoir à lire
les travaux qu'ils expertisent en ne fondant
leur jugement que,
par exemple pour l'Impact factor, sur le
niveau de citation des revues
pour l'essentiel
nord-américaines.
La
normalisation
Passons
sur les biais méthodologiques de cet Impact
factor, passons encore sur
la normalisation des recherches et des chercheurs
qu'il produit en les conformant
aux intérêts
scientifico-économiques américains,
passons encore sur le quasi
monopole qu'il confère aux organismes
scientifiques et éditoriaux
américains sur le
"marché" scientifique, passons encore
sur le pouvoir de domination
idéologique, linguistique et culturel qu'il
apporte au "rêve
américain", il
est des disciplines scientifiques où sa
commodité l'impose sans compromettre
le devenir des recherches
et des chercheurs. Il en est d'autres où ce
système d'évaluation
constitue une normalisation idéologique
à l'intérieur même de la
discipline en favorisant
certains courants de pensée (soluble dans le
modèle anglosaxon) et
en en stigmatisant d'autres (les plus
européens).
Après
avoir été longtemps
rétif au "rêve
américain", l'establishment de la
psychologie à l'Université
s'engouffre dans l'évaluation
bibliométrique, dispositif par lequel
la Nomenklatura de
la psychologie pourra assurer à terme
la promotion des idéologies
cognitivo-comportementales de l'homme
performant et l'exclusion définitive
de la psychanalyse de l'université.
Des commissions dites AERES/CNRS/CNU
ont consacré au début de
l'été ce formidable pouvoir
de normalisation et
de destruction massives non sans provoquer
quelques réactions au
sein de la communauté
scientifique.
Fonctions
de lécriture et styles
anthropologiques
La transformation des
pratiquessociales
Les
formes de discours et de procédures que
lon trouve à un moment
donné dune société
définissent un style de savoir qui
« nest pas la
science dans le déplacement successif de
sesstructures
internes, cest le champ de son histoire
effective.» (27)
Les
institutions comme
lhôpital, lUniversité ou
la justice se transforment
techniquement, administrativement et socialement
en fonction des styles de
savoir propres à une époque. Car
non seulement ce savoir
émerge dune niche culturelle, mais il
participe en retour
à la recoder par la fabrique de nouvelles
sensibilités sociales
et psychologiques des individus et des populations.
Cette solidarité
des dispositifs institutionnels, des savoirs et des
praxis sociales,
sétend indirectement aux formes que la
science prend à un
moment donné pour parvenir à ses
objectifs. Par exemple, Jean- Pierre
Vernant (28)
a
montré que la transformation des
pratiques sociales des
Grecs entre le VIe et le début du IIIe
siècle avant J.C. constitue
un événement décisif dans
lhistoire de la pensée grecque
et ce quel que soit le domaine
dans lequel elle sexerce.
Lisonomia qui fait
de chaque citoyen un semblable est venue
favoriser lémergence
de la démocratie organisée autour de
lagora de la Cité et
constitue un élément de civilisation
déterminant pour tous les
secteurs de vie et de
pensée. La Cité réglée
par lisonomia devient un
modèle, une catégorie de penser le
monde, le rapport à soi même
et aux autres. Lacte de
naissance de cette forme de rationalité
propre à la pensée grecque de cette
époque permet de penser
lordre du monde physique, social et humain
selon le même modèle
: rapport de symétrie,
déquilibre et
dégalité entre les
différents
éléments qui les composent.
Jean-Pierre Vernant montre que
« De fait, cest sur le plan politique
que la Raison, en Grèce,sest tout
dabord exprimée, constituée,
formée [ ] en
fournissantaux
citoyens le cadre dans lequel ils concevaient leurs
rapportsréciproques,
la pensée politique a[-t-elle] du
même coup orienté etfaçonné les
démarches de leur esprit dans dautres
domaines.» (29)
La philosophie, la
logique, les mathématiques, la physique, la
justice, lart, la
médecine, larchitecture, se
transforment en miroir des pratiques
sociales qui tendent au quotidien à
simposer dans la Cité.
Les concepts même de loi,
décriture, de vertu, de
vérité et de preuve,
dadministration, de monnaie, de raison,
despace etc., se transforment
sous la pression dun savoir qui fait de la
tempérance, de la
mesure, du juste milieu, les conditions
nécessaires pour rendre le
monde intelligible et le rapport aux autres et
à soi-même raisonnable.
Cette géométrisation rationnelle et
abstraite du monde constitue
lartifice par lequel sétablit
une communauté de savoir entre
des réalités différentes. Le
calcul raisonné, lastronomie,
larchitecture, la
médecine, la philosophie et la
démocratie émergent
progressivement de ce savoir
rationnel dans le cadre duquel leurs
cohérences
particulières sélaborent. Et
chacun de ses domaines fait apparaître,
avec les procédures qui lui sont propres,
les connaissances, les
pratiques et les objets qui sont les siens
à condition que
leurs profils que je dirai ontologiques
puissent être
admis, au moins un temps et en partie, par cet
épistémè.
La distribution de la
parole et de l'écriture
Cette
nouvelle raison grecque en même temps
quelle fabrique un Homme Nouveau
redistribue le statut et la fonction de la parole
et de lécriture. La
démocratie se
révèle comme une manière de
sy prendre dans les distributions de
la parole qui fait de chaque
semblable un citoyen, un « animal
politique » ayant le devoir
et le droit de faire reconnaître la
rationalité de ses arguments. En ce
sens, lécriture
constitue linstrument par lequel la
Cité garde en mémoire les lois et les
rituels propres à cette rationalité
collectivement acquise. Lécriture
sy révèle seconde
par rapport à la parole qui constitue
authentiquement la technique par
laquelle la raison
sédifie en tant que « fille de
la cité ».
Lavènement
de cette forme de rationalité sest
réalisé avec le déclin de
la pensée mythique
et de lorganisation sociale de cette
civilisation palatiale propre en
particulier à la Grèce des «
temps obscurs ». Dans
léconomie palatiale la vie
sociale est centrée par
Palais, autour duquel se concentrent non seulement
la vie économique,
militaire, religieuse, mais encore les dispositifs
administratifs, comptables
et de contrôle. Le personnel administratif
avec ses techniques de comptabilité
et ses réglementations strictes de la vie
économique et sociale est
entièrement au service
des monarques. Tout ce système de
contrôle repose sur lemploi
de lécriture et la constitution
darchives transformées en
formidables instruments
de puissance de lÉtat sur un
territoire, une population et des
individus. Jean-Pierre Vernant
met en évidence limportance des
scribes, en particulier
crétois passés au service des
dynasties mycéniennes dans la mise en
place de ses moyens de
contrôle et de réglementation. Or
comme le remarque Jean-Pierre
Vernant, dans la chute de lEmpire
mycénien cest le système
palatial tout entier qui
sécroule avec son appareil
administratif au point que «
lécritureelle-même
disparaît, comme engloutie dans la ruine des
palais» (30)
.
Quand
les Grecs
redécouvrent lécriture vers la
fin du IXe siècle avant J.C. en
lempruntant cette
fois aux Phéniciens, sa «
signification anthropologique »
nest plus la même
: « ce ne sera pas seulement une
écriture dun type différent,
phonétique,mais
un fait de civilisation radicalement autre : non
plus la spécialité dune
classede
scribes, mais lélément
dune culture commune. Sa signification
sociale etpsychologique
se sera aussi transformée on pourrait
dire inversée :
lécriturenaura plus pour
objet de constituer à lusage du roi
des archives dans le secretdun palais ; elle
répondra désormais à une
fonction de publicité ; elle
vapermettre
de divulguer, de placer également sous le
regard de tous, les diversaspects de la vie sociale
et politique.» (31)
Lexpression
de « fait de civilisation » qui
surgit sous la plume de Jean-Pierre
Vernant me permet de rapprocher sa thèse des
analyses quaprès Foucault
je tente ici de réaliser
entre les formes de pouvoir et les formes de
savoir. Les rapports de
pouvoir et de normalisation qui sinscrivent
matériellement dans lespace
social favorisent lémergence de
nouveaux paysages de pensée et de
représentation qui
viennent en retour les recoder, les
légitimer et les
sélectionner.
Pour
conclure
Tout
au long de ce travail, jai essayé de
montrer que nous étions
peut-être aujourdhui
avec le paradigme de lévaluation
généralisée face à une
mutation anthropologique.
Alors pour conclure, il conviendrait
peut-être de se demander si
dans nos sociétés
actuelles de contrôle et de normalisation
sécuritaires dont les dispositifs
dévaluation constituent la nouvelle
étape, les experts ne seraient pas
les scribes de nos «
nouvelles servitudes» (32)
.
Les nouveaux scribes, non dun
pouvoir disciplinaire et
souverain étendant son contrôle sur un
territoire géographiquement
bien délimité et son emprise sur des
populations hiérarchisées,
mais les scribes dun
pouvoir réticulaire, liquide, flexible,
mobile, sécuritaire, annihilant
lespace par le temps et dexpansion
illimitée. Pouvoir qui viendrait
abolir la liberté et
légalité réelles au nom
même de leur valeur formelle et qui
par cette nouvelle
catégorie de pensée de
lexpertise assurerait sa domination sur
des populations
précaires, mal définies, en constante
évolution au nom même de leur
bien être et de leur
sécurité. Lécriture
pourrait alors acquérir aux dépens de
la parole une formidable
puissance de contrôle et
dasservissement au nom même de
la liberté du contrat
comme de la nécessité de
protéger et de suivre les
populations. Si tel était
le cas, cette mutation des fonctions respectives
de lécriture
et de la parole, leur redistribution en miroir de
celle qui a accompagné la
naissance de la Polis,
constituerait un fait de civilisation à
lhorizon duquel se profilerait
une menace sur les fondements même de notre
démocratie. Les scribes de
ces « nouvelles servitudes » tendraient
alors à consolider et à
étendre le pouvoir
sécuritaire dun nouvel empire dont la
religion serait le profit à court
terme, le rituel
ladministration scientifique du vivant et la
lingua franca probablement
langlo-américain.