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DESIR D'EMPRISE ET ETHIQUE DE LA FORMATION

Patricia Vallet  

            Notre fonction vise toujours à accompagner l'apprenant vers l'autonomie et la construction de sa propre voie ; mais notre désir de transmettre, d'éduquer peut être envahi par un désir violent de conformer celui dont l'altérité nous dérange…       

 

           On peut donc interroger les fondements de notre fonction et ce qui nous habite dans cette passion de transmettre ; Car le souffle pulsionnel bat toujours et s'infiltre à travers les mailles du tissu relationnel, même si c'est de façon discrète!

           La "fureur d'éduquer" s'avance plus ou moins masquée... et le désir inconscient du professionnel est toujours plus ou moins infiltré par le désir d'emprise même et surtout s'il s'en défend; Chaque fois qu'un éducateur rencontre une personne ou un groupe, il projette des attentes, des peurs, des espoirs, qui sont des vestiges de son passé; et son rêve d'enfance est celui d'une figure aimée et adulée, une image de soi exerçant une autorité NATURELLE sur des personnes qui l'attendent avec passion !

Rêvons...et le désenchantement sera directement proportionnel à l'ampleur de l'euphorie!

 

Autorité, Idéalisation et Désenchantement

           Nous portons tous en nous, nous l'avons vu cet Idéal au fondement de notre choix professionnel; un Idéal imaginaire où les éducateurs sont parfaits et les apprenants aussi ; Où nous mettons tranquillement à disposition nos savoirs, notre disponibilité et nos compétences, où les personnes écoutent, s'appliquent, se passionnent, échangent gracieusement, se respectent, nous respectent et tout va vers le progrès !

          Or, la confrontation à la réalité des sujets qui se présentent comme immaîtrisables, pénibles, incompréhensibles etc. provoque un fatal vacillement identitaire; c'est une effraction qui vient heurter la représentation qu'on se faisait; c'est un choc, et une attaque de l'image interne qui ne permet pas de ressentir cette réalité autrement que comme une rupture intérieure à teneur persécutive et un effondrement affectif.

          Ainsi, le refus ou l'impossibilité de changer oblige l'éducateur à questionner et si possible à réinventer son rapport intime à l'autorité et son lien personnel à l'éducation..

          L'espace psychique enfermé dans sa bulle, dans une image interne paisible et harmonieuse de la vie, va se trouver excessivement déstabilisé et pour chacun à des moments différents, l'entrée dans un état dépressif est probable!

 Alors comment régler cette tension conflictuelle, ce conflit psychique?

En allant au devant directement... du désir d'emprise et de l'ambivalence qui nous habite :

 

Différentes formes du désir d'emprise

          Le désir d'emprise se définit comme "une tendance très fondamentale à la neutralisation du désir d'autrui" (R.Dorey) et il est toujours fondé sur le déni de l'altérité de l'être en devenir.

 

          En tant qu'être différent, celui-ci va toujours à un moment ou à un autre venir nous déranger avec son altérité foncière, et chacun a pu ressentir un jour l'agacement, l'irritation et la volonté de puissance qui voudrait tracer à son intention LA voie à suivre et cherche à le conduire là où il n'a pas envie d'aller! Différentes formes de manifestation de ce désir d'emprise peuvent être repérées dans le discours des enseignants ou des formateurs:

-soit sur le versant d'un abus de pouvoir, quand le cadre de nos fonctions est utilisé pour contraindre l'autre à se conformer à ce que j'attends de lui ; le rapport professionnel est alors transformé en rapport de force, et l'autre est traité comme une " chose " contrôlable et non plus comme un sujet.

-soit sur le versant de la séduction entendue comme collage, engluement dans la relation, refus de la séparation. Cette forme de violence plus subtile cherche au fond à capturer l'autre dans des formes de discours bienveillants mais sans viser réellement son autonomisation.

 

          Plus concrètement voici comment peut se manifester ce désir d'emprise dans le discours des professionnels :

Le discours scientiste

          On peut repérer sur ce versant une fascination pour la toute puissance des idées. " La théorie peut devenir un pur instrument de connaissance et une sorte de faire valoir qui dispense le sujet de tout remaniement au niveau de l'être. " écrit M.Mannoni

          Ce type de discours légitime un idéal du tout savoir et tout maîtriser, vise à expliquer plus que comprendre, utilise la démonstration, l'argumentation, la puissance affirmée du savoir, avec le risque d'une surestimation de la pensée et de l'objectivité au détriment de la sensibilité, du travail relationnel dans le groupe de formation, et d'une prise en compte de la personnalité des apprenants, de leur vécu subjectif.

          Les phénomènes affectifs à l'oeuvre dans la situation d'apprentissage sont en général occultés, voire bannis : Plus de place pour le doute, et plus d'affects qui traversent la vie du groupe de travail.... Au fond ces formateurs sont dans la question " en sais-je assez, en ai-je assez, suis-je assez puissant ?!"et laissent entrevoir un doute permanent à cet endroit.

          La rationalité est la priorité de ces "tout disants "(Quignard) qui privilégient la logique conceptuelle, transmettent surtout des connaissances et des logiques de pensée;

          Abasourdi par la puissance savante de ce formateur idéal, l'être en formation est renvoyé à son infériorité flagrante et à son incompétence...

          Ce type de discours exalte l'exploit, la hauteur de vue, le courage et peut devenir cassant ou méprisant, attaquer, agresser l'autre au nom du savoir; il privilégie l'excellence et vise parfois à faire changer l'autre impérativement. Le rapport au cadre peut aussi servir à écraser et dominer au nom de l'institution.

 Le discours techniciste

          Il est situé sur le registre du comment faire et bien faire. Au nom du modèle professionnel conçu en terme de méthodes et de techniques, et au nom du " soyons réalistes " ; Il est souvent bâti à partir de l'idée d'un développement de l'individu vers un état attendu; il pointe les manques à combler par rapport à un modèle prescrit qu'il s'agit d'ingérer; il vise les solutions pratiques, les recettes, rapides, efficaces, et nécessaires.

          La réponse-solution évite de s'attarder sur la question des finalités, des buts de l'action ("pourquoi faire quelque chose plutôt que rien!") cette optique opérationnelle, organisationnelle peut contenter la demande des employeurs qui attendent souvent une pédagogie fonctionnelle " où l'acte d'éduquer n'est rien d'autre que construire et gérer des espaces-temps dans lesquels les apprenants produisent des apprentissages en terme de savoirs et de savoirs faire visibles et repérables, qui prouvent son efficacité "...voilà la logique des compétences en arrière cour...

Le discours de l'aide bienveillante et la tentation de la sainteté!

" On peut toujours quand même y croire " (propos d'une formatrice)

          Ici le formateur est un idéal de bonté qui se voudrait totalement bienveillant, lisse, maître de lui même, compréhensif, ayant fait taire en lui tout sentiment violent; parfois dans la surprotection, se dévouant outre mesure, il se sacrifie pour les personnes en formation, ne compte pas ses heures, dans la certitude de bien faire...

          Pourtant la bonne volonté se heurte toujours au désir d'être le maître de leur désir et de leur développement; Le désir d'emprise n'est pas reconnu, l'agressivité est refoulée et tout est fait pour nier qu'on est du côté du pouvoir (au risque de se mettre en porte-à-faux avec l'institution).

          Ce projet généreux s'exalte de bonnes intentions; les tensions sont niées, les ténèbres congédiés, mais sous la sollicitude il s'agit toujours de rester le maître! Absolument indispensable et dans une forme de toute puissance à travers les bénéfices secondaires retirés de la situation qui au fond aliènent l'autre et le méprisent...

          La " passion du Bien " se soutient d'un savoir supposé, d'un savoir posé sur l'autre : détenir le " vrai " bien de l'autre, au risque de le réduire à une image et de dénier son altérité ; la passion de faire céder l'autre là où il résiste écrase toute altérité " je sais ton bien, tu es ce que je dis "; Se jeter sur les difficultés de l'autre pour les résoudre c'est prétendre connaître ce qui lui faut; Lacan précise : " le parlêtre n'aspire qu'au bien, d'où il s'enfonce dans le pire "!

 Le séducteur pervers et le fantasme de la vie facile

          Il oscille entre la grande proximité, voire la complicité et le recul quand l'autre va s'approcher; il souffle le chaud et le froid, édicte et se rétracte en même temps, produisant des effets de trouble et de panique chez la plupart des êtres en formation; il cultive les injonctions paradoxales, cherche à les confondre, n'offre aucun lieu de sécurité et se dérobe à toute prise; il édicte des lois selon son propre besoin et rien ne le limite ou l'encadre; il s'esquive face aux questions vives, mêlant mépris et légèreté il renvoie les apprenants d'où ils viennent mais insécurisés et morfondus; il occulte les problèmes,("ne vous inquiétez pas tout va bien se passer!") présente une forme de complicité ou de diligence affectée, laisse entendre discrètement ce qui est bon pour eux; il peut épingler les personnes en formation sous quelques interprétations (l'usage de la psychanalyse n'est pas à exclure à cet effet...j'ai l'exemple d'un collègue qui soulignait en rouge sur les dossiers des étudiants "où émerge le sujet"!) Il définit leurs prises de décision en les laissant croire "qu'ils mènent la barque alors qu'ils sont menés en bateau"; il entretient la rétention d'information et prétend l'inverse ("mais je vous avait pourtant dit que") et contrôle les prises de décision en construisant des situations d'aliénation. Il faut et il suffit que les autres se plient à son désir...

 

          Ces différentes formes du désir d'emprise sont toutes fondées sur le déni de l'altérité de l'autre et il s'agira pour nous de passer " de l'emprise à la maîtrise " : si l'emprise a une visée d'assujettissement et de capture, la maîtrise propose un déplacement de ces postures figées ; Permettant une meilleure reconnaissance de nos limites, un requestionnement permanent du sens de notre action, repérant nos tendances et nos dérobades cette proposition est celle d'une une ouverture ; c'est un parcours d'étrangeté partagée qui se propose alors, où l'éducateur assume des positions délicates, paradoxales et tente de reconnaître et d'accepter cette " inquiétante étrangeté " fondamentale de l'autre. C'est ce qui nous engage sur la voie de notre responsabilité (de quoi je peux répondre ?) et de notre éthique.

 

Qu'est-ce que l'éthique ?

          Etymologiquement " Ethos " a deux sens :

-l'un signifie " habitude ", dans le sens d'habitudes sociales, règles d'action qui déterminent des manières d'être dans un groupe (professionnel par ex.) ; on est là du côté des normes et des valeurs qui vont constituer le " corps professionnel " à partir d'une visée prescriptive, et de la mise en conformité à un modèle .

-l'autre signifie " marque distinctive, signe particulier " et propose alors un angle d'ouverture et un espace d'indétermination où va pouvoir se construire la rencontre qui se dégage des " bonnes " ou des " mauvaises " formes, des images, des étiquettes (ex. ne pas désigner les personnes par leur problèmes ! " les handicapés "…), des discours édictés. C'est la condition d'une réelle rencontre avec l'inconnu et l'altérité de l'autre qui nous intéresse alors.

 

          Notre position professionnelle nous engage en fait sur ces deux versants, puisque nous sommes pris à la fois dans des règlements, systèmes de prescriptions, obligations professionnelles, mais que nous avons aussi à inventer un espace créatif pour la rencontre avec l'autre.

 

Le risque de la rencontre : Pour une éthique de l'aporie et du sujet averti

          Ainsi, on pourrait dire que toute rencontre est à la fois une chance et une prise de risque ; et la voie que je propose est celle de " l'aporie " (de a-poros : non poreux, c'est à dire tenir ensemble deux voies apparemment contradictoires)

          C'est une visée précaire, fragile, et à reconstruire constamment pour consentir aux grands écarts, et j'aime l'image de la danseuse ou de l'équilibriste essayant de tenir sur son fil, toujours prêt de tomber vers un ou l'autre côté du précipice… Sans aller jusque là peut-être, sachons au moins reconnaître que le fondement même de notre fonction est tout en tensions:

          Il s'agit à la fois d'être là mais de laisser à l'autre toute sa place, c'est une forme de présence/absence bien difficile à tenir...

          Il s'agit aussi d'assumer des fonctions de socialisation qui articulent normaliser et autonomiser : laisser l'autre construire sa propre identité et gagner en autonomie, et en même temps l'amener à s'insérer dans une société et lui imposer certains habitus avec des codes, un langage, des façons de se tenir, des méthodes etc... L'accompagner dans la liberté, respecter sa singularité, mais aussi l'inscrire dans une institution de formation dans un système de contraintes fortes ; Le laisser faire son chemin mais en même temps assumer de laisser une certaine empreinte de ma conception du métier.

          Prendre en compte à la fois la personne et son projet annoncé, mais aussi laisser la place au " sujet de l'inconscient " et ne pas répondre à l'endroit de sa demande nécessairement.

          Donner toute sa place à la singularité de chaque être en formation, mais en même temps gérer des groupes et des promotions où l'intérêt collectif peut être incompatible par moment avec l'intérêt particulier ;

          Conduire à la fois des "groupes de travail" c'est à dire tenir les objectifs prévus dans la réalité, sans dénier les phénomènes inconscients qui traversent la dynamique des groupes et pendre en compte le "groupe de base" (Bion) qui vient parasiter le travail prévu par les manifestations de l'inconscient groupal.

 

          Ainsi donc j'essaie et je continue…je peux seulement envisager un idéal du deuxième type! Je tente de prendre en compte ce que je sais des phénomènes d'emprise à l'oeuvre et je travaille mes interventions dans le sens d'une certaine dépossession...

          L'intention éthique n'a d'autre secours qu'elle-même...pour autant notre travail pas à pas ne compte pas pour rien. C'est une création incertaine et continue qui fait confiance à la parole et à la rencontre; Certes, il y a des points d'excès qui échappent à la prévision et à mon contrôle, à mes intentions; aussi, je propose une éthique qui intègre nos erreurs, ratages, oublis, embarras, dérapages et rebondissements comme constitutifs de notre démarche, qui nous amène à une pratique d'interrogations constantes de nos principes et de nos notions citadelles, une pratique de questionnement avec d'autres de nos évidences, (sans "s'arracher" constamment sur les mots avec nos partenaires!); en se demandant constamment comment vivre avec les autres et avec sa propre altérité;

          J.P.Bigeault écrit : " nos déraisons nous éclairent parfois mieux que nos certitudes; car ils nous rappellent à l'ordre d'un désordre qui est celui de la vie et nous invite à réinventer un nouvel ordre plus largement ouvert à la complexité. " Au lieu de chercher à s'épargner le risque, l'exigence éthique laisse ouvert un espace d'indétermination, un espace où chaque singularité puisse se signifier sans être trop vite écrasée par la nécessité d'une bonne " gestion " de la formation.

          Acceptons l'évènement, accueillons le surgissement de l'imprévisible, et nous pourrons peut-être, comme disait Deligny " réussir, si çà s'trouve "!

 

Voir aussi: POUR UNE ETHIQUE DE LA FORMATION.

Bibliographie :

-Bigeault J.P. (1998) L'inavouable projection éducative, in Projets en action sociale,

sous la dir. De Humbert C., Paris, L'Harmattan.

-Blanchard-Laville C. (2006) Psychanalyse et Enseignement, in

Traité des Sciences et des Pratiques de l'Education,

sous la dir. de J.Beillllerot et Nicole Mosconi, Paris, Dunod, 2006.

-Blanchard-Laville C. (2006) "Potentialités sadomasochistes chez l'enseignant dans sa pratique", in Connexions, "Clinique et pédagogie", Erès, n°86.

-Blanchard-Laville C. et Nadot S. (2000) (sous la dir.)

Malaise dans la formation des enseignants, Paris, L'Harmattan collec. Savoir et Formation,

-Chami J. (2006), "La personnalité professionnelle interrogée", in Connexions, "Clinique et pédagogie", Erès, n°86.

-Deligny F. (1989) in Ribordy-Tscopp F., Ferdinand Deligny, éducateur "sans qualités", ed.IES.

-Dorey R., (1988) Le désir de savoir, Paris, Denoël.

-Enriquez E. (1981) Petite galerie de portraits de formateurs en mal de modèles,

Revue Connexions, n°33, Erès.

-Giust-Desprairies F. (1998) Souffrance de l'Idéal et malaise enseignant,

in La Lettre du Grape, n°34.

-Lévy A. (1997) Sciences cliniques, organisations sociales, Paris, PUF.

-Mannoni M. (1979) La théorie comme fiction, Seuil, Points essais n°393.

-Mendel G. (1998) L'acte est une aventure, Paris, Éditions La Découverte et Syros.

-Miller, J.A. (2005) Psychanalyse et société, in Quarto, n°84, Bruxelles, Juin.-Philipps, A. (2009) Trois capacités négatives, éditions de l'Olivier.

-Vallet, P. (2003) Désir d'emprise et éthique de la formation, Paris, L'Harmattan.

-Vallet P. (2003) Imaginaire et rapport au savoir dans la formation,

Imaginaire et Inconscient, L'Esprit du temps.

-Vallet P. (2009) Clinique, éthique et esthétique de l'éducation, in Eduquer dans un monde en mutation, ouvrage collectif sous la direction de M.C.David et L.Ott, Erès.

-Vallet P. (2011) Liens d'emprise dans la formation, in Connexions, n°95.

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