On peut donc
interroger les fondements de notre fonction et ce
qui nous habite dans cette passion de transmettre ;
Car le souffle pulsionnel bat toujours et
s'infiltre à travers les mailles du tissu
relationnel, même si c'est de façon
discrète!
La "fureur
d'éduquer" s'avance plus ou moins
masquée... et le désir inconscient du
professionnel est toujours plus ou moins
infiltré par le désir d'emprise
même et surtout s'il s'en défend;
Chaque fois qu'un éducateur rencontre une
personne ou un groupe, il projette des attentes,
des peurs, des espoirs, qui sont des vestiges de
son passé; et son rêve d'enfance est
celui d'une figure aimée et adulée,
une image de soi exerçant une
autorité NATURELLE sur des personnes qui
l'attendent avec passion !
Rêvons...et le
désenchantement sera directement
proportionnel à l'ampleur de
l'euphorie!
Autorité,
Idéalisation et
Désenchantement
Nous portons tous en
nous, nous l'avons vu cet Idéal au fondement
de notre choix professionnel; un Idéal
imaginaire où les éducateurs sont
parfaits et les apprenants aussi ; Où nous
mettons tranquillement à disposition nos
savoirs, notre disponibilité et nos
compétences, où les personnes
écoutent, s'appliquent, se passionnent,
échangent gracieusement, se respectent, nous
respectent et tout va vers le progrès !
Or, la confrontation à la
réalité des sujets qui se
présentent comme immaîtrisables,
pénibles, incompréhensibles etc.
provoque un fatal vacillement identitaire; c'est
une effraction qui vient heurter la
représentation qu'on se faisait; c'est un
choc, et une attaque de l'image interne qui ne
permet pas de ressentir cette réalité
autrement que comme une rupture intérieure
à teneur persécutive et un
effondrement affectif.
Ainsi, le refus ou l'impossibilité de
changer oblige l'éducateur à
questionner et si possible à
réinventer son rapport intime à
l'autorité et son lien personnel à
l'éducation..
L'espace psychique enfermé dans sa bulle,
dans une image interne paisible et harmonieuse de
la vie, va se trouver excessivement
déstabilisé et pour chacun à
des moments différents, l'entrée dans
un état dépressif est
probable!
Alors
comment régler cette tension
conflictuelle, ce conflit psychique?
En allant au devant
directement... du désir d'emprise et
de l'ambivalence qui nous habite
:
Différentes
formes du désir d'emprise
Le désir d'emprise se définit comme
"une tendance très fondamentale à la
neutralisation du désir d'autrui" (R.Dorey)
et il est toujours fondé sur le déni
de l'altérité de l'être en
devenir.
En tant qu'être différent, celui-ci va
toujours à un moment ou à un autre
venir nous déranger avec son
altérité foncière, et chacun a
pu ressentir un jour l'agacement, l'irritation et
la volonté de puissance qui voudrait tracer
à son intention LA voie à suivre et
cherche à le conduire là où il
n'a pas envie d'aller! Différentes formes de
manifestation de ce désir d'emprise peuvent
être repérées dans le discours
des enseignants ou des formateurs:
-soit sur le
versant d'un abus de pouvoir, quand le cadre
de nos fonctions est utilisé pour
contraindre l'autre à se conformer
à ce que j'attends de lui ; le rapport
professionnel est alors transformé en
rapport de force, et l'autre est traité
comme une " chose " contrôlable et non
plus comme un sujet.
-soit sur le versant de
la séduction entendue comme collage,
engluement dans la relation, refus de la
séparation. Cette forme de violence plus
subtile cherche au fond à capturer
l'autre dans des formes de discours
bienveillants mais sans viser réellement
son autonomisation.
Plus concrètement voici comment peut se
manifester ce désir d'emprise dans le
discours des professionnels :
Le discours scientiste
On peut repérer sur ce versant une
fascination pour la toute puissance des
idées. " La théorie peut devenir un
pur instrument de connaissance et une sorte de
faire valoir qui dispense le sujet de tout
remaniement au niveau de l'être. "
écrit M.Mannoni
Ce type de discours légitime un idéal
du tout savoir et tout maîtriser, vise
à expliquer plus que comprendre, utilise la
démonstration, l'argumentation, la puissance
affirmée du savoir, avec le risque d'une
surestimation de la pensée et de
l'objectivité au détriment de la
sensibilité, du travail relationnel dans le
groupe de formation, et d'une prise en compte de la
personnalité des apprenants, de leur
vécu subjectif.
Les phénomènes affectifs à
l'oeuvre dans la situation d'apprentissage sont en
général occultés, voire bannis
: Plus de place pour le doute, et plus d'affects
qui traversent la vie du groupe de travail.... Au
fond ces formateurs sont dans la question " en
sais-je assez, en ai-je assez, suis-je assez
puissant ?!"et laissent entrevoir un doute
permanent à cet endroit.
La rationalité est la priorité de ces
"tout disants "(Quignard) qui privilégient
la logique conceptuelle, transmettent surtout des
connaissances et des logiques de
pensée;
Abasourdi par la puissance savante de ce formateur
idéal, l'être en formation est
renvoyé à son
infériorité flagrante et à son
incompétence...
Ce type de discours exalte l'exploit, la hauteur de
vue, le courage et peut devenir cassant ou
méprisant, attaquer, agresser l'autre au nom
du savoir; il privilégie l'excellence et
vise parfois à faire changer l'autre
impérativement. Le rapport au cadre peut
aussi servir à écraser et dominer au
nom de l'institution.
Le discours
techniciste
Il est situé sur le registre du comment
faire et bien faire. Au nom du modèle
professionnel conçu en terme de
méthodes et de techniques, et au nom du "
soyons réalistes " ; Il est souvent
bâti à partir de l'idée d'un
développement de l'individu vers un
état attendu; il pointe les manques à
combler par rapport à un modèle
prescrit qu'il s'agit d'ingérer; il vise les
solutions pratiques, les recettes, rapides,
efficaces, et nécessaires.
La réponse-solution évite de
s'attarder sur la question des finalités,
des buts de l'action ("pourquoi faire quelque chose
plutôt que rien!") cette optique
opérationnelle, organisationnelle peut
contenter la demande des employeurs qui attendent
souvent une pédagogie fonctionnelle "
où l'acte d'éduquer n'est rien
d'autre que construire et gérer des
espaces-temps dans lesquels les apprenants
produisent des apprentissages en terme de savoirs
et de savoirs faire visibles et repérables,
qui prouvent son efficacité "...voilà
la logique des compétences en arrière
cour...
Le discours de l'aide
bienveillante et la tentation de la
sainteté!
" On peut toujours quand
même y croire " (propos d'une
formatrice)
Ici le formateur est un idéal de
bonté qui se voudrait totalement
bienveillant, lisse, maître de lui
même, compréhensif, ayant fait taire
en lui tout sentiment violent; parfois dans la
surprotection, se dévouant outre mesure, il
se sacrifie pour les personnes en formation, ne
compte pas ses heures, dans la certitude de bien
faire...
Pourtant la bonne volonté se heurte toujours
au désir d'être le maître de
leur désir et de leur développement;
Le désir d'emprise n'est pas reconnu,
l'agressivité est refoulée et tout
est fait pour nier qu'on est du côté
du pouvoir (au risque de se mettre en
porte-à-faux avec l'institution).
Ce projet généreux s'exalte de bonnes
intentions; les tensions sont niées, les
ténèbres congédiés,
mais sous la sollicitude il s'agit toujours de
rester le maître! Absolument indispensable et
dans une forme de toute puissance à travers
les bénéfices secondaires
retirés de la situation qui au fond
aliènent l'autre et le
méprisent...
La " passion du Bien " se soutient d'un savoir
supposé, d'un savoir posé sur l'autre
: détenir le " vrai " bien de l'autre, au
risque de le réduire à une image et
de dénier son altérité ; la
passion de faire céder l'autre là
où il résiste écrase toute
altérité " je sais ton bien, tu es ce
que je dis "; Se jeter sur les difficultés
de l'autre pour les résoudre c'est
prétendre connaître ce qui lui faut;
Lacan précise : " le parlêtre n'aspire
qu'au bien, d'où il s'enfonce dans le pire
"!
Le séducteur
pervers et le fantasme de la vie
facile
Il oscille entre la grande proximité, voire
la complicité et le recul quand l'autre va
s'approcher; il souffle le chaud et le froid,
édicte et se rétracte en même
temps, produisant des effets de trouble et de
panique chez la plupart des êtres en
formation; il cultive les injonctions paradoxales,
cherche à les confondre, n'offre aucun lieu
de sécurité et se dérobe
à toute prise; il édicte des lois
selon son propre besoin et rien ne le limite ou
l'encadre; il s'esquive face aux questions vives,
mêlant mépris et
légèreté il renvoie les
apprenants d'où ils viennent mais
insécurisés et morfondus; il occulte
les problèmes,("ne vous inquiétez
pas tout va bien se passer!") présente
une forme de complicité ou de diligence
affectée, laisse entendre
discrètement ce qui est bon pour eux; il
peut épingler les personnes en formation
sous quelques interprétations (l'usage de la
psychanalyse n'est pas à exclure à
cet effet...j'ai l'exemple d'un collègue qui
soulignait en rouge sur les dossiers des
étudiants "où émerge le
sujet"!) Il définit leurs prises de
décision en les laissant croire "qu'ils
mènent la barque alors qu'ils sont
menés en bateau"; il entretient la
rétention d'information et prétend
l'inverse ("mais je vous avait pourtant dit
que") et contrôle les prises de
décision en construisant des situations
d'aliénation. Il faut et il suffit que les
autres se plient à son
désir...
Ces différentes formes du désir
d'emprise sont toutes fondées sur le
déni de l'altérité de l'autre
et il s'agira pour nous de passer " de l'emprise
à la maîtrise " : si l'emprise a
une visée d'assujettissement et de capture,
la maîtrise propose un déplacement de
ces postures figées ; Permettant une
meilleure reconnaissance de nos limites, un
requestionnement permanent du sens de notre action,
repérant nos tendances et nos
dérobades cette proposition est celle d'une
une ouverture ; c'est un parcours
d'étrangeté partagée qui se
propose alors, où l'éducateur assume
des positions délicates, paradoxales et
tente de reconnaître et d'accepter cette "
inquiétante étrangeté "
fondamentale de l'autre. C'est ce qui nous engage
sur la voie de notre responsabilité (de quoi
je peux répondre ?) et de notre
éthique.
Qu'est-ce que
l'éthique ?
Etymologiquement " Ethos " a deux sens :
-l'un
signifie " habitude ", dans le sens
d'habitudes sociales, règles d'action
qui déterminent des manières
d'être dans un groupe (professionnel
par ex.) ; on est là du
côté des normes et des valeurs
qui vont constituer le " corps professionnel
" à partir d'une visée
prescriptive, et de la mise en
conformité à un modèle
.
-l'autre signifie "
marque distinctive, signe particulier " et
propose alors un angle d'ouverture et un
espace d'indétermination où va
pouvoir se construire la rencontre qui se
dégage des " bonnes " ou des "
mauvaises " formes, des images, des
étiquettes (ex. ne pas désigner
les personnes par leur problèmes ! "
les handicapés "
), des discours
édictés. C'est la condition
d'une réelle rencontre avec l'inconnu
et l'altérité de l'autre qui
nous intéresse alors.
Notre position professionnelle nous engage en fait
sur ces deux versants, puisque nous sommes pris
à la fois dans des règlements,
systèmes de prescriptions, obligations
professionnelles, mais que nous avons aussi
à inventer un espace créatif pour la
rencontre avec l'autre.
Le risque de la rencontre
: Pour une éthique de l'aporie et du sujet
averti
Ainsi, on pourrait dire que toute rencontre est
à la fois une chance et une prise de risque
; et la voie que je propose est celle de " l'aporie
" (de a-poros : non poreux, c'est à dire
tenir ensemble deux voies apparemment
contradictoires)
C'est une visée précaire, fragile, et
à reconstruire constamment pour consentir
aux grands écarts, et j'aime l'image de la
danseuse ou de l'équilibriste essayant de
tenir sur son fil, toujours prêt de tomber
vers un ou l'autre côté du
précipice
Sans aller jusque là
peut-être, sachons au moins reconnaître
que le fondement même de notre fonction est
tout en tensions:
Il s'agit à la fois d'être là
mais de laisser à l'autre toute sa place,
c'est une forme de présence/absence bien
difficile à tenir...
Il s'agit aussi d'assumer des fonctions de
socialisation qui articulent normaliser et
autonomiser : laisser l'autre construire sa propre
identité et gagner en autonomie, et en
même temps l'amener à s'insérer
dans une société et lui imposer
certains habitus avec des codes, un langage, des
façons de se tenir, des méthodes
etc... L'accompagner dans la liberté,
respecter sa singularité, mais aussi
l'inscrire dans une institution de formation dans
un système de contraintes fortes ; Le
laisser faire son chemin mais en même temps
assumer de laisser une certaine empreinte de ma
conception du métier.
Prendre en compte à la fois la personne et
son projet annoncé, mais aussi laisser la
place au " sujet de l'inconscient " et ne
pas répondre à l'endroit de sa
demande nécessairement.
Donner toute sa place à la
singularité de chaque être en
formation, mais en même temps gérer
des groupes et des promotions où
l'intérêt collectif peut être
incompatible par moment avec l'intérêt
particulier ;
Conduire à la fois des "groupes de
travail" c'est à dire tenir les
objectifs prévus dans la
réalité, sans dénier les
phénomènes inconscients qui
traversent la dynamique des groupes et pendre en
compte le "groupe de base" (Bion) qui vient
parasiter le travail prévu par les
manifestations de l'inconscient groupal.
Ainsi donc j'essaie et je continue
je peux
seulement envisager un idéal du
deuxième type! Je tente de prendre en compte
ce que je sais des phénomènes
d'emprise à l'oeuvre et je travaille mes
interventions dans le sens d'une certaine
dépossession...
L'intention éthique n'a d'autre secours
qu'elle-même...pour autant notre travail pas
à pas ne compte pas pour rien. C'est une
création incertaine et continue qui fait
confiance à la parole et à la
rencontre; Certes, il y a des points d'excès
qui échappent à la prévision
et à mon contrôle, à mes
intentions; aussi, je propose une éthique
qui intègre nos erreurs, ratages, oublis,
embarras, dérapages et rebondissements comme
constitutifs de notre démarche, qui nous
amène à une pratique d'interrogations
constantes de nos principes et de nos notions
citadelles, une pratique de questionnement avec
d'autres de nos évidences, (sans
"s'arracher" constamment sur les mots avec nos
partenaires!); en se demandant constamment comment
vivre avec les autres et avec sa propre
altérité;
J.P.Bigeault écrit : " nos
déraisons nous éclairent parfois
mieux que nos certitudes; car ils nous rappellent
à l'ordre d'un désordre qui est celui
de la vie et nous invite à réinventer
un nouvel ordre plus largement ouvert à la
complexité. " Au lieu de chercher
à s'épargner le risque, l'exigence
éthique laisse ouvert un espace
d'indétermination, un espace où
chaque singularité puisse se signifier sans
être trop vite écrasée par la
nécessité d'une bonne "
gestion " de la formation.
Acceptons l'évènement, accueillons le
surgissement de l'imprévisible, et nous
pourrons peut-être, comme disait Deligny "
réussir, si çà s'trouve
"!
Voir aussi:
POUR
UNE ETHIQUE DE LA FORMATION.
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