Cette
enquête nous montre :
- d'une
part, que les élèves ne
confèrent que peu de signification aux
savoirs.
Ces derniers sont considérés
comme des donnés et non pas des construits
sociaux qui existeraient depuis la nuit des temps
(les mathématiques, l'histoire ou les
sciences existeraient depuis toujours en tant que
corps de discipline constituée, comme
l'école d'ailleurs). Les savoirs ont
pour rôle essentiel, répondent les
élèves, de permettre de passer dans
la classe suivante ou le cas
échéant d'échouer. Une
fonction de sélection leur est
prioritairement attribuée. Finalement
pourquoi enseigner ce que l'on enseigne ? Les
élèves répondent : pour faire
en sorte que certains n'arrivent pas au bout des
études
- d'autre
part, ils dénoncent le caractère
encyclopédiste des savoirs
scolaires, peu ou pas reliés aux
questions de la vie contemporaine et de leur
destinée professionnelle. Ils se demandent
s'il faut faire de l'histoire et de la
géographie, de la physique de la biologie et
des mathématiques quand on se destine
à une vie professionnelle dans la
publicité ou dans l'interprétariat de
langue.
Pour plagier certaines réponses : A
quoi ça sert d'apprendre les
identités remarquables, voire de faire des
maths ? Et je pense qu'ils répondraient
volontiers :
à quoi
ça sert, l'école
?
-
enfin, ils regrettent l'absence de
certaines matières comme,
mais oui : la cuisine, le cinéma ou le
théâtre, davantage disent-ils en
relation avec la vie de tous les jours que beaucoup
de disciplines. De façon quelque peu
synthétique, on peut conclure que le
savoir n'a que peu de sens pour les
élèves, excepté
pour ceux qui réussissent à
l'école.
Le savoir
ne constitue pas, pour eux, la
réponse aux questions que les
hommes se sont posées depuis
l'origine de l'humanité.
Le savoir
apparaît comme une
réalité
déconnectée de l'histoire
d'une humanité confrontée
à des questions qu'elle cherche
à résoudre, à des
actions qu'elle tente de conduire.
Le savoir
est un truc scolaire. Point barre diraient
certains.
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Emmanuel
Kant distingue,
dans La critique de la raison pratique,
les principes d'action et les principes
régulateurs de l'action.
Principe,
du latin principium est ce qui est
premier, ce qui est au
commencement.
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Le principe d'action est ce qui est
au point de départ de l'agir. Le principe
d'action qui est au départ de ce texte, qui
m'a conduit à accepter ce travail, sans
doute se retrouve t-il simultanément dans
mon souhait de répondre toujours
positivement aux sollicitations, et à un
niveau plus inconscient au plaisir de faire
partager mes convictions, à moins que ce ne
soit à une restauration narcissique que
souvent de telles situations induisent.
Le principe régulateur est ce
qui conduit, au cours de l'action, à une
vigilance susceptible d'interroger, d'interpeller
cette action. Un principe régulateur
constitue une norme, un mode de veille pour
l'action. Le principe régulateur de mon
travail d'écriture, qui donc est susceptible
de l'interroger de manière permanente,
réside entre autres dans une maîtrise
du temps qu'il me demande, et à un niveau
plus inconscient, le principe régulateur
serait : comment rester dans le registre de la
fragilité en relatant mes convictions et
simultanément mes doutes.
Faire du couple " savoirs -
culture ", le principe régulateur
de l'activité scolaire devrait
conduire les enseignants à se
demander si, lorsqu'ils enseignent, ils
tentent de donner du sens à leurs
contenus, en reliant les savoirs à
la culture.
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Qu'entendre par
culture
?
En
première approche, la culture s'oppose
à la nature.
Nous sommes des êtres cultivés
car au-delà de nos propres histoires nous
avons le sens de l'histoire, parce
qu'au-delà de la satisfaction de nos propres
besoins et de nos désirs nous avons la
perception de l'autre et plus encore, nous nous en
sentons responsable. Parce que même nous
vivons la quête de l'universel. La culture
n'est pas inscrite dans nos gênes mais dans
notre esprit. Elle se découvre, se transmet
(consciemment ou inconsciemment ; cf. la notion
d'habitus) et n'est en aucune manière un
donné. Nous naissons avec non pas les seuls
comportements induits pas notre génome, mais
l'histoire de tous ceux qui nous ont
précédé et qui est
répertoriée dans les
bibliothèques certes, mais aussi dans nos
habitus (que Pierre Bourdieu définissait
comme une disposition générale de
l'esprit qui nous fait voir les choses sous un jour
déterminé).
Mais
les choses sont plus complexes que l'opposition
nature-culture
Pour éclairer celle-ci, dans un livre
très remarqué intitulé "
Education et culture ", Jean-Claude Forquin recense
cinq façons de parler de culture
:
- la
première est la conception philosophique
que nous venons d'évoquer opposant
nature et culture
- la seconde
correspond à l'acceptation
traditionnelle, qui fait parler de l'homme
cultivé. L'homme cultivé
possède un large éventail de
connaissances et de compétences cognitives
générales lui permettant
d'échapper à la pure
actualité. Dans cette visée
l'Université est le lieu par excellence de
production de la culture ;
- la
troisième est la culture dont parlent les
sciences sociales. La culture comme l'ensemble
des traits caractéristiques du mode de vie
d'une communauté ou d'un groupe, y compris
dans ses aspects les plus quotidiens, les plus
triviaux. Les sociologues expliqueront que la
culture se retrouve dans des objets, des codes, des
langages, des valeurs, des modes d'organisation
spécifiques ; La culture talibanne et la
culture occidentale n'ont pas la même
conception de la femme (entre autres). Ne parle
t-on pas de culture d'établissement pour
désigner le jeu des interactions qui s'y
développent ?
- La
quatrième acceptation est patrimoniale,
différencialiste et identitaire. Elle
rejoint la précédente, avec la
volonté de distinguer sa culture
d'appartenance des cultures proches. On dira que
dans un pays comme le Liban, la culture des
chrétiens maronite souhaite se distinguer de
celle des druzes, des chrétiens orthodoxes,
des sunnites ou des chiites. Le terme culture est
dans ce cas utilisé pour affirmer une
identité.
- La
cinquième acceptation est à dimension
universaliste et unitaire. On recherche, dans
cette vision, ce qui unit davantage que ce qui
sépare, contrairement à l'approche
précédente. L'éducation est
censée transcender les frontières et
les particularismes mentaux, prospectant une
mémoire commune et un destin commun à
toute l'humanité. La culture est, dans cette
dimension, à vocation universelle avant
d'être à dimension particulariste.
L'idée de culture commune à
l'école participe de ce point de
vue.
On
peut synthétiser ces cinq points de vue en
suggérant
deux fois deux approches
de la culture.
- Une
approche à visée patrimoniale (ce qui
existe à travers les livres, sur les rayons
des bibliothèques) qui s'opposerait à
une culture à visée anthropologique
(ce qui fait sens à la
personne).
Dans la
première perspective,
l'école serait à envisager
comme apportant aux élèves
la connaissance de tout ce qui les a
précédés.
Dans la
seconde perspective, l'école est
à envisager comme ce qui est
signifiant pour l'apprenant, ce qui fait
sens pour lui.
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- Une
approche à visée particulariste (la
culture identitaire de son pays d'appartenance)
opposée à une approche à
visée universaliste (rechercher non pas ce
qui particularise, mais à l'inverse ce qui
universalise)
Ces deux
couples (visée patrimoniale et
visée anthropologique, d'une part ;
visée particulariste et
visée universaliste, d'autre part)
me semblent devoir et surtout pouvoir
être réconciliés au
sein de l'école.
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Unir les savoirs
et la culture.
Les savoirs scolaires, afin
d'être signifiants pour les
élèves, doivent leur
apparaître simultanément
comme porteurs de l'histoire de
l'humanité (les savoirs
répondent aux questions que l'homme
s'est posées sur lui-même,
les autres et le monde) et comme
réfractant leur culture
d'appartenance (certains savoirs sont
universels, d'autres spécifiques
à un consensus à
l'intérieur d'une communauté
: ainsi en va-t-il des savoirs des
sciences humaines et sociales).
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Les savoirs me semblent donc capables de
mettre en tension universalisme et particularisme,
visée patrimoniale et visée
anthropologique dans une quête jamais
achevée, une construction permanente
provisoirement stabilisée.
Quatre
éclairages de la manière de
procéder en milieu scolaire
permettent de
donner corps à ce projet
:
un éclairage
épistémologique, un éclairage
psychologique, un éclairage sociologique et
un éclairage anthropologique sur les savoirs
enseignés.
*
L'approche épistémologique
s'intéresse aux structures des savoirs, se
rend attentive à faire caractériser
par les élèves le lien savoirs et
discipline à travers des notions comme
celles de matrice disciplinaire, de concepts
intégrateurs, de trame conceptuelle
entre autres.
Il s'agirait de former les enseignants
à une épistémologie scolaire,
conçue comme réflexion critique sur
les principes, les méthodes et les
conclusions d'une discipline, attentive aux
fondations des savoirs enseignés, attentive
à faire exister l'idée de discipline
(et forcément d'interdiciplinarité)
et pas seulement de savoirs.
*
L'approche psychologique est soucieuse du
rapport
aux
savoirs
enseignés aux élèves à
travers les questions vives que ceux-ci leur
posent.
Dire que l'on aime ou non les
mathématiques illustre bien la relation de
profondeur que chacun vit avec les contenus
enseignés. Le rapport aux savoirs que vivent
les élèves (et qu'ont vécu les
enseignants) n'est pas un rapport de
superficialité mais un rapport de
profondeur.
*
L'approche sociologique est attentive au
contexte familial, communautaire dans lequel
s'inscrit l'élève, avant même
sa venue à l'école.
Pour réussir à l'école,
il faut avoir envie de réussir et donc, pour
les élèves les plus
défavorisés, de s'inscrire dans une
identité nouvelle, parfois en grand
décalage d'avec sa culture d'origine. Ce qui
suppose un encouragement familial en
général afin d'avoir le sentiment de
pouvoir continuer de se rallier à son
identité d'origine, tout en appartenant un
jour, avec la réussite, à une
nouvelle catégorie sociale. Le
rapport
aux
savoirs
est aussi un rapport à dimension
identitaire.
*
L'approche anthropologique se centre sur les
questions qui sont sans doute au cur de la
construction progressive des disciplines scolaires
car elles répondent à des
interrogations fondamentales de l'homme.
Le cas de la biologie et du
rapport esprit-matière ou de
l'étranger qui est en
nous.
Le cas de l'histoire comme,
au-delà des conflits qui ont
émaillé le cours du temps,
le long fil qui nous rattache à
l'aube de l'humanité.
Le cas de l'EPS comme
renvoyant à la question du rapport
entre l'homme et son corps.
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Ainsi nous semble t-il, cette
volonté que nous avons de relier savoirs et
culture montre bien que l'école ne peut pas
fonctionner seulement sur le rapport
présent-futur comme elle le fait avec
l'idée de projet qui inspire tout le
système. Elle doit penser tout autant en
termes de rapport entre passé et
présent comme nous avons cherché
à le suggérer.
Le principe régulateur du
système scolaire, nous venons de l'envisager
avec l'interpellation permanente des savoirs
enseignés par l'idée de culture.
Aucun savoir présenté, transmis,
construit, sans que le maître ne se
questionne sur le lien à établir
entre ce qu'il enseigne et la culture dans laquelle
et par laquelle ce savoir prend du sens.
Ce qui conduira les
élèves à :
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