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Les compétences, Bravo! Mais encore?

Réflexions critiques pour avancer

 

Gérard Vergnaud

            Les compétences sont à la mode dans l'Education Nationale et dans les entreprises. Ce n'est pas vraiment nouveau, puisque ce mouvement a commencé à prendre forme il y a plus de vingt ans dans l'Education Nationale, d'abord pour les enseignements professionnels, puis pour les enseignements généraux. De même dans les entreprises, plusieurs initiatives baptisées " démarche compétence " sont nées vers la même période ; et, en 1998, le CNPF (devenu MEDEF depuis) a organisé à Deauville une rencontre animée de discussion et de proposition sur cette question des compétences ; elle avait réuni plus de 1000 participants.

            Il faut se féliciter de ce mouvement, qui n'est pas purement idéologique ;mais il faut reconnaître qu'il y a loin de la coupe aux lèvres, faute de méthode et de réflexion théorique. C'est l'objet des remarques qui suivent.

 

Forme opératoire et forme prédicative de la connaissance

            La plus grande partie de nos connaissances se situent dans nos compétences, souvent de manière implicite, voire inconsciente.

            C'est ce qu'on peut appeler " la forme opératoire de la connaissance ", celle qui permet d'agir en situation. Elle ne s'oppose pas aux connaissances académiques classiquement transmises par l'école et l'université, mais il existe un décalage parfois impressionnant entre ce qu'une personne peut faire en situation, et ce qu'elle est capable d'en dire. La forme opératoire de la connaissance est en général plus riche, plus subtile, que " la forme prédicative ", celle qui énonce les propriétés et les relations des objets de pensée.

            Dans le développement de la forme opératoire, le poids de l'expérience est considérable. Il est bon, il est juste, que l'expérience soit plus officiellement reconnue aujourd'hui qu'hier dans les entreprises et les services ; la validation des acquis de l'expérience (VAE) témoigne d'une évolution positive des idées. Le souci de prendre davantage en compte le critère de la compétence est si fort aujourd'hui que les écoles d'ingénieurs elles mêmes essayent d'orienter leurs enseignements davantage vers la formation des compétences de leurs élèves : et pas seulement vers l'apprentissage des disciplines, qui pourtant concourent beaucoup à la formation de ces compétences.

            Voici deux exemples permettant de comprendre la différence entre la forme opératoire et la forme prédicative de la connaissance: le premier concerne des enfants, petits, au moment où ils découvrent le concept de nombre. Le second concerne au contraire des professionnels de haut niveau

 

1er exemple: Le schème de base de l'addition

            Supposons qu'à un goûter d'anniversaire, une maman demande à sa fillette de 5 ans de compter les enfants qui se trouvent dans le salon. La fillette court dans le salon et en compte quatre. Elle rapporte l'information à sa maman, qui lui demande alors de compter les enfants qui se trouvent dans le jardin. La fillette court dans le jardin et en compte trois.

            Combien cela fait-il en tout? demande la maman. La fillette se précipite à nouveau dans le salon (un, deux,trois,quatre) puis dans le jardin (cinq, six, sept) et vient annoncer sept à sa maman. Elle a certes pensé l'union des deux sous-ensembles puisqu'elle recompte le tout, mais elle n'a pas opéré sur les nombres.

            Après quelques mois elle sera probablement en mesure soit de déclarer que 4 + 3 ça fait 7, soit de ne pas recompter les enfants du salon, de retenir seulement le cardinal 4, et de compter à partir de là les enfants du jardin (cinq, six, sept …sept !). C'est une nouvelle compétence : elle opère alors sur les nombres et pas seulement sur les ensembles.

            La connaissance-en-acte qui lui permet de faire l'économie du recomptage du tout est un axiome de la théorie de la mesure

cardinal (salon U jardin) = cardinal (salon) + cardinal (jardin)

            La nouvelle démarche de la fillette repose en effet sur la connaissance implicite qu'il est équivalent de faire l'union des parties d'abord et de dénombrer ensuite le tout, ou de dénombrer les parties d'abord et de faire la somme des cardinaux ensuite. C'est là une propriété constitutive du nombre, qui en fait un concept considérablement plus riche que ceux de relation d'ordre ou d'équivalence. Mais elle est bien incapable de formuler, même sous une forme verbale peu sophistiquée, la connaissance qu'elle vient de mettre en œuvre dans l'action.

 

 2 éme exemple: Les difficultés de la communication de l'expertise

            Dans un département de conception de lanceurs spatiaux, certains ingénieurs sont devenus de grands experts. Il leur a fallu beaucoup de temps pour le devenir. La longue durée des processus de conceptualisation est absolument essentielle, chez les adultes comme chez les enfants. Ils sont devenus experts après dix, douze, quinze ans d'expérience, et tous ne deviennent pas experts. Au moment où ils sont embauchés, bien qu'ils sortent de Polytechnique ou de Sup-Aero, on ne leur confie aucun travail en responsabilité. Il leur faut attendre plusieurs mois avant de se voir confier une tâche, sous le tutorat de quelqu'un ; et ce n'est qu'après quatre ou cinq ans d'expérience qu'ils deviennent totalement autonomes.

            On a demandé aux plus grands experts d'écrire des guides méthodologiques, dans lesquels ils devaient restituer leur savoir-faire personnel, celui qu'on ne trouve ni dans les traités et publications, ni dans les rapports antérieurs qui se trouvent sur les étagères ou dans les tiroirs.

            Une chose est tout à fait remarquable : ces grands experts ne restituent pas dans leurs écrits toutes les connaissances importantes qu'ils utilisent dans l'action. Par exemple on trouve très peu de raisonnements conditionnels, alors que l'expertise, justement, consiste à utiliser de tels raisonnements : si telle et telles conditions sont réunies, alors telle solution est meilleure ; alors que, si telles autres conditions sont présentes, alors telle autre solution est meilleure. Nos experts font très peu de comparaisons coûts/profits ou coût/efficacité. Le biais idéologique classique des ingénieurs est de trouver la solution la meilleure quel qu'en soit le prix.

            On relève une deuxième lacune dans les témoignages de ces ingénieurs de conception : aucune mention n'est faite des obstacles qu'ils ont surmontés au cours de leur parcours professionnel.

            Or il est très important pour un jeune ingénieur de savoir quelles erreurs il lui faut éviter. Les biais de raisonnement dans lesquels il ne faut pas tomber ne sont pas mentionnés. Et pourtant les experts les évitent totalement dans leur pratique. Ainsi la forme prédicative de la connaissance telle qu'elle apparaît dans un guide méthodologique et la forme opératoire de la connaissance telle qu'elle est mise en œuvre par l'ingénieur quand il fait son travail de conception, ce n'est pas la même chose.

            Ce décalage entre la connaissance explicite et la connaissance contenue dans l'action est une question tout à fait fondamentale pour les entreprises, parce qu'une bonne partie de la compétence de l'entreprise, qu'elle soit celle des individus, celle des petites équipes ou celle de l'entreprise tout entière, repose sur des éléments qui ne sont pas explicités.

            Cela ne veut pas dire que l'explicitation et la formalisation ne jouent pas de rôle. Mais il ne faut pas confondre conceptualisation et symbolisation. Le fait que le langage et le formalisme contribuent à la conceptualisation est une chose ! mais ce serait un aveuglement que de réduire la conceptualisation à la forme symbolique utilisée pour la communiquer

 

Compétences, adaptation aux situations et activité

            La connaissance est adaptation : les bébés, les enfants, les élèves et les professionnels apprennent en s'adaptant aux situations rencontrées. Ce qu'ils développent alors ce sont des compétences.

            Pour ne pas en rester à des critères vagues, il faut définir ces compétences par rapport à des classes de situations relativement circonscrites. La compétence au singulier se décline d'abord au pluriel, en relation avec les différentes situations que peut rencontrer un élève ou un professionnel, dans telle discipline ou sous discipline, dans telle ou telle situation professionnelle. Voici plusieurs critères possibles de la compétence, qui vont me permettre de montrer que le concept de compétence n'est pas un concept scientifique à lui tout seul.

- est plus compétent celui qui sait faire quelque chose qu'il ne savait pas faire (perspective développementale) ou que d'autres ne savent pas faire(perspective différentielle) ;

- est plus compétent celui qui s'y prend d'une manière plus fiable, plus économique, plus générale, plus élégante, mieux compatible avec le travail des autres...;

- est plus compétent celui qui dispose d'une plus grande variété de procédures pour traiter une classe de situations, en fonction des valeurs particulières prises par les variables de situation.

- est plus compétent celui qui est moins démuni devant une situation nouvelle, jamais rencontrée auparavant.

            Si le premier critère peut être vérifié au vu du résultat de l'activité (de la performance comme disent les entreprises), les trois autres critères appellent un regard analytique sur l'activité elle-même et ses formes d'organisation, pas seulement sur le résultat. En d'autres termes, tant que l'Education Nationale recule devant les analyses qui seraient nécessaires de l'activité des élèves en situation, ainsi d'ailleurs que de l'activité des enseignants eux-mêmes (dans la classe et en dehors de la classe), il y a peu de chances de dépasser une vision vague et idéologique de l'idée de compétence, finalement peu concrète, se prêtant peu à l'évaluation objective, et en deçà des promesses annoncées sous l'étendard de la compétence.

            La vertu principale de la recherche en didactique des disciplines et de la didactique professionnelle depuis 30 ans a justement été d'orienter l'enseignant vers la construction de situations dans lesquelles les élèves trouvent l'occasion de développer des formes d'organisation nouvelles de leur activité, d'en élargir la portée, moyennant l'enrichissement des " schèmes " qui justement désignent ces formes d'organisation : déclinaison de buts et de sous-buts, réglage et régulation de l'action, de la prise d'information,et du contrôle, conceptualisation (explicite ou implicite), inférence.

            Les verbalisations des élèves et des enseignants, les formes institutionnalisées et académiques de la connaissance ne jouent pas un rôle négligeable dans les processus d'enseignement et d'apprentissage, mais c'est l'activité en situation (geste, attention sélective, raisonnement, gestion de l'incertitude…) qui constitue le ressort principal du développement des compétences.

            Le bébé est un exemple de l'apprentissage, en quelques années et bien qu'il ne parle guère, d'un ensemble considérable de compétences, concernant l'espace et l'interaction avec autrui notamment. Toutes proportions gardées, c'est aussi par l'expérience en situation que le technicien devient un professionnel averti, l'ingénieur un expert, le vigneron un tailleur de vigne réputé.

 

Quelles compétences développe-t-on, en situation ?

            L'élève et le professionnel, pas davantage que le bébé, ne se développent seuls, dans un face à face solitaire avec la situation à laquelle ils sont confrontés.

            L'élève peut s'appuyer sur l'enseignant, sur les autres élèves, sur sa famille ; le professionnel sur ses collègues, avec lesquels il forme une certaine communauté. En situation de travail et dans une situation de classe, chacun développe des compétences dans une grande variété de registres :

- les gestes, l'interaction avec autrui (gestion de la coopération et du conflit, souci et respect d'autrui, séduction…) ;

- la communication langagière et le dialogue (expression des idées, élimination des équivoques, argumentation…) ;

- l'affectivité et les émotions. Dans leur activité de travail, les hommes et les femmes soient reconnus autant en raison de leurs qualités dites " humaines " que de leurs compétences techniques. Les deux sont d'ailleurs rarement indépendantes.

Conclusion

            Si donc le Ministère de l'Education Nationale veut s'engager dans une démarche visant à favoriser le développement des compétences des élèves, c'est tant mieux ! Mais il doit alors se donner les moyens de faire avancer les recherches sur l'activité des élèves et des enseignants.

            La première préoccupation des chercheurs et des enseignants devrait être celle de la construction des situations permettant aux élèves de développer des formes d'activité dans les différents registres évoqués plus haut.

            La seconde préoccupation celle de leur action de médiateurs en situation, lorsqu'il faut apporter à l'élève l'aide juste nécessaire à l'avancement du travail.

            Que l'interdisciplinarité doive être au rendez-vous, que les rapports entre l'école et la société doivent être améliorés, cela va sans dire .

            Mais on restera en deçà des problèmes à résoudre si on n'accorde pas une attention aussi soutenue que possible à l'activité effective des élèves, et aux situations propres à l'encourager et à la stimuler.

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Commentaire

Réactions

<<Aujourd’hui en Afrique plus précisément en côte d’ivoire la nouvelles approche pédagogique qu’est la FPC(Formation Par Compétence)rencontre de véritables difficultés dans son application car les infrastructures ne son pas réunies >>

<<L’approche compétence est actuellement la mieux adaptée, tant pour l’enseignement de base que la formation continue. Elle doit être expliquée à tous les managers publics et privés afin que les formations répondent de mieux en mieux aux attentes des apprenants et aux besoins réels du marché de l’emploi. Merci pour cet enseignement à propager surtout en Afrique.>>

<<Pour une pédagogie innovante: l’approche par compétences: Il ne fait guère de doute aujourd’hui que la notion de compétence a réalisé une grande partie de son déploiement dans « le système scolaire ». Les récentes recommandations de la loi de novembre 2009 relative à l’orientation et à la formation professionnelle tout au long de la vie en font état et invitent les établissements scolaires à concevoir et à expérimenter un livret de compétences dans le dessein de valoriser les acquis, les potentialités et les engagements des élèves. Cette disposition n’est pas sans présenter quelques similitudes avec le modèle de gestion des parcours scolaires mis en oeuvre au sein du système éducatif finlandais depuis plus d’une décennie et dont nous ferons succinctement état dans une approche exposant les recommandations européennes. Par la suite nous rappellerons l’origine et les différentes définitions du terme et de sa méthode avant de poser une réflexion quant aux conditions de son intégration dans les pratiques pédagogiques des enseignants. Nous adhérons à l’idée que la pédagogie par compétences, qui rompt avec les présupposés sociaux et culturels des classes moyennes et supérieures, comporte des vertus positives en termes d’équité, mais aussi de mobilisation des élèves et d’efficacité. C’est la voie que nous explorerons à l’opposé de ceux qui voient dans cette approche le risque de conduire à une plus grande inégalité des chances et des résultats.>>

<<Gérard, je viens de prendre connaissance de cet article et je comprends pourquoi nous parvenons à nous entendre. L’activité en situation de l’élève, je partage que c’est à partir d’elle et ds ces conditions que l’on pourra mieux cerner et définir ce qu’est un élève compétent et en quoi on peut dire qu’il est véritablement compétent. Je retour l’objet de mes préoccupations , la thèse...et j’y associe évidemment les savoirs, ils sont en fait une interface entre le monde matériel et le monde symbolique. La compétence ne peut s’affranchir des savoirs et de leur saveur. Et cela donne aux disciplines toutes leur place à l’école, elles offrent des outils de pensée : leurs concepts Evaluer les compétences à l’école, c’est construire des situations trempées dans le complexe, la complexité où là se révéleront le niveau de compétence de l’élève. On peut être considéré compétent en étant un élève bricoleur ou en un élève qui applique, suit des procédures scolaires qu’on lui aura apprises mais la compétence c’est autre chose....Amitiés Jacky >>

<< Ma mémoire peut me jouer des tours, mais depuis 1952 (2) l'évaluation formative devrait avoir remplacé la notation dans les salles de classe, avec un bulletin non plus chiffré, mais commenté lors d'un conseil de classe où l'équipe pédagogique collabore pour le bien de la formation de l'élève. Cela signifierait précisément que l'on quitte la logique de résultat pour une logique de processus, tels qu'on les trouve dans les sciences cognitives... Ah cette éducation nationale, si elle n'existait pas il faudrait l'inventer.>> Anonyme

<<Merci pour cette distinction éclairante entre deux formes de connaissance ! Il me semblerait plus pertinent d'affirmer que la richesse et la subtilité d'une de ces deux formes va largement dépendre des objectifs de formation que l'on poursuit. Bien entendu, pour des objectifs formulés en termes de compétences (l'élève est amené à utiliser des ressources pour résoudre des tâches), la forme opératoire est prépondérante ! S'il s'agit maintenant de former l'élève à comprendre des modèles et des théories propres à une discipline, et à expliciter ce qu'il a compris, la forme prédicative sera non seulement prépondérante, aussi plus riche. Elle permettra, en outre, de vérifier que l'élève a acquis les subtilités des propriétés et des liens entre concepts d'une théorie. >> P.C.

<<une préoccupation de nature heuristique est encore à régler, du moins à mettre en débat.Les professionnels du medef se rencontrent entre eux. Les théoriciens des compétences, également.Il serait intéressant, fondamental, que ces instances se rejoingnent dans le cadre d'un travail à visée paradigmatique entre le monde de l'éducation et le monde du travail.La question du savoir-être est épineuse autant que subjective, sinon galvaudée en entreprise.>>

 

<<J'utilise des contrats d'objectifs avec les élèves depuis presque 10 ans. C'est très intéressant. Cela rejoint cette idée de compétences qui existe depuis longtemps dans la filière professionnelle et viens du Canada.>>

<<Merci pour cet éclairage sur les compétences.je voudrais savoir à propos du referenciel des competences de l'enseignant d'EPS, est il universel ou en lien avec les realites de chaque localitées?>>

<<je pensais qu'il fallait dire chiffre (de 1 à 9) et nombre à partir de 10 et au delà ceci est une interrogation juste par rapport à votre exemple ci-dessus>>

<<Merci pour ce texte sur le s compétences. Voilà ce que je me suis permis : J'ai pris des extraits de votre texte pour les travailler en formation. J'anime un atelier aux Rencontres d'été 2006 organisées par Le Crap et les Cahiers Pédagogiques. Le thème : la formation des enseignants réalité et utopie ? En quoi permet -t-elle d'acquérir des compétences en quoi modifie-t-elle l'identité pro.? Si ce copi(llage)vous dérange (je prends soin de vous nommer.)Il me manque la date de l'écrit) Dites le moi. merci encore>>

<< Merci Gérard pour ces lignes simples et vigoureuses??sans bavardage fastidieux ni hermétisme, et qui, en clarifiant toujours tranquillement les enjeux en matière de formation ou d'apprentissage permettent à chacun de mieux s'orienter dans les recherches sur la formation des maîtres. bien cordialement.>> C.Balpe

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