C'est à cette auteur et à l'ouvrage
qu'elle a dirigé en 1989 chez Dunod, sous
l'intitulé La démarche clinique en
Sciences Humaines, que l'on doit d'être
passé de la psychologie clinique à la
démarche clinique, c'est-à-dire
d'être passé d'une discipline
constituée, avec ses méthodes, son
corps de connaissances, son champ d'intervention et
de pratiques, à un mode de connaissance
transposable à un champ de pratiques
différentes. Cette extension concerne aussi
bien la sociologie, que l'ethnologie, les sciences
de l'éducation, le travail social,
dès lors que se pose la question du sujet ou
plus exactement celle de la subjectivité, et
de sa place dans le champ social.
Cette approche, plus récente que l'approche
expérimentale, doit encore s'efforcer de
conquérir une légitimité dans
le champ des sciences humaines. Elle suscite en
effet un certain nombre de réticences, voire
de résistances parmi les chercheurs, sans
doute du fait de sa proximité avec la
psychanalyse, ce qui l'entraîne à
être attaquée quelquefois à
partir des mêmes arguments et des mêmes
peurs fantasmatiques que la
psychanalyse.
Pour notre part, nous avons pu constater que cette
démarche est productive de
compréhensions nouvelles dans le domaine des
recherches en éducation et formation. Ce
constat s'appuie à la fois sur les
résultats des recherches que nous avons
menées et qui ont été
publiées pour la plupart, ainsi que sur
l'expérience clinique accumulée dans
la pratique d'accompagnement groupal d'enseignants
et de formateurs d'enseignants. En effet,
l'approche clinique présente un double
versant : une dimension de méthode de
recherche et nos publications témoignent de
sa fécondité mais aussi une dimension
formative qui permet un apport décisif dans
l'accompagnement de professionnels de la relation
en termes d'analyse clinique des
pratiques.
Ouvrons une petite parenthèse,
néanmoins importante, en notant que la seule
référence au vocable de clinique ne
suffit pas à trancher sur l'approche
choisie. Car utiliser le terme " clinique " ne rend
pas compte du type de regard porté sur les
sujets auprès desquels on se penche ou que
l'on accompagne, autrement dit cela ne suffit pas
à évoquer le point de vue
théorique avec lesquels on observe ce, ou
ces sujets. Car des sujets, il y en a autant que de
regards théoriques : on parlera de sujet
social, de sujet philosophique, de sujet cognitif
ou encore de sujet didactique etc. Associés
à ces différents sujets, il y a donc
plusieurs cliniques : on peut penser à une
clinique didactique, par exemple, qui se pencherait
au chevet des sujets didactiques en situation
d'enseignement avec les outils propres à une
théorie didactique, ou à une clinique
rogérienne qui s'occuperait du sujet
psychologique vu dans le prisme des théories
de Carl Rogers, etc. (Blanchard-Laville, 1999,
2007).
Lorsqu'on parle d'une clinique d'orientation
psychanalytique, le sujet auprès duquel nous
nous penchons, que ce soit pour la recherche ou
pour l'accompagnement, est avant tout un sujet aux
prises avec son psychisme inconscient au sens de
Sigmund Freud, c'est-à-dire au sens de la
psychanalyse. Le sujet, c'est celui de
l'inconscient, celui qui a un appareil psychique,
avec ses diverses instances, sa charge
pulsionnelle, ses fantasmes, ses mécanismes
propres.
La démarche clinique est centrée sur
une ou des personnes en situation et en
interaction, avec l'objectif premier de comprendre
la dynamique et/ou le fonctionnement de ce (ou ces)
sujet(s) dans leur singularité
irréductible. Le chercheur clinicien
travaille pour cela dans et sur la relation, dans
un décalage et une distance rendus
opératoires par le biais des dispositifs mis
en place. Il en découle l'une des
spécificités de la démarche
clinique qui réside dans l'analyse du
positionnement du chercheur clinicien,
c'est-à-dire dans le réglage de la
distance entre le sujet-chercheur et l'objet
observé, le plus souvent constitué
par un autre sujet. C'est avec cette interaction
permanente que le clinicien d'orientation
psychanalytique doit compter, alors que
l'expérimentaliste fait
généralement en sorte de
l'évacuer, la considérant comme un
parasite de la situation de recherche. Ce lien
entre les chercheurs et les sujets de leur
recherche crée une tension féconde
qu'il leur revient de soutenir, comme l'a
montré Claude Revault d'Allonnes.
Nous devons insister sur le fait que cette forme de
connaissance que représente l'approche
clinique d'orientation psychanalytique est
aujourd'hui largement détachée de
l'influence médicale et donc d'une
perspective pathologisante. Ce qui la
spécifie, au-delà de la prise en
compte des processus inconscients, nous y
insistons, c'est sûrement ce fait que le
chercheur ne peut s'abstraire de la relation aux
sujets qu'il étudie ; cette relation fait
elle-même partie de la recherche.
A ce jour, un grand nombre de thèses ont
été soutenues dans notre champ selon
cette approche ; on peut trouver des recensions des
thèses les plus récentes dans la
revue Cliopsy (revue électronique
semestrielle en accès libre à
l'adresse suivante : www.revue.cliopsy.fr)
que nous avons créée en 2009 pour
soutenir ce courant de recherches, au-delà
de la réalisation des colloques que nous
organisons tous les trois ans avec le soutien du
réseau Cliopsy depuis 2003
(Blanchard-Laville, 2013a).
Conséquences
sur la formation
Favoriser l'acte de formation, repose, selon cette
approche, sur la nécessité de penser
le cadre instauré, la posture des formateurs
en lien avec l'élaboration de la
fantasmatique à l'uvre au cours de cet
acte. En effet, dans le cadre d'une action de
formation, les formateurs devraient être
conduits à instaurer un cadre à
l'intérieur duquel les formés
pourront découvrir le plaisir de partager
ensemble le fait de se mettre en rapport avec les
savoirs transmis et de penser dans un climat de
confiance à même de contenir les
anxiétés de chacun/e. Cette approche
nous induit à faire l'hypothèse que,
pour que cela se réalise, les formateurs ont
un travail à accomplir celui de
dégager leur posture intérieure des
méandres où les entraîne leur
fantasmatique. Ce travail psychique a sans doute un
caractère d'invisibilité
(Blanchard-Laville et Kattar, 2008), dans la mesure
où il nécessite que chacun d'entre
nous en ait perçu les effets par une forme
d'expérience personnelle pour pouvoir
l'appréhender. La posture se construit en
élaborant, dans leur après-coup, les
situations vécues et les affects qui leur
sont liés, cela dans des espaces de
supervision ou d'analyse de pratiques. C'est dans
ces espaces que les formateurs peuvent faire en
sorte que leurs propres angoisses ne viennent pas
trop empiéter l'espace de formation ou
répondre en miroir à celles des
formés ; ou que leurs enjeux narcissiques ne
se trouvent pas en stricte collusion avec les
attentes imaginaires des formés. Ou encore
que leurs pulsions agressives ou d'emprise ou
à l'inverse leur propension à jouer
sur les dimensions de séduction soient un
peu élaborées ainsi que leurs
fantasmes de toute-puissance. Ce type de travail
n'a pas pour but d'indiquer à l'enseignant
ou au formateur qu'il doit éliminer tous les
fantasmes qui l'habitent sans lesquels, d'ailleurs,
il ne pourrait conduire aucune action. Il s'agit
plutôt, pour chacun de nous, de tenter
d'interroger nos fantasmes et notre rapport au
savoir pour en mesurer l'impact dans les actes que
nous produisons.
Ce travail clinique d'élaboration psychique
de sa posture s'effectue pour une grande part, en
dehors des moments stricts de formation, il
entraîne des réaménagements
psychiques qui induisent une autre manière
d'habiter et d'animer le geste formatif. Le
formateur est conscient de la difficulté de
rendre compte des effets que provoquent sur lui,
les élaborations psychiques groupales mais
c'est en partie à ce niveau que se joue pour
nous la professionnalisation des formateurs.
Actualités
des dispositifs d'analyse de pratiques dans la
formation des enseignants
Les dispositifs d'analyse de pratiques
professionnelles sont présents dans le champ
de la formation des enseignants depuis longtemps et
se sont fortement développés depuis
les années 1980. Mais, aujourd'hui,
l'expression " analyse de pratiques
professionnelles " désigne des
réalités de travail sur la pratique
enseignante multiples et diverses.
Dans la dernière réforme de la
formation des enseignants, l'expression " analyse
de pratiques " reste présente dans
différents textes officiels. Dans le
document de travail diffusé par les
ministères de l'Education nationale et de
l'enseignement supérieur et de la recherche
préparant le cadrage national des futurs
Masters mention " Métiers de l'Enseignement,
de l'Education et de la Formation ", cette
expression apparaissait à trois reprises :
en précisant notamment que le cursus de ce
master doit " intégrer des analyses de
pratiques " et que " l'activité de recherche
doit permettre l'acquisition de compétences
en lien avec le métier, notamment
l'observation et l'analyse des pratiques
professionnelles ".
Cette expression " analyse de pratiques "
désigne aussi une compétence à
développer dans la formation : par exemple,
parmi les compétences à
acquérir par les professeurs pour l'exercice
de leur métier, chaque enseignant doit
être " capable de faire une analyse critique
de son travail et de modifier, le cas
échéant, ses pratiques d'enseignement
" (BOEN du 18 juillet 2010, Compétence 10).
Mais l'expression " analyse de pratiques "
désigne aussi bien une modalité de
formation. Après avoir connu une large
diffusion et avoir pris place dans les plans de
formation initiale des enseignants dans les
années 1990-2000, les groupes d'analyse de
pratiques semblent beaucoup moins nombreux
aujourd'hui et leur mise en place beaucoup plus
difficile depuis la réforme de la
masterisation. L'analyse de pratiques comme
modalité de formation des enseignants semble
désormais réservée à la
formation continue.
Cependant nos travaux à partir des
dispositifs de groupe d'analyse clinique des
pratiques enseignantes montrent que ces groupes
permettent de sensibiliser les enseignants, qu'ils
soient débutants ou
expérimentés, à certaines
dimensions importantes de leur métier
(Blanchard-Laville, 2001, 2012, 2013b). Dans ces
groupes, l'analyse porte principalement sur les
affects éprouvés par les
professionnels en situation et c'est leur
implication psychique dans les situations
vécues, et rapportées par un
récit dans le groupe, qui fait l'objet des
élaborations groupales. Pour s'engager dans
cette voie, l'animateur ou l'animatrice doit se
former à ce type de travail et il nous
semble préférable qu'il ait
été auparavant participant
lui-même ou elle-même d'un tel
groupe.
Éléments
bibliographiques
Blanchard-Laville, C. (1999).
L'approche clinique d'inspiration psychanalytique.
Enjeux théoriques et méthodologiques.
Revue Française de Pédagogie,
127.
Blanchard-Laville, C. (2001).
Les enseignants entre plaisir et souffrance
(version numérisée 2013) Paris :
Puf.
Blanchard-Laville, C. (2007).
Pour une clinique d'orientation psychanalytique en
sciences de l'éducation, Revue Chemins de
formation, 10-11, 83-95.
Blanchard-Laville, C. (2012).
Pour une clinique groupale du travail enseignant.
Cliopsy, 8, 47-71
(www.revue.cliopsy.fr).
Blanchard-Laville, C.
(2013a). Psychanalyse, éducation et
formation. Évolution d'un champ de
recherche. Dans Bernard Pechberty, Florian Houssier
et Philippe Chaussecourte (éds), Existe-t-il
une éducation suffisamment bonne ? Paris :
Éditions In Press, p. 25-46.
Blanchard-Laville, C. (2013b)
Au risque d'enseigner. Paris : Puf.
Blanchard-Laville, C. ;
Chaussecourte, P. ; Hatchuel, F. ; Pechberty, B.
(2005). Recherches cliniques d'orientation
psychanalytique dans le champ de l'éducation
et de la formation. Note de synthèse. Revue
Française de Pédagogie, 151,
111-162.
Blanchard-Laville, C. ;
Kattar, A. (2008). Invisibilité du travail
psychique des formateurs, Revue Soins Cadres de
Santé, 65, 35-38.
Revault d'Allonnes, C.
(1989). La démarche clinique en Sciences
Humaines. Paris : Dunod.
Claudine Blanchard-Laville,
Professeur émérite en sciences de
l'éducation, équipe Clinique du
rapport au savoir, Centre de Recherche
Éducation et Formation (EA 1589),
université Paris Ouest Nanterre
Arnaud Dubois, Maître
de conférences en sciences de
l'éducation, Laboratoire Ecole, Mutation,
Apprentissages (EA 4507), université de
Cergy-Pontoise
Antoine Kattar,
Psychosociologue, Maître de
conférences en sciences de
l'éducation, Espé/Université
de Picardie Jules Verne, Laboratoire CAREF (Centre
Amiénois de Recherche en Éducation et
Formation) à Amiens - EA 4697
Sophie Lerner-Seï,
Maître de conférences en sciences de
l'éducation, Laboratoire EDA (EA 4071),
université Paris Descartes
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