L'attitude
" rogérienne " en classe n'a absolument rien
à voir avec un ensemble de recettes qui
résoudraient tous les problèmes comme
par miracle, ce qui ne signifie pas non plus
qu'elle ne permette pas de temps en temps, de
véritables " miracles " (j'y
reviendrai).
L'attitude " rogérienne " n'a rien
à voir non plus avec une attitude totalement
" non directive " et permissive (Rogers est revenu
sur ce terme, cause de malentendus, surtout chez
les enseignants se situant dans la mouvance
soixante-huitarde et dans celle du New-Age et ayant
"des problèmes d'autorité" comme on
dit), ni avec une attitude de laisser-faire et de
laisser aller .
L'attitude
" rogérienne " requiert, tout au
contraire, pour sa mise en uvre dans
des conditions optimales - surtout dans le
contexte de l'École des années
2007 - l'existence d'un cadre précis
et bien défini, ainsi que des
exigences claires sur tous les
plans.
L'attitude " rogérienne " n'est pas
renonciation à des exigences intellectuelles
élevées, ni mépris pour
l'intelligence, la culture humaniste et la rigueur
universitaire et scientifique. Tout au plus peut-on
parler de rejet d'un intellectualisme outrancier
tournant le dos aux faits, aux sentiments, aux
émotions et à la vie. Pour Rogers,
tout comme pour Jung, le recours
systématique à des dogmes, quels
qu'ils soient, est la preuve d'un doute
intérieur et éloignement de la vie et
du vécu des acteurs, au nom d'un respect
inconditionnel pour l'abstraction, les idées
et les théories.
L'attitude
" rogérienne " requiert donc de la
rigueur, tant sur le plan relationnel et
humain, que sur le plan intellectuel,
culturel, pédagogique et
didactique.
Les difficultés de
l'attitude " rogérienne " en
classe
L'adoption de l'attitude " rogérienne
", surtout au début de sa mise en uvre
par un professeur nouvellement acquis à la
pensée de Carl Rogers, entraîne, il
est vrai, des difficultés et des
problèmes. Elle ne va pas de soi ! Un
professeur " rogérien " dans un
établissement scolaire est ressenti comme
une menace par ses collègues et par les
membres de la hiérarchie
intermédiaire : proviseurs, proviseurs
adjoints, principaux de collège et
inspecteurs.
Un
enseignant " rogérien " doit veiller
à rassurer tous les acteurs de la
relation éducative :
élèves, parents,
collègues, conseillers principaux
d'éducation (CPE), documentalistes,
chefs d'établissement et inspecteur
(IPR).
L'adoption d'une attitude "
rogérienne " par un professeur ne va pas de
soi. Mais, alors, pourquoi, se demandera
peut-être le lecteur de ces lignes, tenter
d'acquérir une telle attitude, si elle
génère de nouveaux problèmes
et demande une telle prudence et une telle patience
presque au-dessus des forces humaines ? (Rogers
disait de lui-même qu'il était
têtu !)
Le choix d'une telle attitude est
conseillé et recommandable, il me semble,
dans la mesure même où, même si
elle ne met pas à l'abri de tous les
problèmes (mais est-ce cela la vie
professionnelle, une vie sans aucune
aspérité, sans aucun risque ?) et
engendre peut-être un type particulier et
spécifique de problèmes, elle permet
de répondre de façon vivante et "
expérientielle " (Rogers) à la
question du sens de la pratique enseignante et du
sens de sa vie professionnelle (de sa vie tout
court ?) Elle aide aussi les élèves
à trouver un sens à l'apprentissage,
elle les responsabilise .
Nous sommes capables de supporter une
certaine dose de souffrance et d'angoisse, à
partir du moment où cette souffrance et
cette angoisse possèdent un sens à
nos yeux et il semble, d'autre part, que nous ne
soyons pas soumis à des souffrances
supérieures à celles que nous sommes
normalement capables de supporter .
L'important, c'est de jamais perdre
confiance en la vie et en nos possibilités
personnelles, en faisant le pari, avec Rogers, que
nous possédons en nous-mêmes les
forces et le potentiel qui, dans des conditions
à peu près " normales ", nous permet
d'atteindre au meilleur développement
possible de nos potentialités et
d'accompagner le développement (grow) de
celles d'autrui. Carl Rogers parle de tendance
actualisante et écrit.
Le même Carl Rogers porte
témoignage - ainsi que mon expérience
personnelle - de ce que l'adoption de l'attitude "
rogérienne " en classe rend possibles de
temps en temps de véritables miracles
.
Et ces " miracles " constituent, je vous
l'assure, une compensation pour les
désagréments passagers
entraînés par l'adoption d'une
attitude nouvelle qui peut, dans un premier temps,
être ressentie, c'est vrai, comme
anxiogène et déstabilisatrice pour
les élèves, peu habitués
(malheureusement ?) à sortir des rapports
pédagogiques traditionnels !
On le sait, la nouveauté fait peur,
tout comme la liberté et
l'intrépidité pédagogique, la
créativité sont perçus comme
anxiogènes, au moins au début et par
certaines personnes.
Dans le champ politique, deux disciplines,
l'histoire et la psychologie sociale, nous
enseignent que les dictatures ne peuvent
s'installer durablement (l'appareil
répressif ne suffit pas à lui seul !)
que parce qu'une partie de la population
dominée y adhère (librement !) et
croit y trouver son compte. L'autorité
même abusive a le " mérite " de
rassurer certaines personnes. Sans parler des
avantages matériels divers que certains ont
à appuyer et cautionner le pouvoir. De
même, à l'École, le
système ne peut se perpétuer que
grâce à la complicité plus ou
moins consciente des enseignants, des chefs
d'établissement et des inspecteurs. Dans le
domaine didactique et pédagogique, il peut
paraître parfois plus simple d'obéir
aveuglément aux consignes d'un inspecteur et
de suivre une méthode labellisée, que
d'inventer continuellement et de tenter de mettre
sur pied une pédagogie qui soit en prise sur
la vie mouvante et sur les attentes
forcément changeantes et contradictoires des
élèves.
Enseigner aujourd'hui n'est pas
chose facile !
Aucune
attitude, aucune méthode, aucune
technique, même celles
préconisées (plus ou moins
imposée par l'inspecteur) ne peut nous
mettre à l'abri des
difficultés, et des aléas de la
vie de la classe. Chacune ne possède
qu'une part forcément relative de la
vérité ! Pourquoi continuer
d'opposer de manière radicale des
méthodes et des attitudes qui
pourraient être
considérées comme
complémentaires et plus à
même de nous aider à
répondre aux défis que nous
pose la gestion de la classe dans un contexte
nouveau et incertain ? Chacun ne devrait-il
pas enseigner que dans le fil de son bois ?
Et le principe de la liberté
pédagogique ne se trouve-t-il pas
bafoué aujourd'hui ?
La vie en groupe comporte une part
inévitable (et normale) de violence : la
violence des affects et lorsqu'une Institution est
malade, comme c'est le cas aujourd'hui de
l'École - de l'enseignement primaire
à l'enseignement universitaire - les
relations éducatives sont parfois malsaines,
perverses et anxiogènes, avec une dose
élevée d'enjeux de pouvoir. Le
malheur rend méchant : c'est un invariant
anthropologique, " moral " et psychologique qu'il
convient de ne pas oublier, par
naïveté, angélisme et
méconnaissance de l'" âme " humaine
!
La perte de sens de leur pratique et leur
souffrance ne prédisposent pas les
enseignants et les autres membres de la relation
éducative, du haut en bas de la
hiérarchie, à la
générosité, à
l'ouverture d'esprit, à la tolérance
et à l'intrépidité
relationnelle et intellectuelle. C'est le
règne de la routine et de la
médiocrité qui s'installe. Ce sont
les demi-habiles qui sont au pouvoir ! On dirait
que plus l'Institution échoue, plus elle
réaffirme ses credo de manière
autoritaire et autosuffisante, comme pour se
rassurer elle-même et
persévérer dans son être malade
et malsain.
Contrairement à certaines
critiques, Carl Rogers n'a nullement
oublié la dimension violente des
rapports humains. Ses " théories " sur
ce sujet ne sont pas lénifiantes ni
empreintes de naïveté. Il n'a pas
oublié non plus l'existence du
Mal.
D'ailleurs, le professeur qui oublierait
cette dimension ontologique du Mal, paierait
rapidement le prix pour cette ignorance,
doublée d'angélisme et se verrait
obligé de réintégrer cette
donnée. Le pire en matière
d'autorité, c'est le manque de
cohérence, c'est le passage rapide d'une
attitude " cool " et laxiste, à une attitude
sévère. Les élèves ne
s'y retrouvent plus !
En adoptant une attitude " rogérienne
" en classe, on peut contribuer à faire
évoluer les choses, sans pouvoir
prétendre installer le " paradis sur terre "
(ou en classe) ou changer radicalement l'homme !
Les élèves, leurs parents, nos chefs.
On peut, toutefois, contribuer à changer
l'Institution de l'intérieur. Sans
être " un révolté incendiaire
", on peut être un " conspirateur " et "
militer " pour la naissance d'une autre
éthique, une éthique
caractérisée par la prégnance
des valeurs " féminines " que sont : la
reconnaissance de nos limites, notre relative
fragilité , le dialogue (dialogal),
l'ouverture, la fraternité , le calme
intérieur, l'empathie et l'acceptation
inconditionnelle d'autrui .
On peut aussi contribuer à la
naissance d'une nouvelle image de père et
d'une forme nouvelle d'autorité
éloignée de l'autorité propre
au paradigme " moderne " dominé par la
figure du père surmoïque et les figures
du monothéisme.
Adopter une attitude "
rogérienne " en classe, c'est
accompagner le changement de paradigme en
cours. C'est favoriser la naissance de
nouvelles " valeurs ", d'une éducation
postmoderne, celle pour laquelle j'ai "
milité " tout au long de ma
carrière de professeur d'espagnol dans
le secondaire, en m'appuyant sur
l'anthropologie et l'éthique qui
sous-tendent la pensée des " deux Carl
", Carl Gustav Jung et Carl R.
Rogers.
L'adoption en classe d'une
attitude " rogérienne " est chose
délicate, mais payante.
C'est tout un parcours à la fois
passionnant et difficile. Alors, je pose de nouveau
la question : quel intérêt a-t-on
à adopter une attitude " rogérienne "
en classe ? Une chose est certaine, une telle
attitude ne peut être imposée de
l'extérieur, comme le sont les attitudes
dictées par l'Institution, à travers
les textes officiels, BO et consignes
édictées par les inspecteurs lors de
leur visite.
Tout au plus, puis-je essayer de vous donner
des arguments ou des raisons qui feront que vous
aurez envie (le désir) d'adopter une telle
attitude, si elle correspond à votre
tempérament et rejoint vos motivations
personnelles en tant qu'enseignants.
Je peux témoigner du fait que
l'adoption d'une telle attitude m'a aidé
pendant toute ma carrière à continuer
d'exercer mon métier avec passion et avec
joie, malgré les difficultés que j'ai
rencontrées avec les inspecteurs et beaucoup
plus rarement avec les chefs
d'établissement.
Le fait que l'on essaye d'adopter une
attitude qui est en rupture avec la logique
actuelle de l'École et que l'on veuille
être libre n'est pas toujours
apprécié par ceux qui ont le
sentiment de posséder une parcelle de
pouvoir et de pouvoir nous imposer une
manière d'être et
d'enseigner.
En fait, nos supérieurs
hiérarchiques n'ont que le pouvoir que l'on
veut bien leur donner, même s'ils peuvent
nous faire perdre de l'argent (voir les modes
d'avancement : au grand-choix, au petit-choix ou
seulement à l'ancienneté) et nous
empoisonner un peu et provisoirement l'existence.
Si l'on est convaincu de la " justesse " de son
attitude, on trouve la force de résister
à de tels désagréments.
L'aspect financier est relégué au
second plan et les blessures narcissiques
dépassées ou assumées. A-t-on
d'ailleurs le choix ?
Justesse ne signifie pas que nous ayons
toujours raison envers et contre tous. Dans cette
logique nouvelle, il n'y a ni gagnant ni perdant,
mais seulement des personnes qui, par leur
façon d'être, attirent notre attention
sur nos points faibles et nous aident à
changer et à progresser sur le plan
personnel.
L'important est d'être
cohérent, de mettre ses actes en
cohérence avec ses " convictions " et
son ressenti, c'est d'être authentique
et congruent et de ne jamais perdre une
fondamentale confiance en la vie et en sa "
mission ". L'important est de ne jamais
perdre de vue l'intérêt bien
compris des élèves et les
apprentissages.
Les élèves, même s'ils
peuvent aussi être source de
désagréments (ainsi que leurs
parents, lesquels sont de plus en plus
procéduriers) finissent
généralement par comprendre ce que
l'on cherche à faire. Je dispose de
plusieurs témoignages écrits ou
verbaux de mes propres élèves qui me
permet de penser cela, même si je n'ai jamais
fait l'unanimité auprès de tous.
Et les collèges non rogériens
font-ils l'unanimité ?
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