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Enseignement des mathématiques

un avis sur l'avis de l'Académie des Sciences

Gérard Vergnaud

Directeur de recherche émérite au CNRS

Ancien directeur du Groupement de Recherche " Didactique et acquisition des connaissances scientifiques "

             Au mois de décembre 2006, le ministre demande à l'Académie de lui " transmettre des orientations en ce qui concerne l'enseignement des mathématiques à l'école primaire " et souligne qu'il est " capital d'asseoir le développement intellectuel de l'enfant sur des performances en calcul ". Il demande " des préconisations immédiates qui ne sont pas exclusives de réflexions à plus long terme sur des sujets importants qu'implique une telle démarche, par exemple le rôle de la mémoire dans les apprentissages "

             Je trouve positif que les mathématiciens de l'Académie aient pris au sérieux la demande du Ministre, et se soient " penchés " sur l'enseignement des mathématiques à l'école élémentaire. J'ai connu dans le passé, notamment dans des réunions organisées par la Société Mathématique de France, des réactions franchement condescendantes de certains mathématiciens à l'égard d'une telle question, subalterne à leurs yeux. Il est bien, donc, de la part de savants de haut niveau d'avoir répondu à cette demande. Aussi les remarques qui suivent sont-elles écrites pour avancer un peu dans la réflexion, même si elles sont aussi critiques à l'égard de certaines idées contenues dans l'avis de l'Académie.

 

1- Ma première remarque est que la question de l'orientation de l'enseignement n'est pas bien posée avec la question du calcul, si importante soit-elle ; pas davantage que les mathématiques elles-mêmes ne peuvent être pensées d'abord en termes de calcul, mais plutôt en termes de conceptualisation et de raisonnement.

             En outre la question de l'enseignement passe par celle de l'apprentissage, puisque ce sont les difficultés d'apprentissage des élèves qui sont les points de résistance de l'action de l'enseignant. A moins de considérer que les enfants sont une pâte aisément malléable, l'apprentissage ne résulte pas de manière simple de l'enseignement ; l'action réciproque existe également puisque l'enseignant agit sous des contraintes qui ne sont pas seulement institutionnelles, celles du ministre et des programmes, mais aussi celles liées aux difficultés qu'il rencontre dans son action. Or les difficultés des élèves sont d'abord des difficultés de conceptualisation, lesquelles concernent le calcul, mais pas seulement.

             L'avis de l'Académie contient d'ailleurs plusieurs idées que je trouve justes pour ma part:

 -ne pas disjoindre l'étude des nombres de celles des grandeurs ;

-rapprocher de la géométrie la mesure des grandeurs et leur représentation ;

-accorder beaucoup d'importance à la proportionnalité.

             Mais il faut en dire davantage que ce qui est dit dans l'avis, faute de quoi on peut retomber dans cette bétise épistémologique du passé qui consiste à distinguer " nombres concrets " et " nombres abstraits ". L'idée de grandeur déjà est abstraite, et si le concept de nombre peut être détaché de celui de mesure, c'est effectivement après que sa fonction de mesure ait déjà été passablement assimilée par les élèves.

             Or le concept de mesure est d'abord rencontré et saisi, non pas avec les grandeurs spatiales, mais avec la mesure des quantités discrètes (bonbons, allumettes, billes, pièces de monnaie…) et le concept de cardinal. Il n'est guère fait allusion au concept de cardinal et à celui de quantité discrète, dans l'avis de l'Académie, alors que c'est pourtant un domaine premier et essentiel de conceptualisation pour les élèves du cycle 2, notamment du cours préparatoire.

             La caractéristique principale de la mesure des quantités discrètes, nouvelle dans le développement des compétences cognitives des enfants, est de permettre l'addition. Une relation d'équivalence ou une relation d'ordre ne fournissent pas à elles seules une idée du concept de nombre, et je trouve bien légère la reprise, dans l'avis de l'Académie, des billevesées concernant les compétences prétendument numériques des bébés. Ce sont des billevesées parce que la perception par les bébés d'une différence entre deux quantités, voire d'une inégalité, ne peut pas être considérée comme une conceptualisation du nombre. La reconnaissance de la propriété d'addition est une condition nécessaire. Les travaux sont nombreux qui donnent un âge plus proche de quatre ou cinq ans (dans le meilleur des cas et sous certaines conditions) pour les premières compétences proprement numériques des enfants.

             Un critère décisif par exemple est la compétence de l'enfant à rechercher le cardinal de l'union de deux parties sans recompter le tout, mais en opérant sur les nombres, notamment en comptant en avant à partir du cardinal d'une des parties autant de fois qu'il y a d'éléments dans la seconde partie ; pour la réunion d'un ensemble de quatre jetons et d'un ensemble de trois jetons, partir de quatre et compter cinq, six, sept. Bien entendu la connaissance du fait numérique quatre plus trois ça fait sept, représente ensuite une économie importante. On peut représenter cette nouvelle compétence à opérer sur les nombres et non sur les ensembles et les objets, par un théorème-en-acte d'homomorphisme (sous la condition que l'intersection soit vide, évidemment) :

 Card (AUB) = Card (A) + Card (B)

On n'a jamais vu un bébé avec cette compétence, même pour de très petits effectifs.

             L'avis de l'Académie insiste à juste titre sur la nécessité de relier numération et opérations, ce qui signifie qu'on ne doit pas séparer le concept des opérations qu'il permet. Il est donc paradoxal qu'en même temps soit avancée une vision du nombre liée seulement à l'ordre et non à l'addition, et en outre sans considération pour la quantification des relations d'ordre (tant de plus, tant de moins) qui permet justement d'introduire des situations d'addition et de soustraction, mais plus tard.

             Qu'on m'entende bien, je trouve positif que les collègues de l'Académie s'intéressent aux conceptions et aux pratiques " spontanées " des jeunes enfants, y compris aux idées d'ordre et d'équivalence, et au comptage sur les doigts, mais ils ne doivent pas renoncer pour autant à l'analyse scrupuleuse des concepts en jeu et de leurs propriétés.

 

2-Un deuxième paradoxe, qui pourrait même être une contradiction, consiste à insister sur la proportionnalité, y compris sur la règle de trois et les fractions qui ne peuvent guère être enseignées avant le cycle 3, et même le cours moyen, et à proposer en même temps l'introduction de la multiplication et de la division dès le cours préparatoire, comme si ces deux opérations ne relevaient pas de la proportionnalité.

             La proportionnalité ne concerne pas que la recherche d'une quatrième proportionnelle, mais la relation de linéarité entre deux variables, discrètes ou continues. Rares sont les situations de multiplication et de division dans lesquelles il n'y a pas deux variables proportionnelles, y compris pour le partage de bonbons ou le coût de gâteaux achetés pour un anniversaire. Les propriétés d'isomorphisme de la linéarité et le coefficient de proportionnalité sont des propriétés essentielles.

             Il faut savoir, mais nos Académiciens semblent ignorer ce fait, que la règle de trois est enseignée dans tous les pays du monde, soit au collège soit à la fin de l'école élémentaire mais que, après quelques mois ou quelques années, les élèves, très majoritairement, lui préfèrent des raisonnements " spontanés " utilisant les propriétés de linéarité, pourtant non enseignées en général:

 f (x+x') = f(x) + f(x')

f(kx) = kf(x)

f(kx + k'x') = kf(x) + k'f(x')

             Il est facile de vérifier ce fait et de prendre conscience ainsi que les connaissances des élèves restent souvent implicites, s'écartent éventuellement des connaissances enseignées, mais n'en sont pas moins opératoires.

 

             J'ai également été surpris par la mention non discutée de la proportion " inverse ", tenue pour aller de soi sans que soit seulement évoquée l'idée de fonction de deux variables. En effet, c'est lorsqu'on a trois variables en jeu (l'une d'elles étant proportionnelle à chacune des deux autres de manière indépendante) que, tenant constante la fonction, les deux autres variables sont alors inversement proportionnelles. Il faut reconnaître que les institutions opposent une farouche résistance à la considération des fonctions de plusieurs variables, pourtant rencontrées dès l'école élémentaire : l'aire du rectangle en fonction de la largeur et de la longueur, la consommation en fonction du nombre de personnes et du temps par exemple, le coût d'un achat en fonction du nombre d'objets achetés et du prix unitaire.

 

3-Un dernier point mérite d'être interrogé, celui des représentations graphiques.

             Que la géométrie des positions dans l'espace soit avec celle des figures et celle des transformations un domaine de conceptualisation très utile et un enjeu très important, j'applaudis des deux mains. Mais cette question concerne toute la scolarité, y compris le collège. Il faut arrêter de penser que la visualisation d'un graphique, et même de la droite numérique, rend lisibles les relations numériques à l'école élémentaire.

             La compréhension des graphiques demande un travail didactique considérable, poursuivi sur plusieurs années et jusqu'au collège. Par exemple autant il est facile aux enfants de saisir la signification de l'ordre des points sur la droite, pour représenter des dates de naissance ou des performances d'athlètes au lancer de javelot par exemple, autant il leur est difficile, jusqu'à la fin de l'école élémentaire et un peu au-delà, de penser comme un nombre la distance entre deux points, en l'occurrence une durée ou un écart entre performances.

 

Conclusion

             En conclusion, un peu de réflexion épistémologique sur la conceptualisation mathématique ne serait pas de trop dans la réflexion du Ministre et de ses conseillers. Qu'on me comprenne bien ! Je trouve positif que les Académiciens aient répondu au Ministre. En outre plusieurs des points qu'ils retiennent sont de bon sens, et assortis d'une recommandation de prudence.

             Je trouve par contre étrange que le Ministre s'intéresse si peu à la didactique des mathématiques et à la psychologie des apprentissages mathématiques, qui ne manquent ni de qualité scientifique en France, ni de prudence.

             Faire appel à de grands savants pour obtenir d'eux un avis n'est pas une démarche déraisonnable, même s'ils n'ont pas toutes les compétences qu'on leur prête. Ils peuvent eux aussi être victimes de naïvetés, plus dangereuses qu'on ne le pense sans examen.

             Personne d'ailleurs n'est à l'abri des naïvetés. Mais il est du devoir du Ministre de se tenir informé et de renoncer au mépris dans lequel il tient les didactiques, les sciences de l'éducation, les IUFM, et même le savoir d'expérience acquis par les enseignants au cours de leur pratique.

             On aperçoit chez le Ministre une référence implicite au " sens commun ", qui n'est pas absent non plus de l'avis des Académiciens. Or le sens commun est bel et bon, mais radicalement insuffisant pour penser les phénomènes complexes. Les connaissances scientifiques se construisent aussi contre le sens commun, et pas seulement en s'appuyant sur lui.

On peut lire d'autres textes de Gérard Vergnaud sur ce site:  

 

LES COMPETENCES, BRAVO ! MAIS ENCORE ?

Pratiques des élèves, pratiques des enseignants

Et également sur un autre site:

Didactique professionnelle et didactique des disciplines (01:34:51)

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Commentaire

Réactions

<<Merci pour vos analyses qui m'intéressent beaucoup. Ancien praticien de terrain avançant en aveugle, puis prof de maths, je dois maintenant aider des candidats aux CRPE à trouver la voie de la réussite. J'aimerais remonter à la source de votre classification des problèmes dont j'ai trouvé un exposé dans le livre de Michel Mante et Roland Charnay.Bien cordialement ;-) Merci.>>

<<Ah, mon cher G vergnaud, je te reconnais bien là; et encore une fois avec toutes les aides que tu m'apportes depuis les années 80 , même si souvent mon action pédagogique reste imparfaite.>> Erick Cazalet

<<Bonjour.j'ai lu votre commentaire sur la didactique des matématiques et elle me parait trés intéressante.je suis une formation a l'école des instituteurs au sénégal.je dois présenter un exposé sur le thémé que vous venez développer >>

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