Je trouve
positif que les mathématiciens de
l'Académie aient pris au sérieux la
demande du Ministre, et se soient " penchés
" sur l'enseignement des mathématiques
à l'école élémentaire.
J'ai connu dans le passé, notamment dans des
réunions organisées par la
Société Mathématique de
France, des réactions franchement
condescendantes de certains mathématiciens
à l'égard d'une telle question,
subalterne à leurs yeux. Il est bien, donc,
de la part de savants de haut niveau d'avoir
répondu à cette demande. Aussi les
remarques qui suivent sont-elles écrites
pour avancer un peu dans la réflexion,
même si elles sont aussi critiques à
l'égard de certaines idées contenues
dans l'avis de l'Académie.
1- Ma première
remarque
est que la question de l'orientation de
l'enseignement n'est pas bien posée avec la
question du calcul, si importante soit-elle ; pas
davantage que les mathématiques
elles-mêmes ne peuvent être
pensées d'abord en termes de calcul, mais
plutôt en termes de conceptualisation et de
raisonnement.
En outre la question de l'enseignement
passe par celle de l'apprentissage, puisque ce sont
les difficultés d'apprentissage des
élèves qui sont les points de
résistance de l'action de l'enseignant.
A moins de considérer que les enfants sont
une pâte aisément malléable,
l'apprentissage ne résulte pas de
manière simple de l'enseignement ; l'action
réciproque existe également puisque
l'enseignant agit sous des contraintes qui ne sont
pas seulement institutionnelles, celles du ministre
et des programmes, mais aussi celles liées
aux difficultés qu'il rencontre dans son
action. Or les difficultés des
élèves sont d'abord des
difficultés de conceptualisation, lesquelles
concernent le calcul, mais pas
seulement.
L'avis de l'Académie contient
d'ailleurs plusieurs idées que je trouve
justes pour ma part:
-ne
pas disjoindre l'étude des nombres de
celles des grandeurs ;
-rapprocher de
la géométrie la mesure des
grandeurs et leur représentation
;
-accorder
beaucoup d'importance à la
proportionnalité.
Mais il faut en dire davantage que ce qui est
dit dans l'avis, faute de quoi on peut retomber
dans cette bétise
épistémologique du passé qui
consiste à distinguer " nombres
concrets " et " nombres abstraits ".
L'idée de grandeur déjà est
abstraite, et si le concept de nombre peut
être détaché de celui de
mesure, c'est effectivement après que sa
fonction de mesure ait déjà
été passablement assimilée par
les élèves.
Or le concept de mesure est d'abord
rencontré et saisi, non pas avec les
grandeurs spatiales, mais avec la mesure des
quantités discrètes (bonbons,
allumettes, billes, pièces de monnaie
)
et le concept de cardinal. Il n'est
guère fait allusion au concept de cardinal
et à celui de quantité
discrète, dans l'avis de l'Académie,
alors que c'est pourtant un domaine premier et
essentiel de conceptualisation pour les
élèves du cycle 2, notamment du cours
préparatoire.
La caractéristique principale de la
mesure des quantités discrètes,
nouvelle dans le développement des
compétences cognitives des enfants, est de
permettre l'addition. Une relation
d'équivalence ou une relation d'ordre ne
fournissent pas à elles seules une
idée du concept de nombre, et je trouve bien
légère la reprise, dans l'avis de
l'Académie, des billevesées
concernant les compétences
prétendument numériques des
bébés. Ce sont des billevesées
parce que la perception par les bébés
d'une différence entre deux
quantités, voire d'une
inégalité, ne peut pas être
considérée comme une
conceptualisation du nombre. La reconnaissance de
la propriété d'addition est une
condition nécessaire. Les travaux sont
nombreux qui donnent un âge plus proche de
quatre ou cinq ans (dans le meilleur des cas et
sous certaines conditions) pour les
premières compétences proprement
numériques des enfants.
Un critère décisif par exemple
est la compétence de l'enfant à
rechercher le cardinal de l'union de deux parties
sans recompter le tout, mais en opérant sur
les nombres, notamment en comptant en avant
à partir du cardinal d'une des parties
autant de fois qu'il y a d'éléments
dans la seconde partie ; pour la réunion
d'un ensemble de quatre jetons et d'un ensemble de
trois jetons, partir de quatre et compter cinq,
six, sept. Bien entendu la connaissance du fait
numérique quatre plus trois ça fait
sept, représente ensuite une économie
importante. On peut représenter cette
nouvelle compétence à opérer
sur les nombres et non sur les ensembles et les
objets, par un théorème-en-acte
d'homomorphisme (sous la condition que
l'intersection soit vide, évidemment)
:
Card
(AUB) = Card (A) + Card (B)
On n'a jamais vu un
bébé avec cette compétence,
même pour de très petits
effectifs.
L'avis de l'Académie insiste à
juste titre sur la nécessité de
relier numération et opérations, ce
qui signifie qu'on ne doit pas séparer le
concept des opérations qu'il permet. Il est
donc paradoxal qu'en même temps soit
avancée une vision du nombre liée
seulement à l'ordre et non à
l'addition, et en outre sans considération
pour la quantification des relations d'ordre (tant
de plus, tant de moins) qui permet justement
d'introduire des situations d'addition et de
soustraction, mais plus tard.
Qu'on m'entende bien, je trouve positif que
les collègues de l'Académie
s'intéressent aux conceptions et aux
pratiques " spontanées " des jeunes enfants,
y compris aux idées d'ordre et
d'équivalence, et au comptage sur les
doigts, mais ils ne doivent pas renoncer pour
autant à l'analyse scrupuleuse des concepts
en jeu et de leurs
propriétés.
2-Un deuxième
paradoxe, qui
pourrait même être une contradiction,
consiste à insister sur la
proportionnalité, y compris sur la
règle de trois et les fractions qui ne
peuvent guère être enseignées
avant le cycle 3, et même le cours moyen, et
à proposer en même temps
l'introduction de la multiplication et de la
division dès le cours préparatoire,
comme si ces deux opérations ne relevaient
pas de la proportionnalité.
La proportionnalité ne concerne pas
que la recherche d'une quatrième
proportionnelle, mais la relation de
linéarité entre deux variables,
discrètes ou continues. Rares sont les
situations de multiplication et de division dans
lesquelles il n'y a pas deux variables
proportionnelles, y compris pour le partage de
bonbons ou le coût de gâteaux
achetés pour un anniversaire. Les
propriétés d'isomorphisme de la
linéarité et le coefficient de
proportionnalité sont des
propriétés essentielles.
Il faut savoir, mais nos
Académiciens semblent ignorer ce fait, que
la règle de trois est enseignée dans
tous les pays du monde, soit au collège soit
à la fin de l'école
élémentaire mais que, après
quelques mois ou quelques années, les
élèves, très majoritairement,
lui préfèrent des raisonnements "
spontanés " utilisant les
propriétés de
linéarité, pourtant non
enseignées en
général:
f (x+x')
= f(x) + f(x')
f(kx) =
kf(x)
f(kx + k'x') =
kf(x) + k'f(x')
Il est facile de vérifier
ce fait et de prendre conscience ainsi que
les connaissances des élèves
restent souvent implicites,
s'écartent éventuellement
des connaissances enseignées, mais
n'en sont pas moins
opératoires.
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J'ai également été
surpris par la mention non discutée de
la proportion " inverse ", tenue pour aller de soi
sans que soit seulement évoquée
l'idée de fonction de deux variables. En
effet, c'est lorsqu'on a trois variables en jeu
(l'une d'elles étant proportionnelle
à chacune des deux autres de manière
indépendante) que, tenant constante la
fonction, les deux autres variables sont alors
inversement proportionnelles. Il faut
reconnaître que les institutions opposent une
farouche résistance à la
considération des fonctions de plusieurs
variables, pourtant rencontrées dès
l'école élémentaire : l'aire
du rectangle en fonction de la largeur et de la
longueur, la consommation en fonction du nombre de
personnes et du temps par exemple, le coût
d'un achat en fonction du nombre d'objets
achetés et du prix unitaire.
3-Un dernier point
mérite d'être
interrogé,
celui des
représentations
graphiques.
Que la géométrie des positions
dans l'espace soit avec celle des figures et celle
des transformations un domaine de conceptualisation
très utile et un enjeu très
important, j'applaudis des deux mains. Mais cette
question concerne toute la scolarité, y
compris le collège. Il faut arrêter de
penser que la visualisation d'un graphique, et
même de la droite numérique, rend
lisibles les relations numériques à
l'école élémentaire.
La compréhension des graphiques
demande un travail didactique considérable,
poursuivi sur plusieurs années et jusqu'au
collège. Par exemple autant il est facile
aux enfants de saisir la signification de l'ordre
des points sur la droite, pour représenter
des dates de naissance ou des performances
d'athlètes au lancer de javelot par exemple,
autant il leur est difficile, jusqu'à la fin
de l'école élémentaire et un
peu au-delà, de penser comme un nombre la
distance entre deux points, en l'occurrence une
durée ou un écart entre
performances.
Conclusion
En conclusion, un peu de réflexion
épistémologique sur la
conceptualisation mathématique ne serait pas
de trop dans la réflexion du Ministre et de
ses conseillers. Qu'on me comprenne bien ! Je
trouve positif que les Académiciens aient
répondu au Ministre. En outre plusieurs des
points qu'ils retiennent sont de bon sens, et
assortis d'une recommandation de
prudence.
Je trouve par contre étrange que
le Ministre s'intéresse si peu à la
didactique des mathématiques et à la
psychologie des apprentissages
mathématiques, qui ne manquent ni de
qualité scientifique en France, ni de
prudence.
Faire appel à de grands savants pour
obtenir d'eux un avis n'est pas une démarche
déraisonnable, même s'ils n'ont pas
toutes les compétences qu'on leur
prête. Ils peuvent eux aussi être
victimes de naïvetés, plus dangereuses
qu'on ne le pense sans examen.
Personne d'ailleurs n'est à l'abri
des naïvetés. Mais il est du devoir du
Ministre de se tenir informé et de renoncer
au mépris dans lequel il tient les
didactiques, les sciences de l'éducation,
les IUFM, et même le savoir
d'expérience acquis par les enseignants au
cours de leur pratique.
On aperçoit chez le
Ministre une référence
implicite au " sens commun ", qui n'est
pas absent non plus de l'avis des
Académiciens. Or le sens commun est
bel et bon, mais radicalement insuffisant
pour penser les phénomènes
complexes. Les connaissances scientifiques
se construisent aussi contre le sens
commun, et pas seulement en s'appuyant sur
lui.
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