Ce sont en effet des
rituelsqui,
à dautres époques et
sous dautres cieux, ont pris en
charge létat adolescent dont
le caractéristiques
nétaient pas plus
méconnues quelles le sont
actuellement. La gestion de la violence
adolescente sopérait alors
sur un mode assez expéditif et sans
sencombrer de critères
quelconques
Les
sociétés sans écriture ne
prenaient en compte à cet égard que
laspect général des individus.
Chez les Amérindiens
2,
les
Africains3
ou les
Mélanésiens4,
les adolescents étaient
en effet
regroupés pour les cérémonies
initiatiques, plus par leur gabarit que par la
référence
précise
à leur âge.
Puis on
procédait au
cérémonial
Je prends prétexte dun exemple
à vous donner, pour céder au plaisir
de retrouver la
magnifique
narration quen fait Pierre Clastres dans son
livre Chronique des
indiensGuayaki
5 .
Le cérémonial se
déroule dans une clairière au milieu
de laquelle se tiennent les
adolescents,
avec dun côté de la forêt
leurs pères et de lautre leurs
mères :
« Un
jour le père décide que le temps de
l'enfance est révolu pour son fils
»
suit alors la
description du rituel qui est mis en place et dont
j'extrais le passage suivant
qui me semble
hautement significatif :
« Et pour
la première fois les kybuchu ( enfant
entre 7/8 ans et l'âge d'être
reconnucomme
adolescent 5
)
chantent, avec timidité ; leur bouche encore
inexperte module le
prerä(chant
réservé aux hommes6) des hommes.
Là-bas, les chasseurs répondent de
leur propre
chant
encourageant ainsi celui des futurs beta pou (
nouvel initié 6
).
Cela dure un longmoment ;
autour, la nuit silencieuse et des feux qui
brillent. Alors, comme une
protestation,comme
une plainte de regret et de peine, se laissent
entendre les voix de femmes : les
mères
des jeunes gens.
Elles savent qu'elles vont perdre leurs enfants,
que bientôt ils seront plus
deshommes
dignes de respect que leur memby ( petit enfant 6
).
Leur chenga ruvara ( chantréservé
aux femmes6 ) dit l'ultime effort pour retenir le
temps, il est aussi le premier chant
de
leur
séparation, il célèbre une
rupture. Le refus chanté-pleuré des
femmes d'accepter
l'inévitable
est un défi pour les hommes : leur
prerä redouble de force, de violence, il
devientagressif
couvrant presque l'humble complainte des
mères qui écoutent chanter leurs
filscomme
des hommes. Eux se savent l'enjeu de cette lutte
que se livrent les hommes et
lesfemmes
et cela les encourage à tenir vigoureusement
leur rôle : ce soir, ils ne font plus
partiedu
groupe, ils n'appartiennent plus au monde des
femmes, ils ne sont plus à leurs
mères ;mais ils
ne sont pas encore des hommes, ils ne sont de nulle
part, et pour cela occupent l'endaayiä ( hutte
d'initiation que les jeunes gens ont construit
eux-mêmes6 ) : lieu différent,
espacetransitoire,
frontière sacrée entre un avant et un
après pour ceux qui vont à la fois
mourir etrenaître.
Les feux s'apaisent, les voix se taisent, on
s'endort. »
Cest le
groupe des hommes qui prend en main les
adolescents et qui les tracte
vers
lui.
Cest une constante on ne peut plus
intéressante et quon retrouve partout
et toujours.
Comme si, pour ce qui concerne les
adolescentes, la proximité avec leurs
mères était
amplement
suffisante. Toutes choses qui semblent
dériver de ces caractéristiques des
corps
qui distribuent
des jambes démesurées chez les uns et
une obésité prépubérale
chez les autres.
Nelson Mandela raconte dans ses
mémoires
7
un processus du même ordre en
précisant
que
cétait le moment où chez les
Bantous, en présence des hommes de la tribu,
on procédait à
la circoncision
et où ladolescent se voyait offerte
une occasion de montrer son courage
en
subissant
lintervention sans crier sa
douleur.
La même coïncidence se retrouve
dans certaines régions du monde islamique
(Arabie
saoudite et
Pakistan) où ladolescent une fois
circoncis doit pouvoir réciter sans faute
son
arbre
généalogique en remontant la
lignée paternelle jusquà
parfois plus de vingt
générations
8.
Cest le moment où, au Yemen et dans
certaines régions dArabie, il
reçoit une
ceinture avec
un couteau.
Je nai rien vu de tel dans les
populations musulmanes de lAfrique du Nord
où jai
vécu. Si
les adolescents accédaient au statut de
«chab», cela ne se marquait daucune
façon.
Et les filles,
devenues « Chabba », prenaient le «
hijab » sur le simple constat de
lévolution
de leurs formes
par leur père qui en décidait, et ne
sortaient plus que voilées.
Dans les milieux juifs religieux un
effet similaire et censé accompagner la
Bar-Mitzvah.
À partir de
13 ans et 1 jour, le jeune garçon juif
devient Bar-Mitzvah
9,
cest-à-dire
responsable de
ses actes sur le plan religieux et moral. Il est
alors pris en compte pour le
quorum de la
prière et il se trouve fondé à
émettre et soutenir aussi bien des opinions
que des
voeux en son nom
propre.
Ce faisant, comme dans les rituels des
sociétés primitives, porté par
les hommes de la
communauté,
il bascule sans transition du stade infantile, dans
lequel il se trouvait la veille
encore, au
stade adulte qu'il est somme toute invité
à tenter d'occuper de son mieux.
L'arbitraire de l'âge ici, à
l'inverse de celui des gabarits ailleurs, se
préoccupe assez peu
des
modifications du corps et de ce qui s'y passe. Et
on peut voir, dans la réalité,
accéder à ce
cérémonial
aussi bien des garçons à l'allure
mâle passablement accentuée que de
tendres
chérubins
encore imberbes.
L'énorme pression du groupe
religieux, quand il existe, qu'il fonctionne et que
le jeune
comme sa
famille y adhèrent pleinement, prendra en
main l'adolescent tout autant que le
fait
le groupe
social dans les autres contextes et le fera
accéder au comportement adulte
sans
heurt ni
remous. Les débats, l'hésitation ou
la violence, que nous rencontrons chez
nos
adolescents
contemporains, se trouvent alors canalisés,
contenus et condensés dans la
seule
cérémonie
du rite de passage dont il ne faut, d'ailleurs, pas
méconnaître le rôle
considérable
dans
limpulsion de la sublimation et dans les
remaniements narcissiques quelle
opère.
Mais jai insisté sur le
côté religieux. Car, quand la chose se
produit dans un registre
simplement
ritualiste, leffet nest guère
différent de celui de la première
communion et de la
confirmation
catholique : cest loccasion dune
fête familiale sans grande conséquence
sur le
psychisme de
ladolescent et dont il ne restera pas grand
chose.