Si
nous nous interrogeons sur les chemins, les
contours, les contenus et les moyens d'une
transmission réussie, c'est bien parce que
toute société, pour perdurer, doit
permettre à l'individu de s'inscrire dans
une communauté humaine, dans des lieux et
liens communs, à la croisée de ce qui
constitue sa filiation et son affiliation en
faisant circuler ce qui est d'abord une relation,
plutôt qu'un contenu fossilisé. Chaque
enfant qui naît est revêtu " d'un
manteau d'humanité " tissé par les
générations qui se sont
succédé. Nous ne nous construisons
pas à partir de rien, mais en interaction
avec le monde dans lequel nous immerge une
naissance, et cela se fait tout au long de la vie.
Ce serait un vestige, et même un vertige de
l'illusion, de la toute puissance infantile, que de
croire que l'on est en autosuffisance pour se
construire.[...]
La quête a
remplacé la réception
Face
à une transmission dite " en crise ", je
préfèrerais évoquer sa
métamorphose. Les sources et lieux de
transmission, l'évolution des contenus
à transmettre ont fait surgir une angoisse
contagieuse pour ceux qui ont charge de faire vivre
un héritage : dans les familles, chez les
éducateurs et les enseignants ou chez ceux
chargés d'être les passeurs d'un
patrimoine professionnel, spirituel ou
religieux.
Pour
l'essentiel, au cours des siècles,
l'éducation, les savoirs, les règles
de vie, les valeurs ont suivi la ligne de la
verticalité : de maîtres ou parents
vers les enfants ; ces derniers recevant quelques
fois avec passivité, résistance ou
parfois, accueil créatif, les contenus
imposés. Les plus audacieux des
pédagogues visant à l'autonomie ou
à la possibilité de trouver en soi
des réponses éclairées par le
maître - depuis la maïeutique de Socrate
aux pédagogies de l'École nouvelle
(Freinet, Montessori, Steiner, Korczak) ou celles
développées par des structures
confessionnelles - ont rencontré bien des
résistances. La période qui a suivi
les années 1960 a vu pourtant fleurir le
temps de " l'apprenant ", de la découverte
de " l'acteur ", le temps de la rupture avec la
tradition, pour donner place à la
réinvention de la culture et des savoirs.
Pendant quelques décennies, l'accent a
été mis sur des démarches
pédagogiques scolaires - familiales ou
professionnelles - invitant à construire son
propre chemin, des parcours individualisés
qui orientent vers une quête de soi, une
acquisition des connaissances, une construction du
savoir qui relèvent plus de la recherche
personnelle ou collective (le concept
d'intelligence collective a du succès) que
de la réception d'un savoir
pré-emballé.
Dans
les milieux professionnels - durant la
période de prospérité
économique - on a vu émerger un
florilège d'initiatives : " groupes de
progrès, groupes-qualités, groupes
d'expression des salariés, groupes autonomes
", visant à s'appuyer sur les ressources des
individus plutôt que sur le savoir vertical.
Oubliant la belle étymologie du mot "
autorité " : faire croître, rendre
auteur, sa pratique et le concept contestés
ont été rangés au grenier des
idées reçues. Mais hélas,
comme nous le rappelle le philosophe Maurice Bellet
: " La mode passe plus vite que les
dégâts qu'elle fait " et quand la mode
est passée, les victimes sont
déjà loin ! Quand l'autorité,
les règles de vie, le cadre sont
défaillants, le terrain est alors propice
aux pouvoirs, à la violence ou à
l'arbitraire. Nous avons d'ailleurs vu refleurir
comme autant d'antidotes miracles, discours,
textes, colloques et symposiums, dont certains
envisagent une restauration légitime de
l'autorité, avec un retour à un
mythique âge d'or - avant la crise du
patriarcat - comme on rendrait à un monument
historique sa splendeur d'antan,
décapé à l'aune d'une
éphémère modernité.
D'autres, plus réalistes comme Luc Ferry
soulignent : " Il ne s'agit pas tant
d'entreprendre une restauration impossible, que de
chercher à savoir quelles formes
d'autorité conviendraient à des
individus, adolescents ou adultes, épris de
liberté et peu soucieux de
rétrograder vers des formes archaïques
d'exercice du pouvoir".
Nouvelles formes
et nouveaux lieux, du passage, nouveaux
objets
Alors,
la transmission est-elle en panne ou simplement
déplacée ? La crise, qui se
décline à tous les temps et sur tous
les tons, porte ombrage à nos
facultés de discernement. Le philosophe
Bertrand Vergely va plus loin, puisqu'il fait de
ce krisis grec, qui signifie le jugement,
une conséquence du manque de discernement
:
La crise est une question qui se pose brutalement
au corps, à la morale ou à
l'existence, parce que celle-ci n'a pas pu
être posée correctement, en prenant le
temps qui convient "
écrit-il.
Certes,
les fractures familiales et
générationnelles, économiques
et sociales déplacent les lieux et les temps
possibles de la transmission que l'on peine
désormais à identifier. Mais il nous
appartient de repérer dans le brouhaha
assourdissant des édifices qui se
lézardent, les îlots nouveaux ou les
anciens, débarrassés de leurs
scories, qui offrent des points d'appui possibles,
pour passer et faire passer autrement, pour peu que
l'on sache faire " un pas de
côté
"
[ ]Une
génération passe, puis vient une
génération nouvelle.
Seule la terre demeure
à jamais.
L'Ecclésiaste I,
4.
"
À jamais ", ce n'est pas certain,
mais ce qui l'est, c'est bien la
réalité trop souvent occultée
de notre finitude, manière
poétiquement contemporaine de confirmer que
nous sommes condamnés à mourir.
Vertige de transmettre, tentative de tous les temps
: transmettre la vie, les savoirs, les croyances ou
les patrimoines, lutter contre l'oubli. Si un
proverbe africain nous rappelle que " nous ne
pouvons donner que deux choses à nos
enfants, des racines et des ailes ", il ne nous
est pas dit pour autant, quelles racines et quelles
ailes.
C'est
peut-être là pourtant, une invitation
à renouveler notre regard sur ces deux
polarités, entre appartenance et
émancipation, entre passé
récusé et regret d'une tradition
érodée, loin de la tyrannie du
changement ou de l'obsession de la conservation. "
Le passé n'éclairant plus
l'avenir, l'esprit marche dans les
ténèbres ", se lamentait
déjà Alexis de Tocqueville
(1805-1859), juriste et penseur du politique et
particulièrement, des fondements de la
démocratie et du
libéralisme.[ ]
Transmettre, une
ardente obligation
Voici
en effet une façon de lutter contre notre
condition de mortel, tentative peut-être
illusoire de laisser une trace après notre
départ, pour en conjurer l'absence. Alors
que " notre héritage n'est
précédé d'aucun testament "
pour reprendre la pensée de René
Char, il est pourtant de notre
responsabilité de garder la force de ce
patrimoine dont nous sommes héritiers et
dont le cur est d'abord un projet
d'humanité.
"
La collectivité a ses racines dans le
passé. Elle constitue l'unique organe de
conservation pour les trésors spirituels
amassés par les morts, l'unique organe de
transmission par l'intermédiaire duquel les
morts puissent parler aux vivants. Et l'unique
chose terrestre qui ait un lien direct avec la
destinée éternelle de l'homme, c'est
le rayonnement de ceux qui ont su prendre une
conscience complète de cette
destinée, transmis de
génération en
génération." Simone
Weil.
Nous
ne sommes condamnés, ni à focaliser
notre regard dans un rétroviseur d'autant
plus nostalgique qu'il occulte le courant de
l'Histoire du monde, ponctué de crises, de
mutations, de famines, de guerres, de violences, ni
condamnés à une navigation à
vue, vers un futur incertain. Le brouillard
n'interdit pas en effet de prendre la route, mais
il suppose une conduite adaptée avec
d'autres repères pour nous
guider.[ ]
De quelle
transmission te réclames-tu
?
As-tu vu cette vielle
femme qui tenait un enfant par la main,
Sa tête petite
levée vers elle
Leurs regards se croisant
se passent la même aurore.
Enfance et vieillesse
orphelines.
On ne sait qui enfante
l'autre.
Ainsi la vie se
transmet.
Jean
Mambrino.
Dis-moi
de qui tu te réclames et je te dirai qui tu
es, dirais-je volontiers
[ ]
De
quelle transmission, je me réclame
moi-même ? De celle qui au travers de toutes
les rencontres : familiales, amicales,
professionnelles ou de hasard, est du
côté de la vie, même si trop
souvent les coups de butoir du négatif la
fragilise. De ce que j'ai reçu, je me sens
redevable, mais pas obligatoirement à
l'égard de ceux qui m'ont transmis telle ou
telle connaissance, ouverture ou valeur, sauf
exception.[ ]
Passage du
témoin, passage de témoins et
exemplarité
La
métaphore du témoin que l'on se
passe, est une image
Dans
la métaphore du témoin que l'on
passe, comme la flamme olympique ou le bâton
durant la course de relais, l'objet reste
inchangé au passage. Et nous l'avons dit,
celui qui hérite du savoir, des valeurs, des
messages, les transforme de fait avec son
expérience, le contexte culturel et social
de son époque. En revanche, si nous allons
à l'essentiel, cette image reste porteuse,
mais à la condition de prendre conscience
que ce qui se transmet, n'est pas l'objet, mais
au-delà, c'est une relation et aussi un
signe. Dans la vie au quotidien, parents,
éducateurs, prêtres, enseignants,
transmettent en réalité tout autant
de la vie, de l'amour, dans les savoirs savants,
comme dans les apprentissages de la
vie.
C'est
cette passation relevant ici de l'engendrement qui
va créer du lien et de l'appartenance. Ce
qui se transmet n'est pas en effet " un reste ",
mais " une semence " qui, à l'image du
travail de la terre, suppose le temps,
présume aussi d'accepter le rythme de
l'autre et parfois, la traversée du
désert.
Susciter l'amour
des commencements
Il dépend de
celui qui passe
Que je sois tombe ou
trésor.
Que je parle ou me
taise
Ceci ne tient qu'à
toi
Ami n'entre pas sans
désir.
Paul
Valery.
Inscrit
au fronton du Musée d'art moderne de Paris,
cet aphorisme condense sous la force des mots,
l'enjeu de l'héritage et de son agencement
entre passé, présent et avenir et
appelle à la responsabilité du
passeur.
Si
" la culture est une tradition que nous recevons
à condition d'avoir un lieu où mettre
ce que nous recevons ", comme nous le signifie
Winnicott, ce que l'on transmet ne peut vivre que
dans l'actualité des hommes qui en sont les
destinataires.
J'ai
invité plus haut à propos de
l'enseignement, à " retrouver l'amour des
commencements ". Une logique linéaire
appellerait sans doute une inversion dans l'usage
des termes, mais l'exploration du continent de la
transmission ne cesse de conduire à une
réflexion ellipsoïdale et même en
trois dimensions, invitant à l'usage de
lunettes 3D, tant les chemins s'entrecroisent, les
perspectives directionnelles se multiplient et le
temps, l'espace et la lumière se combinent
en quelque autre univers galactique.
Ainsi,
plutôt que de déplorer la transmission
en panne, il appartient à chacun d'inventer
des espaces réels ou virtuels et des temps
d'hospitalité, dotés d'une
gratuité des motivations sans projet de
formater l'autre. Lieux favorables pour passer du
désir en veille au réveil du
désir de ceux à qui nous souhaitons
communiquer cette double conviction : celle d'une
humanité commune et celle d'une marche vers
l'autre, nécessaire, mais néanmoins
jamais totalement réussie.
Nous
savons aussi, comme nous l'exprime le philosophe
Georges Steiner que " l'éros
pédagogique fait Loi dans toutes les
transmissions " sachant par ailleurs que ces
dernières sont par avance fissurées
par le choc des mondes de chacun des
acteurs".[ ]
Engendrer des
héritiers
Engendrer
des héritiers relève de l'art :
souffle, lumière, sources ; les mots de ce
défi sont de l'ordre du mouvement et de la
vie. Cela n'exclut évidemment pas
l'acquisition de savoirs et de connaissances. Le
souffle sur du vide ne génère qu'un
écho vite éteint.
Élèves, étudiants, stagiaires,
responsables (dans leur formation d'apprentis ou
d'univer-sitaires) doivent évidemment
acquérir des compétences et ceux qui
sont chargés de leur en faciliter
l'accès doivent remplir leur mission en
étant eux-mêmes attentifs à
garder actif le feu qui les anime.
[ ]
[...]
Engendrer des héritiers, relève donc
moins pour moi, quel que soit le champ
concerné, du passage d'un "
objet-témoin " (celui que l'on se passe dans
une course-relais) que du passage de "
témoins-sujets ", qui éclairent les
savoirs, attirent l'attention, guident les pas,
sont des veilleurs attentifs auprès de ceux
qui les approchent.
Dans
un de ses " livres-perles ", Le silence, le
souffle
, Arlette Farge mettant en regard deux figures
issues de l'iconographie du XVIIIe s. un philosophe
et une femme du peuple, tous deux "
happés par l'espoir du progrès,
l'envie de la connaissance et le renouvellement du
savoir ", nous rappelle que " le savoir
n'est jamais un repos, mais une angoisse ".
Raison de plus pour que des "
témoins-passeurs " se tiennent à nos
côtés pour sécuriser et
éclairer la route " de cette incessante
marche ".[ ]
Réactions
<<
Voilà une belle lettre ouverte.
Jespère quelle fera
école, à commencer par
moi-même,comme aurait pu dire ou
écrire Didier Anzieu.
Voilà un
vrai texte qui va de lavent.
>>
<<Jai
bien appréciée le livre de
Marie-Françoise Bonicel sur la Transmission,
dune densité habituelle et
bourré de références, tout en
restant dune lecture
agréable.>>