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                  Javais
                  particulièrement investi le domaine des
                  « arts plastiques » à
                  lintérieur duquel pouvaient à
                  la fois se déployer ma
                  créativité et celle de mes
                  élèves, mais surtout, pouvait
                  sexposer. Ce détour par des
                  activités de lordre de lagir me
                  dédouanait dun travail que je savais
                  indispensable, mais difficile à mettre en
                  oeuvre de mon côté. En montrant, en
                  exposant, je prouvais lintensité du
                  travail que je proposais aux élèves,
                  tout en sachant au fond de moi, que je manquais
                  certainement le « vrai » travail, que je
                  le contournais. Mais comme le dit Francis Imbert :
                  « Alors la parole se tait et le sujet se terre
                  »373.En ce qui concerne lenseignement de
                  la langue orale, je parvenais à faire
                  progresser les élèves au niveau de la
                  syntaxe, à structurer des séances de
                  langage de telle façon quil y ait des
                  échanges structurés entre les
                  participants. Pourtant, je sentais que parler
                  à lécole relevait dautres
                  enjeux.            
                           Parler,
                           cest bien plus quassembler des
                           phrases pour dire une pensée ;
                           parler, cest aussi dire de soi, dire
                           ce quil y a dunique à
                           soi, qui engage et met en péril
                           parce que par la parole, on sexpose
                           aussi face aux autres. 
                           
                            
 Quelle place peut avoir
                  cette parole à lécole
                  ?           
                  Jusquoù
                  cette manière de maintenir chacun dans
                  lanonymat de soi allait me satisfaire ? La
                  parole fonctionnelle enferme la relation entre
                  enseignant et enseignés ; cette parole
                  donnerait à lenseignant la
                  maîtrise de la relation,
                  révélant ainsi « son
                  aliénation à une image de soi
                  »374, condamnant « lautre à
                  se taire »375, comme lécrit F.
                  Imbert.  Dans
                     mes classes de petite section
                     décole maternelle, les enfants qui
                     ne parlent pas me dérangent au niveau
                     professionnel, mais leur silence « arrange
                     » dune certaine manière mon
                     désir danonymat, où
                     chacun ignore lautre dans ce quil
                     est, même si enseignant et
                     enseignés sont liés à
                     lécole, par « le savoir
                     ». Cette bataille qui se livre à
                     lintérieur de ces enfants qui ne
                     disent pas un mot, me questionne moins que celle
                     qui sexprime à travers les enfants
                     qui crient et qui tempêtent pour
                     malerter. Par leurs « cris »
                     muets, joublie facilement ces enfants qui
                     ne parlent pas ; dans une relation apparente
                     dindifférence, nier lautre en
                     tant que sujet semble me convenir.             
                  À la
                  suite de ces questionnements issus de ma propre
                  expérience professionnelle, je me suis
                  demandé comment le silence de lenfant
                  à lécole interrogeait le
                  rapport au savoir de lenseignant, en
                  mappuyant sur la définition du rapport
                  au savoir telle que la proposée Jacky
                  Beillerot : « Processus par lequel un
                  sujet, à partir de savoirs acquis, produit
                  de nouveaux savoirs singuliers lui
                  permettant de penser, de transformer et de sentir
                  le monde naturel et social » Tout
                  dabord, je me suis intéressée
                  aux conditions qui favorisaient
                  lentrée dans le langage chez
                  lenfant, et en quoi ces connaissances
                  pouvaient, dans le cadre scolaire, aider à
                  développer son langage, ou plus exactement,
                  susciter son désir de parler.
                             
                  J'évoquerai
                  tout dabord, deux situations issues de mon
                  expérience professionnelle qui ont
                  suscité mes premiers
                  questionnements . Éléments de
                  mon expérience
                  professionnelle Amina           
                  «
                  Ah, celle-là, il faut quon la fasse
                  parler, aussi ! », dit un jour la dame de
                  service de ma classe. « Faire parler
                  » Amina devint pour moi comme une sorte de
                  mission que je navais pas lintention de
                  confier à quelquun dautre. Alors
                  que je redoute dentrer en relation duelle
                  avec les enfants, je mengage dans un travail
                  particulier avec Amina. Quest-ce que cette
                  « enfant qui ne disait rien » vint
                  raviver en moi ? Amina a trois ans et ne
                  réagit ni aux bonjours, ni aux sourires ; le
                  moment de regroupement pour écouter les
                  histoires lui est intolérable. Elle se
                  retourne sans cesse sur sa place, lève les
                  yeux, bouge la tête, semblant mindiquer
                  que tout cela ne lui dit rien, ou la déborde
                  ; dans ces moments-là, elle ne se tient
                  plus, et je narrive pas à la contenir.
                  Son regard, quand je lui adresse la parole, me
                  déconcerte. Il semble vide, sans
                  désir, sans demande. Comme le dit Marcel
                  Postic : « Chacun se recherche pour
                  limage de soi qui lui est renvoyé,
                  avec angoisse le plus souvent, pour
                  léducateur qui revoit surgir de
                  vielles interrogations, pour lenfant qui
                  découvre lintrusion de lautre
                  dans son Moi »            
                  Loccasion
                  dévolution que représente la
                  relation éducative ne résulte-t-elle
                  pas de laction mutuelle entre enseignant et
                  enseignés ? Mais que faire quand la relation
                  tarde à sétablir ? Depuis la
                  rentrée des classes, Amina, aux grands yeux
                  sans expression, ne rit pas, ne pleure jamais. Un
                  jour, dans la cour de récréation, je
                  joue au ballon avec elle, et alors que le ballon
                  lui échappe et se perd au loin, je constate
                  que cela la laisse indifférente. Elle ne
                  retourne pas vers moi, ne me sollicite
                  daucune manière pour reprendre le jeu.
                  Dautres enfants se précipitent
                  déjà pour la relayer dans cette
                  relation privilégiée; mais Amina
                  sen va au loin, se perd, comme le ballon. Je
                  la vois, devenant tel ce ballon, un objet, comme
                  si elle avait compris quel « objet »
                  dinvestissement elle représentait pour
                  moi. Je récupère le ballon et le
                  lui relance plusieurs fois sans grand
                  intérêt de sa part,
                  jusquà ce que le ballon lui
                  échappe à nouveau et quil soit
                  attrapé avec joie par un autre enfant. Amina
                  court alors derrière lenfant pour
                  reprendre son ballon ; en larmes, elle crie «
                  maman ». Amina me rapporte
                  fièrement son ballon, le visage
                  illuminé par un large sourire. Est-ce une
                  victoire ?           
                  Laurent
                  Danon-Boileau fait remarquer que le travail avec
                  des enfants « mutiques » commence dans le
                  jeu, le premier objectif étant que
                  lenfant produise des
                  répétitions dactions dont la
                  construction serait un préalable à
                  lémergence de la parole parce
                  quelle ouvre la porte de lunivers des
                  signes . Il ajoute que « dans une
                  succession de phases, tout événement
                  devient le signe précurseur de celui qui le
                  suit. En même temps, il est la trace de celui
                  qui la précédé
                  ». Le thérapeute peut alors introduire
                  de légères perturbations afin de
                  favoriser la naissance dune
                  représentation, car ce nest que
                  confronté à lécart entre
                  ce quil prévoyait et ce qui arrive,
                  que lenfant fera leffort de se
                  représenter les choses. Mais les
                  perturbations introduites dans le rituel ne seront
                  efficaces que si elles sont supportables
                  symboliquement par lenfant. Pour
                  lauteur, le langage « a pour fonction
                  de dire linvisible à partir dun
                  visible partagé [
]. La parole
                  permet avant tout à celui qui parle de se
                  préciser pour lui-même ce qui lui
                  manque ».            
                  Amina, que
                  jimaginais sans désir, sans vie,
                  luttait pour récupérer son ballon,
                  objet dintérêt pour moi, comme
                  pour elle à présent. Cet
                  enchaînement de faits me questionne
                  au-delà de la prouesse dAmina. Elle a
                  parlé, et elle a dit : « maman
                  ». A qui ce mot sadressait-il ? La
                  charge transférentielle quAmina
                  projette sur ma personne me mobilise encore
                  plus.           
                  Quelques
                  jours après, à loccasion
                  dune expérience de découverte
                  des lampes de poche, jinscris Amina dans un
                  groupe où se retrouvent des enfants parlant
                  bien, dautres moins. Je me tiens un peu en
                  retrait du groupe, pour observer et noter ce que
                  disent les enfants, ceci dans le but de transmettre
                  en réunion de maîtres ce qui fera
                  lobjet dune réflexion pour
                  notre projet décole, dont le
                  thème est « daider au
                  développement du langage explicite chez
                  lenfant à partir de situations
                  dexpérimentations scientifiques
                  ». Plusieurs enfants en effet sexpriment
                  en manipulant, trouvent le curseur quil faut
                  pousser pour allumer la lampe ;           
                  Amina voit
                  les effets de la lampe mais ne parvient pas
                  à lallumer. Après quelques
                  essais infructueux, elle mappelle du regard,
                  mais je ninterviens pas ; restant à
                  lécart, je poursuis mes observations
                  en continuant ma prise de notes. Amina se tourne
                  finalement vers une enfant assise près
                  delle, en lui montrant sa lampe et en
                  linterpellant : « maman, maman
                  ». La petite fille, Juliette, lui
                  répond immédiatement : «
                  hé, j'suis pas ta mère. Si tu veux
                  que je te montre, c'est comme ça »,
                  en lui indiquant comment manipuler le curseur.
                  Amina ne sollicite pas Juliette par hasard;
                  Juliette a un statut particulier dans la classe.
                  Cest un peu mon assistante, le prolongement
                  de la maîtresse, une « maman »
                  numéro deux. Le lendemain, alors quun
                  autre groupe expérimente les lampes de
                  poche, Amina sapproche, tourne autour,
                  séloigne, revient. Un enfant quitte sa
                  place parce quil a « fini de jouer aux
                  lampes », nous dit-il. Amina qui rôde
                  près de latelier
                  dexpériences, sempare alors de
                  la lampe restée sur la table. La
                  lampe-objet, qui ne sinscrit plus dans une
                  relation privilégiée avec moi, mais
                  dans le projet qui anime le groupe, la lampe, en
                  tant « quobjet du savoir »
                  semble signifier quelque chose de nouveau pour
                  Amina.             
                  Je me
                  demande alors de quel ordre sont ces liens
                  tissés entre elle, les expériences de
                  la lampe et moi, depuis ce jeu de ballon
                  jusquà ces nouveaux comportements.
                  Amina, en prononçant un mot, commence
                  à exister, pour moi, pour elle. Ex-sister,
                  se situer hors de la confusion. Elle dit «
                  maman », ce nest pas dans sa langue
                  maternelle, mais cest le seul mot qui lui
                  vient dans cette situation décole, le
                  seul qui lhabite. Depuis la rentrée,
                  dautres mots sont à sa disposition,
                  mais ils nont pas pris « corps » en
                  elle. Quant à Juliette, en sachant rester
                  à sa place, elle aura permis de structurer
                  plusieurs choses. Lattitude de Juliette me
                  renvoie ainsi à mon jeu de ballon avec
                  Amina, jeu qui a déclenché la «
                  mise en route » de la parole. Ce jeu ayant
                  suscité lenvie chez les autres
                  enfants, Juliette, par son attitude, pose une
                  question :  la
                        position que jai adoptée dans le
                        jeu de ballon avec Amina, me précipite
                        dans une fonction « maternelle »
                        qui nest pas passée
                        inaperçue auprès de Juliette,
                        et qui a comme déplacé ma
                        fonction denseignante. Ce «
                        glissement » de fonction
                        minterroge. Se situer « hors de la
                        confusion » veut dire se dégager
                        de la fusion. Mais davec qui
                        ? 
           
                  Sen
                  dégager faciliterait lémergence
                  de la parole, cette parole émise comme des
                  déclinaisons du mot « maman »,
                  labsente, celle qui est un peu plus loin, et
                  qui permet de dire et de nommer. De quoi
                  sempare Amina quand une place devient
                  vacante, à la table des expériences
                  avec les lampes de poche ?           
                  Comment
                  sy est-elle sentie autorisée ?
                  Etait-ce mon attitude de retrait, présente,
                  mais pas tout à fait, ou bien
                  lexpression de son premier mot qui
                  linscrit enfin à l'école ? Un
                  chemin a été parcouru pour elle :
                  Amina rejoint la communauté. [...]
                  Mais quel ne peut être son effarement quand
                  cette langue, sa langue [
], elle la
                  perçoit comme nétant pas celle
                  des autres [
]. Faut du temps pour
                  comprendre que ces autres partagent une langue dont
                  elleest exclu. Létranger, cest
                  elle [
]. Quen est-il alors de
                  cette langue des origines ? Dans quelle
                  clandestinité ne risque-t-elle pas
                  dêtre précipitée et de
                  quel interdit ne va-t-elle pas être
                  frappée ? Une langue dont on ne fait pas
                  commerce devant les autres, ceux du dehors, langue
                  domestique, reléguée à
                  léchange familial et non culturel,
                  elle est du secret . Amina est dorigine
                  africaine, sa langue maternelle nest pas le
                  français ; jai cependant le sentiment
                  que la question de lorigine nest pas
                  ici seulement en cause. « Lexilée
                  », cest elle, exilée dune
                  langue qui la retient captive, sorte dexil
                  intérieur, que je reconnais en moi à
                  travers cette enfant.              Animée
                  par toutes ces questions sur le langage, je
                  mintéresse dans un premier temps aux
                  ouvrages pédagogiques traitant de cette
                  problématique ; un titre retient mon
                  attention : « Pour que chacun parle ».
                  Pensant trouver des pistes afin de soutenir mes
                  intuitions, je remarque que, après quelques
                  considérations psycholinguistiques, on
                  arrive à « lessentiel » du
                  contenu de louvrage : « vous
                  installez six enfants à une table, vous leur
                  distribuez des cartes que vous aurez
                  préalablement confectionnées, puis
                  chaque enfant à son tour posera une
                  question
 ».           
                  Le livre
                  à peine ouvert, est aussitôt
                  refermé. Je reste perplexe : les enfants
                  seraient-ils traités comme ces cartes que
                  lon distribue ? Qui sont les objets, qui sont
                  les sujets ? Et sur quel « bouton »
                  doit-on appuyer pour que les « questions
                  » se déclenchent ?              
                  Au cours du
                  séminaire de « Démarche
                  clinique », lorsque jévoque
                  le cas dAmina, on me questionne sur ma
                  façon dêtre mère ; je
                  résiste à répondre, car je
                  pense tellement que lécole dite «
                  maternelle » interroge la fonction paternelle
                  puisquelle participe à la
                  séparation entre la mère et
                  lenfant, et que la contradiction quelle
                  porte en son nom accentue les paradoxes.
                  Javance ensuite lidée de «
                  trahison familiale » dans le fait de retenir
                  sa parole à lécole. Une
                  étudiante me dit que lorsque je parle de
                  « trahison », elle entend «
                  tradition ». Cette intervention me
                  gêne. En pensant à lassociation
                  entre les mots trahison-tradition,
                  lhistoire dAbraham me revient en
                  mémoire, cette histoire fondatrice du peuple
                  juif. Abraham a pris le risque de briser les idoles
                  de son père, de sopposer à la
                  « tradition », et pour cela, sera
                  chassé de sa maison. Pour grandir,
                  sindividuer, faut-il trahir, quitter la
                  maison de ses père et mère, passer
                  sur une autre rive, partir habiter une autre langue
                  ? En hébreu, la racine étymologique
                  du mot ivri, « hébreu »,
                  composée des mêmes lettres que le nom
                  Avraham, veut dire, le côté, la rive.
                  Une part de mon identité est
                  ébranlée. Dune certaine
                  manière, ce que jaurais
                  préféré ignorer simpose
                  à moi :  la
                     question de lentrée dans le langage
                     sinscrit dans la problématique de
                     la séparation.            
                  J e
                  me sens concernée en premier
                  lieu.  Fathia           
                  De retour
                  à lécole après un
                  congé de maternité, je suis
                  confrontée à une situation qui me
                  trouble. Alors que je surveille la
                  récréation des petits, jentends
                  distinctement dans la cour des grands,
                  quelquun qui interpelle un enfant en
                  prononçant distinctement son prénom
                  et en martelant chaque syllabe, comme une
                  remontrance : Bar/to/lo/mé,
                  Bar/to/lo/mé. Je me retourne alors,
                  persuadée de trouver Anne-Marie, la
                  maîtresse des grands ; mais il sagit de
                  Fathia, une petite fille qui était dans ma
                  classe en petite section, et dont je
                  métais beaucoup occupée. Fathia
                  présentait des traits autistiques et il
                  avait été question de lorienter
                  à temps plein vers un hôpital de jour
                  tant son comportement était alarmant. Fathia
                  parle, elle a presque six ans, cest la
                  première fois que jentends le son de
                  sa voix. Elle parle, mais sa voix ne semble pas
                  à elle ; cest une voix
                  empruntée. Là, cest à la
                  maîtresse des grands ; dautres fois,
                  passant devant ma classe, elle « prend »
                  la voix de sa maman pour me dire bonjour avec la
                  même intonation que celle de sa mère.
                  Je suis bouleversée, non par le fait
                  quelle parle, mais parce quelle ne
                  parle pas « elle ». Ce qui est
                  très marqué chez Fathia, me renvoie
                  à dautres réflexions : qui
                  parle vraiment sa propre langue ? Voyant Fathia
                  courir après un hypothétique
                  Bartholomé, je me demande si tout en
                  lappelant, elle a conscience quil
                  sagit dun enfant, dun autre ?
                  Comme si lécart entre le mot et la
                  chose était aussi profond quun
                  abîme. |