De même,
lorsque je lai rencontrée dans sa
classe sur le temps du midi, jai reconnu en
cette enseignante très avenante dune
quarantaine dannées, une certaine
proximité professionnelle entre elle et moi
; sa classe était organisée de
manière très «
pédagogique ».
Les affichages
didactiques se distinguaient nettement des
affichages décoratifs, ce qui facilitait la
lecture des notions exposées (la date du
jour, les responsables du rang, les enfants
déjeunant à la cantine, etc.) ; les
espaces de jeux ainsi que le coin de la
bibliothèque étaient agencés
avec goût tout en visant lapprentissage
des élèves : des étiquettes de
lecture indiquaient le nom des différents
espaces, des symboles de couleurs permettaient de
gérer le nombre denfants
sinscrivant aux différents ateliers
proposés. Les productions en arts plastiques
témoignaient du savoir-faire de Nadine pour
développer la créativité des
enfants.
Bref, je
démarrais lentretien dans un climat
empreint de mouvements identificatoires «
concordants » de ma part.
Présentation des
thèmes associés par Nadine à
la consigne
Nadine
évoque très vite le cas dun
enfant dorigine asiatique, Pierre, qui ne
parle pas ; elle découvre que cet enfant a
en fait deux prénoms, un prénom
chinois par lequel il est nommé à la
maison, et un prénom français
réservé à lécole.
Nadine enchaîne ensuite sur lexemple
dune petite fille, Camille, quelle
désigne comme étant «
psychotique ». Elle raconte également
les difficultés quelle rencontra avec
Antoine, un élève identifié
comme « autiste », puis avec Jimmy,
enfant dorigine africaine quelle
était parvenue à « scolariser
» malgré son comportement très
opposant.
En entendant
Nadine, je me laissais porter par la richesse des
souvenirs de son expérience, et plus encore
par la générosité et
laffection qui se dégageaient des
propos quelle tenait à
légard de ses élèves.
Nadine, enseignante expérimentée,
mapparaissait très attentive envers
ses élèves et semblait prendre en
compte leur singularité.
Aussi,
jai eu limpression que Nadine ne se
sentait vraiment « enseignante » que
lorsquelle était confrontée
à des situations difficiles qui, dune
certaine manière, la mettaient au
défi ou lui permettant de se surpasser. Du
reste, elle estime que certains
élèves nont pas
réellement besoin delle pour
progresser, ainsi quelle le déclare :
«
bon y en a/ y en a/ cest sûr
quil y en a/ à la limite/ qui ont
pas besoin de lécole entre
guillemets/ enfin qui/ si/ sur le plan de la
socialisation tout ça/ si/ mais sur les
apprentissages et tout/ y en a heu/ cest
incroyable déjà tout ce
quils savent faire/ ».
Nadine avoue
« donner » le maximum
delle-même pour aider les enfants en
difficulté, en même temps quelle
considère quils nauraient pas
dû être scolarisés, comme elle
le dit par exemple en évoquant Camille :
«
je me dis bon/ jessaye de me donner/ bon
je peux pas tout faire non plus/ mais bon si on
peut apporter beaucoup de choses à cette
petite fille pourquoi pas/ ».
Elle relate les
conditions daccueil de ces deux enfants,
Camille et Antoine, qui se
déroulèrent quasiment de la
même façon pour chacun deux :
étrangement, les parents passèrent
sous silence le comportement particulier de leur
enfant lors de linscription à
lécole. Cest une fois
installés en classe, le premier jour de la
rentrée, que Nadine saperçut
des problèmes de ces enfants ; elle raconte
quelle fut obligée de convoquer les
parents afin de procéder à une prise
en charge adaptée. Néanmoins, dans
les deux situations, Nadine rencontra le soutien
des parents ; car, selon elle, même si au
départ leur démarche navait pas
été tout à fait correcte, elle
dit comprendre leurs difficultés à
accepter la réalité du handicap de
leur enfant, ainsi quelle le précise
à propos de la mère de Camille :
«
je pense que ça devait être
très très difficile davoir
un enfant handicapé/ et heu ben elle fait
tout pour cette petite fille/ et alors ce qui
est bien/ cest quelle se rend compte
quand même du mal quon a/ elle fait
tout là pour pouvoir nous aider/ alors
maintenant/ mais cest vrai quelle
la pas fait au départ/ parce que je
pense quelle voulait absolument
lintégrer/ [
] elle
fait vraiment tout pour pouvoir maider
[
] et quelquefois cest
difficile/ donc elle est assez
coopérante/ parce quil y a des
parents qui sont/ enfin les parents ne sont pas
toujours comme ça/ [
] si
elle navait rien dit cest parce
quelle lacceptait pas non plus hein/
».
Nadine comprend
que, pour des parents, le fait dadmettre que
son enfant est atteint dun handicap ne peut
pas aller de soi ; et malgré les obstacles
rencontrés en début
dannée, elle na pas
ménagé ses efforts pour faire
progresser ces enfants.
Jai
perçu à travers ses propos, une
ambivalence à propos de la notion de don, de
don delle même ou de dons quelle
recevait de la part des parents, qui ma
dailleurs fait réagir de
manière impulsive au moment de
mentretien ; en effet, Nadine raconte que
pour exprimer sa reconnaissance envers elle et
envers la directrice, la maman dAntoine,
petit garçon « autiste »,
les couvrait de cadeaux de marques prestigieuses.
Nadine, très gênée demanda
à la maman de cesser ces attentions, bien
quelle ait compris que cette scolarisation
était avant tout pour rassurer la
mère et que cette attitude de sa part devait
être sa manière à elle de la
remercier de supporter « son fardeau »,
comme elle le souligne :
«
je crois que cétait plus pour la
maman aussi/ [
] oui pour la maman/
cest sûr que ça devait
être/ dailleurs javais des
cadeaux/// mais je vous dis pas/ des cadeaux/ je
sais pas/// des sacs Lancel/ affolant/ affolant/
(I : des cadeaux)/ ah oui des cadeaux/ mais
parce quelle sest rendue compte
aussi que Antoine ben il devait pas vraiment
être là/ enfin quon lacceptait
mais parce quon était gentil/ moi
je pense quon aurait pu dire non/ on
nen veut pas/ mais cest pareil/ oh
cest pas pour les cadeaux/ hein mais au
départ/ cest vrai quon a
voulu lui donner une chance aussi/ et cette
maman pour nous remercier/ et alors la
directrice/ mais faut voir/ des foulards/
comment ça sappelle/ des foulards
très très chers/ incroyable/(I :
Hermès)/ non pas Hermès/ une autre
marque encore/ mais enfin bon/
cétait le même le même
prix/ heu/ et des sacs Lancel/ des sacs de
voyage/ sacs à main/ mais chaque
vacances/ elle nous/ çen
était même gênant/ je lui
disais mais non arrêtez/ je ne veux pas/
mais bon cétait délicat/
aussi de/ je pouvais pas lui laisser son son
paquet non plus hein/ cétait une
façon à elle de ben de remercier
quoi/ ».
Le fardeau
supporté par Nadine était en quelque
sorte compensé par les dons de « sacs
» de toutes sortes : sacs à main, sacs
de voyage, un des synonymes du mot « fardeau
» étant « bagage », du reste.
Emportée moi-même par son récit
sur les cadeaux, je me suis entendu intervenir
comme si elle sadressait à moi ;
aussi, lorsque Nadine se mit à chercher le
nom dune grande marque de foulards, je
répondis presque malgré moi : «
Hermès » comme si je participais
à une conversation. Or, la nature de
lentretien dévoile que la relation
particulière qui sinstaure
sinscrit dans un mouvement
transféro-contretransférentiel
qui suppose de « se taire au lieu de
répondre », comme le précise
Lacan »
Aussi, je
men suis voulu de mêtre ainsi
confondue avec le destinataire dune parole
adressée à une autre
quelle-même, mais qui
nétait pas « moi » si on
suppose que, dans la situation dentretien
sinstalle une relation dordre
transférentiel ; je regrettais de ne pas
avoir su retenir ce mouvement denvie à
lévocation de marques daussi
grande valeur, au point quil me fit
trébucher et quitter mon attitude que je
trouvais jusquici tout à fait
appropriée par mes relances à peine
appuyées. Je devais donc me sentir
particulièrement concernée par cette
problématique du don. Entre lattitude
de la mère de cet enfant et celle de Nadine
qui soutenait que ses efforts étaient
indépendants des cadeaux reçus :
« oh cest pas pour les cadeaux
», précise-t-elle, jai
perçu la complexité de cet
échange entre un besoin de gratification de
la part de Nadine et un sentiment de
culpabilité de la part de la mère,
sentiments noués autour du silence de cet
enfant autiste, car selon Nadine, la maman savait
au fond delle, quAntoine naurait
pas dû être scolarisé, comme
elle le rapporte : « parce quelle
sest rendue compte aussi que Antoine ben/ il
devait pas vraiment être là/ enfin
quon lacceptait/ mais parce quon
était gentil/ ». Ces sentiments se
sont croisés à
lintérieur de moi, mêlés
à mes propres questions et compte tenu de la
valeur « marchande » accordée
à ces échanges presque commerciaux,
je me suis vue entraînée à
réagir, comme si effectivement jen
saisissais les enjeux de manière quasi
personnelle. La maman dAntoine
nachetait-elle pas ainsi le silence de Nadine
en la comblant de présents, un silence qui
navait pas de prix à ses yeux
?
Jaborderai
dans un premier temps, à travers
lexemple de Pierre, lenfant
dorigine chinoise, la problématique
des deux prénoms, car, de même que
Nadine réalise que cette pratique est
courante dans les familles dorigine asiatique
scolarisant leur enfant en France, je me suis ainsi
demandé si celle-ci ne concernait pas, dans
un contexte cependant différent, tout enfant
entrant pour la première fois à
lécole. En effet, celui-ci
découvre quil est appelé dans
la majorité des cas par le même nom
que celui par lequel on le nomme à la maison
mais « lentend-t-il » de la
même manière ?
Puis, je
montrerai comment Nadine parle de Camille,
petite fille « psychotique » et du
soutien que la mère lui accorde pour «
laider » à soccuper de sa
fille.
Je traiterai
ensuite de cette problématique du don qui
questionne en même temps la notion de la
dette, en lien avec la relation que Nadine a
instauré avec la maman
dAntoine, lenfant « autiste
».
Enfin, je
terminerai lanalyse de cet entretien par la
manière dont Nadine relate le cas de
Jimmy, enfant auquel Nadine sest
particulièrement attaché, mais qui a
été retiré de
lécole par la mère en cours
dannée. Jessaierai de relever la
complexité des liens qui unissent Nadine
à ses élèves et à leurs
parents, principalement les mères avec
lesquelles elle entretient des relations de grande
proximité, ou bien teintées de
rivalité.
Je terminerai
enfin lanalyse de cet entretien en
étudiant ce que représente une
formule que Nadine emploie dans son discours :
« cest vrai que », en lien
avec certains mécanismes à
loeuvre chez Nadine.
Le silence de Pierre :
lexistence de deux prénoms
?
Pierre
est décrit par Nadine comme étant
complètement bloqué, encore muet : en
fait, Nadine attend que sopère en lui
« le petit déclic » au travers des
diverses activités quelle propose
habituellement à ses élèves.
Ainsi, la marionnette de la classe qui part chaque
week-end chez un enfant, avait servi de
déclencheur pour une petite fille qui ne
parlait pas, comme Nadine le relate :
«
jai deux petits chinois/ y en a une qui se
met à parler/ mais jen ai un qui ne
me parle pas du tout/ heu ben ça y a pas
de règles vraiment/ je madresse
à lui comme à tous les autres/
tous les matins je fais parler un enfant qui est
responsable/ je lui demande la date tout/ je/
donc/ je lui demande la même chose/ mais
bon/ il reste muet/ il se bloque
complètement/ [
] enfin cet
enfant là/ je sens quil/ pour
linstant/ il fait un blocage/ il me dit au
revoir cest tout/ sinon/ alors pour
certains/ cest vrai que de les faire venir
comme ça devant les autres/ une petite
comptine/ dès fois il y a le petit
déclic qui vient ».
Nadine ne peut
affirmer que les situations quelle met en
place, comme par exemple la marionnette de la
classe que prend chaque enfant à tour de
rôle chez lui puis la ramène à
lécole provoquent
nécessairement la parole ; elle remarque
simplement que ce type de situation «
concrète » qui place les
élèves dans une situation de langage
authentique les porte tout naturellement à
réagir.
Mais en ce qui
concerne Pierre, bien quil ait fait des
progrès au niveau de son intégration
dans la classe et quil comprenne
dorénavant la plupart des consignes, Nadine
constate quelle na toujours pas de
« retour » de sa part au niveau du
langage, comme elle dit :
«
cest sûr quen début
dannée/ le pauvre/ le pauvre
doudou/ il était complètement
perdu hein/ alors que là là/ on a
vu la différence/ il ma
écouté et il a compris ce que je
lui disais/ [
] mais bon/ je
nai pas encore le retour du langage quoi/
je pense que ça va venir/ alors
cest vrai que même à un
moment donné/ je pensais/ oui/ parce que
je lappelais par son prénom au
début de lannée/ et il
réagissait pas/ alors je me disais
peut-être quil a un problème
auditif/ ».
Nadine a
commencé à se soucier de Pierre en
supposant quil avait des problèmes
daudition, car il ne répondait pas
quand elle lappelait par son prénom ;
il lui fut alors confirmer par son mari qui
travaille en CLIN, que la plupart des enfants
dorigine chinoise ont deux prénoms :
un prénom chinois par lequel ils sont
appelés à la maison, et un
prénom français sous lequel ils sont
inscrits à lécole :
«
il ma dit/ mais non il peut pas
réagir à son prénom/
Pierre/ il le connaît pas/ il a un autre
prénom en chinois chez lui/ javais
beau lappeler/ pour lui ça voulait
rien dire/ et /// parce que moi vraiment je me
suis posé la question au début de
lannée/ je me suis dit/ cest
pas possible/ je lappelle Pierre/ et il
réagit pas/ et et jen ai
parlé avec mon mari le soir/ et il
ma dit/ non mais il peut pas
réagir/ on lappelle autrement chez
lui/ donc laisse-lui le temps
dintégrer ce prénom/ et
effectivement maintenant il réagit quand
je lappelle//// ».
Munie de cette
information, Nadine laisse à Pierre le temps
« dintégrer ce prénom
», ainsi quelle le rapporte :
«
alors bien sûr cest un peu hein/
cest pas toujours évident surtout
pour des petits bouts comme
ça/[
] mais pour lui/ ce
devait être lenfer au début
hein/ on me mettrait dans un pays comme
ça/ enfin on connaît personne/ on
connaît pas la langue/ cest vrai que
ce doit être terrible/ je sais pas
répondre/ [
] cest
vrai que ce doit être très dur/ bon
faut pas que je sois trop exigeante/ et que/
faudra lui donner le temps sans doute pour
pouvoir communiquer [
] ».
Nadine prend
conscience que pour Pierre, la venue dans un pays
étranger dont il ne connaît pas la
langue représenta une épreuve
quelle qualifie de « terrible
», « très dure »,
« un enfer ». En repensant aux
débuts difficiles de Pierre, Nadine est
prise de compassion à son égard :
« le pauvre », « le pauvre
doudou », « des petits bouts comme
ça », « faut pas que je
sois trop exigeante ». Cest comme si
tout à coup, et malgré les
données quelle avait sur
lexistence des deux prénoms, elle
mesurait subitement la souffrance que Pierre avait
dû éprouver ; elle rappelle
dailleurs quil a longtemps
pleuré, quil était
inconsolable.
À la
suite des propos rapportés par Nadine
concertant lexistence des deux prénoms
pour les enfants dorigine asiatique, je me
suis demandé si on pouvait lenvisager
en tant que problématique pour tout enfant
entrant pour la première fois à
lécole. Le prénom par lequel
enfant est appelé dans sa famille
est-il bien perçu par lui comme étant
le même que celui quil « entend
» à lécole ? Bien que
nommé par le même prénom
à lécole comme à la
maison, lenfant reconnaît-il en ce
prénom prononcé par des personnes
étrangères, le même auquel il
réagit dans son milieu familial ? Un article
dOlivier Douville869 évoquant la
problématique du silence de lenfant de
migrant et de ce quil entend à
lécole de « ses appartenances et
de ses indéterminations » ma
particulièrement intéressée et
guidée dans mes intuitions à propos
de cette problématique des deux
prénoms ; en effet, pour cet auteur, il ne
sagit pas de traiter le symptôme du
mutisme de lenfant de migrant uniquement en
termes didentité niée ou de
repli identitaire, mais de considérer la
notion détrangeté en soi et de
ses aménagements telle que la psychanalyse
la définit. O. Douville rappelle que la
psychanalyse en subvertissant les frontières
du dedans et du dehors « ne fait pas de
létranger un dehors éternel,
mais un intime énigmatique » face
auquel « lautre touche ce point
névralgique où lidentité
est produite comme lien et montage entre le sujet
et labsolu quil se donne »
Lauteur
dénonce à ce propos le courant de
pensée qui stigmatise la notion
détranger jusquà acculer
le sujet « à redoubler la
représentation vécue », le
poussant à « être-étranger
au point de le devenir » ; pour cet auteur,
« ce qui fait obstacle à
lintégration scolaire dun enfant
nest pas objectivable en une mesure de la
différence culturelle conçue en
termes de différence de langue, de
systèmes familiaux, de valeurs, de moeurs
etc. ». Il sagit selon lui, de «
penser le sujet dans sa tension, dans son devenir,
dans son aventure dexil », et
lécole, lieu approprié «
qui fait rupture avec tous les folklores familiaux
et tous les babillages claniques » permet
« le transfert sur quelque chose
détranger », à savoir
lenseignant mais aussi la langue de
lécole. Ainsi, au-delà de la
prise en compte réductrice de la notion
détranger dans sa définition
administrative ou politique, O. Douville montre que
lécole et principalement lacte
denseigner a pour fonction « de
déplacer "la voix de la mère",
daccepter que le monde ne soit plus
présenté au sujet, ni le sujet
présenté au monde par cette voix de
la mère ».Le déplacement
intérieur que lécole
entraîne permet datteindre de nouveaux
lieux, de faire lexpérience
dautres territoires, bref, de se confronter
à cette part dintime
étrangeté. Comme il le souligne
encore : « Il est pour chaque apprentissage
digne de ce nom, cest-à-dire digne de
modifier les rapports du sujet à sa langue
et à autrui, des deuils à faire et
des adresses à trouver ».
Cette
réflexion ma amenée à
penser que la problématique des deux
prénoms évoquée par Nadine
à propos des enfants comme Pierre
dorigine chinoise ne suffit pas à
expliquer en totalité les raisons de sa
difficulté ; dautres obstacles
semblent sajouter à ce contexte. Ainsi
que le précise O. Douville : «
Apprendre le langage parlé nécessite
labandon dun certain enchantement du
monde par les voix familières, trop
familières. Apprendre à se
représenter par la parole suppose donc de ne
plus être le fruit, lenjeu ou le
trésor du maternel de la langue ». Il
mapparaît que Pierre se situe dans une
problématique de la perte, de
larrachement, de la séparation, sans
doute insuffisamment soutenue pour quil
puisse trouver en lécole, en la
personne de lenseignante, des appuis stables
à partir desquels il osera saventurer
dans une autre langue ; lexemple
apporté par Nadine dune autre petite
fille chinoise, Estelle, qui se met à
parler, autorise à penser que la seule
explication de lexistence des deux
prénoms ne permet pas
dappréhender la complexité de
ce qui se joue pour Pierre à
lécole. Il me semble que Nadine aurait
trouvé dans cette information «
manifeste », loccasion de «
repousser » vers dautres lieux, sa
difficulté à aider Pierre dans
lélaboration de cette perte. La
question se pose alors de comprendre ce qui la
retient daider Pierre à surmonter
cette épreuve, et de dépasser pour
elle lidée selon laquelle avec lui :
« pour le moment/ y a rien à
faire ». Serait-elle elle-même
concernée par cette problématique de
langoisse de séparation ?
Camille, la petite fille
« psychotique »
Camille : une
petite fille attachante
Nadine trouve
que Camille « est une petite fille très
attachante », avec laquelle elle a crée
un lien :
«
dès fois elle me dit un petit bisou
Nadine/ donc elle comprend quand même ce
quelle dit/ » ;
ou encore comme
elle le souligne :
«
je trouve quelle a quand même fait
des progrès/ elle arrive à me dire
des choses/ à parler un petit
peu/[
] elle a une mémoire
incroyable/ elle se souvient de ce que jai
lu/ elle raconte lhistoire/ ».
Ainsi, en
relatant les progrès de Camille, Nadine
estime que « cest quand même
gratifiant ». Je me suis alors
demandé de quel ordre pouvait être
cette gratification à laquelle Nadine se
raccroche ; cette gratification viendrait-elle
réassurer son narcissisme professionnel
?
Lorsque Nadine
a découvert les problèmes de Camille,
elle fut dabord contrariée par
lattitude de la mère qui navait
pas pris la peine den informer
lécole, alors que la petite fille
était suivie par un pédopsychiatre.
Selon Nadine, la volonté de scolariser
Camille était essentielle pour la
mère, presque vitale, et malgré son
premier mouvement de mécontentement à
légard de cette maman, Nadine finit
par comprendre et admettre sa détresse,
ainsi quelle le déclare :
«
je ne vais pas non plus lui jeter la pierre
à cette maman/ parce que je pense que
ça devait être très
très difficile davoir un enfant
handicapé [
] mais
cest vrai quelle la pas fait
au départ/ parce que je pense
quelle voulait absolument
lintégrer/ ».
Dans les
différents passages au cours desquels Nadine
parle de lintégration de Camille dans
sa classe, jai été
interpellée par lambivalence
émanant de ses propos : en même temps
quelle désapprouve lattitude de
la mère lors de linscription de sa
fille à lécole : «elle
aurait peut-être pu nous prévenir
avant », elle prétend comprendre que
son désir fut avant tout que sa fille soit
scolarisée :
«
je comprends quelle veuille essayer la
voie normale ».
Nadine compatit
à la douleur de cette mère mais son
premier sentiment fut de réprouver son
attitude à légard de
lécole quelle na pas
jugée loyale. De même, en ce qui
concerne Camille, elle estime quelle ne
devrait pas être scolarisée dans sa
classe à temps plein, mais plutôt
intégrer une structure à plus faible
effectif ; cela étant, Nadine
considère que la fréquentation
scolaire lui a permis de faire des progrès,
et ajoute-t-elle :
«
cest pour ça que je pense que
cest très bien quelle soit
avec les autres/ parce quils lui parlent/
et les autres sont gentils avec elle/
».
De même,
lorthophoniste soccupant de Camille a
proposé à Nadine dapprendre le
langage des signes afin de travailler dans la
même direction quelle, et ainsi de
parvenir à communiquer avec Camille ; la
première réaction de Nadine fut de
rejeter cette proposition quelle ne
considérait pas comme étant conforme
au projet dintégration de Camille
à lécole : selon elle,
cétait à cette petite fille
dapprendre à parler, non pas à
Nadine dapprendre le langage des signes.
Malgré tout, Nadine accepta de faire
leffort dapprendre quelques mots de la
vie courante pour mieux communiquer avec Camille,
ainsi quelle le rapporte :
«
jai rencontré
lorthophoniste la semaine dernière
qui me disait/ heu vous savez/ elle met pas de
sens aux mots/ [
] elle
mavait demandé si je voulais
coopérer/ si je voulais aller dans le
même sens quelle/ elle
commençait à me dire/ ben si vous
voulez/ est-ce quon pourrait pas/ est-ce
que vous pourriez pas apprendre tous les jours
avec la maman un certain nombre de signes/ rien
que pour lui consacrer cinq minutes/ et puis je
lui ai dit non tout de suite/ cest pas
possible/ moi jai vingt six
élèves/ et puis attendez/ non
cest pas possible/ je vais pas apprendre
le langage des signes/ trois cent cinquante
mots/ ».
Nadine
atténue cependant son attitude en
émettant certaines réserves :
«
alors là/ jai dit/ je veux bien
apprendre heu/ comment/ apprendre les signes qui
peuvent nous aider toutes les deux/ dans la vie
de tous les jours/ à lécole/
effectivement moi je veux bien apprendre/
comment on dit manteau/ voilà alors donc
on sest mise daccord on va faire
comme ça/ ».
Jai
perçu dans le discours rapporté par
Nadine, des difficultés à rendre sa
pensée homogène au sujet de cette
petite fille, comme si son premier mouvement qui
était à chaque fois de lordre
de lopposition ou du rejet, était
révisé pour lui imprimer une tournure
positive. Jai imaginé quun
Surmoi sévère en conflit avec un
Idéal du moi se tenait au dessus de la
tête de Nadine, comme pour lui faire corriger
ses premières appréciations, comme si
elle était poussée à
sorienter vers de meilleures dispositions
envers les personnes dont elle
soccupe.
Afin
dillustrer mes intuitions, je retranscris un
passage qui à mon sens, reflète
particulièrement ce changement de position
dans lequel on repère les revirements de sa
vision de la situation :
«
jessaye de me donner/ bon je peux pas
tout faire non plus/ mais bon si on peut
apporter beaucoup de choses à cette
petite fille pourquoi pas/ mais pas au
détriment quand même dautres
enfants qui ont certainement besoin de moi/ bon
y en a/ y en a/ cest sûr quil
y en a à la limite/ qui ont pas besoin de
lécole entre guillemets/
».
En
découpant ce passage en
énoncés, jai remarqué
que le sens dun énoncé annule,
modifie ou atténue celui qui le
précède ; ainsi, «
jessaye de me donner » est
contredit par « bon je peux pas tout faire
non plus » ; mais cet énoncé
jugé sans doute trop négatif, ou pas
assez « charitable » est modifié
par le suivant : « mais bon/ si on peut
apporter beaucoup de choses à cette petite
fille pourquoi pas/ ». Quant à
cette phrase qui engage Nadine dans une
démarche de don de soi, elle est
immédiatement contestée par
lénoncé suivant : «
mais pas au détriment quand même
dautre enfants qui ont certainement besoin de
moi ». Cet énoncé est «
corrigé » par le suivant : «
bon y en a y en a/ cest sûr
quil y en a à la limite qui ont pas
besoin de lécole entre guillemets
».
A la suite de
lanalyse de ce passage, jai
pensé que Nadine était
tiraillée dans lexercice de son
métier par des mouvements internes qui dans
un premier temps lui faisaient percevoir « la
réalité » dune situation
quelle sobligeait à
reconsidérer quasiment dans le même
temps ; je me suis alors demandé si ce don
delle-même à légard
des élèves en difficulté dont
elle fait part à plusieurs reprises, ne
concerne pas avant tout ce travail interne qui lui
impose en effet de « prendre sur elle »
comme on dit, cest-à-dire de
céder une part de ce quelle pense
profondément, daccorder sa
pensée intime comme à une/un autre
quelle-même, mais qui résiderait
en elle et attendrait son dû en quelque
sorte. Il ma semblé que cest
à un don de cet ordre auquel se
réfère Nadine, qui
répète à plusieurs reprises
:
«
jessaye de me donner » ou «
jai beaucoup donné pour Camille
».
La maman de
Camille et Nadine : de la main forcée
à la main tendue ?
Nadine est
devenue très empathique à
légard de la maman de Camille, et lui
ayant complètement « pardonné
» son attitude du début de
lannée qui avait consisté
à forcer lentrée de Camille
à lécole en passant « sous
silence » les difficultés de sa fille.
Par exemple, la
maman se mobilise au niveau des démarches
administratives à effectuer afin quune
AVS (auxiliaire de vie scolaire) soit
affectée à la classe de Nadine ;
cette maman « fait tout » pour
laider, comme elle le rapporte :
«
elle fait vraiment tout pour pouvoir
maider/ pour pouvoir vraiment// parce
quelle sent que moi je peux pas tout
faire ».
Nadine semble
prendre dorénavant la défense de la
mère de Camille, presque en
lidéalisant ; elle nest pas
comme ces parents qui « vous laissent vous
débrouiller »,
déclare-t-elle, ou pire, « qui ne
veulent rien savoir ». Nadine
reconnaît que la mère est «
assez coopérante » ; ce qui lui
procure un certain soulagement.
Mais sa
perception de la conduite de la mère
ma interrogée ; je me suis en effet
posé la question de savoir si la mère
ne sétait pas sentie coupable par
rapport à son attitude lors de
linscription de Camille, ou si Nadine
elle-même ne lavait pas finalement
renvoyée à ses manques pour
quelle éprouve le besoin de
réparer « la faute » commise avec
autant de dévouement. Car Nadine emploie
très précisément le pronom
personnel « m » dans
lénoncé : « elle fait
vraiment tout pour pouvoir maider »,
comme pour souligner que cest bien envers
Nadine que la mère doit être redevable
; nest-ce pas Nadine qui après tout,
se débrouille comme elle peut avec cette
enfant ?
À un
moment de lentretien, Nadine évoque
les progrès de Camille en valorisant le fait
quelle est capable désormais de donner
la main aux autres ; mais sa phrase suit les propos
bienveillants que Nadine exprime à
légard de la mère, ce qui
provoque une ambiguïté au niveau de la
reconnaissance du sujet dont il question : est-ce
de la mère ou de la fille dont parle Nadine
se demande-t-on ? Cette confusion semble
liée à un enchaînement trop
rapide de la pensée ; mais sans être
un lapsus, elle révèle
néanmoins une intelligibilité de la
situation par Nadine, qui dit en effet :
«
elle/ elle est tout à fait consciente
du problème/ bon elle commence à
laccepter entre guillemets/ parce que
cest toujours pareil/ si elle navait
rien dit cest parce quelle
lacceptait pas non plus hein/ mais je
pense quelle a fait dénormes
progrès hein/ elle donne la main aux
autres/ alors quavant/ elle ne/ elle ne/
impossible de lui faire donner la main à
un enfant/ heu bon par contre elle continue
à lécher les murs///
».
Depuis
lénoncé « elle/ elle
est tout à fait
»
jusquà celui-ci : « cest
parce quelle ne lacceptait pas non plus
hein », Nadine parle clairement de la
mère ; quant à cet
énoncé : « impossible de lui
faire donner la main à un enfant/ heu bon/
par contre/ elle continue à lécher
les murs/ », on sait avec certitude
quil sagit bien de Camille. Entre ces
deux passages, Nadine exprime les progrès de
Camille sans la nommer : « mais je pense
quelle a fait dénormes
progrès hein/ elle donne la main aux autres/
alors quavant/ elle ne/ elle ne/ »,
en continuant à employer le pronom «
elle » alors que Nadine est en train de
faire léloge de la mère tout en
reconnaissant que celle-ci a eu du mal à
accepter la situation.
Lenchaînement
des propos énoncés par Nadine
provoque une confusion au niveau de la
reconnaissance des personnes dont elle parle ; il
ma fallu en effet deux à trois
lectures pour réaliser que Nadine
évoquait bien les progrès de Camille
et non pas ceux de la mère, ce qui au
demeurant aurait été tout à
fait cohérent avec ce que supposait les
phrases précédentes.
Léquivoque est du reste entretenue
à travers les quelques mots qui suivent, car
Nadine va hésiter deux fois :« alors
quavant/ elle ne/elle ne/», avant de
livrer la raison des progrès de Camille,
à savoir le fait quelle est capable
actuellement de « donner la main aux autres
». Cet énoncé prête
effectivement à confusion compte tenu du
contexte dans lequel il est émis, puisque
Nadine avait dabord réprouvé
lattitude de la mère de Camille, puis
avait finalement reconnu son dévouement
à son égard, comme « une main
tendue vers elle ».
Lécole
: un re-père pour Camille ?
Un autre
exemple rend compte de la problématique
pressentie par Nadine dans laquelle se trouve cette
petite fille ; Nadine expose les efforts de Camille
à propos de sa capacité à
mieux suivre le groupe, à mieux supporter
les déplacements, les changements de lieu. A
ce sujet, Nadine considère quelle a
pris désormais « ses
repères » dans la classe, dans
lécole, avec elle et les autres
enfants, comme elle le rapporte :
«
elle a quand même progressé/
ça cest sûr/ parce quau
début/ elle heu/ pas possible de la
mettre en rang/ elle était toujours au
bout du couloir/ elle nous suivait pas/ il
fallait la rechercher/ alors que maintenant/
ça y est/ ça cest
intégré/ quand on arrivait en
haut/ [
] jattends que tout
le monde soit regroupé/ on attend souvent
Camille/ elle supportait pas ça/ elle
faisait une crise pour pouvoir passer tout de
suite/ maintenant ça y est/ elle fait
comme les autres [
] elle a son
repère quand même/ elle arrive
à avoir des repères/
».
Pour exprimer
cette idée selon laquelle Camille parvient
à mieux se situer au niveau spatial, Nadine
emploie le terme « son repère »,
que jai entendu pour ma part comme « son
repaire ».
Cest
ainsi que dans un premier temps, ce terme a
résonné en moi et je trouvais
quil saccordait de manière
pertinente avec la situation décrite par
Nadine. En effet, Nadine semble avoir mis en oeuvre
de multiples stratégies afin que Camille se
sente en sécurité à
lécole, se sente suffisamment sereine
pour participer à la vie scolaire ou suivre
les mouvements du groupe.
En
résumé, plus quun lieu dans
lequel elle trouve des « repères
», lécole pouvait tout à
fait être devenue pour elle « un repaire
», cest-à-dire un espace dans
lequel elle se sent protégée,
à labri de toutes turbulences : son
refuge en quelque sorte. Mais une autre idée
mest venue à la suite des propos tenus
par Nadine, quelle enchaîne
immédiatement après sa
référence « au repère
» quaurait trouvé Camille
à lécole ; en effet, Nadine,
sans vraiment de liens apparents avec ce passage,
évoque lespoir que les parents de
Camille placent en lécole. Elle
rapporte que ceux-ci « attendent beaucoup
» de linstitution comme elle le souligne
:
«
quand même elle arrive à avoir
des repères/ mais heu cest
sûr que la maman/ enfin les parents/ le
papa/ je le vois moins/ mais ils espèrent
beaucoup/ cest sûr quils
attendent beaucoup de nous/ ».
Jai
retranscrit ce passage de manière à
bien situer le propos que tient Nadine sur les
parents ; en amont, Nadine rappelle le fait que
Camille « arrive à avoir des
repères », puis sans lien direct, elle
cite les parents de Camille en précisant
dabord que la maman espère en
lécole, puis elle se reprend en
spécifiant : « enfin les parents
». Elle ajoute néanmoins quelle
voit moins le papa. Jai alors imaginé
que le lien établi par Nadine entre «
le repère » quest devenue
lécole pour Camille et les parents,
sétait effectué sur la base
dun rapprochement homophonique entre les
termes « re-père » et «
père », ce dernier étant reconnu
comme étant effectivement peu
présent. Je me suis donc demandé si
à travers cette association entre la
sonorité des termes, Nadine ne pointait pas
« inconsciemment » une part du
problème exprimé par Camille à
travers son « symptôme » : «
la psychose » de Camille renverrait-elle
à la problématique du père
absent ? Nadine en entourant Camille dune
structure ferme et rassurante assumerait-elle la
fonction paternelle dont Camille aurait besoin pour
se construire ? Nadine évoque lexemple
« de la petite chaise » qui illustre
lattitude qui semble convenir à
Camille.
Nadine a
installé dans un coin de sa classe «
une petite chaise qui rend sage » sur laquelle
vont prendre place, pendant quelques minutes, les
élèves turbulents. Nadine raconte
quelle hésitait à y envoyer
Camille quand celle-ci était trop
excitée, car pensait-elle, elle
naurait pas saisi le sens de cet acte. Or,
sétant décidée tout de
même à agir envers Camille comme
envers les autres, il lui fut confirmé,
notamment par le pédopsychiatre,
quelle avait bien fait, ainsi quelle le
relate :
«
je savais pas trop moi non plus comment
réagir/ on nest pas formé
pour avoir des enfants psychotiques non plus
hein/ donc jai fait un petit peu comme je
sentais/ et puis le pédopsychiatre
ma dit/ écoutez vous avez bien
fait/ donc à un moment donné/ je
lui ai dit non Camille/ cest/ tu peux plus
faire ça/ ça suffit/ là tu
nous déranges/ ça suffit/ et
javais instauré une petite chaise
qui rend sage/ jai une petite chaise qui
rend sage qui est derrière mon coin
regroupement/ [
] et ça rend
sage/ et pour Camille/ cest vrai que
ça la calme/ alors cest vrai
quau début/ je me suis dit/ est-ce
que je peux le faire/ parce que cest
difficile quand on sait que lenfant peut
pas faire autrement/ moi je voulais pas la
punir ».
Ainsi, les
limites posées par Nadine, certes un peu
contre son gré, ont néanmoins eu un
effet positif sur le comportement de Camille ;
cest en ce sens que lécole
serait un re-père pour elle,
cest-à-dire un lieu dans lequel on lui
intime le contrôle de ses pulsions, dans
lequel elle conquiert progressivement une place
délève presque comme les
autres.
Antoine, «
lenfant qui ne devait pas être
là »
Nadine constate
à regret que laccueil dAntoine
à lécole ne lui ait pas
été bénéfique alors
quelle la gardé deux
années de suite dans sa classe après
décision de léquipe
pédagogique. Dès le premier jour de
la rentrée, elle avait remarqué
quAntoine présentait des
difficultés qui lont amenée
à convoquer immédiatement les
parents. Or, à son grand étonnement,
la mère paraissait « tomber des nues
», comme elle le dit, bien quelle ait
avoué avoir remarqué une
différence entre son fils et les autres
enfants lors des invitations des futurs
élèves de Nadine dans sa classe au
mois de juin précédent la
rentrée scolaire, ainsi quelle le
rappelle :
«
javaisun un autre enfant/ mais
celui-là il était autiste hein/
donc et puis je lai gardé deux ans/
mais franchement/ je crois que/ [
]
il mangeait le savon/ il mangeait la colle/
cétait/ alors donc/ je veux dire
Camille à côté/ cest
rien/ alors je lavais à mi-temps/
et javais/ parce que au début de
lannée cest pareil/ on vous
prévient pas/ cette maman nous avait rien
dit non plus/ il était même pas
suivi à lextérieur
rien/[
] jai tout de suite
appelé la directrice/ mais attends
là hein/ là/ faut faire quelque
chose/ y a quelque chose/ donc la maman on la
convoque et tout/ elle tombait des nues/
».
Nadine remarque
que si les conditions dinscription
dAntoine à lécole
ressemblaient à celles quelle avait
vécues avec Camille, puisque là
aussi, la maman navait « rien dit
», la situation était tout de
même différente. La maman ne semblait
pas consciente du problème dAntoine.
Mais ce qui fut le plus compliqué à
gérer pour Nadine, cest quune
fois la situation mise au jour, la maman ne cessa
de la couvrir de cadeaux ; selon Nadine,
cétait la marque de sa reconnaissance
pour tout ce quelle mettait en oeuvre afin
daider cet enfant. Mais quest-ce que
cette abondance de cadeaux masquait au niveau des
sentiments que la mère éprouvait
vis-à-vis de lécole ou de son
fils, impossible à dire autrement que par
ces preuves matérielles ?
Entre la maman
dAntoine, lenfant « qui ne devait
pas être là » et Nadine, se sont
nouées des relations tellement
ambiguës, quil est difficile de savoir
qui désire assujettir lautre à
sa volonté ; en effet, Nadine insiste sur le
fait que si Antoine était accepté
à lécole, cétait
« parce quon était gentil
». La maman dAntoine ne sest-elle
pas vue contrainte doffrir des
présents de valeur inestimable ? Or, Nadine
sen défend à peine en
soulignant quil aurait été
délicat de les refuser et que, de toutes
façons, elle ne pouvait laisser cette
mère avec « son paquet »,
terme porteur déquivoque, car pouvant
désigner tout autant Antoine, que les
cadeaux destinés à compenser ce
fardeau, ainsi que Nadine le dit :
«
çen était même
gênant/ je lui disais/ mais non
arrêtez/ je ne veux pas/ mais bon
cétait délicat/ aussi de/ je
pouvaispas lui laisser son son paquet non plus
hein/ cétait une façon
à elle de/ ben/ de remercier quoi/
».
Nadine en
exprimant plus ou moins explicitement
quAntoine nest pas un enfant «
désiré » à
lécole ne provoque-t-elle pas un
sentiment de culpabilité chez la
mère, qui dévoila quAntoine ne
fut « pas désiré » par elle
non plus, ainsi que le rapporte Nadine :
«
la maman ma dit heu/ quelle
sétait rendue compte de la
différence de Antoine/ ben cest
vrai que ça devait être assez
spécial/ heu son mari avait/ était
chef dentreprise/ enfin bon/ et elle
navait pas envie davoir
denfant/ elle mavait raconté
un peu sa vie/ bon/ et donc du coup/ elle avait/
elle voulait pas denfant/ et elle est
tombée enceinte/ bon bref/ elle a
quitté/ elle avait un magasin
doptique/ elle était opticienne/
oui cest ça/ elle a tout
quitté/ donc elle la très
mal vécu/ ».
Lattitude
de Nadine à légard
dAntoine ne serait-elle que la reproduction
de lattitude de la mère envers cet
enfant « non désiré » dans
une sorte de collusion identificatoire ?
Les relations
instaurées entre Nadine et la mère
dAntoine se sont nouées autour de cet
enfant qui ne parle pas, dont la parole semble
comme confisquée par la mère, et
à travers cette parole retenue, les
transactions commerciales seraient-elles là
comme pour rappeler à chaque fois le rejet
de cet enfant par sa mère ? Nadine constate
que cet enfant quelle a gardé deux
années de suite dans sa classe na pas
fait de progrès ; ce choix de
léquipe pédagogique fut
effectué pour rassurer la mère.
Quen fut-il réellement pour Nadine ?
Ainsi quelle le relate, cest un enfant
qui ne faisait « rien », à part
« tout manger », mais ce qui lavait
alertée et finalement fait céder pour
soccuper de cet enfant, fut la
détresse de la mère face à cet
enfant et la tristesse qui se dégageait de
la chambre dAntoine quand elle en prit
connaissance en voyant des photos :
«
elle m a montré un jour des
photos de la chambre dAntoine/ y avait/
cétait dune tristesse
incroyable/ dune tristesse/ alors moi je
pense vraiment/ que elle savait pas
soccuper dun enfant/ dun
bébé/ que cet enfant na pas
eu du tout de denvironnement chaleureux/
ni rien/ dabord elle nen voulait
pas/ heu sur le plan matériel/ je crois
quelle savait pas faire [
]
et moi/ cest surtout les photos qui
mont heu/ qui mont
interpellée/ parce que
cétait triste/ cétait
une chambre dadulte/ cétait
alors/ cest sûrement pas pour
ça quil est devenu comme ça/
[
]».
Nadine semble
navoir fait que « rendre service
» à la maman dAntoine en le
maintenant dans sa classe, laissant
sinstaller le sentiment quAntoine
nétait que toléré,
quau fond, il navait pas sa place
à lécole. Est-ce ainsi que
lon peut interpréter le geste
répétitif dAntoine, qui,
dès que Nadine quittait la chaise sur
laquelle elle était assise pour
sadresser au groupe, la jetait par terre, et
cela de manière systématique ? Est-ce
ainsi quil avait la compréhension de
ce que lon disait de lui : la place
quoccupait Nadine devait elle aussi
être déplacée, comme lui
létait aux yeux de tous ? Voici
comment
Nadine relate
cet épisode :
«
de toutes façons/ il faisait rien
à part heu à part tout manger/ heu
alors si/ ce qui était un peu
pénible/ cest quil
balançait ma chaise toutes les cinq/
toutes les deux minutes/ si jétais
pas assise sur ma chaise/ il voyait ma chaise/
il me la mettait par terre [
] ah
il ne supportait pas ma petite chaise/ ah oui/
non mais cest dingue hein/
».
Antoine
sattaquait-il à la chaise de Nadine
dès que celle-ci se levait, comme pour lui
faire entendre comment lui-même se sentait
délogé de tout lieu, de toute place,
comme pour dire à Nadine la souffrance
quil éprouvait à se sentir
« jeté » de partout ?
Jimmy : lenfant
quon lui a enlevé
Nadine raconte
sêtre occupée avec beaucoup de
dévouement dun enfant difficile,
Jimmy, que sa mère a retiré de
lécole sous prétexte que Nadine
« naimait pas » son enfant ;
en percevant la peine éprouvée par
Nadine à lévocation de cette
situation, jai immédiatement
pensé à un conflit ressemblant
à ceux auxquels peuvent être
confrontées les mères adoptives et
les mères biologiques. Jimmy était un
enfant qui ne parlait pas et qui du fait de son
retard au niveau du langage, sexprimait par
la violence.
Nadine dit
avoir multiplié les mises en oeuvre pour
aider Jimmy à canaliser sa violence, en
laccompagnant et en le soutenant lors des
diverses activités proposées, ce qui
avait grandement contribué à faire
progresser Jimmy.
Mais alors que
ses progrès augmentaient de jour en jour,
Nadine apprit de façon brutale que la
mère décida de changer Jimmy
décole, ce quelle
interpréta comme une attaque à son
encontre, ainsi quelle le relate :
«
javais un petit garçon/
cétait Jimmy/ je me souviens il
était très agressif/ donc du coup/
je pense que cétait aussi parce
quil avait pas bien
lelangage/[
] et lui/ cest
vrai que il ne parlait pas très bien/ et
en début dannée/ il
était dune agressivité
extrême/ cétait vraiment
quelque chose/ bon la maman elle était
pas nette pour pas dire autre chose/
[
] et alors cet enfant/ ben il
sest attaché à moi/ donc il
était vachement plus sympa/ et puis il a
changé/ parce quil était
suivi aussi par la même
rééducatrice hein du coup/ parce
quil était dune violence mais
incroyable/ bon/ du coup je loccupais bien
et tout/ il aimait travailler/ il aimait faire
des choses/ la peinture et tout/ et avec moi/
après à force de séances de
langage des comptines tout ça/ son
langage a évolué/ il a mieux
parlé/ et il est devenu moins agressif/
mais heu comme il allait mieux/ la mère
la changé décole/
».
Nadine attribue
la décision inconséquente de la
mère au fait « quil allait
mieux », décision paradoxale,
puisque elle se serait attendue à ce que la
mère apprécie les efforts fournis des
deux côtés, de son fils tout autant
que delle-même, estimant quelle
sétait beaucoup «
donnée » pour cet enfant, comme
elle le rapporte :
«
je métais quand même
donnée pour ce gamin/ javais
essayé de len sortir ».
Nadine a souffert
du retrait de Jimmy comme un arrachement, ainsi
quelle le dit :
«
comme il allait mieux/ la mère
la changé décole/ mais
jai pas pu prendre de/ enfin sur le coup/
jai pas pris de la distance en me disant
mais la mère elle est folle/ heu parce
que cest ce que ma dit la directrice
quand elle est venue me voir/ mais Nadine/
arrête/ tu sais bien que la mère
est folle/ donc ne prends pas ça à
coeur/ parce quelle est venue le dernier
jour/ alors Jimmy pleurait parce quil
savait quil allait nous quitter/
quil allait changer décole/
je me souviens que je suis allée lui dire
au revoir dans le réfectoire/ il ma
pris dans les bras comme ça/ et puis il
pleurait [
] oui elle faisait
ça par vengeance quelque part/ parce
quil était bien dans notre classe/
il avait réussi à trouver sa
place/ la mère/ alors en plus elle me
disait/ cest parce que vous naimez
pas mon enfant que je le retire/ enfin un truc
complètement hallucinant/ et cest
vrai quaprès je/// mais sur le
coup/ cest vrai que ça mavait
fait mal/ parce que je métais quand
même donnée pour ce gamin/
javais essayé de len sortir/
et là/ elle la retiré mais
uniquement pour ça
hein/
».
Nadine a
perçu lintention de la mère de
Jimmy comme une condamnation ; du jour
au
lendemain, elle
apprit le départ de Jimmy et la description
de ses adieux à cet enfant est
très
émouvante,
comme elle le rapporte : « je me souviens
que je suis allée lui dire au revoir
dans
le
réfectoire/ il ma pris dans les bras
comme ça/ et puis il pleurait ». La
directrice
connaissant
linvestissement de Nadine pour Jimmy, prit la
peine de lui faire remarquer que la mère
était « folle »,
quelle ne devait pas considérer cette
attaque comme une atteinte à
sa
personne ;
malgré ces précautions, Nadine se
souvient que cette épreuve fut douloureuse
:
«
ça mavait fait mal »
précisa-t-elle, la blessant dautant
plus que la mère aurait renversé
la
situation en
accusant Nadine de ne pas « aimer son
enfant », raison pour laquelle elle
le
changeait
décole. Selon Nadine, la mère
avait agi « par vengeance », alors
que lenfant
«
était bien dans notre classe »
et « avait réussi à trouver
sa place ». Cette situation
dans
laquelle
sest retrouvée Nadine fait penser
à celles qui sont parfois relatées
entre mères
adoptives et
mères biologiques se disputant la garde
dun enfant. Dans cette scène,
Nadine
jouerait le
rôle de la mère adoptive, qui elle, se
serait bien occupée de Jimmy, connaissant
ses
besoins et lui
ayant redonné une stabilité quasi
familiale, ainsi que les termes quelle
emploie
en
témoignent : « javais un petit
garçon/cétait Jimmy »,
« il était bien dans notre
classe ».
Les pronoms
personnels utilisés rendent compte du
sentiment de possession éprouvé
par
Nadine à
légard de Jimmy ainsi que de son
attachement à lui qui fut réciproque,
« alors cet
enfant/ben
il sest attaché à moi
», souligne-t-elle. Quant à la
mère de Jimmy, elle se
serait
comportée
comme ces mères qui revendiquent leur
propriété en raison du lien
biologique qui
lunit
à leur enfant.
Jimmy progressa
et sattacha à Nadine, ou comme elle le
dit, cest parce quil se serait
attaché
à elle
quil aurait progressé. Mais
daprès Nadine, la mère aurait
compris la nature de ce lien
comme un rapt,
comme si Nadine et lécole quelle
représente en tant quinstitution,
lui
«
ravissait » son enfant en quelque
sorte, en le conduisant vers le savoir. Avant de se
sentir
totalement
dépossédée, la mère
aurait fait le choix, contre le bien de son fils,
de « lenlever »
à
lécole,
à Nadine, « la mère
adoptive » dont elle devait
reconnaître sans se lavouer
les
compétences
pour aider son fils à grandir.
La
rivalité exprimée autour de cet
enfant rend
compte de
lenjeu que représente
lécole en termes
démancipation grâce à
laccès au savoir
quelle
permet, et de détachement de lenfant
à légard de sa mère par
la séparation
quelle
opère
entre eux. Linstitution naurait-elle
pas représenté aux yeux de la
mère, la fonction
paternelle
nécessaire et structurante qui laurait
comme délogée de sa fonction
maternelle
fusionnelle
?
Nadine relate
un incident causé par Jimmy qui avait
bouleversé toute lécole : un
midi, on vint
chercher Nadine
pour constater les dégâts
provoqués par Jimmy dans la salle
réservée au
personnel de
service. Nadine raconte quil sagissait
dun véritable « saccage
» : Jimmy avait
renversé
du café partout, barbouillé les murs
de crème Nivéa, comportement dont
Nadine
nexplique
pas la cause, mais qui avait conduit
léquipe à procéder
à lexclusion temporaire de cet enfant,
ainsi quelle le raconte :
«
cétait un enfant quand
même/ qui avait une
fois
saccagé
la salle des ATSEM en bas/[
] donc
on sétait dit/ attends/ là
on peut pas laisser
ça
comme
ça/ on a appelé tout de suite la
maman/ et on lui a dit quil était
exclu pendant trois
jours/
cest la première fois quon le
faisait/ même à lui/ on la
convoqué/ le petit bout
de
trois
ans/ mais il a compris/ et la maman au
début nous a dit/ ah ben ça tombe
bien parce que
justement
vendredi jai un rendez-vous heu/ et je
dois lemmener chez le docteur/ mais
non
jai
dit/ cest pas vendredi/ cest
là/ tout de suite/ vous repartez avec
votre enfant/ et pendant
trois
jours/ il ne vient pas/ alors là/
ça a embêté la maman/ Jimmy/
ça la beaucoup
embêté/
et
à partir de ce moment là aussi/
son comportement a changé/ parce que bon/
il voulait
pas/
il voulait pas nous quitter/ il était
trop bien par rapport à ce quil
devait vivre avec sa
maman/
donc voilà on est passé à
lexclusion en petite section/ mais
cest vrai que ça a
été
efficace/
».
Nadine constate
que la sanction prise à légard
de Jimmy fut bénéfique pour lui ; de
ce jour,
dit-elle,
« son comportement a changé
». A travers les propos rapportés par
Nadine, on
suppose
labsence du père dans la configuration
familiale de Jimmy, absence, inexistence
ou
négation
du père, en tous cas dune fonction
paternelle qui aurait empêché les
passages à
lacte
« hallucinants » de la part de
Jimmy. Aussi, lécole, en prenant la
décision ferme de
renvoyer Jimmy
durant trois jours aurait assuré cette
fonction re-cadrante, mais qui a
«
embêté » la maman. Pour ma
part, il mest apparu que le fait de retirer
son enfant de cette
école
avait un lien avec la sanction que tous les deux,
mère et enfant avaient subie.
Aussi,
Nadine aurait
perçu lacte de la mère en
termes de vengeance de sa part envers
lécole, non
pas
exclusivement tournée contre Nadine en tant
que personne, mais en tant que
fonction
structurante et
donc séparatrice dune relation
complexe entre elle et son fils.
Il semble que
lévènement de lexclusion
ait suffi à faire basculer une situation
devenue trop
menaçante
pour la mère dont le risque était la
perte fantasmée de son fils. Nadine se
serait-elle
«
arrangée » inconsciemment pour
laisser séchapper cet enfant, afin de
le restituer à la
mère,
via une mise en
scène quasi judiciaire ? Les injonctions
proférées par Nadine à
légard de la
mère
nont-elles pas eu finalement les effets
escomptés : « cest pas
vendredi/ cest là/ tout
de
suite/
vous repartez avec votre enfant/ » : la
mère est bien repartie avec son
enfant,
définitivement,
ainsi quelle la entendu ou bien voulu
lentendre, pour linscrire dans
une
autre
école du 19ème, « bien
difficile », où dailleurs
tout ce qui fut mis en place par
Nadine
fut
détruit : « un vrai gâchis
» répéta-t-elle par deux fois.
Car, dès laccueil de Jimmy
dans
cette nouvelle
école, la directrice recevait un appel
téléphonique lui demandant qui
était « ce
petit
monstre », comme le raconte Nadine avec un
soupçon de satisfaction:
«
parce que
quelques
jours après/ on nous a
téléphoné/[
]
il a recommencé à devenir comme il
était en
début
dannée/ lagressivité/
il progressait pas/ et il parait que la
maîtresse/ et ben elle
sen
sortait
pas/ ».
Cette
dernière phrase semble rassurer Nadine quant
à son dévouement envers cet enfant et
à
lattachement
quil lui vouait : la nouvelle maîtresse
ne « sen sortait pas »,
dit-elle,
confirmant
ainsi dans un mouvement ambivalent, à la
fois la déception : « tout le boulot
quon
avait
fait/ ça sest
évaporé/ », et le «
triomphe ».
Autrement dit,
bien que la mère lui ait
comme
retiré « la garde » de
lenfant, Nadine restait néanmoins dans
le coeur de Jimmy, la
seule «
bonne mère » quil ait eue,
lautre, la nouvelle maîtresse ne
parvenant pas à assumer
cette fonction.
Cest
ainsi que jai été amenée
à supposer les liens qui ont unis Nadine
à
Jimmy, comme
ressemblant à des liens damour
exclusifs. Le retrait de lenfant fut en
effet
pour Nadine
vécu comme un échec, une perte dont
elle se consola difficilement mais qui
dans
une certaine
mesure, était le résultat dune
atteinte au cadre de sa part. Car en investissant
la
relation avec
cet enfant au-delà de sa
responsabilité pédagogique,
na-t-elle pas affaibli le
cadre qui
aurait été le garant de son action
pédagogique. Quels mobiles sous-jacents
ont
conduit Nadine
à déplacer légèrement
le cadre pour que dune part lenfant
sattache à elle, et
dautre
part, ne puisse pas sattacher à une
autre quelle, telle que la maîtresse de
la nouvelle
école
?
Il
mapparaît que Nadine éprouverait
la nécessité daffirmer son
emprise sur certains
élèves,
ceux dont les manques sont manifestes tels que chez
Camille, Antoine ou Jimmy, car,
en ce qui
concerne les autres élèves, «
il y en a à la limite qui ont pas besoin
de lécole entre
guillemets/
», ces derniers semblent ne pas trop compter
pour Nadine. Du reste, il ny
a
presque aucune
référence au groupe classe dans son
discours. Nadine, en répondant à
ma
consigne, a
tout de suite concentré ses propos autour de
quelques enfants dans leur
extrême
singularité,
comme si les autres nexistaient
pas.
« Cest vrai
que », une formule qui dévoile
lattachement
Lorsque
jai retranscrit cet entretien, jai
relevé assez vite lemploi très
fréquent de la formule
«
cest vrai que » qui revient
quarante-quatre fois au cours du discours de Nadine
; jai, dans
un premier
temps laissé de côté
létude de cette proposition et la
fonction quelle assurait
dans
les propos
tenus par Nadine, persuadée, comme ce fut le
cas dans les précédentes
analyses
dentretien,
den saisir rapidement le sens. Jai donc
retardé le moment de cette
analyse
pensant avoir
recueilli assez de matériel à croiser
avec les thèmes que javais
repérés, en
particulier en
ce qui concerne les relations que Nadine
établit avec certains de ses
élèves et les bénéfices
quelle en retire. [...]
Ce nest
quen me représentant cette
proposition, telle un objet concret dont
je
pouvais presque
saisir la propriété physique que
jai pu aller au-delà de ce qui
résistait à mon
analyse. Alors
que jétais tentée de renoncer,
jai pu, par cette opération de la
pensée,
retrouver les
liens qui métaient peut-être
apparus, au départ, trop visibles. Tout en
rendant
compte du
processus qui ma conduite à
dépasser cette « pierre
dachoppement », je
voudrais
montrer comment
la compréhension de cette formule
employée par Nadine a renforcé
mes
premières
intuitions développées à
partir des exemples de cas denfants
quelle expose.
En
répétant maintes fois cette
proposition, Nadine semble chercher à
convaincre de
lauthenticité
de ses énoncés. Je me suis
interrogé sur ce qui, chez Nadine,
justifiait la
nécessité
de prouver la véracité de ses dires,
comme sils pouvaient susciter le doute. En
effet,
cette formule
se situe à larticulation de deux
propositions, comme pour les faire
coïncider
lune avec
lautre, comme pour les « attacher »
lune à lautre. Aussi, en me
laissant aller à
associer autour
de cette formule, je me suis
représenté limage de deux
morceaux de tissus
que Nadine
forcerait à rapprocher au moyen de cette
proposition qui aurait pour fonction
de
les relier, de
les joindre. Quest-ce qui au fond, dans cette
formule, ma portée à
éprouver
cette
impression de deux matériaux tendus bord
à bord pour tenter de les réunir,
comme si
entre deux
propositions énoncées par Nadine,
subsistait un écart quil lui
était impossible de
laisser en
létat, distance quil lui fallait
impérativement combler ?
Je me suis
alors tourné vers la notion «
dentre-deux » telle que la
définit Daniel Sibony qui
me semblait
correspondre au rôle que pouvait jouer cette
formule : « Lentre-deux est
une
forme de
coupure-lien entre deux termes, à ceci
près que lespace de la coupure et
celui du
lien
sont plus vastes quon ne croît ; et que
chacune de ces deux entités a toujours
partie liée
avec
lautre . Cette formule venant assembler
deux propositions serait comme
une
couture, comme
si Nadine tenait la fin de lune et le
début de lautre, sans rien vouloir
lâcher
ni de
lune ni de lautre, ou en ne
sautorisant à ne lâcher la
première, quà condition
dy
adjoindre comme
un morceau delle-même, une part de sa
« vérité ».
En revenant sur
les exemples denfants rapportés par
Nadine, jai noté quelle
répète à
plusieurs
reprises le terme « attachant » ;
ainsi à propos de Camille, elle dit que
« cest une
petite
fille très attachante/ » ou de
Jimmy : « ben/ il sest attaché
à moi/ » ; quant à
Antoine,
elle la
tout de même gardé deux années
dans sa classe, prétextant que
cétait avant tout
pour
rassurer la
mère.
Aussi, en
mappuyant sur ce que venait interroger en moi
la formule «
cest
vrai
que » qui semble attacher, lier entre
elles deux propositions, jai
été amené à penser
que
la
problématique dans laquelle Nadine situait
sa relation aux élèves en
difficulté, était reliée
à
une
volonté demprise,
denvahissement, voire de ravissement. C.
Blanchard-Laville
évoque
dans ces recherches sur les formes que peut
revêtir la relation pédagogique, la
notion
de «
mainmise » pour exprimer comment sexerce
le pouvoir de lenseignant dans
cette
relation. Elle
rappelle notamment, en se référant
aux travaux de R. Dorey quà propos de
cette
relation
demprise : « trois ordres de
significations sont à retenir ; le premier
sens renvoie à
une
action dappropriation par dépossession
de lautre ; "cest une mainmise, une
confiscation
représentant
une violence infligée et subie qui porte
préjudice à autrui par
empiètement sur
son
domaine privé, cest-à-dire par
une réduction de sa liberté". La
deuxième signification
est
celle de
la domination qui fait référence
à un pouvoir dominateur, par lequel
lautre se sent
contrôlé,
manipulé, en tout état de cause
maintenu dans un état de soumission et
de
dépendance
plus ou moins avancé. La troisième
direction sémantique découle des
deux
précédentes
: laction dappropriation-domination
doit laisser une marque, une empreinte
».
Ainsi, la
violence que Nadine a ressentie à la suite
du retrait de lécole de Jimmy par sa
mère,
comme si on lui
avait « confisqué » son propre
enfant peut-elle être
interprétée comme
étant
la
réplique de celle dont elle avait fait
preuve envers Jimmy en se lappropriant ?
Cette
formule «
cest vrai que » qui assure la
liaison entre deux énoncés,
témoignerait-elle du
besoin
éprouvé par Nadine de laisser, sa
marque, son empreinte, de remplir « les blancs
», tels
ces manques ou
ces failles quelle perçoit chez
certains enfants ? Mais en même temps
que
cette formule
attache et suture, elle procure également un
sentiment de continuité,
dassurance,
de stabilité relationnelle ; ce serait
peut-être ce sentiment de permanence
qui
provoquerait
lattachement de ces enfants envers Nadine,
dont les progrès lui renvoie
le
sentiment
quavec les petits « cest quand
même gratifiant ». Sentiment
quelle
néprouverait
sans doute pas
avec des plus grands, ou avec des enfants qui
nont pas besoin delle.
Conclusion
Jai
été pour ma part moi-même
soumise à « lemprise »
psychique subrepticement
installée
par Nadine
à mon insu ; durant la retranscription de
lentretien, je me suis surprise à
me
tromper
fréquemment sur la coupure des lettres
à lintérieur dun mot, ou
sur lespace à
laisser
au bon endroit.
Par exemple, je tapais le mot « un »,
ainsi : « u n », ou bien jattachais
des
lettres au mot
suivant comme dans « iln e faut »
à la place de « il ne faut », sans
que je puisse
prétexter
un manque dentraînement au niveau
technique. Jai par ailleurs été
comme happée
par la prosodie
particulière de lénonciation de
Nadine, constituée dun mélange
daspirations
retenues, de
respirations entre les mots, comme des ruptures et
des reprises, mais dont la
mélodie
en assurait le lien. Aussi, je nai pu
entendre certaines phrases prononcées par
Nadine
qui semblait
les retenir en elle, pour en livrer dautres
un peu plus loin.
De même,
jai été
très
«
attachée » à lanalyse de
cet entretien que je reprenais plusieurs fois par
jour, en trouvant
toujours une
idée à ajouter, comme si je ne
pouvais pas labandonner, « le
lâcher ». Plusieurs
éléments
se sont croisés en moi qui mont
poussée à « adhérer
» (au sens « dadhésif
»,
«
collé ») aux mouvements psychiques que
jai perçus chez Nadine. Ces mouvements
internes
vers lesquels
jai été comme aspirée,
mont conduite à ressentir
lambivalence des relations
pédagogiques
instituées par lenseignante à
légard de certains
élèves ; cette
ambivalence
mapparaît
dautant plus flagrante au regard de la
problématique de lentrée de
lenfant dans
le langage,
facilitée ou empêchée par
lenseignante. Nadine, en même temps
quelle facilite
laccès
au langage chez Jimmy par exemple,
nempêche-t-elle pas par ailleurs son
intégration
à
lécole, puisque la mère de
Jimmy len retire ? De même, en
acceptant daccueillir
Antoine
deux ans dans
sa classe, nentrave-t-elle pas dune
certaine manière ses progrès ? Aussi,
je me suis demandé si la tâche
complexe de lenseignante ne se situait pas
dans cet intervalle, entre
entrave
et facilitation, et dans les
aménagements entre ces deux pôles,
aménagements toujours
risqués
car pouvant faire basculer une situation de
manière définitive. Quant à
Camille, les
sentiments que
Nadine éprouve à son égard
sont souvent niés pour être ensuite
reconnus, ou
trop puissants
et nécessitant dêtre
remaniés (comme lorsquelle dit
quelle soccupe plus
delle que
des autres élèves). Ainsi, il
mapparaît que le silence de ces
élèves à
lécole
contraint
Nadine à aménager sans cesse ses
processus psychiques à loeuvre en
situation
pédagogique.
Elle a en effet été confrontée
à des situations extrêmes qui
lont conduite à
éprouver
des expériences psychiques, lui permettant,
certes, de se surpasser dun point de
vue
professionnel,
mais dans quelle mesure ne repousse-t-elle pas
ainsi les limites de lexercice
de
son
métier ? Il semble que pour Nadine, la
représentation quelle a de
lenseignement
saccompagne
dun surinvestissement en dehors duquel elle
ne se sentirait pas vraiment
exister en tant
qu« enseignante », comme si telle
était « sa raison dêtre
» une « vraie »
enseignante.
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