Marie
évoque dailleurs quelques exemples
denfants atteints de troubles de la parole
tels que le bégaiement qui apparemment ne
les empêche pas de parler, comme elle le
déclare :
«
jai vraiment des enfants qui parlent
beaucoup je trouve/ y compris/ alors moi
ça me surprend/ enfin ça me
surprend/ non ça me surprend pas/ mais
des enfants qui ont des problèmes de
prononciation/ [
] ça ne les
gêne absolument pas/ absolument pas/ du
tout/ pas du tout du tout// ils parlent/ ils
parlent/ jai heu// bégaiement/
chuintement/ jai plein de choses/ et alors
ça/ enfin je sais pas si vous me
lauriez demandé ou pas/ mais moi je
trouve quil y en a de plus en plus/
».
Par
ailleurs, Marie dit aimer travailler sur la langue
; elle lit beaucoup de poésies à
ses élèves, propose des jeux de
langage autour des comptines, raconte de nombreuses
histoires mais déplore le style
décriture de certains livres actuels
qui renferment des termes quelle refuse de
lire dans sa classe ; selon elle, ce nest ni
son rôle ni celui de lécole de
se faire le relais dun tel vocabulaire. Elle
oppose du reste la langue quotidienne dans laquelle
évolue lenfant
daujourdhui, celle quil entend
à la télévision notamment, et
la langue qui lui est adressée en
particulier ; elle semble dire que les enfants sont
baignés plus tôt dans du langage mais
quils nen saisissent pas toujours le
sens, telle une langue qui leur parviendrait
dune certaine manière
déformée, et quils reproduisent
du coup avec des défauts. Voici comme elle
le relate :
«
je me dis/ cest peut-être parce que
justement/ ils parlent énormément
de bonne heure/ beaucoup/ ils sont dans un bain
de langue/ enfin des cris/ ça cest
certain/ mais aussi de langage/ de langue de
mots/ avec la télévision/ avec
heu/ enfin/ ils sont baignés
là-dedans/ ils entendent mais
peut-être moins bien/ enfin je// ils
parlent donc peut-être moins bien/ moi je
pense/ je me suis interrogée/
[
] peut-être/ heu// je ne
sais pas/ et pas/ et pas forcément une
belle langue/ quoi/ ils entendent parler des
gens à la télévision vite/
des mots quils ne comprennent pas bien/
des// voilà/ parce quenfin/ je me
réfère toujours à ce que
jai connu au début/ et je trouve
quil y a vraiment une évolution/
moi/ hein maintenant/ ça mest
peutêtre très personnel/ quand
jai commencé/ les années qui
ont suivi/ je trouvais que les enfants parlaient
moins/ heu jai envie de dire/
réfléchissaient plus à la
façon dont ils allaient parler/ et quand
ils parlaient/ cétait mieux/
».
Marie
évoque ensuite le cas dun
élève handicapé
intégré dans sa classe
lannée précédente, avec
lequel elle na pas réussi à
établir de communication ; elle
considère que cette expérience fut un
échec, car nayant rien apporté
selon elle, ni à lenfant ni aux autres
élèves (elle ne nomme pas cet
élève durant
lentretien).
Enfin, Marie
aborde des éléments de son propre
rapport au métier, en insistant sur un
fonctionnement qui lui est personnel et qui
consiste à se passer de laide et de la
présence dune ATSEM dans sa classe,
car ces personnes, bien que dévouées,
auraient tendance à exécuter les
tâches à la place des
élèves et ne favoriseraient pas leur
autonomie. Selon Marie, les élèves
napprennent à être autonomes que
sils sont confrontés à
gérer par eux-mêmes toutes les
situations de la vie quotidienne dune classe
; de plus, cela développe lentraide et
les échanges langagiers puisque ceux qui
savent se débrouiller sont encouragés
par Marie à aller vers les autres pour les
aider.
Marie propose
ainsi, à lintérieur dun
cadre très construit quelle
gère et maîtrise avec aisance, un
certain nombre dactivités pour
intéresser et familiariser ses
élèves avec la « belle
» langue, à laquelle elle accorde une
grande valeur ; cette langue quelle
considère comme « une plus belle
langue » appartient en
réalité à la culture de
lécrit : la langue de la
poésie, des histoires, des contes. Marie
sattache à rapprocher ses
élèves de cette culture à
laquelle ils sont dailleurs
sensibilisés puisque ils appartiennent
à un milieu favorisé, comme elle le
précise :
«
ce sont des enfants qui sortent beaucoup/
certains vont beaucoup/ je vous parlais de
Brancusi là/ Beaubourg/ y en a qui
connaissaient déjà/ ils savaient/
ils savent tout ça/ ».
Il mest
apparu que le milieu scolaire dans lequel elle
évolue actuellement est en adéquation
avec une sorte didéal professionnel ;
elle est sensible à la culture sous toutes
ses formes, la sculpture, la peinture, la danse,
les poésies etc., et la plupart de ses
élèves témoignent du
même intérêt, ou du moins leur
participation à toutes les activités
offertes par Marie est pour elle une
satisfaction.
Aussi, je me
suis posé la question de savoir, en
repensant à lélève
handicapé qui reste un cas extrême
pour elle, si Marie se sentait suffisamment partie
prenante dans une relation pédagogique dont
elle sait quelle ne peut pas obtenir de
brillants résultats au niveau «
scolaire ». Marie met en place en effet
pour ses élèves des stratégies
qui leur permettent de développer leur
autonomie, mais face à des enfants
déjà autonomes ou très
prêts de lêtre. Comme elle le
rapporte à propos des activités
culturelles : « y en a qui connaissaient
déjà/ ils savaient/ ils savent tout
ça/ ». Du coup, je me suis
demandé si, devant des élèves
en difficulté, des élèves peu
disposés à apprendre ou refusant
dapprendre, Marie était prête
elle-même à déployer des
stratégies efficaces pour les aider à
entrer dans le langage, car ainsi quelle le
rappelait à propos de
lélève handicapé, elle
se sentait « complètement
démunie ». Jétudierai
ces thèmes dans cet ordre : Simone, la
petite fille qui ne parlait pas, la « belle
langue » pour Marie, sa conception du
métier, lélève
handicapé.
Analyse des
thèmes
Simone, la
petite fille qui ne parlait pas
Dès la
première minute de lentretien, Marie
évoque lexemple de Simone à
légard de laquelle elle a
adopté une stratégie «
dapprivoisement » pour
laider à parler en classe. Marie sait
que Simone parle à la maison, elle
lentend relater tous les
évènements de la journée
à la personne qui vient la chercher à
lécole, comme elle le rapporte :
«
mais elle parle parfaitement hein/
cest-à-dire que dès/
dès quelle avait franchi le seuil
de la porte/ même en début
dannée/ elle racontait à ses
parents/ je lentendais/ cest une
jeune femme qui vient la chercher/ et heu/ elle
lui racontait tout ce quelle avait fait/
donc cétait vraiment une attitude
dans la classe/ une attitude quelle
prenait dans la classe/ et quelle continue
à prendre je vous dis/ ».
Mais, à
elle, Marie, enseignante, Simone ne parle pas.
Marie déploie envers Simone des «
techniques » dapprivoisement, lui
permettant à la fois de rester en contact
avec elle, de la solliciter
régulièrement, tout en respectant son
rythme dadaptation à ce nouvel
environnement que représentent
lécole, la classe, les autres
élèves.
Mais Marie
estime que Simone serait tout à fait
consciente du petit « jeu » dans
lequel elle sest installée :
«
cest presque un jeu après/ elle
ne parlait pas/ donc elle se sent commencer
à parler/ et je vous dis/ elle sourit et
elle se tait/ comme si// comme un
jeu/».
Ce «
jeu » auquel sadonne Simone
consiste à refuser de parler alors
quelle sait que lenseignante attend
delle quelle parle. Marie
interprète les sourires de Simone dans ces
moments où elle la sollicite au niveau du
langage comme un acte volontaire qui exprimerait sa
résistance. Dans ces moments-là,
cest comme si elle ressentait que ce
nétait plus elle, lenseignante
mais Simone qui menait « le jeu »,
ainsi que Marie le souligne :
«
elle sait très bien que elle peut me
dire oui/ quelle peut me dire non/ elle le
dira pas/ exprès ».
Marie semble
attribuer à cette petite fille des
intentions quasi « persécutrices
».
Plus loin,
Marie décrit la manoeuvre par laquelle elle
a invité Simone à se joindre aux
autres élèves de la classe, tentative
qui ma rappelé celle utilisée
par le loup du Petit Chaperon rouge (un peu
avant le passage que je vais retranscrire, Marie
dit dailleurs quil faut « un
peu louvoyé » pour
équilibrer avec certains enfants les moments
de parole en grand groupe et les moments en petit
groupe : cest lemploi de ce verbe par
Marie qui ma incitée à penser
à ce conte). Marie rapporte quà
partir du moment où elle a constaté
que Simone était intéressée
par les histoires racontées en classe mais
quelle se tenait toujours à
lécart du groupe, elle a
procédé par petits essais
dapprivoisement afin de la convaincre
dentrer dans le groupe (je note en gras les
énoncés qui évoquent «
la méthode » adoptée par
le loup) :
« et
puis heu un jour/ je lui dis/ ben Simone/
assied-toi avec nous/ tu seras quand même
plus à laise/ mais vraiment
comme ça/ assied-toi/ elle sest
assise/ et ça était
terminé/ voilà/ alors elle
sassoit/ elle sest assise loin au
début/ et puis petit à petit/ je
lui ai dit/ ben mets-toi un peu plus
près/ tu verras mieux les images/
tu entendras mieux/ et elle sest mise
delle-même plus près/
quelquefois elle reste un peu plus loin/ et
quand moi jai envie quelle soit plus
près/ je fais ça un peu comme un
test quoi/ pour voir si elle veut bien/ elle
vient/ y a aucun problème/ donc elle est
très apprivoisée cette petite
fille/ ».
La manoeuvre
employée par le loup du conte correspond
à une stratégie de
séduction pour attirer le petit Chaperon
rouge à lui afin de le dévorer ;
cette entreprise conduit à la mort. Le
danger vient du séducteur, le loup. Aussi,
si Marie parvient à « attirer
» Simone dans lespace didactique, la
technique quelle adopte ne comporte-t-elle
pas un danger pour Simone ? Marie rappelle
quau début de lannée,
Simone restait longtemps debout, loin du groupe,
hors de lespace didactique construit par
Marie ; même si elle se tenait physiquement
dans la classe, elle échappait au
contrôle didactique de Marie, elle restait au
bord, à lextérieur. Elle
était là, présente, mais pas
dedans ; elle « résistait »
à entrer dans lespace organisé
par Marie. Simone semble représenter une
sorte dénigme pour Marie,
peut-être comme lénigme à
laquelle elle était confrontée,
petite, face à la phrase : « calme
lasthme et le domine ». La relation
quelle entretient avec Simone serait elle de
nature identificatoire ? Simone
représenterait-elle la part infantile qui
subsiste chez Marie ? [...]
Sa
conception du métier
Marie
évoque, à la suite de toute une
énumération concernant les nombreuses
activités quelle met en oeuvre pour
faciliter le langage chez ses élèves,
la mise en place dun système
dentraide des élèves entre eux,
parce que, dit-elle : « ça facilite
aussi ça/ la communication entre les enfants
de beaucoup saider/ de saider entre
eux/ malgré quils soient tout petits/
». Puis, elle précise quelle a
pris le parti de se passer du service des «
dames » (ATSEM) dans sa classe « parce
quelles aident trop pour moi ». Elle
déclare ainsi :
«
dabord jai personne pour
maider dans ma classe/ mais cest un
choix hein/[
] je ne veux pas
quelles soient dans ma classe/ ah
ça cest spécial/ moi je ne
veux pas/[
] non je ne veux pas
parce quelles aident trop pour moi/ je ne
veux pas quelles soient
là/[
] bon/ mais elles
peuvent aider une fois dans un atelier
très compliqué/ où
jai besoin dun oeil sans
quelles touchent à rien/
jexplique bien/ et voilà/ parce
quelles ont tendance à faire/
à prendre/ enfin/ pour moi// à
trop faire/ alors que moi/ je veux que
lenfant fasse/ ».
Selon Marie, la
présence des dames, par laide trop
insistante quelles apportent aux
élèves, « elles ont tendance
à trop faire », nuit à leur
autonomie et au développement de la
communication des élèves entre eux ;
en revanche, à loccasion
dateliers nécessitant la
présence dun adulte, Marie
reconnaît que leur aide peut être
efficace, mais uniquement sous son contrôle,
et surtout « sans quelles touchent
à rien ». Autrement dit, Marie
tiendrait-elle à sassurer de la
maîtrise totale de sa pratique
pédagogique ?
En entendant
Marie exprimer avec fermeté sa
volonté de se passer de laide des
Atsem, jai été pour ma part,
renvoyée à mon propre fonctionnement
dans ma pratique professionnelle ;
déstabilisée par sa prise de position
si affirmée, je me suis
écartée de ma posture
dinterviewer en émettant un jugement
de valeur admiratif envers elle qui était
déplacé dans ce contexte.
Presquen
interrompant ses propos, je déclare :
« mais
je trouve que cest très courageux ce
que vous faites/ de ne pas solliciter laide
permanente/ surtout en petite section/ ».
Tout
à coup, je me suis vue basculer du
côté de lidentification
professionnelle, conduite qui me fit
considérer lattitude de Marie comme
étant « très courageuse
», comme si je lenviais de savoir
soutenir ses idées, et surtout de les
appliquer ; comment comprendre ce renversement de
position ? Jai ressenti en
réalité, comme une faille au niveau
professionnel, quant à mon attitude à
légard des Atsem ; en effet, bien que
je partage lidée que développe
Marie consistant à insister sur
lautonomie des élèves,
jobserve pour ma part, dans ma pratique
quotidienne, que la présence et laide
des Atsem me sont indispensables de façon
permanente dans ma classe. Leur présence
lors dactivités ne présentant
pas de réelles difficultés pour les
enfants, me permettent de me mobiliser avec plus
dattention auprès
délèves que je peux aider plus
sereinement. De ce fait, je ne me montre pas trop
exigeante sur lefficacité
pédagogique de leurs interventions : ce que
je « perds » du point de vue
pédagogique, me permet de me rattraper
à dautres niveaux, par exemple en
accordant plus de temps à un petit groupe
délèves, ou en me concentrant
sur un élève en particulier.
Quoiquil
en soit, jai ressenti comme «
courageuse » la prise de position de Marie
à légard des Atsem qui, elle,
ne semble pas « négocier »
comme je le fais, ses principes pédagogiques
au profit dun confort sans doute plus grand
pour soutenir quelques élèves.
En fait, mon
admiration envers elle était sans doute en
même temps mêlée
denvie. Elle, contrairement à moi,
est intransigeante face à ses convictions.
Par ailleurs, jai également
perçu chez Marie, une volonté de
conserver une place unique auprès de ses
élèves ; est-ce tout à coup
cette place unique que parfois je suis
amenée à partager avec mon Atsem qui
a provoqué aussi mon envie et mes regrets ?
Il mest apparu que les principes sur lesquels
se fonde « le courage » de Marie
qui consiste à se passer de la
présence des Atsem se tiennent plutôt
du côté dune fonction
paternelle, ferme et structurante ; pour ma part,
la souplesse que ma demandé la
négociation des rôles qui, il est vrai
entraîne parfois, si ce nest des
conflits, mais des contrariétés dans
ma pratique, a néanmoins engendré des
gains que je sais apprécier : ce que je peux
mettre en oeuvre dans ma classe ne saurait se
réaliser sans laide des Atsem, du
moins je le suppose ainsi. Aussi, ce que
jabandonne de ma « toute-puissance
» ne représente pas une telle perte au
regard du bénéfice que je peux en
retirer en termes de plus grande
disponibilité à légard
de certains élèves. Mon intervention
directe durant lentretien indique cependant
à mon sens, un conflit concernant ma propre
problématique qui ne sest
peut-être pas suffisamment
élaboré, et qui a trouvé
loccasion de se réactualiser à
la confrontation de lévocation des
« principes » sur lesquels Marie, elle,
ne transige pas.
Cet «
oeil » appartenant aux dames dont Marie a
parfois besoin pour gérer un atelier mais
« sans quelles touchent à rien
» correspond chez moi à un droit de
regard que je pense détenir de toutes
façons avec assez de
sérénité pour ne pas me sentir
« dépossédée » de
mes intentions pédagogiques ; mais il est
vrai que cette attitude nécessite de me
maintenir constamment dans une tension qui autorise
à la fois une certaine latitude pour
lAtsem afin quelle puisse aussi
sexprimer en tant que sujet dans la classe,
tout en veillant à ce quelle laisse
les élèves « se
débrouiller » sans son
aide.
Marie est donc
seule à gérer sa classe, cest
ainsi quelle a appris son métier, sans
lassistance de personne, pratique
quelle continue dappliquer, et qui lui
permet de miser plus sur les compétences de
ses élèves. Marie rajoute :
«
même pour mettre des tabliers
denfants/ ils ont des tabliers de peinture
à mettre/ en début
dannée cest
épouvantable/ parce quils ne savent
pas mettre leur tablier/ mais si on leur met
tout le temps/ le tablier ils ne vont jamais
apprendre à mettre leur tablier/ donc
pour ça/ je veux quils apprennent
à mettre leur tablier/ alors il y a
quelques/ je sais pas maîtresse/ alors je
dis/ tu ne sais pas mais tu vas apprendre
[
] et puis moi/ après/ je
dis/ ben écoute tant pis/ tu ny
arrives pas/ je ne ménerve pas/
jessaye de ne pas ménerver/
je ne ménerve pas beaucoup/
intérieurement oui/ mais
extérieurement non »
.
Marie constate
que ces principes lui « coûtent
» tout de même, puisque dit-elle :
« je ne ménerve pas/
jessaye de ne pas ménerver/ je
ne ménerve pas beaucoup/
intérieurement oui/ mais
extérieurement non/ ».
Je me suis
alors demandé si ce que Marie
sobligeait à « tenir
» comme position dun côté
pour préserver ses intentions
pédagogiques, ne lempêchait pas
dassouplir son attitude par ailleurs ;
lévocation du cas de
lélève handicapé peut
apporter un éclairage à cette
question.
Lélève
handicapé
Marie
évoque le cas dun élève
intégré dans sa classe
lannée précédente avec
lequel elle na pas réussi à
établir de relation. Cette expérience
éprouvante pour elle comme pour le groupe
fut considérée par Marie comme un
échec à légard duquel
elle sinterroge encore aujourdhui :
quel fut lintérêt dune
telle tentative ? La gravité des troubles
que présentait cet enfant lavait
laissée complètement démunie ;
elle qui sait déployer tant de ressources
pédagogiques pour faciliter la communication
chez ses élèves nentrevoyait
rien de possible avec cet enfant, comme elle
lexprime :
«
cest un petit garçon mais dont
je ne peux absolument pas définir les
problèmes/ parce que personne na
été capable de me le dire/ heu qui
venait deux heures dans ma classe chaque matin/
et qui avait vraiment un gros handicap heu
intellectuel/ hein vraiment très
très grand/ et qui ne parlait pas/
pratiquement/ à part en poussant des
cris/[
] ben jai
été absolument incapable/ enfin on
était complètement/
jétais complètement
démunie [
] donc il est
absolument pas rentré / lui/ dans le
langage/ mais qui comprenait hein/ qui
comprenait très bien/[
] heu
moi ne me nommant jamais/ na jamais pu me
dire mon prénom ».
En relevant les
propos concernant le cas de cet enfant ou ceux qui
définissent sa propre attitude, je me suis
aperçu quils ne contenaient que des
énoncés négatifs : je ne peux
absolument pas définir les problèmes,
personne na été capable, qui ne
parlait pas pratiquement, jai
été absolument incapable,
jétais complètement
démunie, et lécole était
complètement démunie, il est
absolument pas rentré lui dans le langage,
mais qui ne rentrait absolument pas, moi ne me
nommant jamais, na jamais pu me dire mon
prénom, enfin bon pas du tout,
narrivait pas du tout à
sadresser aux autres. Cet exposé
totalement négatif de la situation montre
que Marie, qui le reconnaît dailleurs
elle-même, se trouvait en effet fort
démunie face à cet enfant,
dépouvue des ressources psychiques
quil lui aurait fallu déployer pour
entrer en communication avec lui, pour
établir un lien même minime ; Marie
semble surtout déçue quil ne
put jamais prononcer son prénom, comme si
elle navait pas existé pour lui :
« moi ne me nommant jamais/ na jamais
pu me dire mon prénom ». Marie
apparaît comme atteinte dans sa personne, ce
que je perçois à travers
lemploi des pronoms personnels ou adjectif
possessif : « moi, me, me, mon
prénom ». Marie ne nomme pas cet
enfant lors de lentretien : comme elle
navait pas dexistence pour lui, il
nen a pas pour elle.
Nayant
pas été reconnue par cet enfant, elle
na pu le reconnaître, comme si le
déni de lun avait
entraîné le déni de
lautre. Mais une interrogation demeure :
Marie nest pas seulement parvenue à
entrer en relation avec cet enfant, a-t-elle
seulement souhaité cette relation
?
Aussi, je me
suis posé la question de savoir ce qui avait
pu empêcher Marie de parvenir à
créer un lien ; est-ce que ces
empêchements se situaient du
côté de ses « qualités
psychiques » ? Quest-ce que Marie
nétait pas en mesure dexercer
face à cette expérience qui fut,
semble-t-il, pour elle une épreuve ? A la
lumière de ce que jai pu entrevoir
à partir de lanalyse clinique du
contenu des différents thèmes
évoqués par Marie, il
mapparaissait au départ que Marie
exerçait insuffisamment ses capacités
dordre maternel afin dêtre en
mesure daccueillir avec assez de souplesse
les difficultés que pouvaient manifester
certains de ces élèves, que ce soit
Simone ou bien lenfant handicapé. Mais
jai été amenée à
nuancer mes hypothèses car la
complexité de lacte denseigner
est telle quon ne peut le réduire de
la sorte. Comme le montre C. Blanchard-Laville dans
ses travaux, la nécessité
simpose chez lenseignant de
développer pour lui-même à la
fois des qualités psychiques dordre
maternel et paternel, afin « dassurer
souplesse et consistance » à
lenveloppe psychique créée par
lui pour contenir ses élèves et leur
permettre daccéder au savoir en toute
sécurité ; or, jai
été conduite à penser que pour
Marie, la question ne se posait pas en termes
déquilibre entre ces deux fonctions
ainsi quil mapparaissait au
départ, mais dans les termes suivant :
quest-ce que Marie doit mettre de
côté pour poursuivre ses intentions
pédagogiques ? Autrement dit, je
minterroge non pas sur les qualités
psychiques dont Marie serait dotée ou pas,
mais sur quelle fonction Marie va devoir
sappuyer le plus pour faire avancer son
projet didactique, et au détriment de quelle
autre. Afin de maintenir une enveloppe suffisamment
solide pour mettre en oeuvre sa pédagogie de
lautonomie permettant à ses
élèves dapprendre, Marie ne
peut supporter semble-t-il trop de souplesse dans
son dispositif, ce qui impliquerait peut-être
pour elle des négociations internes (plus
quavec son Atsem) trop coûteuses pour
son économie psychique. Maintenir cette
enveloppe avec moins de fermeté
nécessiterait pour elle de déployer
ses qualités dordre maternel qui
seraient comme des brèches dans la
barrière quelle a
édifiée autour de ses
élèves ; non seulement pour
quelle puisse leur dire :
«
tu ne sais pas mais tu vas apprendre »,
mais afin également de soutenir cette
position auprès des parents
délèves envers lesquels il
faut savoir aussi déployer certaines
qualités suffisamment fermes pour gagner
leur confiance, comme elle lexprime :
« et puis jexplique ça en
réunion aux parents en début
dannée/ cette façon de
fonctionner/ alors je dis/ ils auront
peut-être des tâches/ ou si
cest pas bien mis/ ou si cest mal
mis/ je dis cest bien/ tant pis/ tu
las enfilé/ cest très
bien/ la prochaine fois/ ce sera mieux/ bon
voilà/ mais voilà/ je trouve que
cest important/ ».
Conclusion
Avec Marie,
je me suis trouvée plongée au
coeur de son rapport à la langue et au
langage ; les adverbes employés
fréquemment par elle, les structures
énonciatives qui se reproduisent tout au
long de lentretien, la
répétition de certains noms ou
formules mont incitée à
mengager dans une lecture relativement
approfondie de cet entretien ; mais je reste en
quelque sorte suspendue à
lénigme quelle a
livrée et me demande si la clé ne
se trouverait pas à
lintérieur des mots-mêmes de
la phrase qui lintriguait tant. Cette
phrase qui vante les qualités dun
sirop qui « calme lasthme et le
domine » mérite encore de
sy attarder : je minterroge depuis
le début de lanalyse de
lentretien avec Marie sur sa
manière dorganiser ses
aménagements psychiques afin daider
les enfants à entrer dans la langue.
Aussi, je suis tentée de donner du sens
à cette phrase quelle
répète plusieurs fois ; il me
semble que les deux verbes qui la soutiennent
peuvent nous indiquer une piste.
Ces deux
verbes : « calme » et « domine
» louant les vertus curatives dun
sirop pourraient tout aussi bien
sappliquer à lunivers
psychique de Marie en situation
denseignement (dan lespace
professionnel) en loccurrence. On peut se
laisser aller à entendre ces deux verbes
comme des conseils, des recommandations à
légard des pulsions qui pourraient
se manifester ; face à ses
manifestations, deux solutions
savèrent possibles : « se
calmer » et « se dominer
». Marie évoque dailleurs ces
mouvements internes lorsquelle parle de sa
manière de conduire ses
élèves vers lautonomie et
lapprentissage impliquant de sa part une
certaine dose de patience et de
self-contrôle :
«
je ne ménerve pas
/jessaye de ne pas
ménerver /je ne
ménerve pas beaucoup
/intérieurement oui /mais
extérieurement non ».
Ne
pourrait-on pas qualifier leffort que
Marie exerce sur elle-même de la
même manière que les vertus
produites par le sirop à
légard de la maladie :
lasthme ? Marie, face à ses
élèves se calme et se domine, car
si intérieurement, elle
sénerve, extérieurement elle
ne le montre pas, elle contrôle ses
excès, ses pulsions, elle en vient
à bout, comme le sirop qui non seulement
atténue les effets de la maladie mais en
triomphe. Aussi, il me semble que Marie est
soumise à ce fonctionnement qui consiste
à « étouffer » le
moindre excès interne qui
sexprimerait.
Marie ne dit
pas quelle fut elle-même sujette
à lasthme, mais il est probable que
la maladie dont souffrait son père
lait affectée, ne serait-ce
quen étant témoin des
manifestations de crises. [...] Il me
semble retrouver dans les fonctionnements
psychiques de Marie des rapprochements avec les
explications données aux causes des
manifestations asthmatiques que jai pu
inférer à partir du discours sur
sa pratique. De même que Marie
éviterait le « déchirement
intérieur » en convoquant
fréquemment les adverbes pour les annuler
aussitôt énoncés, de
même elle échapperait aux conflits
manifestes en choisissant dêtre
seule dans sa classe. Cette idée me porte
à penser que pour Marie,
lélève handicapé
aurait été comme cette maladie,
lasthme, quelle naurait pu ni
calmer ni dominer.
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