Esprit du site
Moteur de recherche
Recherche d'article par auteur
Pedagopsy.eu
Recherche de livres par motsclefs
Plan du site
L'auteur

PLAN DU SITE

 

L'entretien avec Marie

Chantal Costantini 

           Marie rapporte très vite le cas d’une petite fille, Simone, qui ne parle pas, une exception dans sa classe qui compte de nombreux « moulins à paroles » ; car Marie qui est proche de la retraite, est plutôt étonnée de la facilité avec laquelle les élèves s’expriment aujourd’hui par rapport à ce qu’elle avait constaté au début de sa carrière.

Extraits de la THÈSE Pour l’obtention du grade de Docteur en Sciences de l’éducation présentée et soutenue publiquement par Chantal COSTANTINI le 17 juin 2008 sous la direction du Professeur Claudine BLANCHARD-LAVILLE

           Marie évoque d’ailleurs quelques exemples d’enfants atteints de troubles de la parole tels que le bégaiement qui apparemment ne les empêche pas de parler, comme elle le déclare :

« j’ai vraiment des enfants qui parlent beaucoup je trouve/ y compris/ alors moi ça me surprend/ enfin ça me surprend/ non ça me surprend pas/ mais des enfants qui ont des problèmes de prononciation/ […] ça ne les gêne absolument pas/ absolument pas/ du tout/ pas du tout du tout// ils parlent/ ils parlent/ j’ai heu// bégaiement/ chuintement/ j’ai plein de choses/ et alors ça/ enfin je sais pas si vous me l’auriez demandé ou pas/ mais moi je trouve qu’il y en a de plus en plus/ ».

 

           Par ailleurs, Marie dit aimer travailler sur la langue ; elle lit beaucoup de poésies à ses élèves, propose des jeux de langage autour des comptines, raconte de nombreuses histoires mais déplore le style d’écriture de certains livres actuels qui renferment des termes qu’elle refuse de lire dans sa classe ; selon elle, ce n’est ni son rôle ni celui de l’école de se faire le relais d’un tel vocabulaire. Elle oppose du reste la langue quotidienne dans laquelle évolue l’enfant d’aujourd’hui, celle qu’il entend à la télévision notamment, et la langue qui lui est adressée en particulier ; elle semble dire que les enfants sont baignés plus tôt dans du langage mais qu’ils n’en saisissent pas toujours le sens, telle une langue qui leur parviendrait d’une certaine manière déformée, et qu’ils reproduisent du coup avec des défauts. Voici comme elle le relate :

« je me dis/ c’est peut-être parce que justement/ ils parlent énormément de bonne heure/ beaucoup/ ils sont dans un bain de langue/ enfin des cris/ ça c’est certain/ mais aussi de langage/ de langue de mots/ avec la télévision/ avec heu/ enfin/ ils sont baignés là-dedans/ ils entendent mais peut-être moins bien/ enfin je// ils parlent donc peut-être moins bien/ moi je pense/ je me suis interrogée/ […] peut-être/ heu// je ne sais pas/ et pas/ et pas forcément une belle langue/ quoi/ ils entendent parler des gens à la télévision vite/ des mots qu’ils ne comprennent pas bien/ des// voilà/ parce qu’enfin/ je me réfère toujours à ce que j’ai connu au début/ et je trouve qu’il y a vraiment une évolution/ moi/ hein maintenant/ ça m’est peutêtre très personnel/ quand j’ai commencé/ les années qui ont suivi/ je trouvais que les enfants parlaient moins/ heu j’ai envie de dire/ réfléchissaient plus à la façon dont ils allaient parler/ et quand ils parlaient/ c’était mieux/ ».

 

           Marie évoque ensuite le cas d’un élève handicapé intégré dans sa classe l’année précédente, avec lequel elle n’a pas réussi à établir de communication ; elle considère que cette expérience fut un échec, car n’ayant rien apporté selon elle, ni à l’enfant ni aux autres élèves (elle ne nomme pas cet élève durant l’entretien).

 

           Enfin, Marie aborde des éléments de son propre rapport au métier, en insistant sur un fonctionnement qui lui est personnel et qui consiste à se passer de l’aide et de la présence d’une ATSEM dans sa classe, car ces personnes, bien que dévouées, auraient tendance à exécuter les tâches à la place des élèves et ne favoriseraient pas leur autonomie. Selon Marie, les élèves n’apprennent à être autonomes que s’ils sont confrontés à gérer par eux-mêmes toutes les situations de la vie quotidienne d’une classe ; de plus, cela développe l’entraide et les échanges langagiers puisque ceux qui savent se débrouiller sont encouragés par Marie à aller vers les autres pour les aider.

           Marie propose ainsi, à l’intérieur d’un cadre très construit qu’elle gère et maîtrise avec aisance, un certain nombre d’activités pour intéresser et familiariser ses élèves avec la « belle » langue, à laquelle elle accorde une grande valeur ; cette langue qu’elle considère comme « une plus belle langue » appartient en réalité à la culture de l’écrit : la langue de la poésie, des histoires, des contes. Marie s’attache à rapprocher ses élèves de cette culture à laquelle ils sont d’ailleurs sensibilisés puisque ils appartiennent à un milieu favorisé, comme elle le précise :

« ce sont des enfants qui sortent beaucoup/ certains vont beaucoup/ je vous parlais de Brancusi là/ Beaubourg/ y en a qui connaissaient déjà/ ils savaient/ ils savent tout ça/ ».

           Il m’est apparu que le milieu scolaire dans lequel elle évolue actuellement est en adéquation avec une sorte d’idéal professionnel ; elle est sensible à la culture sous toutes ses formes, la sculpture, la peinture, la danse, les poésies etc., et la plupart de ses élèves témoignent du même intérêt, ou du moins leur participation à toutes les activités offertes par Marie est pour elle une satisfaction.

 

           Aussi, je me suis posé la question de savoir, en repensant à l’élève handicapé qui reste un cas extrême pour elle, si Marie se sentait suffisamment partie prenante dans une relation pédagogique dont elle sait qu’elle ne peut pas obtenir de brillants résultats au niveau « scolaire ». Marie met en place en effet pour ses élèves des stratégies qui leur permettent de développer leur autonomie, mais face à des enfants déjà autonomes ou très prêts de l’être. Comme elle le rapporte à propos des activités culturelles : « y en a qui connaissaient déjà/ ils savaient/ ils savent tout ça/ ». Du coup, je me suis demandé si, devant des élèves en difficulté, des élèves peu disposés à apprendre ou refusant d’apprendre, Marie était prête elle-même à déployer des stratégies efficaces pour les aider à entrer dans le langage, car ainsi qu’elle le rappelait à propos de l’élève handicapé, elle se sentait « complètement démunie ». J’étudierai ces thèmes dans cet ordre : Simone, la petite fille qui ne parlait pas, la « belle langue » pour Marie, sa conception du métier, l’élève handicapé.

 

Analyse des thèmes

Simone, la petite fille qui ne parlait pas

           Dès la première minute de l’entretien, Marie évoque l’exemple de Simone à l’égard de laquelle elle a adopté une stratégie « d’apprivoisement » pour l’aider à parler en classe. Marie sait que Simone parle à la maison, elle l’entend relater tous les évènements de la journée à la personne qui vient la chercher à l’école, comme elle le rapporte :

« mais elle parle parfaitement hein/ c’est-à-dire que dès/ dès qu’elle avait franchi le seuil de la porte/ même en début d’année/ elle racontait à ses parents/ je l’entendais/ c’est une jeune femme qui vient la chercher/ et heu/ elle lui racontait tout ce qu’elle avait fait/ donc c’était vraiment une attitude dans la classe/ une attitude qu’elle prenait dans la classe/ et qu’elle continue à prendre je vous dis/ ».

           Mais, à elle, Marie, enseignante, Simone ne parle pas. Marie déploie envers Simone des « techniques » d’apprivoisement, lui permettant à la fois de rester en contact avec elle, de la solliciter régulièrement, tout en respectant son rythme d’adaptation à ce nouvel environnement que représentent l’école, la classe, les autres élèves.

           Mais Marie estime que Simone serait tout à fait consciente du petit « jeu » dans lequel elle s’est installée :

« c’est presque un jeu après/ elle ne parlait pas/ donc elle se sent commencer à parler/ et je vous dis/ elle sourit et elle se tait/ comme si// comme un jeu/».

           Ce « jeu » auquel s’adonne Simone consiste à refuser de parler alors qu’elle sait que l’enseignante attend d’elle qu’elle parle. Marie interprète les sourires de Simone dans ces moments où elle la sollicite au niveau du langage comme un acte volontaire qui exprimerait sa résistance. Dans ces moments-là, c’est comme si elle ressentait que ce n’était plus elle, l’enseignante mais Simone qui menait « le jeu », ainsi que Marie le souligne :

« elle sait très bien que elle peut me dire oui/ qu’elle peut me dire non/ elle le dira pas/ exprès ».

Marie semble attribuer à cette petite fille des intentions quasi « persécutrices ».

 

           Plus loin, Marie décrit la manoeuvre par laquelle elle a invité Simone à se joindre aux autres élèves de la classe, tentative qui m’a rappelé celle utilisée par le loup du Petit Chaperon rouge (un peu avant le passage que je vais retranscrire, Marie dit d’ailleurs qu’il faut « un peu louvoyé » pour équilibrer avec certains enfants les moments de parole en grand groupe et les moments en petit groupe : c’est l’emploi de ce verbe par Marie qui m’a incitée à penser à ce conte). Marie rapporte qu’à partir du moment où elle a constaté que Simone était intéressée par les histoires racontées en classe mais qu’elle se tenait toujours à l’écart du groupe, elle a procédé par petits essais d’apprivoisement afin de la convaincre d’entrer dans le groupe (je note en gras les énoncés qui évoquent « la méthode » adoptée par le loup) :

« et puis heu un jour/ je lui dis/ ben Simone/ assied-toi avec nous/ tu seras quand même plus à l’aise/ mais vraiment comme ça/ assied-toi/ elle s’est assise/ et ça était terminé/ voilà/ alors elle s’assoit/ elle s’est assise loin au début/ et puis petit à petit/ je lui ai dit/ ben mets-toi un peu plus près/ tu verras mieux les images/ tu entendras mieux/ et elle s’est mise d’elle-même plus près/ quelquefois elle reste un peu plus loin/ et quand moi j’ai envie qu’elle soit plus près/ je fais ça un peu comme un test quoi/ pour voir si elle veut bien/ elle vient/ y a aucun problème/ donc elle est très apprivoisée cette petite fille/ ».

           La manoeuvre employée par le loup du conte correspond à une stratégie de séduction pour attirer le petit Chaperon rouge à lui afin de le dévorer ; cette entreprise conduit à la mort. Le danger vient du séducteur, le loup. Aussi, si Marie parvient à « attirer » Simone dans l’espace didactique, la technique qu’elle adopte ne comporte-t-elle pas un danger pour Simone ? Marie rappelle qu’au début de l’année, Simone restait longtemps debout, loin du groupe, hors de l’espace didactique construit par Marie ; même si elle se tenait physiquement dans la classe, elle échappait au contrôle didactique de Marie, elle restait au bord, à l’extérieur. Elle était là, présente, mais pas dedans ; elle « résistait » à entrer dans l’espace organisé par Marie. Simone semble représenter une sorte d’énigme pour Marie, peut-être comme l’énigme à laquelle elle était confrontée, petite, face à la phrase : « calme l’asthme et le domine ». La relation qu’elle entretient avec Simone serait elle de nature identificatoire ? Simone représenterait-elle la part infantile qui subsiste chez Marie ? [...]

 

 Sa conception du métier

           Marie évoque, à la suite de toute une énumération concernant les nombreuses activités qu’elle met en oeuvre pour faciliter le langage chez ses élèves, la mise en place d’un système d’entraide des élèves entre eux, parce que, dit-elle : « ça facilite aussi ça/ la communication entre les enfants de beaucoup s’aider/ de s’aider entre eux/ malgré qu’ils soient tout petits/ ». Puis, elle précise qu’elle a pris le parti de se passer du service des « dames » (ATSEM) dans sa classe « parce qu’elles aident trop pour moi ». Elle déclare ainsi :

« d’abord j’ai personne pour m’aider dans ma classe/ mais c’est un choix hein/[…] je ne veux pas qu’elles soient dans ma classe/ ah ça c’est spécial/ moi je ne veux pas/[…] non je ne veux pas parce qu’elles aident trop pour moi/ je ne veux pas qu’elles soient là/[…] bon/ mais elles peuvent aider une fois dans un atelier très compliqué/ où j’ai besoin d’un oeil sans qu’elles touchent à rien/ j’explique bien/ et voilà/ parce qu’elles ont tendance à faire/ à prendre/ enfin/ pour moi// à trop faire/ alors que moi/ je veux que l’enfant fasse/ ».

           Selon Marie, la présence des dames, par l’aide trop insistante qu’elles apportent aux élèves, « elles ont tendance à trop faire », nuit à leur autonomie et au développement de la communication des élèves entre eux ; en revanche, à l’occasion d’ateliers nécessitant la présence d’un adulte, Marie reconnaît que leur aide peut être efficace, mais uniquement sous son contrôle, et surtout « sans qu’elles touchent à rien ». Autrement dit, Marie tiendrait-elle à s’assurer de la maîtrise totale de sa pratique pédagogique ?

           En entendant Marie exprimer avec fermeté sa volonté de se passer de l’aide des Atsem, j’ai été pour ma part, renvoyée à mon propre fonctionnement dans ma pratique professionnelle ; déstabilisée par sa prise de position si affirmée, je me suis écartée de ma posture d’interviewer en émettant un jugement de valeur admiratif envers elle qui était déplacé dans ce contexte.

           Presqu’en interrompant ses propos, je déclare :

« mais je trouve que c’est très courageux ce que vous faites/ de ne pas solliciter l’aide permanente/ surtout en petite section/ ».

           Tout à coup, je me suis vue basculer du côté de l’identification professionnelle, conduite qui me fit considérer l’attitude de Marie comme étant « très courageuse », comme si je l’enviais de savoir soutenir ses idées, et surtout de les appliquer ; comment comprendre ce renversement de position ? J’ai ressenti en réalité, comme une faille au niveau professionnel, quant à mon attitude à l’égard des Atsem ; en effet, bien que je partage l’idée que développe Marie consistant à insister sur l’autonomie des élèves, j’observe pour ma part, dans ma pratique quotidienne, que la présence et l’aide des Atsem me sont indispensables de façon permanente dans ma classe. Leur présence lors d’activités ne présentant pas de réelles difficultés pour les enfants, me permettent de me mobiliser avec plus d’attention auprès d’élèves que je peux aider plus sereinement. De ce fait, je ne me montre pas trop exigeante sur l’efficacité pédagogique de leurs interventions : ce que je « perds » du point de vue pédagogique, me permet de me rattraper à d’autres niveaux, par exemple en accordant plus de temps à un petit groupe d’élèves, ou en me concentrant sur un élève en particulier.

           Quoiqu’il en soit, j’ai ressenti comme « courageuse » la prise de position de Marie à l’égard des Atsem qui, elle, ne semble pas « négocier » comme je le fais, ses principes pédagogiques au profit d’un confort sans doute plus grand pour soutenir quelques élèves.

           En fait, mon admiration envers elle était sans doute en même temps mêlée d’envie. Elle, contrairement à moi, est intransigeante face à ses convictions. Par ailleurs, j’ai également perçu chez Marie, une volonté de conserver une place unique auprès de ses élèves ; est-ce tout à coup cette place unique que parfois je suis amenée à partager avec mon Atsem qui a provoqué aussi mon envie et mes regrets ? Il m’est apparu que les principes sur lesquels se fonde « le courage » de Marie qui consiste à se passer de la présence des Atsem se tiennent plutôt du côté d’une fonction paternelle, ferme et structurante ; pour ma part, la souplesse que m’a demandé la négociation des rôles qui, il est vrai entraîne parfois, si ce n’est des conflits, mais des contrariétés dans ma pratique, a néanmoins engendré des gains que je sais apprécier : ce que je peux mettre en oeuvre dans ma classe ne saurait se réaliser sans l’aide des Atsem, du moins je le suppose ainsi. Aussi, ce que j’abandonne de ma « toute-puissance » ne représente pas une telle perte au regard du bénéfice que je peux en retirer en termes de plus grande disponibilité à l’égard de certains élèves. Mon intervention directe durant l’entretien indique cependant à mon sens, un conflit concernant ma propre problématique qui ne s’est peut-être pas suffisamment élaboré, et qui a trouvé l’occasion de se réactualiser à la confrontation de l’évocation des « principes » sur lesquels Marie, elle, ne transige pas.

           Cet « oeil » appartenant aux dames dont Marie a parfois besoin pour gérer un atelier mais « sans qu’elles touchent à rien » correspond chez moi à un droit de regard que je pense détenir de toutes façons avec assez de sérénité pour ne pas me sentir « dépossédée » de mes intentions pédagogiques ; mais il est vrai que cette attitude nécessite de me maintenir constamment dans une tension qui autorise à la fois une certaine latitude pour l’Atsem afin qu’elle puisse aussi s’exprimer en tant que sujet dans la classe, tout en veillant à ce qu’elle laisse les élèves « se débrouiller » sans son aide.

           Marie est donc seule à gérer sa classe, c’est ainsi qu’elle a appris son métier, sans l’assistance de personne, pratique qu’elle continue d’appliquer, et qui lui permet de miser plus sur les compétences de ses élèves. Marie rajoute :

« même pour mettre des tabliers d’enfants/ ils ont des tabliers de peinture à mettre/ en début d’année c’est épouvantable/ parce qu’ils ne savent pas mettre leur tablier/ mais si on leur met tout le temps/ le tablier ils ne vont jamais apprendre à mettre leur tablier/ donc pour ça/ je veux qu’ils apprennent à mettre leur tablier/ alors il y a quelques/ je sais pas maîtresse/ alors je dis/ tu ne sais pas mais tu vas apprendre […] et puis moi/ après/ je dis/ ben écoute tant pis/ tu n’y arrives pas/ je ne m’énerve pas/ j’essaye de ne pas m’énerver/ je ne m’énerve pas beaucoup/ intérieurement oui/ mais extérieurement non »

.            Marie constate que ces principes lui « coûtent » tout de même, puisque dit-elle : « je ne m’énerve pas/ j’essaye de ne pas m’énerver/ je ne m’énerve pas beaucoup/ intérieurement oui/ mais extérieurement non/ ».

           Je me suis alors demandé si ce que Marie s’obligeait à « tenir » comme position d’un côté pour préserver ses intentions pédagogiques, ne l’empêchait pas d’assouplir son attitude par ailleurs ; l’évocation du cas de l’élève handicapé peut apporter un éclairage à cette question.

 

L’élève handicapé

           Marie évoque le cas d’un élève intégré dans sa classe l’année précédente avec lequel elle n’a pas réussi à établir de relation. Cette expérience éprouvante pour elle comme pour le groupe fut considérée par Marie comme un échec à l’égard duquel elle s’interroge encore aujourd’hui : quel fut l’intérêt d’une telle tentative ? La gravité des troubles que présentait cet enfant l’avait laissée complètement démunie ; elle qui sait déployer tant de ressources pédagogiques pour faciliter la communication chez ses élèves n’entrevoyait rien de possible avec cet enfant, comme elle l’exprime :

« c’est un petit garçon mais dont je ne peux absolument pas définir les problèmes/ parce que personne n’a été capable de me le dire/ heu qui venait deux heures dans ma classe chaque matin/ et qui avait vraiment un gros handicap heu intellectuel/ hein vraiment très très grand/ et qui ne parlait pas/ pratiquement/ à part en poussant des cris/[…] ben j’ai été absolument incapable/ enfin on était complètement/ j’étais complètement démunie […] donc il est absolument pas rentré / lui/ dans le langage/ mais qui comprenait hein/ qui comprenait très bien/[…] heu moi ne me nommant jamais/ n’a jamais pu me dire mon prénom ».

           En relevant les propos concernant le cas de cet enfant ou ceux qui définissent sa propre attitude, je me suis aperçu qu’ils ne contenaient que des énoncés négatifs : je ne peux absolument pas définir les problèmes, personne n’a été capable, qui ne parlait pas pratiquement, j’ai été absolument incapable, j’étais complètement démunie, et l’école était complètement démunie, il est absolument pas rentré lui dans le langage, mais qui ne rentrait absolument pas, moi ne me nommant jamais, n’a jamais pu me dire mon prénom, enfin bon pas du tout, n’arrivait pas du tout à s’adresser aux autres. Cet exposé totalement négatif de la situation montre que Marie, qui le reconnaît d’ailleurs elle-même, se trouvait en effet fort démunie face à cet enfant, dépouvue des ressources psychiques qu’il lui aurait fallu déployer pour entrer en communication avec lui, pour établir un lien même minime ; Marie semble surtout déçue qu’il ne put jamais prononcer son prénom, comme si elle n’avait pas existé pour lui : « moi ne me nommant jamais/ n’a jamais pu me dire mon prénom ». Marie apparaît comme atteinte dans sa personne, ce que je perçois à travers l’emploi des pronoms personnels ou adjectif possessif : « moi, me, me, mon prénom ». Marie ne nomme pas cet enfant lors de l’entretien : comme elle n’avait pas d’existence pour lui, il n’en a pas pour elle.

           N’ayant pas été reconnue par cet enfant, elle n’a pu le reconnaître, comme si le déni de l’un avait entraîné le déni de l’autre. Mais une interrogation demeure : Marie n’est pas seulement parvenue à entrer en relation avec cet enfant, a-t-elle seulement souhaité cette relation ?

           Aussi, je me suis posé la question de savoir ce qui avait pu empêcher Marie de parvenir à créer un lien ; est-ce que ces empêchements se situaient du côté de ses « qualités psychiques » ? Qu’est-ce que Marie n’était pas en mesure d’exercer face à cette expérience qui fut, semble-t-il, pour elle une épreuve ? A la lumière de ce que j’ai pu entrevoir à partir de l’analyse clinique du contenu des différents thèmes évoqués par Marie, il m’apparaissait au départ que Marie exerçait insuffisamment ses capacités d’ordre maternel afin d’être en mesure d’accueillir avec assez de souplesse les difficultés que pouvaient manifester certains de ces élèves, que ce soit Simone ou bien l’enfant handicapé. Mais j’ai été amenée à nuancer mes hypothèses car la complexité de l’acte d’enseigner est telle qu’on ne peut le réduire de la sorte. Comme le montre C. Blanchard-Laville dans ses travaux, la nécessité s’impose chez l’enseignant de développer pour lui-même à la fois des qualités psychiques d’ordre maternel et paternel, afin « d’assurer souplesse et consistance » à l’enveloppe psychique créée par lui pour contenir ses élèves et leur permettre d’accéder au savoir en toute sécurité ; or, j’ai été conduite à penser que pour Marie, la question ne se posait pas en termes d’équilibre entre ces deux fonctions ainsi qu’il m’apparaissait au départ, mais dans les termes suivant : qu’est-ce que Marie doit mettre de côté pour poursuivre ses intentions pédagogiques ? Autrement dit, je m’interroge non pas sur les qualités psychiques dont Marie serait dotée ou pas, mais sur quelle fonction Marie va devoir s’appuyer le plus pour faire avancer son projet didactique, et au détriment de quelle autre. Afin de maintenir une enveloppe suffisamment solide pour mettre en oeuvre sa pédagogie de l’autonomie permettant à ses élèves d’apprendre, Marie ne peut supporter semble-t-il trop de souplesse dans son dispositif, ce qui impliquerait peut-être pour elle des négociations internes (plus qu’avec son Atsem) trop coûteuses pour son économie psychique. Maintenir cette enveloppe avec moins de fermeté nécessiterait pour elle de déployer ses qualités d’ordre maternel qui seraient comme des brèches dans la barrière qu’elle a édifiée autour de ses élèves ; non seulement pour qu’elle puisse leur dire :

« tu ne sais pas mais tu vas apprendre », mais afin également de soutenir cette position auprès des parents d’élèves envers lesquels il faut savoir aussi déployer certaines qualités suffisamment fermes pour gagner leur confiance, comme elle l’exprime : « et puis j’explique ça en réunion aux parents en début d’année/ cette façon de fonctionner/ alors je dis/ ils auront peut-être des tâches/ ou si c’est pas bien mis/ ou si c’est mal mis/ je dis c’est bien/ tant pis/ tu l’as enfilé/ c’est très bien/ la prochaine fois/ ce sera mieux/ bon voilà/ mais voilà/ je trouve que c’est important/ ».

 

Conclusion

           Avec Marie, je me suis trouvée plongée au coeur de son rapport à la langue et au langage ; les adverbes employés fréquemment par elle, les structures énonciatives qui se reproduisent tout au long de l’entretien, la répétition de certains noms ou formules m’ont incitée à m’engager dans une lecture relativement approfondie de cet entretien ; mais je reste en quelque sorte suspendue à l’énigme qu’elle a livrée et me demande si la clé ne se trouverait pas à l’intérieur des mots-mêmes de la phrase qui l’intriguait tant. Cette phrase qui vante les qualités d’un sirop qui « calme l’asthme et le domine » mérite encore de s’y attarder : je m’interroge depuis le début de l’analyse de l’entretien avec Marie sur sa manière d’organiser ses aménagements psychiques afin d’aider les enfants à entrer dans la langue. Aussi, je suis tentée de donner du sens à cette phrase qu’elle répète plusieurs fois ; il me semble que les deux verbes qui la soutiennent peuvent nous indiquer une piste.

           Ces deux verbes : « calme » et « domine » louant les vertus curatives d’un sirop pourraient tout aussi bien s’appliquer à l’univers psychique de Marie en situation d’enseignement (dan l’espace professionnel) en l’occurrence. On peut se laisser aller à entendre ces deux verbes comme des conseils, des recommandations à l’égard des pulsions qui pourraient se manifester ; face à ses manifestations, deux solutions s’avèrent possibles : « se calmer » et « se dominer ». Marie évoque d’ailleurs ces mouvements internes lorsqu’elle parle de sa manière de conduire ses élèves vers l’autonomie et l’apprentissage impliquant de sa part une certaine dose de patience et de self-contrôle :

« je ne m’énerve pas /j’essaye de ne pas m’énerver /je ne m’énerve pas beaucoup /intérieurement oui /mais extérieurement non ».

           Ne pourrait-on pas qualifier l’effort que Marie exerce sur elle-même de la même manière que les vertus produites par le sirop à l’égard de la maladie : l’asthme ? Marie, face à ses élèves se calme et se domine, car si intérieurement, elle s’énerve, extérieurement elle ne le montre pas, elle contrôle ses excès, ses pulsions, elle en vient à bout, comme le sirop qui non seulement atténue les effets de la maladie mais en triomphe. Aussi, il me semble que Marie est soumise à ce fonctionnement qui consiste à « étouffer » le moindre excès interne qui s’exprimerait.

           Marie ne dit pas qu’elle fut elle-même sujette à l’asthme, mais il est probable que la maladie dont souffrait son père l’ait affectée, ne serait-ce qu’en étant témoin des manifestations de crises. [...] Il me semble retrouver dans les fonctionnements psychiques de Marie des rapprochements avec les explications données aux causes des manifestations asthmatiques que j’ai pu inférer à partir du discours sur sa pratique. De même que Marie éviterait le « déchirement intérieur » en convoquant fréquemment les adverbes pour les annuler aussitôt énoncés, de même elle échapperait aux conflits manifestes en choisissant d’être seule dans sa classe. Cette idée me porte à penser que pour Marie, l’élève handicapé aurait été comme cette maladie, l’asthme, qu’elle n’aurait pu ni calmer ni dominer.

Bibliographie

ANZIEU A. 2003. Le travail du psychothérapeute d’enfant. Paris : Dunod, p. 116.

BLANCHARD-LAVILLE C. 1997. « L’enseignant et la transmission dans l’espace psychique de la classe », in Recherches en Didactique des Mathématiques, vol.17, n°3.

 

Présentation de la thèse

Vos  Réactions

Adresse mail facultative

Commentaire

Esprit du site
Moteur de recherche
Recherche d'article par auteur
Pedagopsy.eu
Recherche de livres par motsclefs
Plan du site
L'auteur