Esprit du site
Moteur de recherche
Recherche d'article par auteur
Pedagopsy.eu
Recherche de livres par motsclefs
Plan du site
L'auteur

PLAN DU SITE

 

L’entretien avec Françoise

Chantal Costantini 

           Je suis arrivée avec plusieurs minutes de retard à mon rendez-vous avec Françoise, l’entretien devant avoir lieu dans son école. Alors que je me trouvais dans l’entrée de l’école, je vis passer une personne se dirigeant vers la sortie que j’ai immédiatement identifiée comme étant Françoise. Après m’être présentée en m’excusant, elle me prévint un peu sèchement qu’elle ne m’aurait pas attendue plus longtemps. Gênée par sa remarque et me sentant coupable, je pris conscience que je ne m’étais pas pressée pour me rendre à ce rendez-vous ; que signifiait ce retard ?

Extraits de la THÈSE Pour l’obtention du grade de Docteur en Sciences de l’éducation présentée et soutenue publiquement par Chantal COSTANTINI le 17 juin 2008 sous la direction du Professeur Claudine BLANCHARD-LAVILLE

           En nous dirigeant vers sa classe, subitement saisie par le doute, je lui re-précisais les modalités de l’entretien, en insistant notamment sur le fait qu’il serait enregistré. Elle se « braqua » un peu, m’annonçant que le directeur qui s’était chargé d’organiser la rencontre ne l’en avait pas informée : les données ne correspondant pas à ce qui était prévu, Françoise ne souhaitait plus participer à l’entretien. Ce sentiment de culpabilité qui m’a traversée à cause de mon retard n’annonçait-il pas mon manque de rigueur envers cette situation ? Je ne m’étais pas assurée auprès du directeur de l’approbation par les enseignantes sollicitées du cadre et des modalités de l’entretien sur lesquels je n’ai sans doute pas assez été précise.

           Voulant justifier alors de la nécessité de conserver les traces de son discours tout en bredouillant de vagues explications auxquelles je ne m’étais pas préparée, prise au dépourvu, j’arguais le cadre de ma recherche dans la perspective de la formation des enseignants. Cette idée me vint à l’esprit, pensant donner du poids à ma « simple » demande. Cet argument finit par la convaincre, car Françoise accepta les règles de l’interview.

Nous nous installâmes enfin dans sa classe qui m’apparut organisée de manière classique ; des tables étaient regroupées plutôt au centre, alors que les espaces de jeux se situaient le long des murs et dans les coins. Le matériel était vétuste, dépareillé et agencé de façon peu harmonieuse. A cette installation sans fantaisie, répondaient les productions en arts plastiques des élèves accrochées à des pinces sur des fils tendus de part et d’autre de la classe ou fixées aux murs, elles aussi témoignant d’une certaine uniformité.

           Pourtant, ma première impression face à cette enseignante d’environ une quarantaine d’années fut celle d’un mélange de conformisme et de générosité ; j’ai perçu en effet dès les premiers instants de l’entretien que Françoise était animée lorsqu’elle transmettait des éléments de son expérience. Sans être passionnée, elle témoignait d’un souci de rendre compte avec précision de son savoir-faire ; cette attitude me toucha, et je me réjouissais intérieurement de ne pas m’être arrêtée aux sentiments négatifs qui avaient surgi en moi à la suite du malentendu précédant l’entretien. Car à quoi, ou à qui au fond se sentait-elle tenue de répondre ? J’appris plus tard par Karine, une de ses jeunes collègues que je devais rencontrer la semaine suivante, que Françoise, en tant qu’ « ancienne » de l’école, aidait avec beaucoup de bienveillance les nouvelles enseignantes. Toujours d’après cette jeune collègue, Françoise fait partie de ces enseignantes qui se sentent toujours concernées par les enfants ou les réflexions pédagogiques, alors qu’on aurait pu la penser lassée de son métier ; elle était prête à soutenir les débutantes en dispensant conseils et encouragements, avec simplicité. En tous cas, le respect avec lequel Karine parlait de Françoise montrait qu’elle lui était redevable de son appui qui avait, semble t-il, été efficace. C’est ainsi que m’était apparue Françoise, disponible pour transmettre, mais sans vanité ; et c’est sans doute la raison pour laquelle ses jeunes collègues appréciaient ses recommandations qui traduisaient non pas la démonstration de son savoir, mais sa capacité à être rassurante.

 

Présentation des thèmes que Françoise a associés à la consigne

           Durant l’entretien, je ressentais que le thème de ma consigne n’avait pas été assez développé à mon goût par Françoise, et je pense que j’ai dû écourter plus ou moins consciemment l’entretien dont la tonalité me semblait trop « banale » comme m’était apparue sa classe d’ailleurs : qu’allais-je découvrir de nouveau, d’inédit avec elle ?

           Pourtant, dès la retranscription, je relevais un élément qui a retenu mon attention : Françoise ne nomme pas les enfants qui ne parlent pas, que ce soit ceux qui sont dans sa classe actuelle ou ceux dont elle se souvient. En revanche, elle décrit avec enthousiasme le cas d’un de ses élèves qui s’exprime particulièrement bien et qui a l’air de correspondre en tous points à la représentation qu’elle doit avoir de l’élève idéal. Cette opposition m’a marquée et je décidais d’approfondir mon intuition en cherchant des indices qui viendraient confirmer cette première idée : en effet, j’ai eu le sentiment que Françoise répondait finalement à ma consigne par l’opposé, le « négatif », comme dans le domaine de la photo où l’image que l’on veut faire apparaître est celle qui se révèle en sombre. Comme si en insistant sur l’exemple de cet élève « brillant », elle exprimait tout le manque de ces enfants qui ne parlent pas qui, du coup, existent comme en « creux » par rapport à ceux qui parlent, ces derniers se révélant comme en relief.

           En poursuivant dans cette voie, j’ai remarqué que Françoise emploie plusieurs fois le ou les termes « pareil » « c’est pareil » « c’est pas pareil », et « différent » « c’est différent » ; je me suis demandé alors si je pouvais établir un lien entre les termes contrastés qu’elle utilise et la manière dont elle parle de l’enfant qui s’exprime très bien, comme pour accentuer la différence entre deux catégories d’enfants. Mais ce recours aux termes contraires ne correspondrait-il pas en même temps à la délimitation d’un cadre sécurisant dans lequel Françoise peut déployer les stratégies indispensables à sa pratique ?

           J’ai relevé ensuite l’apparition d’une figure linguistique, l’apposition, qui m’a interpellée ; à plusieurs reprises en effet, Françoise fait appel à cette structure dans ces énoncés. La première fois, Françoise expose le contexte difficile dans lequel elle a débuté et s’exprime ainsi :

« moi/ mon expérience/ j’ai travaillé dans le 19ème heu/ milieu de squatts/ donc y avait des familles moyennes/ on va dire/ et une grosse partie de squatts/ donc heu ben/ on voyait la différence/ c’était énorme quoi/ ».

Françoise poursuit la description de son expérience dans ce milieu difficile en déplorant le fait que les enfants vivant dans ces squatts ne sortaient pas de leur quartier, n’avaient aucune ouverture sur l’extérieur, comme elle le souligne :

« à part ça dans le quartier/ je suis pas sûre qu’ils en étaient sortis / et qu’ils avaient vu quelque chose quoi/ ils faisaient le trajet le squatt l’école/ l’école le squatt/ ».

           Plus loin, Françoise raconte que la plupart de ces enfants appartenant à ces milieux très défavorisés ne connaissait pas les couleurs, ce qui lui semble inconcevable car faisant partie du domaine des connaissances de base, d’un minimum requis avant l’entrée à l’école, ainsi qu’elle le dit :

« c’était bon/ donc/ la pauvreté au niveau du vocabulaire/ les couleurs/ aucun enfant ne connaissait ses couleurs/ et ça c’est un minimum en rentrant en petite section quoi/ connaître au moins quelques couleurs/ avoir un petit potentiel de vocabulaire/ une base/ ».

           Puis, elle rajoute :

« ah non je vous dis/ le niveau/ c’était d’une pauvreté »,

nouvel énoncé au cours duquel apparaît une apposition.

           Dans un autre exemple que j’ai repéré, Françoise évoque le cas d’un enfant qui échange avec une de ses camarades à propos de l’Europe, et constate à cette occasion que certains élèves de sa classe ont un niveau de langage déjà très élaboré. Elle fait part de son étonnement face aux performances d’un enfant, ainsi qu’elle le rapporte :

« je constate que sur la clientèle d’enfants que j’ai cette année/ heu ben y a des enfants qui sont très ouverts/ très épanouis/ encore ce matin/ j’ai vu un échange entre deux enfants/ un qui lui disait/ heu et ben comment il a dit ça/ c’était pas moi j’habite dans l’Europe/ mais heu moi/ je suis dans l’Europe/ petite section quand même/».

           En m’appuyant sur ces exemples, je me suis posé la question de savoir quelle fonction assurait l’apposition dans le discours de Françoise ; je pressentais l’existence d’un lien entre l’emploi de cette forme linguistique et sa façon d’inscrire dans des catégories très distinctes les enfants qui ne parlent pas, appartenant à un milieu très défavorisé, et les enfants qu’elle considère comme « très épanouis », «très ouverts».

 

           Françoise considère que le thème auquel j’ai soumis sa réflexion croise en réalité de nombreux domaines qui se recoupent et évoque à ce propos une métaphore, la « toile d’araignée », comme pour mieux se représenter les multiples réseaux qui s’y rattachent :

« il y a plusieurs domaines/ enfin/ des fois/ ça se recoupe/ des fois ça/// on peut// sur différentes choses// c’est plutôt toile d’araignée/ c’est sur plein de domaines que ça joue/ ».

           Je n’ai pas perçu tout de suite la portée de cette métaphore ; c’est en étudiant l’un après l’autre chacun des thèmes qui sont ressortis de son discours que j’ai compris soudainement l’intérêt d’analyser cette métaphore, comme si celle-ci m’apportait peut-être une clé pour appréhender certains mécanismes psychiques à l’oeuvre, notamment lorsqu’elle décrit avec précision ses interventions auprès des élèves. En m’attachant à décrypter le sens de cette image, les éléments que j’ai pu relever se sont reliés pour former un ensemble tout à coup plus cohérent.

           Enfin, avant de clore l’entretien, Françoise s’épancha dans une diatribe contre la formation à l’IUFM et les formateurs. Ce réquisitoire m’apparut sans rapport direct avec ma consigne, et je ne compris pas durant l’entretien, ce que cette critique venait alimenter comme si elle se sentait investie d’une cause à défendre. Sa réaction lors de notre rencontre dans le hall de l’école avant l’entretien s’appuyait-elle sur ce que je percevais comme étant de l’ordre d’un ressentiment ? D’ailleurs, dès la retranscription, je notais l’emploi de termes qui illustrait pour elle une certaine vision du métier, mais plus particulièrement de la formation « en négatif » que se faisait Françoise. Elle parle de « fossé », d’ « écart », de « chute » pour rendre compte de la différence entre les théories affichées à l’IUFM et la réalité du terrain ; le vocabulaire qui accompagne son exposé m’a interrogée. Françoise emploie pour décrire son expérience sur le terrain des expressions telles que « tomber », « j’étais balancée », « pris en mains », « on sort », « on arrive », « on laisse à la porte », termes qui me renvoyaient à un univers spatial relativement incertain, risqué. J’ai souhaité explorer ce thème de l’écart entre la formation dispensée et l’expérience sur le terrain que Françoise développe.

- Je vais donc étudier dans un premier temps, la manière dont Françoise parle de cet élève brillant à ses yeux par opposition avec les élèves qu’elle a rencontrés dans les milieux très défavorisés.

- Puis, en m’appuyant sur les termes « pareil » et « différent » employés par Françoise dans plusieurs énoncés, j’essaierai de comprendre la manière dont elle catégorise les faits, les événements, analyse qui m’a conduite à établir des liens entre des éléments de sa vision de l’univers scolaire et la manière dont j’infère sa construction de l’espace didactique.

- J’examinerai ensuite la fonction de l’apposition, figure linguistique qui apparaît à quelques reprises dans son discours, ainsi que l’image de la « toile d’araignée » qu’elle évoque.

- Enfin, je traiterai de l’existence de l’écart que Françoise constate entre une formation trop théorique selon elle, et la confrontation avec la réalité de la classe : j’essaierai de mettre en lien cette analyse avec la problématique des enfants qui ne parlent pas en classe et les stratégies que Françoise tente de déployer pour les soutenir dans leur entrée dans le langage.

 

L’élève qui parle bien

           Françoise évoque avec une réelle admiration l’exemple d’un élève de sa classe qu’elle considère comme faisant partie des enfants « très ouverts », « très épanouis ». Elle rapporte notamment comment cet élève, au cours d’une conversation avec un camarade, lui expliqueoù il se situe géographiquement, « en Europe ». Selon Françoise, la richesse de son vocabulaire et l’à-propos de ses réflexions sont la conséquence de l’intérêt que lui portent ses parents, qui lui expliquent, avec clarté, les différentes situations qu’il va rencontrer ; comme elle le dit, ce sont des enfants « à qui on parle beaucoup ».

           Françoise rapporte deux autres situations au cours desquelles cet enfant a fait preuve d’une grande maturité par rapport à d’autres qui étaient, ou auraient été complètement perturbés. A l’occasion d’un évènement qui eut lieu à l’école exceptionnellement un samedi matin, cet élève a su exprimer avec facilité la différence avec les situations de classe ordinaires et s’y repérer ; ainsi, il témoignait de son intériorisation d’une temporalité qui était à même de le rassurer quant au déroulement de l’évènement inhabituel, alors que d’autres, moins préparés à cet évènement sont arrivés en pleurs, désorientés :

« c’est un enfant qui est très structuré/ j’ai déjà vu dans d’autres/ d’autres choses qui s’étaient passées dans la classe/ des choses exceptionnelles qui n’avaient rien à voir avec la semaine de classe/ pour lui/ alors y en avait qui arrivaient en pleurant/ parce que bon/ je veux pas/ c’était un samedi matin/ ou autre/ et lui qui arrivait en disant/ mais non c’est facile/ on fait ça/ et puis après on rentre chez nous/ et puis c’est fini/ pour lui c’était simple/ et puis pour d’autres/ c’était une catastrophe/ c’était pas un jour où on devait aller à l’école/ c’était/ et alors lui/ il avait très bien compris/ on lui avait expliqué/ il avait posé aussi des questions à ses parents/ qui/ on pose des questions/ ils répondent.»

           Cet enfant semble représenter pour Françoise une sorte de modèle d’élève idéal ; il répond aux attentes de Françoise qui accueille un élève semblant correspondre en tous points à ses principes, déjà « tout construit » d’une certaine manière. Selon Françoise, les performances de cet élève sont liées à l’attention que ses parents portent à ses questions : « on pose des questions/ ils répondent ».

           Ce schéma lui paraît tellement évident qu’elle ne comprend pas qu’il puisse en être autrement :

« mais pourquoi/ c’est pas compliqué/ il suffit que les parents disent les choses/ parlent/ et puis ben ça va s’intégrer »/.

           Plus loin, Françoise raconte que cet enfant fut confronté au décès d’un de ses camarades, événement tragique face auquel il a bien réagi, parce que, d’après Françoise, ses parents avaient su aborder le sujet en employant des mots justes. Françoise s’attarde à décrire et vanter les réactions de cet élève, qui selon elle, pourraient appartenir à la majorité, si les parents savaient entretenir un dialogue permanent avec leur enfant. J’ai été étonnée de constater la fascination que Françoise éprouve face à une conduite qu’elle estime efficace et en adhésion avec ses propres conceptions ; ma consigne n’était-elle pas : « comment vous faites dans votre classe avec des enfants qui ne parlent pas ? »

           C’est comme s’il lui avait fallu d’abord s’appuyer sur une expérience positive, valorisante et rassurante pour son image d’enseignante avant d’aborder le cas des élèves qui ne parlent pas, qui eux, lui renverraient peut-être une image d’elle-même comme « dégradée ».

           Par contraste, Françoise rapporte presque dépitée son expérience avec des enfants issus de milieu très défavorisé, vivant dans des squatts, et n’ayant aucune ouverture sur le monde extérieur. Face à ces enfants, tout était à reprendre à la base ; les mots les plus simples semblaient inaccessibles pour eux ; lorsqu’on s’occupe d’un enfant dit-elle, on est amené à échanger avec lui à propos de situations dans lesquelles il acquérra forcément du vocabulaire, ainsi qu’elle l’affirme :

« c’était/ bon/ donc/ la pauvreté au niveau du vocabulaire/ les couleurs/ aucun enfant ne connaissait ses couleurs/ et ça c’est un minimum en rentrant en petite section quoi/ connaître au moins quelques couleurs/ avoir un petit potentiel de vocabulaire/ une base/ […] alors que si l’enfant arrive quand même avec un minimum/ et parce que tout simplement on lui parle/ on lui parle en l’habillant/ tiens viens mettre ton pantalon/ viens mettre tes chaussettes/ ben ça c’est du basique/ c’est du vocabulaire basique/ qui permet/ après on s’appuie là-dessus/ et puis on monte petit à petit quoi ».

           Françoise parait sidérée du manque de vocabulaire chez ces enfants ; elle expose d’ailleurs à ce propos sa conception du langage qui débute, selon elle, à partir d’échanges simples autour des soins que les parents procurent à leur enfant et qui lui permettent ensuite à elle, enseignante, de prendre le relais. Françoise souligne que cette attitude constitue la base de toute relation qui fonde le langage : « c’est le fondement » dit-elle ; puis elle rajoute :

« ah non je vous dis/ le niveau/ c’était d’une pauvreté/ moi/ c’était la première fois que j’étais en petite section/ vraiment j’ai été surprise qu’il y ait même pas les bases quoi/ enfin le vocabulaire on n’a pas besoin de l’apprendre/ là c’est dans le langage d’une maman ou d’un papa de tous les jours quoi/ on a son enfant sous les yeux/ enfin ça me paraissait tellement normal/[…] à partir du moment où je m’occupe de toi/ je vais forcément te dire ces mots-là/ donc/ c’était des enfants qui étaient livrés à eux-mêmes/ ».

           Françoise ne parvient pas à envisager, malgré son expérience auprès d’élèves issus de milieux défavorisés que les comportements qu’elle considère comme normaux, basiques, soient liés à une culture, à une certaine conception de l’enfance et des relations entre parents et enfants. Aussi, elle rapporte comme « en creux » cette expérience avec des enfants qui ne possédaient pas le minimum requis au niveau du vocabulaire, en mettant en relief l’exemple de cet enfant qui parle très bien, faisant ressortir ainsi l’admiration qu’elle lui porte.

           La description « sombre » des enfants issus de milieux défavorisés révèle en quelque sorte son attrait pour les enfants dont on s’occupe ; j’ai rapproché cette manière de concevoir ces deux catégories d’enfants avec le domaine de la photographie dans lequel on observe que sur la pellicule, l’image s’imprime dans un premier temps « en négatif » avant de se révéler positivement après le passage dans différents bains chimiques. Ceci m’amène à considérer les énoncés dans lesquels Françoise a recours aux termes « pareil » et « différent », afin d’étayer mes premières intuitions.

 

De l’espace psychique à l’espace didactique

Pareil, différent

           En analysant l’entretien avec Françoise, j’ai eu le sentiment de me trouver face à une enseignante comme enfermée dans une vision dichotomique de son métier, où se répartissent les « bons » élèves et les « moins bons », comme elle l’exprime :

« on n’a pas des enfants qui ont tous la même difficulté/ donc et/ on aurait plus tendance/ soit à oublier les bons pour s’occuper des moins bons/ soit à faire sortir les bons/ parce qu’ils nous aident/ heureusement qu’ils sont là/ dans des temps justement de parole/ si on veut que ça démarre un peu/ ben ça va être que les bons/ et du coup/ les moins bons/ ben ils vont pas trop avoir non plus la possibilité/ parce que les autres/ ça va tellement fuser vite/ ben ils ont pas la place de parler quoi/ ils ont pas leur moment »/.

           D’après son expérience, elle constate que les élèves dont le langage est déjà élaboré lorsqu’ils entrent à l’école et qui, de plus, sont soutenus par les familles ne peuvent que progresser dans le courant de l’année ; en revanche, les élèves qui ne possèdent pas de vocabulaire suffisant et ne bénéficient pas du même intérêt de la part de leurs parents à leur égard, ne progresseront pas, ainsi qu’elle le souligne :

« donc forcément/ ils partent de la fin de petite section/ pas au même niveau que ce qu’ils auraient dû/ là où ils auraient dû être/ donc bon/ y en a qui arrivent hein à rattraper/ y en a pour qui c’est beaucoup plus dur quoi/ parce qu’après/ c’est aussi un entretien/ moi je vois bien/ dans la classe/ des enfants dont on s’occupe/ ils étaient déjà bien en début d’année/ ben ils en sont que meilleurs en fin d’année/ heu des enfants dont on se sera pas occupé pas plus/ ils étaient moyens en début d’année/ ils sont un petit peu mieux en fin d’année/ mais ils arrivent pas au niveau de ceux qui étaient bien en début d’année/ et qui finissent encore mieux quoi/ ils rattrapent pas/ […] quand on fait rien/ ben on n’a rien à dire. »

           Cette phrase qui tombe comme un couperet semble signifier que, pour Françoise, c’est l’ouverture sur le monde extérieur qui alimente le désir de parler chez l’enfant.

           W. Bion propose l’hypothèse selon laquelle la réalité psychique modèle l’espace extérieur, c’est-à-dire que : « L’espace de la pensée et l’espace émotionnel ne sont pas des métaphores fondées sur l’expérience de l’espace perceptif, c’est l’expérience de l’espace interne qui est première ».

           En me penchant plus attentivement sur le discours de Françoise, j’ai repéré l’apparition de termes qui d’après mes intuitions, révèlent le cadre de pensée à l’intérieur duquel Françoise évolue, influant peut-être sur sa conception de l’univers scolaire.

           Ces termes, « pareil » et « différent », semblent délimiter un espace dans lequel les objets, les activités, les êtres « se rangent » plus ou moins près de ces deux catégories. J’ai retranscrit dans un premier temps pour moi-même, tous les énoncés dans lesquels ces termes apparaissent avant d’essayer de saisir du sens.

           A travers quelques exemples, j’aimerais montrer ce qui m’a paru signifiant :

· * y a différentes choses/ où là/ l’enfant n’est pas obligé de parler/ mais heu/ mais il a/ s’il écoute au moins/ il peut avoir un guide par rapport à/ par rapport à la langue/ il entend ce que les autres disent/ et donc ça permet de mettre en place le langage/

* y a différentes/y a différents degrés dans le travail/un enfant qui n’aura pas parlé/s’il a déjà compris qu’il fallait coller de telle et telle manière/ben voilà il aura déjà compris une partie de ce que j’ai dit/maintenant si c’est pas collé où je veux/bon ben il aura observé/vu que là/il fallait coller voilà/

· *il suffit de regarder les autres/ ils voient/ on prend un papier/ on met de la colle/ ça a l’air de se poser comme ça/ c’est pas pareil quoi/ par contre/ de remettre des images dans un certain ordre/ on lit une histoire/ bon ben voilà/ là/ ils sont complètement perdus quoi/

· * alors bon/ c’est pareil/ un enfant/ parce qu’il y a des enfants qui sont très à l’écoute/ très dans l’observation/ c’est des enfants qui vont progresser très vite/ après on a des enfants qui ne voient pas encore en petite section/ l’intérêt d’être à l’école/ donc tous ces moments où ils pourraient s’appuyer sur des des petits supports/ sur des des petites aides/ ben comme eux ils sont pas présents à ce moment-là/ heu ça heu passe au-dessus quoi/

           Au regard de ces énoncés, j’ai eu l’impression qu’à travers les termes « pareil » et « différent », s’organisait chez Françoise un monde délimité dans lequel se déployaient deux sortes d’élèves, ceux qui arriveraient, « qui sont très à l’écoute » et ceux pour qui l’école demeurera une énigme : « ça passe au-dessus quoi », un univers construit, encadré par une vision du monde qui se situe entre « pareil » et « différent ».

           A travers la récurrence de ces termes, il m’est apparu que ce n’était pas tant le sens de ces mots qui donnait de la valeur aux énoncés que la manière dont ils permettaient à Françoise de placer sa pensée, de positionner sa perception des élèves, tel un agencement psychique au service de l’exercice de sa pratique professionnelle. Le modelage de cet espace entre la paire contrastée : « pareil/différent » laisse-t-il supposer que ce qui la rapprocherait de certains enfants ou ce qui l’en éloignerait serait soumis à cette problématique, comme si on pouvait dire : ce qui est pareil, semblable à elle, la concernerait, ce qui est différent l’intéresserait moins ?

           C’est cette première étape qui m’a conduite à repérer une figure linguistique, l’apposition, qui fait écho à ce fonctionnement propre à Françoise et qui semble résonner avec la façon dont elle considère les élèves issus de milieux défavorisés et cet élève « très ouvert » « très épanoui » qui a l’air de rassurer son image d’enseignante.

 

L’apposition, une figure de renforcement ?

           Dans le cadre d’une étude sur les formes de l’ambiguïté, Valérie Capdevielle-Mougnibas relève que l’apposition rend compte, par le fait de l’absence de déterminants entre les termes juxtaposés, de l’équivoque et de la confusion. En effet, « l’apposition est une fonction remplie par un mot ou un groupe de mots qui apporte un complément d’information à un nom ou à un groupe nominal dans une sorte de mise entre parenthèse implicite.

           Aussi, j’ai imaginé pouvoir mettre en lien la particularité que revêt cette figure qui apparaît à plusieurs reprises dans le discours de Françoise, avec sa manière de catégoriser ses élèves, autrement dit de rendre explicite ce qui apparaît comme étant de l’ordre de l’implicite dans son discours. Je ne prélèverai que quelques exemples d’énoncés pour soutenir mes impressions.

Le premier énoncé dans lequel cette figure m’a interpellée est le suivant :

« moi/ mon expérience/ j’ai travaillé dans le 19ème heu/ milieu de squatts/ donc/ y avait des familles moyennes on va dire/ et une grosse partie de squatts donc/ heu ben/ on voyait la différence/ c’était énorme quoi/.>>

On peut essayer d’insérer les termes suivants afin d’appréhender cet énoncé sous une forme plus explicite :

« dans le 19ème [virgule], [et plus particulièrement dans les] milieux [concentrant de nombreux] squatts ».

           En juxtaposant les deux syntagmes : « dans le 19ème » et « milieu de squatts », on s’aperçoit que le second détermine le premier ; que laisse entendre cette figure singulière et en quoi réside l’équivoque ? L’apposition fait ressortir le caractère négatif, sombre, de l’expérience passée dans une école de ce quartier en même temps qu’elle réduit toute une représentation géographique, le 19ème arrondissement, à ce milieu de squatts.

           Si je rapproche de cet énoncé celui dans lequel Françoise évoque l’enfant qui s’exprime particulièrement bien, je note l’effet inverse, c’est-à-dire que l’apposition met en relief le caractère d’exception du niveau de langage de cet enfant, comme elle le dit :

« comment il a dit ça/ c’était pas moi j’habite dans l’Europe/ mais heu/ moi/ je suis dans l’Europe/ petite section quand même/.>>

           Le syntagme « petite section quand même » détermine les pronoms personnels « moi/je » ; mais accolé ainsi à la phrase : « je suis dans l’Europe », il accentue le paradoxe entre une formulation particulièrement élaborée par rapport à l’âge de l’enfant qui l’énonce. L’apposition a pour effet de renforcer l’écart existant entre le niveau de langage « spectaculaire » pour un enfant de petite section au regard du niveau habituel rencontré dans cette classe d’âge.

           Ainsi, à travers ces deux exemples, « j’ai travaillé dans le 19ème heu milieu de squatts » et « moi je suis dans l’Europe petite section quand même », c’est comme si Françoise faisait en sorte de projeter, soit l’ombre, soit la lumière, sur des éléments qu’elle considère comme étant déterminants. Car elle poursuit en décrivant son expérience dans ces milieux difficiles, que : « à part ça dans le quartier/ je suis pas sûre qu’ils en étaient sortis / ». Cette supposition de sa part vient intensifier l’éclairage porté sur ce quartier en grossissant l’aspect carcéral, ghettoïsant, de ces milieux : des enfants qui ne sortent pas d’un lieu révèlent le fait qu’ils y sont retenus enfermés, comme prisonniers de leur origine sociale, culturelle, familiale.

           En exprimant sa pensée de la sorte, que cherche à exprimer Françoise ? Voudrait-elle dire que face à un tel déterminisme social, elle, en tant qu’enseignante dispose de peu de marges pour faire progresser ses élèves ?

           À travers ces quelques exemples, j’ai perçu chez Françoise comme une sorte de déconsidération à l’égard des enfants de ces quartiers défavorisés, sans être toutefois ni du mépris ni du dédain, par opposition avec la franche admiration qu’elle éprouve face à cet enfant « épanoui ». Vers la fin de l’entretien, elle livre que :

« bon y a des enfants qui ont plus un cerveau adapté à faire ce genre de choses/ qu’on a constaté/ parce que en français/ ils sont plus à même à faire ce genre de choses/ je vous dis un peu n’importe quoi/ le cerveau fonctionne quand même comme ça/ on n’est pas tous égaux pour faire les mêmes choses/ et y a des enfants/ et y a des gens qui sont plus matheux que d’autres/ plus/ bon/ ».

           En exprimant sa conception de « l’intelligence », j’ai eu le sentiment que se confirmait l’idée selon laquelle elle agence le monde en des univers distincts très contrastés (comme l’évoque le domaine de la photo). Aussi, lorsque Françoise relate ce qu’elle met en oeuvre pour aider ces enfants à acquérir plus de vocabulaire, elle semble insister sur l’aspect laborieux et ingrat de sa tâche :

« ben/ c’est pas/ petit à petit/ c’est dans l’observation des choses/ c’est en montrant/ c’est le travail qui aurait du être fait à un an/ on va dire/ quand le langage se met en place/ on lui parle avant/ mais là où il commence à sortir un peu de mots/ éventuellement/ ben il faut repartir à la base/ c’est un imagier/ c’est un album avec des couleurs/ et des référents/ heu c’est ça/ à chaque fois/ on nomme/ alors on n’a aucun retour/[…] c’est même pas tant le mot/ c’est aussi la vue des choses qui n’est pas forcément celle en réalité/[…] donc tout reprendre à la base/ et montrer des choses/ les nommer. »

           J’ai perçu comme une sorte de résignation chez Françoise à l’idée justement de « tout reprendre à la base », comme si elle considérait que ce n’était pas vraiment son rôle. Le fait qu’elle dise ne recevoir « aucun retour » de la part des élèves correspond-il à une réalité ? Ne faudrait-il pas peut-être l’entendre comme étant « non conforme » à ses attentes ?

 

La toile d’araignée, métaphore de son espace psychique ?

           Vers la fin de l’entretien, Françoise s’inquiète de savoir si elle a répondu à ma consigne, car elle constate que ce thème recoupe plusieurs domaines, non seulement le langage des enfants à proprement parler mais aussi les relations avec les parents, qui dit-elle, doivent être en harmonie avec les règles de l’école auquel cas, tout son travail est anéanti, ainsi qu’elle le souligne :

« il faut que les parents suivent aussi notre fonctionnement/ s’il y a une idée qui est dite d’un côté/ et puis une qui est dite de l’autre/ ça peut pas aller non plus quoi/ donc/ et le langage/ donc/ voilà/ je sais pas si je réponds dans le sens/ ou si je m’égare un peu/ on peut aussi/ après comme il y a plusieurs domaines/ enfin des fois ça se recoupe/ des fois ça/// on peut// sur différentes choses/ c’est plutôt toile d’araignée/ c’est sur plein de domaines que ça joue/ ».

           Lors de la retranscription, j’ai regretté de ne pas avoir « entendu » cette métaphore durant l’entretien afin de relancer Françoise pour qu’elle développe un peu plus sa pensée ; j’ai répondu à son inquiétude en énonçant : « pour moi/ c’est bon/ si vous avez envie d’évoquer encore quelque chose qui vous vient/ ». Je me suis sans doute sentie sur le moment trop éloignée de son univers pour pouvoir être en concordance avec elle et la suivre sur cette métaphore ; cela étant, dans l’après-coup, je m’aperçois que cette représentation de « la toile d’araignée » qui caractérise selon elle les multiples stratégies qu’elle installe au quotidien pour favoriser le développement du langage chez l’enfant et qui inclut aussi les relations avec les parents, m’a semblé intéressante à étudier pour comprendre un peu plus en profondeur le fonctionnement psychique de Françoise au service de sa pratique pédagogique.

 

           « La toile d’araignée », dans sa réalité physique appartenant au monde animal, est une construction complexe qui fascine et provoque l’admiration lorsque l’on observe les différentes étapes de son élaboration. La question se pose de savoir quelles sont les raisons sous-jacentes qui ont amené Françoise à évoquer cette métaphore à propos du thème que je lui ai proposé. Peut-on oublier que « la toile d’araignée » est avant tout un piège ? Si nous reprenons les étapes de sa construction, nous voyons que la première étape de la fabrication de la toile est l’établissement d’un cadre ; ensuite, l’araignée tend de nombreux fils pour constituer une structure radiale comme les rayons d’une roue de bicyclette. Elle file les rayons suivants dans un ordre précis, afin d’équilibrer les diverses tensions qui risquent de décentrer la future toile : elle les consolide alors par quelques tours d’une spirale centrale serrée : le moyeu. Puis, l’animal tisse un fil en spirale centrifuge, c’est-à-dire allant du centre vers la périphérie et dont les spires sont fortement espacées. L’araignée termine sa toile par la construction de la spirale de capture qui elle, est tissée de manière centripète, à savoir de l’extérieur vers le centre.

           Si l’on replace cette représentation dans la perspective d’une appréhension de l’espace psychique de Françoise projeté en situation professionnelle, on remarque que l’on peut associer la première étape de l’établissement d’un cadre solide avec le cadre délimité par la paire contrastée établie par Françoise : pareil/différent. Ce cadre assure la stabilité indispensable à Françoise pour déployer ses mises en oeuvre pédagogiques au service de ses élèves ; puis, intervient le tissage des rayons qui suit un ordre centrifuge tout en équilibrant les tensions qui risqueraient de décentrer la toile. Il m’est apparu en effet que l’expérience professionnelle de Françoise la mettait à l’abri de ces déséquilibres auxquels sont souvent soumis les enseignants face aux difficultés de leurs élèves ; elle raconte du reste avec précision la manière dont elle se déplace dans sa classe autour des ateliers d’activités qu’elle propose pour soutenir certains élèves, donner juste un coup de pouce à d’autres, appuyer d’un regard ceux qui comprennent bien, afin de se libérer pour pouvoir s’attarder auprès de ceux qui ont plus de mal à réaliser leurs tâches, comme elle l’expose :

« ben si vous voulez/ y a six enfants normalement à table/ donc pour certains groupes/ soit au moment du regroupement/ on aura expliqué l’atelier/ donc à ce moment là/ comme ça se fait juste avant/ on va le dire plus ordinairement la deuxième fois/ pour certains enfants/ ça y est/ c’est pigé/ c’est compris/ y a pas de problème/ pour d’autres/ il va falloir/ alors moi/ je fais plutôt comme ça/ y a le matériel/ y a ce qu’il faut/ je reviens pas/ ça y est/ on a donné l’explication/ je passe à une autre table/ on refait pareil/ et puis après/ je reviens pour voir où ça en est/ donc y a des enfants/ c’est parti/ c’est compris/ y a pas de problème/ puis je vais voir que/ soit y en a qui vont s’être trompés/ soit y’en a qui vont pas avoir démarré/ soit donc à ce moment-là/ je vais recommencer mon explication plus individuellement/ en reprenant là où il y a des difficultés/ par contre/ ceux qui auront réussi/ je vais me charger aussi de leur dire/ c’est bien/ continue/ je vais pas les exclure sous prétexte qu’ils réussissent/ quoi/ mais je vais être plus rapide quoi/ ou alors sur ceux-là/ les inciter à faire encore mieux quoi/».

           En m’appuyant sur la représentation de « la toile d’araignée », il m’apparaît que Françoise « tisse » à l’intérieur de sa classe un dispositif qui garantit la stabilité, la solidité de ses interventions auprès de ses élèves ; je perçois à travers sa description, qu’elle fait en sorte de ne jamais « lâcher » ses élèves, que ce soit ceux qui réussissent, auxquels elle accorde une attention suffisante pour qu’ils fassent mieux, ou que ce soit auprès de ceux qui ont plus de difficultés qu’elle soutient et qu’elle aide avec efficacité.

           On imagine que les élèves se sentent en totale sécurité pour apprendre ; car de la même manière que l’araignée tisse les rayons de sa toile selon une structure radiale, Françoise tisse entre elle et ses élèves les liens de sa relation pédagogique, tels les fils d’une toile, de sorte à ce qu’ils ne soient jamais rompus ; ces multiples allers-retours entre les uns et les autres témoignent de cette structure solidement tressée. Mais cet agencement qui lui assure la cohésion et le maintien de sa classe ne serait-il pas trop rigide ?

           Françoise s’interroge du reste sur le fait que certains élèves qui n’ont jamais parlé dans sa classe, se mettent à parler dès la rentrée scolaire de l’année suivante, sans qu’elle ne puisse clairement l’expliquer. C’est comme si elle éprouvait un regret à l’idée de ne pas profiter « des fruits » de son travail, ainsi qu’elle l’exprime :

« y a des enfants qui arrivaient/ là/ qui parlaient pas/ et et/ heu/ puis ils parlent pas forcément/ même à la fin de l’année de petite section/ et qui arrivent chez les moyens/ et ça se/ ça se libère/ et là/ je découvre un enfant que je n’avais pas entendu de l’année/ et arrivé chez les moyens/ il a pris de l’assurance/ que il y a beaucoup d’enfants/ tant qu’ils n’auront pas le potentiel qu’ils estiment être nécessaire/ ne vont pas s’autoriser à parler/ comme s’ils se censuraient tout seuls/ et heu/ donc à un moment donné/ je peux pas vous dire pourquoi hein/[…] je sais pas la peur qu’on se moque/ la peur de se tromper/[…]/ moi j’ai des enfants qui m’ont rien dit/ alors que je pressentais quand même qu’il y avait des mots qui étaient là/ et heu ils arrivent chez les moyens/ et c’est des enfants qui parlent/ ».

           À la lumière de cet extrait et en me soutenant de l’image que produit en moi la représentation de la « toile d’araignée », je me suis demandé si certains enfants n’éprouvaient pas dans la classe de Françoise des difficultés à « se mouvoir » à travers le maillage serré qu’elle tisse pour installer sa pratique pédagogique. Peut-être que pris dans un espace psychique singulier projeté dans l’espace physique de la classe, des enfants peuvent ne pas se sentir autorisés à s’exprimer, ou ne ressentent pas suffisamment de souplesse dans le dispositif pour en quelquesorte « passer à travers les mailles du filet » (cette expression me permet de rester dans le champ métaphorique).

           La structure psychique qui lui permet de contenir sa pratique, ses élèves, ses conceptions éducatives, n’est-elle pas trop finement ajustée pour pouvoir inclure ces enfants qu’elle décrit comme manquant d’assurance, ou ayant peur, ou encore s’autocensurant ? Du reste, elle constate que l’année suivante : « ça se libère », énoncé apparemment anodin, mais qui témoigne à mon sens, de sa perception de certains mécanismes à l’oeuvre, comme si elle reconnaissait que quelque chose échappant à sa logique trouvait son aboutissement, une issue, en dehors d’elle.

 

L’écart entre la formation théorique et l’expérience du terrain

           J’ai été surprise par les derniers propos tenus par Françoise qui semblaient « dévier » totalement de ma consigne ; en effet, elle se lança dans un véritable réquisitoire contre la formation dispensée à l’IUFM et contre les formateurs, qui selon elle, n’avaient aucun sens des réalités d’une classe.

           Au départ, j’ai pensé que ses attaques m’étaient peut-être indirectement adressées puisque j’avais évoqué avant le début de l’entretien un lien avec la formation des enseignants, ainsi qu’elle le rappelle :

« alors moi/ une question que je me pose par rapport à ce que vous m’avez dit sans me dire/ tout à l’heure/ par rapport à la formation des maîtres/ quel est le lien par rapport à ça » ;

face à cette interpellation, je l’ai questionnée comme en miroir : « d’après vous/ qu’est-ce que vous voyez/ d’après ce que vous venez de me dire/ ». Françoise se saisit alors de cette relance pour protester contre les incohérences d’une formation théorique et l’écart constaté dans la pratique quotidienne de la classe, comme elle le déclare :

« je pense qu’il y a un gros fossé dans la formation des maîtres/ donc si vous pouvez avoir quelque part une utilité là-dessus/ il y a matière à modifier des choses/ parce qu’entre la formation qu’il y a à l’IUFM/ et puis après/ la responsabilité qu’a l’enseignant deux mois après/ il y a un fossé quoi/ en général/ on sort de l’IUFM/ on arrive avec plein d’idées/ et puis les idées/ on les laisse à la porte/ et puis on va les reprendre après le stage/ on va les ramener à l’IUFM/ et après/ on se fait ses idées quand on est en stage/ et après/ on se construit ses idées avec sa personnalité quoi/ mais pas avec les appuis de la formation/ c’est souvent l’écho/ ».

           Sur l’instant, je n’ai pas compris le sens de cette protestation, car, n’étant pas elle-même passée par l’IUFM mais ayant été formée sur le terrain, que cherchait-elle à défendre en s’insurgeant de la sorte ? Françoise emploie des termes qui laissent penser qu’elle fut victime de ce « mauvais traitement », alors qu’elle n’y fut pas confrontée : « on sort de l’IUFM/ on arrive avec plein d’idées/ et puis les idées/ on les laisse à la porte/ et puis on va les reprendre après le stage/ on va les ramener à l’IUFM/ ». Plus loin, elle confie : « moi/ personnellement/ je suis pas passée par l’IUFM/ donc je suis ravie/ j’ai été recrutée/ et mise directement sur le terrain/ et j’ai eu la chance de tomber dans des écoles où on m’a pris en mains/. >>En examinant plus précisément ses propos, j’ai ressenti de sa part, à travers les mots qu’elle utilise pour relater soit sa propre expérience, soit l’expérience de jeunes enseignantes passées par l’IUFM, la perception d’un univers instable et risqué à ses yeux ; lorsqu’elle évoque l’IUFM, elle emploie des termes tels que : « fossé », « écart », « une chute », dit-elle en rappelant les difficultés rencontrées par une de ses jeunes collègues :

« c’est pas déjà facile/ puis si en plus/ elle a pas des moments de satisfaction/ où elle sent/ ben/ qu’elle a bien fait de faire ce métier là/ ça la valorise pas non plus/ donc heu du coup/ c’est plutôt une chute/ alors que on lui aurait peut être expliqué des petites choses/ ben du coup/ elle se serait senti mieux/ et elle se serait concentré elle-même sur autre chose/ et elle pouvait progresser dans sa vie professionnelle/ ».

           À l’opposé, Françoise estime qu’elle a eu de la chance de se retrouver directement sur le terrain ; le fait qu’elle soit « tombée » sur des équipes qui l’ont « prise en mains », comme elle le dit correspond à ses yeux à « une vraie » formation. En entendant ces énoncés, j’ai pensé que Françoise avait été projetée dans un monde au départ inconnu pour elle, « j’ai eu la chance de tomber dans des écoles », mais dont la chute fut comme « amortie » par des équipes bienveillantes à son égard, qui ont contenu sa prise de risque. D’ailleurs, elle évoque avec une pointe de nostalgie cette époque où ses collègues voulaient « la garder »:

« la première école/ on s’est demandé d’où j’arrivais/ on m’a dit/ c’est hors de question que t’ailles dans une école/ on te garde trois semaines/ ça sera de la maternelle/ c’est pas grave/ au moins t’auras vu ce que c’est la maternelle/ faut quand même que tu saches ce que c’est qu’un enfant/ et ce qui se passe dans une école/ » ;

puis, elle rajoute : « ils m’ont gardée trois semaines ». Ce sentiment de sécurité qui a accompagné ses premiers pas dans l’enseignement fait penser à celui qu’une mère transmet à son enfant alors qu’elle le soutient dans sa conquête de la marche ; le caractère pourtant autoritaire des enseignantes dont elle parle (« on te garde ») l’a semble-t-il rassurée pour commencer à apprendre son métier, mais peut-être de façon sous-jacente, l’a rassurée dans son besoin d’être acceptée, accueillie malgré son inexpérience. Toutefois, « on te garde » peut vouloir dire aussi : « on t’attache à nous », « tu es liée ». Aussi, cette expérience qui a modelé visiblement, non seulement sa pratique mais également sa conception de la formation, est érigée en exemple face à une formation jugée discordante avec la réalité. Le nouage serré qu’elle met en oeuvre dans sa classe rappelle cet attachement à ces premiers liens qui l’ont mise sur les rails de la profession.

Aussi, Françoise s’emploie à aider les enseignantes débutantes de son école sur ce même modèle, en les accompagnant par de nombreux conseils et suggestions, telle une « bonne » mère, tout en se heurtant à « une Autre », apparemment vécue comme rivale : la formation théorique dispensée à l’IUFM, moins rassurante et certainement plus déséquilibrante que la formation « concrète » des équipes enseignantes chaleureuses telles qu’elle les a connues.

           Françoise évoque l’IUFM en utilisant un vocabulaire qui exprime la représentation trop « lâche », presque « trouée » qu’elle s’en fait : « on sort de l’IUFM/ on arrive avec plein d’idées/ et puis les idées/ on les laisse/ à la porte et puis/ on va les reprendre après le stage/ on va les ramener à l’IUFM/. A la fin de l’entretien, elle proclame : je pense que la formation/ on la fait à partir du moment où on est sorti de l’IUFM/ mais pas quand on est dedans quoi/ ».

Françoise n’accorde guère de crédit à la formation, qui, selon elle, ne peut s’éprouver à l’intérieur de ce cadre dont l’espace n’est pas assez enveloppant, contenant : on rentre, on sort, on n’y est pas « gardé » comme elle le fut dans ses premières écoles. C’est un cadre qui laisse tomber, qui ne retient pas la chute, trop distendu. Du reste, elle conclut son réquisitoire contre cette formation fantasmatiquement menaçante pour ses propres représentations en déclarant : « les formateurs sont pas à la hauteur/ voilà », signifiant sans doute leur inaptitude à réceptionner les chutes et les retombées des risques encourus dans ce métier.

 

Conclusion

           J’ai été amenée à supposer que pour Françoise, le tissage « de la toile d’araignée » semble être la meilleure solution qu’elle ait trouvée afin d’amortir à la fois « les chutes » des expériences qu’elle a traversées (ses débuts dans le métier, son passage dans les quartiers difficiles) mais aussi, pour pouvoir contenir et retenir les éléments en jeu dans sa pratique professionnelle : les élèves, le savoir, la pédagogie, ses conceptions éducatives.

           En revanche, ce maillage trop étroitement tressé ne constitue-t-il pas un empêchement à l’expression chez certains élèves qui s’en trouvent comme « libérés » l’année suivante ? Cette organisation singulière présenterait le désavantage de retenir la parole chez ceux qui ne se sentent pas assez en confiance, qui ont peur, mais offrirait comme un tremplin à ceux qui savent prendre appui sur le filet tendu pour eux. Car il apparaît à travers les propos rapportés, que Françoise, tout en se penchant avec attention sur chacun de ses élèves, ne s’anime qu’en évoquant ceux qu’elle identifie comme étant « pareils » à elle, alors qu’elle semble déprécier ceux qui sont différents.

           Mireille Cifali rappelle que : « C’est en vain qu’on essaie de se protéger en désignant l’autre comme étranger à soi-même, et, s’il fait peur, c’est qu’il réveille en soi quelque chose dont on ne veut rien savoir, dont on exclut que ça puisse vous appartenir et qu’on ne peut supporter dans le miroir qu’il nous tend ».

           J’ai le sentiment que pour Françoise, la description comme en « négatif » des enfants issus de milieux défavorisés fait apparaître l’angoisse de leur ressembler, de paraître comme eux, indigents à tous les niveaux, au niveau social, intellectuel.

           Pour elle qui n’a pas bénéficié d’une formation à l’IUFM et qui, à entendre le caractère défensif de ses propos, en souffre ou en a souffert, se sent probablement dévalorisée, diminuée par rapport à ceux qui ont suivi cette formation, ou encore vis-à-vis des formateurs auxquels elle m’a identifiée. Aussi, en se tenant éloignée de ces écoles accueillant de tels élèves, Françoise se protège peut-être de l’angoisse d’un renvoi en miroir ; la manière dont elle sur-estime un de ses élèves actuels renforce à mon sens cette idée d’un besoin chez elle de se préserver d’une telle image d’elle-même.

 Bibliographie

CAPDEVIELLE-MOUGNIBAS V. 2004. « De l’intérêt de la linguistique pour la recherche en psychologie

clinique. Subjectivité et analyse de l’équivoque », in Marges Linguistiques, n°7. Saint-Chamas : M. L. M. S.

éditeur, http://www.marges-linguistiques.com-13250

erso.numericable.fr/~araignee/construction.htm

CIFALI M. 1994. Le lien éducatif : contre-jour psychanalytique. Paris : PUF,

 

Présentation de la thèse

Vos  Réactions

Adresse mail facultative

Commentaire

Esprit du site
Moteur de recherche
Recherche d'article par auteur
Pedagopsy.eu
Recherche de livres par motsclefs
Plan du site
L'auteur