En
nous dirigeant vers sa classe, subitement saisie
par le doute, je lui re-précisais les
modalités de lentretien, en insistant
notamment sur le fait quil serait
enregistré. Elle se « braqua » un
peu, mannonçant que le directeur qui
sétait chargé dorganiser
la rencontre ne len avait pas informée
: les données ne correspondant pas à
ce qui était prévu, Françoise
ne souhaitait plus participer à
lentretien. Ce sentiment de
culpabilité qui ma traversée
à cause de mon retard
nannonçait-il pas mon manque de
rigueur envers cette situation ? Je ne
métais pas assurée
auprès du directeur de lapprobation
par les enseignantes sollicitées du cadre et
des modalités de lentretien sur
lesquels je nai sans doute pas assez
été précise.
Voulant
justifier alors de la nécessité de
conserver les traces de son discours tout en
bredouillant de vagues explications auxquelles je
ne métais pas préparée,
prise au dépourvu, jarguais le cadre
de ma recherche dans la perspective de la formation
des enseignants. Cette idée me vint à
lesprit, pensant donner du poids à ma
« simple » demande. Cet argument finit
par la convaincre, car Françoise accepta les
règles de linterview.
Nous nous
installâmes enfin dans sa classe qui
mapparut organisée de manière
classique ; des tables étaient
regroupées plutôt au centre, alors que
les espaces de jeux se situaient le long des murs
et dans les coins. Le matériel était
vétuste, dépareillé et
agencé de façon peu harmonieuse. A
cette installation sans fantaisie,
répondaient les productions en arts
plastiques des élèves
accrochées à des pinces sur des fils
tendus de part et dautre de la classe ou
fixées aux murs, elles aussi
témoignant dune certaine
uniformité.
Pourtant, ma
première impression face à cette
enseignante denviron une quarantaine
dannées fut celle dun
mélange de conformisme et de
générosité ; jai
perçu en effet dès les premiers
instants de lentretien que Françoise
était animée lorsquelle
transmettait des éléments de son
expérience. Sans être
passionnée, elle témoignait dun
souci de rendre compte avec précision de son
savoir-faire ; cette attitude me toucha, et je me
réjouissais intérieurement de ne pas
mêtre arrêtée aux
sentiments négatifs qui avaient surgi en moi
à la suite du malentendu
précédant lentretien. Car
à quoi, ou à qui au fond se
sentait-elle tenue de répondre ?
Jappris plus tard par Karine, une de ses
jeunes collègues que je devais rencontrer la
semaine suivante, que Françoise, en tant
qu « ancienne » de
lécole, aidait avec beaucoup de
bienveillance les nouvelles enseignantes. Toujours
daprès cette jeune collègue,
Françoise fait partie de ces enseignantes
qui se sentent toujours concernées par les
enfants ou les réflexions
pédagogiques, alors quon aurait pu la
penser lassée de son métier ; elle
était prête à soutenir les
débutantes en dispensant conseils et
encouragements, avec simplicité. En tous
cas, le respect avec lequel Karine parlait de
Françoise montrait quelle lui
était redevable de son appui qui avait,
semble t-il, été efficace. Cest
ainsi que métait apparue
Françoise, disponible pour transmettre, mais
sans vanité ; et cest sans doute la
raison pour laquelle ses jeunes collègues
appréciaient ses recommandations qui
traduisaient non pas la démonstration de son
savoir, mais sa capacité à être
rassurante.
Présentation des
thèmes que Françoise a
associés à la consigne
Durant
lentretien, je ressentais que le thème
de ma consigne navait pas été
assez développé à mon
goût par Françoise, et je pense que
jai dû écourter plus ou moins
consciemment lentretien dont la
tonalité me semblait trop « banale
» comme métait apparue sa classe
dailleurs : quallais-je
découvrir de nouveau, dinédit
avec elle ?
Pourtant,
dès la retranscription, je relevais un
élément qui a retenu mon attention :
Françoise ne nomme pas les enfants qui ne
parlent pas, que ce soit ceux qui sont dans sa
classe actuelle ou ceux dont elle se souvient. En
revanche, elle décrit avec enthousiasme le
cas dun de ses élèves qui
sexprime particulièrement bien et qui
a lair de correspondre en tous points
à la représentation quelle doit
avoir de lélève idéal.
Cette opposition ma marquée et je
décidais dapprofondir mon intuition en
cherchant des indices qui viendraient confirmer
cette première idée : en effet,
jai eu le sentiment que Françoise
répondait finalement à ma consigne
par lopposé, le « négatif
», comme dans le domaine de la photo
où limage que lon veut faire
apparaître est celle qui se
révèle en sombre. Comme si en
insistant sur lexemple de cet
élève « brillant », elle
exprimait tout le manque de ces enfants qui ne
parlent pas qui, du coup, existent comme en
« creux » par rapport à ceux qui
parlent, ces derniers se révélant
comme en relief.
En poursuivant
dans cette voie, jai remarqué que
Françoise emploie plusieurs fois le ou les
termes « pareil » «
cest pareil » « cest pas
pareil », et « différent
» « cest différent » ;
je me suis demandé alors si je pouvais
établir un lien entre les termes
contrastés quelle utilise et la
manière dont elle parle de lenfant qui
sexprime très bien, comme pour
accentuer la différence entre deux
catégories denfants. Mais ce recours
aux termes contraires ne correspondrait-il pas en
même temps à la délimitation
dun cadre sécurisant dans lequel
Françoise peut déployer les
stratégies indispensables à sa
pratique ?
Jai
relevé ensuite lapparition dune
figure linguistique, lapposition, qui
ma interpellée ; à plusieurs
reprises en effet, Françoise fait appel
à cette structure dans ces
énoncés. La première fois,
Françoise expose le contexte difficile dans
lequel elle a débuté et
sexprime ainsi :
«
moi/ mon expérience/ jai
travaillé dans le 19ème heu/
milieu de squatts/ donc y avait des familles
moyennes/ on va dire/ et une grosse partie de
squatts/ donc heu ben/ on voyait la
différence/ cétait
énorme quoi/ ».
Françoise
poursuit la description de son expérience
dans ce milieu difficile en déplorant le
fait que les enfants vivant dans ces squatts ne
sortaient pas de leur quartier, navaient
aucune ouverture sur lextérieur, comme
elle le souligne :
«
à part ça dans le quartier/ je
suis pas sûre quils en
étaient sortis / et quils avaient
vu quelque chose quoi/ ils faisaient le trajet
le squatt lécole/
lécole le squatt/ ».
Plus loin,
Françoise raconte que la plupart de ces
enfants appartenant à ces milieux
très défavorisés ne
connaissait pas les couleurs, ce qui lui semble
inconcevable car faisant partie du domaine des
connaissances de base, dun minimum requis
avant lentrée à
lécole, ainsi quelle le dit :
«
cétait bon/ donc/ la
pauvreté au niveau du vocabulaire/ les
couleurs/ aucun enfant ne connaissait ses
couleurs/ et ça cest un minimum en
rentrant en petite section quoi/ connaître
au moins quelques couleurs/ avoir un petit
potentiel de vocabulaire/ une base/ ».
Puis, elle
rajoute :
«
ah non je vous dis/ le niveau/
cétait dune
pauvreté »,
nouvel
énoncé au cours duquel apparaît
une apposition.
Dans un autre
exemple que jai repéré,
Françoise évoque le cas dun
enfant qui échange avec une de ses camarades
à propos de lEurope, et constate
à cette occasion que certains
élèves de sa classe ont un niveau de
langage déjà très
élaboré. Elle fait part de son
étonnement face aux performances dun
enfant, ainsi quelle le rapporte :
«
je constate que sur la clientèle
denfants que jai cette année/
heu ben y a des enfants qui sont très
ouverts/ très épanouis/ encore ce
matin/ jai vu un échange entre deux
enfants/ un qui lui disait/ heu et ben comment
il a dit ça/ cétait pas moi
jhabite dans lEurope/ mais heu moi/
je suis dans lEurope/ petite section quand
même/».
En
mappuyant sur ces exemples, je me suis
posé la question de savoir quelle fonction
assurait lapposition dans le discours de
Françoise ; je pressentais lexistence
dun lien entre lemploi de cette forme
linguistique et sa façon dinscrire
dans des catégories très distinctes
les enfants qui ne parlent pas, appartenant
à un milieu très
défavorisé, et les enfants
quelle considère comme «
très épanouis »,
«très ouverts».
Françoise
considère que le thème auquel
jai soumis sa réflexion croise en
réalité de nombreux domaines qui se
recoupent et évoque à ce propos
une métaphore, la « toile
daraignée », comme pour mieux
se représenter les multiples réseaux
qui sy rattachent :
«
il y a plusieurs domaines/ enfin/ des fois/
ça se recoupe/ des fois ça/// on
peut// sur différentes choses//
cest plutôt toile
daraignée/ cest sur plein de
domaines que ça joue/ ».
Je nai
pas perçu tout de suite la portée de
cette métaphore ; cest en
étudiant lun après lautre
chacun des thèmes qui sont ressortis de son
discours que jai compris soudainement
lintérêt danalyser cette
métaphore, comme si celle-ci
mapportait peut-être une clé
pour appréhender certains mécanismes
psychiques à loeuvre, notamment
lorsquelle décrit avec
précision ses interventions auprès
des élèves. En mattachant
à décrypter le sens de cette image,
les éléments que jai pu relever
se sont reliés pour former un ensemble tout
à coup plus cohérent.
Enfin, avant de
clore lentretien, Françoise
sépancha dans une diatribe contre
la formation à lIUFM et les
formateurs. Ce réquisitoire
mapparut sans rapport direct avec ma
consigne, et je ne compris pas durant
lentretien, ce que cette critique venait
alimenter comme si elle se sentait investie
dune cause à défendre. Sa
réaction lors de notre rencontre dans le
hall de lécole avant lentretien
sappuyait-elle sur ce que je percevais comme
étant de lordre dun ressentiment
? Dailleurs, dès la retranscription,
je notais lemploi de termes qui illustrait
pour elle une certaine vision du métier,
mais plus particulièrement de la formation
« en négatif » que se
faisait Françoise. Elle parle de «
fossé », d «
écart », de « chute
» pour rendre compte de la différence
entre les théories affichées à
lIUFM et la réalité du terrain
; le vocabulaire qui accompagne son exposé
ma interrogée. Françoise
emploie pour décrire son expérience
sur le terrain des expressions telles que «
tomber », « jétais
balancée », « pris en
mains », « on sort »,
« on arrive », « on laisse
à la porte », termes qui me
renvoyaient à un univers spatial
relativement incertain, risqué. Jai
souhaité explorer ce thème de
lécart entre la formation
dispensée et lexpérience sur le
terrain que Françoise
développe.
- Je vais
donc étudier dans un premier temps, la
manière dont Françoise parle de
cet élève brillant à ses
yeux par opposition avec les
élèves quelle a
rencontrés dans les milieux très
défavorisés.
- Puis, en
mappuyant sur les termes « pareil
» et « différent »
employés par Françoise dans
plusieurs énoncés,
jessaierai de comprendre la manière
dont elle catégorise les faits, les
événements, analyse qui ma
conduite à établir des liens entre
des éléments de sa vision de
lunivers scolaire et la manière
dont jinfère sa construction de
lespace didactique.
-
Jexaminerai ensuite la fonction de
lapposition, figure linguistique qui
apparaît à quelques reprises dans
son discours, ainsi que limage de la
« toile daraignée »
quelle évoque.
- Enfin, je
traiterai de lexistence de
lécart que Françoise
constate entre une formation trop
théorique selon elle, et la confrontation
avec la réalité de la classe :
jessaierai de mettre en lien cette analyse
avec la problématique des enfants qui ne
parlent pas en classe et les stratégies
que Françoise tente de déployer
pour les soutenir dans leur entrée dans
le langage.
Lélève
qui parle bien
Françoise
évoque avec une réelle admiration
lexemple dun élève de sa
classe quelle considère comme faisant
partie des enfants « très ouverts
», « très épanouis ».
Elle rapporte notamment comment cet
élève, au cours dune
conversation avec un camarade, lui
expliqueoù il se situe
géographiquement, « en Europe ».
Selon Françoise, la richesse de son
vocabulaire et là-propos de ses
réflexions sont la conséquence de
lintérêt que lui portent ses
parents, qui lui expliquent, avec clarté,
les différentes situations quil va
rencontrer ; comme elle le dit, ce sont des enfants
« à qui on parle beaucoup
».
Françoise
rapporte deux autres situations au cours desquelles
cet enfant a fait preuve dune grande
maturité par rapport à dautres
qui étaient, ou auraient été
complètement perturbés. A
loccasion dun évènement
qui eut lieu à lécole
exceptionnellement un samedi matin, cet
élève a su exprimer avec
facilité la différence avec les
situations de classe ordinaires et sy
repérer ; ainsi, il témoignait de son
intériorisation dune
temporalité qui était à
même de le rassurer quant au
déroulement de
lévènement inhabituel, alors
que dautres, moins préparés
à cet évènement sont
arrivés en pleurs, désorientés
:
«
cest un enfant qui est très
structuré/ jai déjà
vu dans dautres/ dautres choses qui
sétaient passées dans la
classe/ des choses exceptionnelles qui
navaient rien à voir avec la
semaine de classe/ pour lui/ alors y en avait
qui arrivaient en pleurant/ parce que bon/ je
veux pas/ cétait un samedi matin/
ou autre/ et lui qui arrivait en disant/ mais
non cest facile/ on fait ça/ et
puis après on rentre chez nous/ et puis
cest fini/ pour lui cétait
simple/ et puis pour dautres/
cétait une catastrophe/
cétait pas un jour où on
devait aller à lécole/
cétait/ et alors lui/ il avait
très bien compris/ on lui avait
expliqué/ il avait posé aussi des
questions à ses parents/ qui/ on pose des
questions/ ils
répondent.»
Cet enfant
semble représenter pour Françoise une
sorte de modèle délève
idéal ; il répond aux attentes de
Françoise qui accueille un
élève semblant correspondre en tous
points à ses principes, déjà
« tout construit » dune certaine
manière. Selon Françoise, les
performances de cet élève sont
liées à lattention que ses
parents portent à ses questions : «
on pose des questions/ ils répondent
».
Ce
schéma lui paraît tellement
évident quelle ne comprend pas
quil puisse en être autrement :
«
mais pourquoi/ cest pas
compliqué/ il suffit que les parents
disent les choses/ parlent/ et puis ben
ça va sintégrer
»/.
Plus loin,
Françoise raconte que cet enfant fut
confronté au décès dun
de ses camarades, événement tragique
face auquel il a bien réagi, parce que,
daprès Françoise, ses parents
avaient su aborder le sujet en employant des mots
justes. Françoise sattarde à
décrire et vanter les réactions de
cet élève, qui selon elle, pourraient
appartenir à la majorité, si les
parents savaient entretenir un dialogue permanent
avec leur enfant. Jai été
étonnée de constater la fascination
que Françoise éprouve face à
une conduite quelle estime efficace et en
adhésion avec ses propres conceptions ; ma
consigne nétait-elle pas : «
comment vous faites dans votre classe avec des
enfants qui ne parlent pas ? »
Cest
comme sil lui avait fallu dabord
sappuyer sur une expérience positive,
valorisante et rassurante pour son image
denseignante avant daborder le cas des
élèves qui ne parlent pas, qui eux,
lui renverraient peut-être une image
delle-même comme «
dégradée ».
Par contraste,
Françoise rapporte presque
dépitée son expérience avec
des enfants issus de milieu très
défavorisé, vivant dans des squatts,
et nayant aucune ouverture sur le monde
extérieur. Face à ces enfants, tout
était à reprendre à la base ;
les mots les plus simples semblaient inaccessibles
pour eux ; lorsquon soccupe dun
enfant dit-elle, on est amené à
échanger avec lui à propos de
situations dans lesquelles il acquérra
forcément du vocabulaire, ainsi quelle
laffirme :
«
cétait/ bon/ donc/ la
pauvreté au niveau du vocabulaire/ les
couleurs/ aucun enfant ne connaissait ses
couleurs/ et ça cest un minimum en
rentrant en petite section quoi/ connaître
au moins quelques couleurs/ avoir un petit
potentiel de vocabulaire/ une base/
[
] alors que si lenfant
arrive quand même avec un minimum/ et
parce que tout simplement on lui parle/ on lui
parle en lhabillant/ tiens viens mettre
ton pantalon/ viens mettre tes chaussettes/ ben
ça cest du basique/ cest du
vocabulaire basique/ qui permet/ après on
sappuie là-dessus/ et puis on monte
petit à petit quoi ».
Françoise
parait sidérée du manque de
vocabulaire chez ces enfants ; elle expose
dailleurs à ce propos sa conception du
langage qui débute, selon elle, à
partir déchanges simples autour des
soins que les parents procurent à leur
enfant et qui lui permettent ensuite à elle,
enseignante, de prendre le relais. Françoise
souligne que cette attitude constitue la base de
toute relation qui fonde le langage : «
cest le fondement » dit-elle ;
puis elle rajoute :
«
ah non je vous dis/ le niveau/
cétait dune pauvreté/
moi/ cétait la première fois
que jétais en petite section/
vraiment jai été surprise
quil y ait même pas les bases quoi/
enfin le vocabulaire on na pas besoin de
lapprendre/ là cest dans le
langage dune maman ou dun papa de
tous les jours quoi/ on a son enfant sous les
yeux/ enfin ça me paraissait tellement
normal/[
] à partir du
moment où je moccupe de toi/ je
vais forcément te dire ces
mots-là/ donc/ cétait des
enfants qui étaient livrés
à eux-mêmes/ ».
Françoise
ne parvient pas à envisager, malgré
son expérience auprès
délèves issus de milieux
défavorisés que les comportements
quelle considère comme normaux,
basiques, soient liés à une culture,
à une certaine conception de lenfance
et des relations entre parents et enfants. Aussi,
elle rapporte comme « en creux »
cette expérience avec des enfants qui ne
possédaient pas le minimum requis au niveau
du vocabulaire, en mettant en relief lexemple
de cet enfant qui parle très bien, faisant
ressortir ainsi ladmiration quelle lui
porte.
La description
« sombre » des enfants issus de milieux
défavorisés révèle en
quelque sorte son attrait pour les enfants dont on
soccupe ; jai rapproché cette
manière de concevoir ces deux
catégories denfants avec le domaine de
la photographie dans lequel on observe que sur la
pellicule, limage simprime dans un
premier temps « en négatif » avant
de se révéler positivement
après le passage dans différents
bains chimiques. Ceci mamène à
considérer les énoncés dans
lesquels Françoise a recours aux termes
« pareil » et « différent
», afin détayer mes
premières intuitions.
De lespace psychique
à lespace didactique
Pareil,
différent
En analysant
lentretien avec Françoise, jai
eu le sentiment de me trouver face à une
enseignante comme enfermée dans une vision
dichotomique de son métier, où se
répartissent les « bons »
élèves et les « moins bons
», comme elle lexprime :
«
on na pas des enfants qui ont tous la
même difficulté/ donc et/ on aurait
plus tendance/ soit à oublier les bons
pour soccuper des moins bons/ soit
à faire sortir les bons/ parce
quils nous aident/ heureusement
quils sont là/ dans des temps
justement de parole/ si on veut que ça
démarre un peu/ ben ça va
être que les bons/ et du coup/ les moins
bons/ ben ils vont pas trop avoir non plus la
possibilité/ parce que les autres/
ça va tellement fuser vite/ ben ils ont
pas la place de parler quoi/ ils ont pas leur
moment »/.
Daprès
son expérience, elle constate que les
élèves dont le langage est
déjà élaboré
lorsquils entrent à
lécole et qui, de plus, sont soutenus
par les familles ne peuvent que progresser dans le
courant de lannée ; en revanche, les
élèves qui ne possèdent pas de
vocabulaire suffisant et ne
bénéficient pas du même
intérêt de la part de leurs parents
à leur égard, ne progresseront pas,
ainsi quelle le souligne :
«
donc forcément/ ils partent de la fin
de petite section/ pas au même niveau que
ce quils auraient dû/ là
où ils auraient dû être/ donc
bon/ y en a qui arrivent hein à
rattraper/ y en a pour qui cest beaucoup
plus dur quoi/ parce quaprès/
cest aussi un entretien/ moi je vois bien/
dans la classe/ des enfants dont on
soccupe/ ils étaient
déjà bien en début
dannée/ ben ils en sont que
meilleurs en fin dannée/ heu des
enfants dont on se sera pas occupé pas
plus/ ils étaient moyens en début
dannée/ ils sont un petit peu mieux
en fin dannée/ mais ils arrivent
pas au niveau de ceux qui étaient bien en
début dannée/ et qui
finissent encore mieux quoi/ ils rattrapent pas/
[
] quand on fait rien/ ben on
na rien à dire. »
Cette phrase
qui tombe comme un couperet semble signifier que,
pour Françoise, cest louverture
sur le monde extérieur qui alimente le
désir de parler chez
lenfant.
W. Bion propose
lhypothèse selon laquelle la
réalité psychique modèle
lespace extérieur,
cest-à-dire que : « Lespace
de la pensée et lespace
émotionnel ne sont pas des métaphores
fondées sur lexpérience de
lespace perceptif, cest
lexpérience de lespace interne
qui est première ».
En me penchant
plus attentivement sur le discours de
Françoise, jai repéré
lapparition de termes qui daprès
mes intuitions, révèlent le cadre de
pensée à lintérieur
duquel Françoise évolue, influant
peut-être sur sa conception de lunivers
scolaire.
Ces termes,
« pareil » et « différent
», semblent délimiter un espace dans
lequel les objets, les activités, les
êtres « se rangent » plus ou moins
près de ces deux catégories.
Jai retranscrit dans un premier temps pour
moi-même, tous les énoncés dans
lesquels ces termes apparaissent avant
dessayer de saisir du sens.
A travers
quelques exemples, jaimerais montrer ce qui
ma paru signifiant :
· *
y a différentes
choses/ où là/ lenfant
nest pas obligé de parler/ mais
heu/ mais il a/ sil écoute au
moins/ il peut avoir un guide par rapport
à/ par rapport à la langue/ il
entend ce que les autres disent/ et donc
ça permet de mettre en place le
langage/
* y a
différentes/y a
différents degrés dans le
travail/un enfant qui naura pas
parlé/sil a déjà
compris quil fallait coller de telle et
telle manière/ben voilà il aura
déjà compris une partie de ce que
jai dit/maintenant si cest pas
collé où je veux/bon ben il aura
observé/vu que là/il fallait
coller voilà/
· *il
suffit de regarder les autres/ ils voient/ on
prend un papier/ on met de la colle/ ça a
lair de se poser comme ça/
cest pas pareil quoi/
par contre/ de remettre des images dans un
certain ordre/ on lit une histoire/ bon ben
voilà/ là/ ils sont
complètement perdus quoi/
· *
alors bon/ cest
pareil/ un enfant/ parce quil y
a des enfants qui sont très à
lécoute/ très dans
lobservation/ cest des enfants qui
vont progresser très vite/ après
on a des enfants qui ne voient pas encore en
petite section/ lintérêt
dêtre à lécole/
donc tous ces moments où ils pourraient
sappuyer sur des des petits supports/ sur
des des petites aides/ ben comme eux ils sont
pas présents à ce
moment-là/ heu ça heu passe
au-dessus quoi/
Au regard de
ces énoncés, jai eu
limpression quà travers les
termes « pareil » et «
différent », sorganisait chez
Françoise un monde délimité
dans lequel se déployaient deux sortes
délèves, ceux qui arriveraient,
« qui sont très à
lécoute » et ceux pour qui
lécole demeurera une énigme :
« ça passe au-dessus quoi
», un univers construit, encadré
par une vision du monde qui se situe entre «
pareil » et « différent ».
A travers la
récurrence de ces termes, il mest
apparu que ce nétait pas tant le sens
de ces mots qui donnait de la valeur aux
énoncés que la manière dont
ils permettaient à Françoise de
placer sa pensée, de positionner sa
perception des élèves, tel un
agencement psychique au service de lexercice
de sa pratique professionnelle. Le modelage de cet
espace entre la paire contrastée : «
pareil/différent » laisse-t-il supposer
que ce qui la rapprocherait de certains enfants ou
ce qui len éloignerait serait soumis
à cette problématique, comme si on
pouvait dire : ce qui est pareil, semblable
à elle, la concernerait, ce qui est
différent lintéresserait
moins ?
Cest
cette première étape qui ma
conduite à repérer une figure
linguistique, lapposition, qui fait
écho à ce fonctionnement propre
à Françoise et qui semble
résonner avec la façon dont elle
considère les élèves issus de
milieux défavorisés et cet
élève « très ouvert
» « très épanoui
» qui a lair de rassurer son image
denseignante.
Lapposition,
une figure de renforcement ?
Dans le cadre
dune étude sur les formes de
lambiguïté, Valérie
Capdevielle-Mougnibas relève que
lapposition rend compte, par le fait de
labsence de déterminants entre les
termes juxtaposés, de
léquivoque et de la confusion. En
effet, « lapposition est une fonction
remplie par un mot ou un groupe de mots qui apporte
un complément dinformation à un
nom ou à un groupe nominal dans une sorte de
mise entre parenthèse implicite.
Aussi,
jai imaginé pouvoir mettre en lien la
particularité que revêt cette figure
qui apparaît à plusieurs reprises dans
le discours de Françoise, avec sa
manière de catégoriser ses
élèves, autrement dit de rendre
explicite ce qui apparaît comme étant
de lordre de limplicite dans son
discours. Je ne prélèverai que
quelques exemples dénoncés pour
soutenir mes impressions.
Le premier
énoncé dans lequel cette figure
ma interpellée est le suivant :
«
moi/ mon expérience/ jai
travaillé dans le 19ème heu/
milieu de squatts/ donc/ y avait des familles
moyennes on va dire/ et une grosse partie de
squatts donc/ heu ben/ on voyait la
différence/ cétait
énorme quoi/.>>
On peut essayer
dinsérer les termes suivants afin
dappréhender cet énoncé
sous une forme plus explicite :
«
dans le 19ème [virgule],
[et plus particulièrement dans
les] milieux [concentrant de
nombreux] squatts ».
En juxtaposant
les deux syntagmes : « dans le 19ème
» et « milieu de squatts
», on saperçoit que le second
détermine le premier ; que laisse entendre
cette figure singulière et en quoi
réside léquivoque ?
Lapposition fait ressortir le
caractère négatif, sombre, de
lexpérience passée dans une
école de ce quartier en même temps
quelle réduit toute une
représentation géographique, le
19ème arrondissement, à ce milieu de
squatts.
Si je rapproche
de cet énoncé celui dans lequel
Françoise évoque lenfant qui
sexprime particulièrement bien, je
note leffet inverse, cest-à-dire
que lapposition met en relief le
caractère dexception du niveau de
langage de cet enfant, comme elle le dit
:
«
comment il a dit ça/
cétait pas moi jhabite dans
lEurope/ mais heu/ moi/ je suis dans
lEurope/ petite section quand
même/.>>
Le syntagme
« petite section quand même »
détermine les pronoms personnels «
moi/je » ; mais accolé ainsi à
la phrase : « je suis dans
lEurope », il accentue le paradoxe
entre une formulation particulièrement
élaborée par rapport à
lâge de lenfant qui
lénonce. Lapposition a pour
effet de renforcer lécart existant
entre le niveau de langage « spectaculaire
» pour un enfant de petite section au regard
du niveau habituel rencontré dans cette
classe dâge.
Ainsi, à
travers ces deux exemples, « jai
travaillé dans le 19ème heu milieu de
squatts » et « moi je suis dans
lEurope petite section quand même
», cest comme si Françoise
faisait en sorte de projeter, soit lombre,
soit la lumière, sur des
éléments quelle
considère comme étant
déterminants. Car elle poursuit en
décrivant son expérience dans ces
milieux difficiles, que : « à part
ça dans le quartier/ je suis pas sûre
quils en étaient sortis / ».
Cette supposition de sa part vient intensifier
léclairage porté sur ce
quartier en grossissant laspect
carcéral, ghettoïsant, de ces milieux :
des enfants qui ne sortent pas dun lieu
révèlent le fait quils y sont
retenus enfermés, comme prisonniers de leur
origine sociale, culturelle, familiale.
En exprimant sa
pensée de la sorte, que cherche à
exprimer Françoise ? Voudrait-elle dire que
face à un tel déterminisme social,
elle, en tant quenseignante dispose de peu de
marges pour faire progresser ses
élèves ?
À
travers ces quelques exemples, jai
perçu chez Françoise comme une sorte
de déconsidération à
légard des enfants de ces quartiers
défavorisés, sans être
toutefois ni du mépris ni du dédain,
par opposition avec la franche admiration
quelle éprouve face à cet
enfant « épanoui ». Vers la
fin de lentretien, elle livre que :
«
bon y a des enfants qui ont plus un cerveau
adapté à faire ce genre de choses/
quon a constaté/ parce que en
français/ ils sont plus à
même à faire ce genre de choses/ je
vous dis un peu nimporte quoi/ le cerveau
fonctionne quand même comme ça/ on
nest pas tous égaux pour faire les
mêmes choses/ et y a des enfants/ et y a
des gens qui sont plus matheux que
dautres/ plus/ bon/ ».
En exprimant sa
conception de « lintelligence »,
jai eu le sentiment que se confirmait
lidée selon laquelle elle agence le
monde en des univers distincts très
contrastés (comme lévoque le
domaine de la photo). Aussi, lorsque
Françoise relate ce quelle met en
oeuvre pour aider ces enfants à
acquérir plus de vocabulaire, elle semble
insister sur laspect laborieux et ingrat de
sa tâche :
«
ben/ cest pas/ petit à petit/
cest dans lobservation des choses/
cest en montrant/ cest le travail
qui aurait du être fait à un an/ on
va dire/ quand le langage se met en place/ on
lui parle avant/ mais là où il
commence à sortir un peu de mots/
éventuellement/ ben il faut repartir
à la base/ cest un imagier/
cest un album avec des couleurs/ et des
référents/ heu cest
ça/ à chaque fois/ on nomme/ alors
on na aucun retour/[
]
cest même pas tant le mot/
cest aussi la vue des choses qui
nest pas forcément celle en
réalité/[
] donc tout
reprendre à la base/ et montrer des
choses/ les nommer. »
Jai
perçu comme une sorte de résignation
chez Françoise à lidée
justement de « tout reprendre à la
base », comme si elle considérait
que ce nétait pas vraiment son
rôle. Le fait quelle dise ne recevoir
« aucun retour » de la part des
élèves correspond-il à une
réalité ? Ne faudrait-il pas
peut-être lentendre comme étant
« non conforme » à ses attentes
?
La toile
daraignée, métaphore de son
espace psychique ?
Vers la fin de
lentretien, Françoise
sinquiète de savoir si elle a
répondu à ma consigne, car elle
constate que ce thème recoupe plusieurs
domaines, non seulement le langage des enfants
à proprement parler mais aussi les relations
avec les parents, qui dit-elle, doivent être
en harmonie avec les règles de
lécole auquel cas, tout son travail
est anéanti, ainsi quelle le souligne
:
«
il faut que les parents suivent aussi notre
fonctionnement/ sil y a une idée
qui est dite dun côté/ et
puis une qui est dite de lautre/ ça
peut pas aller non plus quoi/ donc/ et le
langage/ donc/ voilà/ je sais pas si je
réponds dans le sens/ ou si je
mégare un peu/ on peut aussi/
après comme il y a plusieurs domaines/
enfin des fois ça se recoupe/ des fois
ça/// on peut// sur différentes
choses/ cest plutôt toile
daraignée/ cest sur plein de
domaines que ça joue/ ».
Lors de la
retranscription, jai regretté de ne
pas avoir « entendu » cette
métaphore durant lentretien afin de
relancer Françoise pour quelle
développe un peu plus sa pensée ;
jai répondu à son
inquiétude en énonçant :
« pour moi/ cest bon/ si vous avez
envie dévoquer encore quelque chose
qui vous vient/ ». Je me suis sans doute
sentie sur le moment trop éloignée de
son univers pour pouvoir être en concordance
avec elle et la suivre sur cette métaphore ;
cela étant, dans laprès-coup,
je maperçois que cette
représentation de « la toile
daraignée » qui
caractérise selon elle les multiples
stratégies quelle installe au
quotidien pour favoriser le développement du
langage chez lenfant et qui inclut aussi les
relations avec les parents, ma semblé
intéressante à étudier pour
comprendre un peu plus en profondeur le
fonctionnement psychique de Françoise au
service de sa pratique
pédagogique.
« La
toile daraignée », dans sa
réalité physique appartenant au monde
animal, est une construction complexe qui fascine
et provoque ladmiration lorsque lon
observe les différentes étapes de son
élaboration. La question se pose de savoir
quelles sont les raisons sous-jacentes qui ont
amené Françoise à
évoquer cette métaphore à
propos du thème que je lui ai
proposé. Peut-on oublier que « la toile
daraignée » est avant tout un
piège ? Si nous reprenons les étapes
de sa construction, nous voyons que la
première étape de la fabrication de
la toile est létablissement dun
cadre ; ensuite, laraignée tend de
nombreux fils pour constituer une structure radiale
comme les rayons dune roue de bicyclette.
Elle file les rayons suivants dans un ordre
précis, afin déquilibrer les
diverses tensions qui risquent de décentrer
la future toile : elle les consolide alors par
quelques tours dune spirale centrale
serrée : le moyeu. Puis, lanimal tisse
un fil en spirale centrifuge,
cest-à-dire allant du centre vers la
périphérie et dont les spires sont
fortement espacées. Laraignée
termine sa toile par la construction de la spirale
de capture qui elle, est tissée de
manière centripète, à savoir
de lextérieur vers le
centre.
Si lon
replace cette représentation dans la
perspective dune appréhension de
lespace psychique de Françoise
projeté en situation professionnelle, on
remarque que lon peut associer la
première étape de
létablissement dun cadre solide
avec le cadre délimité par la paire
contrastée établie par
Françoise : pareil/différent. Ce
cadre assure la stabilité indispensable
à Françoise pour déployer ses
mises en oeuvre pédagogiques au service de
ses élèves ; puis, intervient le
tissage des rayons qui suit un ordre centrifuge
tout en équilibrant les tensions qui
risqueraient de décentrer la toile. Il
mest apparu en effet que
lexpérience professionnelle de
Françoise la mettait à labri de
ces déséquilibres auxquels sont
souvent soumis les enseignants face aux
difficultés de leurs élèves ;
elle raconte du reste avec précision la
manière dont elle se déplace dans sa
classe autour des ateliers dactivités
quelle propose pour soutenir certains
élèves, donner juste un coup de pouce
à dautres, appuyer dun regard
ceux qui comprennent bien, afin de se
libérer pour pouvoir sattarder
auprès de ceux qui ont plus de mal à
réaliser leurs tâches, comme elle
lexpose :
«
ben si vous voulez/ y a six enfants
normalement à table/ donc pour certains
groupes/ soit au moment du regroupement/ on aura
expliqué latelier/ donc à ce
moment là/ comme ça se fait juste
avant/ on va le dire plus ordinairement la
deuxième fois/ pour certains enfants/
ça y est/ cest pigé/
cest compris/ y a pas de problème/
pour dautres/ il va falloir/ alors moi/ je
fais plutôt comme ça/ y a le
matériel/ y a ce quil faut/ je
reviens pas/ ça y est/ on a donné
lexplication/ je passe à une autre
table/ on refait pareil/ et puis après/
je reviens pour voir où ça en est/
donc y a des enfants/ cest parti/
cest compris/ y a pas de problème/
puis je vais voir que/ soit y en a qui vont
sêtre trompés/ soit yen
a qui vont pas avoir démarré/ soit
donc à ce moment-là/ je vais
recommencer mon explication plus
individuellement/ en reprenant là
où il y a des difficultés/ par
contre/ ceux qui auront réussi/ je vais
me charger aussi de leur dire/ cest bien/
continue/ je vais pas les exclure sous
prétexte quils réussissent/
quoi/ mais je vais être plus rapide quoi/
ou alors sur ceux-là/ les inciter
à faire encore mieux quoi/».
En
mappuyant sur la représentation de
« la toile daraignée », il
mapparaît que Françoise «
tisse » à lintérieur de sa
classe un dispositif qui garantit la
stabilité, la solidité de ses
interventions auprès de ses
élèves ; je perçois à
travers sa description, quelle fait en sorte
de ne jamais « lâcher » ses
élèves, que ce soit ceux qui
réussissent, auxquels elle accorde une
attention suffisante pour quils fassent
mieux, ou que ce soit auprès de ceux qui ont
plus de difficultés quelle soutient et
quelle aide avec efficacité.
On imagine que
les élèves se sentent en totale
sécurité pour apprendre ; car de la
même manière que
laraignée tisse les rayons de sa toile
selon une structure radiale, Françoise tisse
entre elle et ses élèves les liens de
sa relation pédagogique, tels les fils
dune toile, de sorte à ce quils
ne soient jamais rompus ; ces multiples
allers-retours entre les uns et les autres
témoignent de cette structure solidement
tressée. Mais cet agencement qui lui assure
la cohésion et le maintien de sa classe ne
serait-il pas trop rigide ?
Françoise
sinterroge du reste sur le fait que certains
élèves qui nont jamais
parlé dans sa classe, se mettent à
parler dès la rentrée scolaire de
lannée suivante, sans quelle ne
puisse clairement lexpliquer. Cest
comme si elle éprouvait un regret à
lidée de ne pas profiter « des
fruits » de son travail, ainsi quelle
lexprime :
«
y a des enfants qui arrivaient/ là/
qui parlaient pas/ et et/ heu/ puis ils parlent
pas forcément/ même à la fin
de lannée de petite section/ et qui
arrivent chez les moyens/ et ça se/
ça se libère/ et là/ je
découvre un enfant que je navais
pas entendu de lannée/ et
arrivé chez les moyens/ il a pris de
lassurance/ que il y a beaucoup
denfants/ tant quils nauront
pas le potentiel quils estiment être
nécessaire/ ne vont pas sautoriser
à parler/ comme sils se censuraient
tout seuls/ et heu/ donc à un moment
donné/ je peux pas vous dire pourquoi
hein/[
] je sais pas la peur
quon se moque/ la peur de se
tromper/[
]/ moi jai des
enfants qui mont rien dit/ alors que je
pressentais quand même quil y avait
des mots qui étaient là/ et heu
ils arrivent chez les moyens/ et cest des
enfants qui parlent/ ».
À la
lumière de cet extrait et en me soutenant de
limage que produit en moi la
représentation de la « toile
daraignée », je me suis
demandé si certains enfants
néprouvaient pas dans la classe de
Françoise des difficultés à
« se mouvoir » à travers le
maillage serré quelle tisse pour
installer sa pratique pédagogique.
Peut-être que pris dans un espace psychique
singulier projeté dans lespace
physique de la classe, des enfants peuvent ne pas
se sentir autorisés à
sexprimer, ou ne ressentent pas suffisamment
de souplesse dans le dispositif pour en
quelquesorte « passer à travers les
mailles du filet » (cette expression me permet
de rester dans le champ
métaphorique).
La structure
psychique qui lui permet de contenir sa pratique,
ses élèves, ses conceptions
éducatives, nest-elle pas trop
finement ajustée pour pouvoir inclure ces
enfants quelle décrit comme manquant
dassurance, ou ayant peur, ou encore
sautocensurant ? Du reste, elle constate que
lannée suivante : « ça
se libère », énoncé
apparemment anodin, mais qui témoigne
à mon sens, de sa perception de certains
mécanismes à loeuvre, comme si
elle reconnaissait que quelque chose
échappant à sa logique trouvait son
aboutissement, une issue, en dehors
delle.
Lécart entre
la formation théorique et
lexpérience du terrain
Jai
été surprise par les derniers propos
tenus par Françoise qui semblaient «
dévier » totalement de ma consigne ; en
effet, elle se lança dans un
véritable réquisitoire contre la
formation dispensée à lIUFM et
contre les formateurs, qui selon elle,
navaient aucun sens des
réalités dune classe.
Au
départ, jai pensé que ses
attaques métaient peut-être
indirectement adressées puisque javais
évoqué avant le début de
lentretien un lien avec la formation des
enseignants, ainsi quelle le rappelle
:
«
alors moi/ une question que je me pose par
rapport à ce que vous mavez dit
sans me dire/ tout à lheure/ par
rapport à la formation des maîtres/
quel est le lien par rapport à
ça » ;
face à cette
interpellation, je lai questionnée
comme en miroir : « daprès vous/
quest-ce que vous voyez/ daprès
ce que vous venez de me dire/ ».
Françoise se saisit alors de cette relance
pour protester contre les incohérences
dune formation théorique et
lécart constaté dans la
pratique quotidienne de la classe, comme elle le
déclare :
«
je pense quil y a un gros fossé
dans la formation des maîtres/ donc si
vous pouvez avoir quelque part une
utilité là-dessus/ il y a
matière à modifier des choses/
parce quentre la formation quil y a
à lIUFM/ et puis après/ la
responsabilité qua
lenseignant deux mois après/ il y a
un fossé quoi/ en général/
on sort de lIUFM/ on arrive avec plein
didées/ et puis les idées/
on les laisse à la porte/ et puis on va
les reprendre après le stage/ on va les
ramener à lIUFM/ et après/
on se fait ses idées quand on est en
stage/ et après/ on se construit ses
idées avec sa personnalité quoi/
mais pas avec les appuis de la formation/
cest souvent lécho/
».
Sur
linstant, je nai pas compris le sens de
cette protestation, car, nétant pas
elle-même passée par lIUFM mais
ayant été formée sur le
terrain, que cherchait-elle à
défendre en sinsurgeant de la sorte ?
Françoise emploie des termes qui laissent
penser quelle fut victime de ce «
mauvais traitement », alors
quelle ny fut pas confrontée :
« on sort de lIUFM/ on arrive avec
plein didées/ et puis les
idées/ on les laisse à la porte/ et
puis on va les reprendre après le stage/ on
va les ramener à lIUFM/ ».
Plus loin, elle confie : « moi/
personnellement/ je suis pas passée par
lIUFM/ donc je suis ravie/ jai
été recrutée/ et mise
directement sur le terrain/ et jai eu la
chance de tomber dans des écoles où
on ma pris en mains/. >>En
examinant plus précisément ses
propos, jai ressenti de sa part, à
travers les mots quelle utilise pour relater
soit sa propre expérience, soit
lexpérience de jeunes enseignantes
passées par lIUFM, la perception
dun univers instable et risqué
à ses yeux ; lorsquelle évoque
lIUFM, elle emploie des termes tels que :
« fossé », «
écart », « une chute
», dit-elle en rappelant les
difficultés rencontrées par une de
ses jeunes collègues :
«
cest pas déjà facile/ puis
si en plus/ elle a pas des moments de
satisfaction/ où elle sent/ ben/
quelle a bien fait de faire ce
métier là/ ça la valorise
pas non plus/ donc heu du coup/ cest
plutôt une chute/ alors que on lui aurait
peut être expliqué des petites
choses/ ben du coup/ elle se serait senti mieux/
et elle se serait concentré
elle-même sur autre chose/ et elle pouvait
progresser dans sa vie professionnelle/
».
À
lopposé, Françoise estime
quelle a eu de la chance de se retrouver
directement sur le terrain ; le fait quelle
soit « tombée » sur des
équipes qui lont « prise en mains
», comme elle le dit correspond à ses
yeux à « une vraie » formation. En
entendant ces énoncés, jai
pensé que Françoise avait
été projetée dans un monde au
départ inconnu pour elle, « jai
eu la chance de tomber dans des écoles
», mais dont la chute fut comme « amortie
» par des équipes bienveillantes
à son égard, qui ont contenu sa prise
de risque. Dailleurs, elle évoque avec
une pointe de nostalgie cette époque
où ses collègues voulaient « la
garder »:
«
la première école/ on
sest demandé doù
jarrivais/ on ma dit/ cest
hors de question que tailles dans une
école/ on te garde trois semaines/
ça sera de la maternelle/ cest pas
grave/ au moins tauras vu ce que
cest la maternelle/ faut quand même
que tu saches ce que cest quun
enfant/ et ce qui se passe dans une
école/ » ;
puis, elle rajoute
: « ils mont gardée trois
semaines ». Ce sentiment de
sécurité qui a accompagné ses
premiers pas dans lenseignement fait penser
à celui quune mère transmet
à son enfant alors quelle le soutient
dans sa conquête de la marche ; le
caractère pourtant autoritaire des
enseignantes dont elle parle (« on te garde
») la semble-t-il rassurée pour
commencer à apprendre son métier,
mais peut-être de façon sous-jacente,
la rassurée dans son besoin
dêtre acceptée, accueillie
malgré son inexpérience. Toutefois,
« on te garde » peut vouloir dire aussi :
« on tattache à nous »,
« tu es liée ». Aussi, cette
expérience qui a modelé visiblement,
non seulement sa pratique mais également sa
conception de la formation, est
érigée en exemple face à une
formation jugée discordante avec la
réalité. Le nouage serré
quelle met en oeuvre dans sa classe rappelle
cet attachement à ces premiers liens qui
lont mise sur les rails de la
profession.
Aussi,
Françoise semploie à aider les
enseignantes débutantes de son école
sur ce même modèle, en les
accompagnant par de nombreux conseils et
suggestions, telle une « bonne »
mère, tout en se heurtant à «
une Autre », apparemment vécue comme
rivale : la formation théorique
dispensée à lIUFM, moins
rassurante et certainement plus
déséquilibrante que la formation
« concrète » des équipes
enseignantes chaleureuses telles quelle les a
connues.
Françoise
évoque lIUFM en utilisant un
vocabulaire qui exprime la représentation
trop « lâche », presque
« trouée » quelle
sen fait : « on sort de lIUFM/
on arrive avec plein didées/ et puis
les idées/ on les laisse/ à la porte
et puis/ on va les reprendre après le stage/
on va les ramener à lIUFM/. A la
fin de lentretien, elle proclame : je
pense que la formation/ on la fait à partir
du moment où on est sorti de lIUFM/
mais pas quand on est dedans quoi/ ».
Françoise
naccorde guère de crédit
à la formation, qui, selon elle, ne peut
séprouver à
lintérieur de ce cadre dont
lespace nest pas assez enveloppant,
contenant : on rentre, on sort, on ny est pas
« gardé » comme elle le fut
dans ses premières écoles. Cest
un cadre qui laisse tomber, qui ne retient pas la
chute, trop distendu. Du reste, elle conclut son
réquisitoire contre cette formation
fantasmatiquement menaçante pour ses propres
représentations en déclarant : «
les formateurs sont pas à la hauteur/
voilà », signifiant sans doute leur
inaptitude à réceptionner les chutes
et les retombées des risques encourus dans
ce métier.
Conclusion
Jai
été amenée à supposer
que pour Françoise, le tissage « de la
toile daraignée » semble
être la meilleure solution quelle ait
trouvée afin damortir à la fois
« les chutes » des expériences
quelle a traversées (ses débuts
dans le métier, son passage dans les
quartiers difficiles) mais aussi, pour pouvoir
contenir et retenir les éléments en
jeu dans sa pratique professionnelle : les
élèves, le savoir, la
pédagogie, ses conceptions
éducatives.
En revanche, ce
maillage trop étroitement tressé ne
constitue-t-il pas un empêchement à
lexpression chez certains
élèves qui sen trouvent comme
« libérés »
lannée suivante ? Cette organisation
singulière présenterait le
désavantage de retenir la parole chez ceux
qui ne se sentent pas assez en confiance, qui ont
peur, mais offrirait comme un tremplin à
ceux qui savent prendre appui sur le filet tendu
pour eux. Car il apparaît à travers
les propos rapportés, que Françoise,
tout en se penchant avec attention sur chacun de
ses élèves, ne sanime
quen évoquant ceux quelle
identifie comme étant « pareils »
à elle, alors quelle semble
déprécier ceux qui sont
différents.
Mireille Cifali
rappelle que : « Cest en vain quon
essaie de se protéger en désignant
lautre comme étranger à
soi-même, et, sil fait peur, cest
quil réveille en soi quelque chose
dont on ne veut rien savoir, dont on exclut que
ça puisse vous appartenir et quon ne
peut supporter dans le miroir quil nous tend
».
Jai le
sentiment que pour Françoise, la description
comme en « négatif » des enfants
issus de milieux défavorisés fait
apparaître langoisse de leur
ressembler, de paraître comme eux, indigents
à tous les niveaux, au niveau social,
intellectuel.
Pour elle qui
na pas bénéficié
dune formation à lIUFM et qui,
à entendre le caractère
défensif de ses propos, en souffre ou en a
souffert, se sent probablement
dévalorisée, diminuée par
rapport à ceux qui ont suivi cette
formation, ou encore vis-à-vis des
formateurs auxquels elle ma
identifiée. Aussi, en se tenant
éloignée de ces écoles
accueillant de tels élèves,
Françoise se protège peut-être
de langoisse dun renvoi en miroir ; la
manière dont elle sur-estime un de ses
élèves actuels renforce à mon
sens cette idée dun besoin chez elle
de se préserver dune telle image
delle-même.
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