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L’entretien avec Ariane

Chantal Costantini 

           À mesure que je lisais la retranscription de l’entretien afin de m’en imprégner et de me laisser porter par les associations, je ressentais un fort mouvement identificatoire à l’égard d’Ariane ; déjà sensible à son apparence durant l’entretien même, (bien que petite de taille, elle me faisait penser à l’actrice Delphine Seyrig par son aspect physique, sa voix mélodieuse) je reconnaissais en elle des éléments connus de moi qui nous rassemblaient. Je fus amenée à penser : c’est ma soeur, celle qui a du rencontrer des épreuves proches des miennes.

Extraits de la THÈSE Pour l’obtention du grade de Docteur en Sciences de l’éducation présentée et soutenue publiquement par Chantal COSTANTINI le 17 juin 2008 sous la direction du Professeur Claudine BLANCHARD-LAVILLE

Ariane

           Je décelais ce sentiment assez vite durant les premières lectures de l’entretien, et c’est ainsi que j’ai pu relever vers la fin de son discours les énoncés suivants :

« ce que j’aime bien mettre en forme/ c’est/ c’est heu partir/ quand tous les enfants sont regroupés/ partir d’un moment qui mime quelque chose/ et je lance/ j’impulse comme ça une idée/ par exemple/ je fais semblant de tirer un fil/ je dis ouh la la je tire un fil/ qu’est-ce qu’il y a au bout/ qu’est-ce que c’est/alors au début les enfants étaient assez déconcertés/ ils se disaient/ A ... délire/ mais en fait/ ils ont un peu l’habitude/ ».

           Aussi, j’ai pensé l’appeler « Ariane » ; Ariane, ma soeur, parce que me sont venus immédiatement en tête les vers de Racine, dans Phèdre : « Ariane, ma soeur de quel amour blessée, Vous mourûtes au port où vous fûtes laissée… ».

 

           Je rappelle la légende d’Ariane : Ariane, fille du roi Minos et de Pasiphaé aida Thésée à sortir du labyrinthe dans lequel se trouvait le Minotaure. Le Minotaure est le fils issu de l’union entre Pasiphaé et un taureau ; aussi, le roi Minos l’enferma dans un labyrinthe construit par Dédale afin de taire la honte de sa femme. Minos envoyait régulièrement au Minotaure sept jeunes gens qu’il dévorait systématiquement puisqu’ils ne parvenaient jamais à sortir du labyrinthe. Thésée, fils d’Egée, roi d’Athènes voulant mettre fin aux meurtres organisés par Minos se rendit en Crète ; Ariane s’éprit de lui et lui fournit en échange de la promesse d’une union avec lui, une pelote de fil qu’il devait dérouler derrière lui afin de retrouver son chemin à l’intérieur du labyrinthe. Après avoir tué le Minotaure et être sorti du labyrinthe, Thésée « oublia » Ariane sur la rive avant de retourner à Athènes et choisit de partir avec Phèdre, la soeur d’Ariane.

           Le mythe invite à réfléchir aux solutions pour sortir d’une situation dans laquelle on se trouve prisonnier ; mais cette libération qui n’a pu avoir lieu qu’avec l’aide d’un autre a entraîné une trahison. Aussi, le prénom d’Ariane s’est en quelque sorte imposé en lien avec l’image du « fil » qu’elle tire à travers les jeux de langage proposés aux enfants, mais aussi par rapport à la manière dont elle délivre un enfant du silence, Thomas, comme Ariane, dans le mythe, qui avait aidé Thésée à trouver la sortie du labyrinthe. Aider un enfant enfermé dans son silence ne ressemble-t-il pas à une entreprise de ce genre ? Savoir saisir « ce fil » qui mènera vers la sortie ? De quoi est dotée Ariane elle-même pour aider ces enfants qui ne parlent pas ? Quel chemin a-t-elle parcouru pour savoir comment les aider ? Je vais à présent recueillir les matériaux qui m’ont permis de suivre le « fil » d’Ariane, laquelle, à travers l’exposé de ses stratégies pédagogiques m’a dévoilé une part de l’organisation psychique qui sous-tend sa personnalité professionnelle.

 

Espace physique et espace psychique

La barrière de sécurité édifiée autour du cochon d’Inde

           Les travaux de Claudine Blanchard-Laville montrent tout l’intérêt de rapprocher les éléments qui nous permettent d’appréhender le lien didactique avec ceux qui explorent le lien mère-enfant. Ces travaux témoignent en particulier du fait que : « le sujet enseigné est replacé par chaque situation d’enseignement dans un état de dépendance provisoire à l’enseignantenvironnement,qui ne peut manquer de réveiller en lui cette détresse archaïque du nourrisson dépendant absolu ». C. Blanchard-Laville souligne notamment que c’est sur ces premiers liens entre la mère et l’enfant que vont se construire par la suite les modèles des liens intersubjectifs. Elle propose également en s’appuyant sur la modélisation de W. R. Bion l’idée selon laquelle la situation d’enseignement est « essentiellement construite au plan psychique sur des liens, le lien à l’objet-savoir et les liens aux élèves, dont le tressage constitue le transfert didactique […] ».

C’est en repartant de cette conception de la situation d’enseignement modélisée sur la base de ces différents liens que j’ai pu appréhender le lien à l’objet-langage et le lien aux élèves établis par Ariane dans ses mises en oeuvre pédagogiques.

Par ailleurs, les travaux de Winnicott repris aussi par C. Blanchard-Laville définissant les notions de holding (la manière dont l’enfant est porté), de handling (la manière dont l’enfant est manipulé) et d’object-presenting (le mode de présentation de l’objet) ont facilité ma compréhension d’une situation d’enseignement qu’elle propose à ses élèves, cette sorte d’espace construit telle une barrière corporelle par les élèves autour du cochon d’Inde, dans lequel le toucher et le rapport au corps tiennent une place importante.

 

           Ariane amène en effet ses élèves à former un cercle autour de cet animal mis en liberté au centre du coin-regroupement, en disposant leurs pieds qui doivent se toucher à leurs extrémités de manière à aménager une sorte de « cache-pieds ». Le cercle ainsi formé permet aux élèves de voir l’animal de plus près, de le toucher ; ce cercle constitue une barrière protectrice autour de l’animal afin que celui-ci ne s’échappe pas, mais cette barrière défensive fait penser aussi à un piège. L’animal cerné ne peut s’enfuir.

           Cette mise en scène de l’agencement d’un tel espace m’a fait penser à l’espace psychique de la classe construit par la fonction contenante de l’enseignante. Cette fonction qui assure la protection est aussi défensive. En effet, la ceinture créée par les pieds des enfants constituent à la fois « une enceinte » telle « une forteresse » à l’intérieur de laquelle l’animal se sent protégé mais aussi dans laquelle il se trouve prisonnier. C. Blanchard-Laville évoque cette métaphore de « l’enceinte » à propos du corps de l’enseignant qui se trouve comme dans l’état de grossesse pour faire naître du nouveau dans la rencontre entre enseignant et enseignés ; elle associe cette idée à la notion d’être « enceinte », comme elle le précise : « une enceinte, cela fait penser à une forteresse, c’est-à-dire un espace protégé où l’on se sent en sécurité par rapport à un extérieur hostile mais où l’on est en même temps prisonnier ».

           Aussi, en reprenant cette métaphore à mon compte pour analyser la situation qu’Ariane offre à ses élèves, je me suis demandé si elle ne m’offrait pas une compréhension plus approfondie des composantes de sa fonction contenante permettant l’accès au langage chez ses élèves. Puisque celle-ci s’établit sur deux modes, l’un protecteur et l’autre défensif, il m’apparaît que la configuration spatiale renvoyant à cette fonction a pu favoriser l’expression langagière ; elle le dit d’ailleurs :

« on sait qu’il doit pas sortir/ tous les enfants ont leurs pieds/ on fait une espèce de cache pieds/ [elle mime les positions des pieds dont les extrémités doivent se toucher] et ils peuvent le toucher/ ils parlent entre eux/ et les enfants qui ne s’exprimaient pas se sont mis aussi à parler/ comme ça/ du fait qu’ils avaient besoin d’échanger heu à travers ce cochon d’Inde/ ».

           Cette mise en scène matérielle semble détenir la force des effets issus d’une situation symbolique telle que le psychodrame. On peut considérer l’animal, le cochon d’Inde au niveau symbolique comme représentant l’objet-savoir en quelque sorte défendu et protégé mais maintenu prisonnier. Cette relation qu’Ariane établit entre le savoir et ses élèves par l’intermédiaire de cet animal a pour effet de contenir l’objet. L’espace ainsi crée constitue une sorte de cadre contenant pour l’animal, et suffisamment contenant pour les élèves afin que, se sentant protégés à leur tour à l’intérieur de cette configuration, ils puissent s’autoriser à parler. Le fait qu’ils participent avec leur corps propre à l’édification de cette forteresse est un élément aussi à considérer ; le corps participe à la production de la parole, il la soutient, ou plus précisément il la supporte. La barrière corporelle créée par le rapprochement des pieds assure un lien entre les élèves, mais constitue comme une sorte de barrière de sécurité permettant à la parole d’émerger ; cette barrière qui matérialise la limite entre le dedans et le dehors contient les différents mouvements, et de l’animal et des élèves : les pulsions qui s’expriment et les mots du savoir qui finissent par trouver leur place.

 

           Ariane raconte du reste qu’à l’occasion d’une telle séance, elle doit à la fois gérer ces paroles qu’on pourrait qualifier de « pulsionnelles » liées au corps, qu’elle distingue des paroles porteuses des connaissances qu’elle a voulu transmettre, comme elle le dit :

« cette parole là qui s’échange à ce moment là/ c’est/ pousse-toi/ je veux/ c’est pas/ ce sont pas des paroles/ je veux toucher/ j’ai pas vu/ laisse-moi la place/ bon/ et heu/ c’est pas une parole qui est/ c’est une parole de communication/ mais c’est pas une parole qui voudrait recentrer sur une somme de connaissances qu’on a pu mettre ensemble en place/ ou des choses comme ça/ ».

           Ces paroles qui expriment les mouvements du corps : « pousse-toi, je veux, je veux toucher, j’ai pas vu, laisse-moi la place », si elles demeurent du registre de la parole ne répondent pas aux objectifs du langage tel qu’elle souhaite les mettre en oeuvre. Ce sont des paroles « obligées », c’est-à-dire des mots qui doivent se dire afin que chaque élève trouve une place, non seulement physique, mais aussi sa place de sujet, qui se dirait d’abord par les mots du corps, ces derniers ouvrant la voie au langage, au langage du savoir, de l’école, celui vers lequel Ariane conduit ses élèves. Pour ma part, il m’apparaît que la situation qu’elle organise est à même de contenir les mouvements pulsionnels qui s’expriment à cette occasion permettant l’émergence de ces paroles de « connaissances » qui représentent pour elle le but à atteindre. C’est-à-dire que ces paroles « corporelles » qui surgissent constitueraient comme un passage nécessaire au bout duquel émergeront les paroles liées au savoir. Se produisant dans le cadre d’un dispositif contenant, elles libèrent l’expression pour ensuite se transformer en paroles liées au savoir.

           C. Blanchard-Laville rappelle que c’est à Bion que l’on doit l’utilisation de la notion d’espace psychique, et que selon lui, l’espace psychique n’est pas modelé par l’espace perceptif mais l’inverse, c’est-à-dire que c’est l’espace psychique qui se projette dans l’espace perceptif. La situation d’encerclement de l’animal fait penser à une projection de l’espace psychique sur l’espace perceptif. [...] M’appuyant sur ces définitions, j’ai pu considérer la mise en scène proposée par Ariane à ses élèves comme une projection de son espace psychique dans lequel les élèves sont portés au service des apprentissages.

           En reprenant la notion d’holding didactique telle que C. Blanchard-Laville la développe dans ses travaux, je pense qu’Ariane parvient grâce à ce type de dispositif, à maintenir ensemble et liés dans le même espace ses élèves, la situation d’apprentissage et les objectifs qu’elle cherche à atteindre. Ce « maintien » didactique issu de son organisation psychique qui soutient sa pratique professionnelle montre à travers une pratique pédagogique les effets bénéfiques au niveau de l’apprentissage chez ses élèves.

           Le fait d’installer le groupe en cercle protecteur édifié autour d’un objet, dévoile la nécessité chez Ariane de disposer ses élèves comme formant un tout afin (ou avant ?) de pouvoir les identifier un à un ; ce n’est en effet qu’en les installant de la sorte, qu’elle est à même de mieux maîtriser les mouvements corporels, langagiers qui surgissent de cette situation. Le groupe en cercle fait référence à la notion d’enveloppe corporelle à l’intérieur de laquelle Ariane organise et gère les éléments convergents vers un savoir qui se déploie sous ses yeux. Mais comme le rappelle Albert Ciccone dans son article : « Enveloppe psychique et fonction contenante », « l’enveloppe n’est pas un objet psychique en soi, ni même une instance. L’enveloppe psychique est avant tout une fonction, assurée par un certain nombre de processus ».

 

Le toucher comme étayage

           Le toucher participe également à l’édification de cet espace ; comme Ariane le dit à plusieurs reprises, le rapport au geste est un élément favorisant selon elle, l’expression langagière de l’enfant :

« j’ai d’autres moments heu pour arriver à à aider ces enfants à s’exprimer/ le moment du réveil après le sieste/ c’est un très bon moment pour moi/ parce qu’ils sont un petit peu plus manipulables/ plus fragiles/ ils ont besoin d’un petit peu plus de tendresse/ donc je joins/ je devrais pas le faire en valeur absolue/ mais que moi j’utilise énormément/ c’est-à-dire le rapport au geste/ ».

           Ariane avoue que sa conduite pourrait apparaître comme transgressive par rapport à l’acte d’enseigner qui devrait s’émanciper de cette relation au corps, elle ne devrait pas « le faire en valeur absolue » ; et pourtant, Ariane s’appuie sur le toucher en tant qu’outil pour faciliter l’accès au langage chez ces élèves. Afin de « débloquer » la situation dit-elle, pour ces enfants qui ne parlent pas, la relation uniquement verbale ne suffit pas ; la relation de confiance qui lui permet d’établir une relation de communication s’exprimera plutôt par des gestes, des attentions, ainsi qu’elle le précise :

« il y a beaucoup de choses en petite section qui se passent de manière liminale/ qui sont pas verbalisées/ mais qui vont amener les enfants à prendre la parole/ à donc les toucher/ les mettre en situation de confiance/ les faire se sentir confortables dans leurs vêtements/ dans ses/ ça c’est pas dit/ ils le sentent/ ils voient que j’ai eu un petit geste/ une attention pour eux/ »..

           En insistant sur cette remarque, « ça s’est pas dit/ils le sentent/ » Ariane indique que les relations qui s’établissent entre l’enseignante et ses élèves de petite section de maternelle, relations qui représentent le premier contact, les premiers échanges avec l’univers scolaire peuvent s’apparenter aux premières relations entre la mère et l’enfant. L’enseignante retrouve ou met en oeuvre des stratégies analogues à celles que la mère déploie à l’égard de son toutpetit.

           Il me semble qu’Ariane, face aux enfants qui ne parlent pas dans sa classe s’autorise à employer tous les moyens à sa portée pour les aider à dépasser leurs inhibitions ; alors on peut effectivement s’interroger sur le recours aux gestes, au toucher, comme elle le dit :

« moi j’ai beaucoup le toucher/ que ce soit moi avec les enfants/ les enfants entre eux/ ou par l’intermédiaire d’un objet/ j’ai des moments/ ben je pense que toutes les institutrices en petite section ont ces moments là/ créent des situations à deux/ quand il y a des situations en grand groupe bloquées/ ».

Pour nombre d’enseignantes de petite section, ce contact corporel avec l’enfant est familier : au moment du lever de sieste, dans les moments d’habillage ou de passage aux toilettes, le rapport au corps de l’enfant est très présent. Dans certaines situations, l’enseignant-e est conduit-e à soutenir ces stratégies pédagogiques par du handling, tel que nous le donne à voir Ariane :

« ça passe mieux parce qu’on prend l’enfant du regard/ [rires communs] le regard/ça aide beaucoup à la communication/ le sourire/ les gestes/ ».

           Comme elle le disait, au moment du lever de sieste par exemple, les enfants sont plus fragiles, plus « manipulables » selon ses mots ; comme si pour parvenir à aider les élèves à entrer dans le langage, elle retrouvait les étapes des relations précoces entre la mère et le bébé, relations qui s’établissent sur la base des soins corporels. Ainsi, on pourrait dire que pour Ariane, la relation corporelle qu’elle établit avec ses élèves les entoure avec suffisamment de souplesse, car ce n’est pas le seul moyen qu’elle déploie dans ses stratégies pédagogiques, pour les amener sur le chemin de l’individualisation. Il semble qu’elle retrace avec ses élèves le chemin nécessaire qui consiste à s’assurer d’une base corporelle solide pour ensuite pouvoir s’en détacher. Le toucher participe au même titre que le regard ou les rires, aux conditions qui vont favoriser l’accès à la communication. On le voit dans l’exemple du lever de sieste, mais aussi lorsqu’elle met en scène l’espace délimité par les pieds des enfants qui se touchent entre eux et qui autorise par cette configuration de toucher l’animal.

 

Les animaux qui ont une carapace : une métaphore du Moi de l’enseignante ?

           Ariane possède d’autres animaux dans sa classe, parmi lesquels des tortues, animaux qui ont une carapace. A première vue, l’intérêt de la présence de ces animaux dans sa classe fut le point de départ d’une réflexion pédagogique sur ces animaux qui avançant lentement, ont la possibilité de rentrer à l’intérieur d’eux-mêmes pour se protéger. Ariane propose ainsi aux élèves de s’approprier des connaissances au sujet des animaux herbivores, des animaux qui se déplacent vite ou lentement ; mais quand elle parle des tortues, par deux fois, elle les définit de manière telle que j’ai été amenée à interpréter ses propos en supposant un contenu latent caché derrière un contenu manifeste.

Une première fois, elle raconte :

« on a travaillé donc sur nos tortues/ heu sur les animaux qui ont des carapaces/ ou des coquilles/ ces animaux qui vont lentement/ qui comme ils vont lentement/ pour se protéger/ peuvent s’enfermer sur eux/ voilà/ ça ça a bien motivé les petits ».

 

           Ces phrases avaient immédiatement fait écho en moi avec celle au cours de laquelle Ariane me confiait sa timidité et sa préférence à travailler avec des enfants. Elle rajouta, alors que j’insistais pour en savoir plus sur ces animaux qui savaient se protéger en rentrant dans leur carapace :

« j’avais demandé aux enfants s’ils connaissaient d’autres animaux qui avançaient lentement et qui étaient capables de rentrer à l’intérieur d’eux-mêmes pour se protéger/ ils m’ont répondu tout de suite les escargots/ tout de suite/ et heu et cette idée d’avancer/ et de se protéger comme ça/ ».

           Cet échange m’a laissée dans l’insatisfaction car, lors de l’entretien, j’avais imaginé pouvoir saisir une interprétation qui aurait provoqué en elle une compréhension de ses propres fonctionnements. Or, ma précipitation à exprimer ce mouvement interne chez moi d’une résonance entre sa définition des animaux à carapace et les sentiments qui pouvaient la traverser n’a pas relancé sa parole comme je l’aurais souhaité. A la fin de ce passage dans lequel elle parle précisément des animaux qui ont une carapace, elle conclut ainsi :

« voilà c’est passionnant/ voilà vous vouliez dire autre chose » ;

à la suite de ces propos, l’insatisfaction a laissé place au décontenancement : les rôles étaient inversés, n’est-ce pas à moi de lui proposer de « dire autre chose » ? Je repris alors sa formulation en disant : « mm oui c’est passionnant/ cette tortue/ cet animal dont vous avez choisi de parler/ cette tortue qui/ vous avez dit qui peut retourner dans sa carapace pour se protéger/ vous pensez qu’il y a eu quelque chose qui a résonné avec les enfants à ce moment-là de particulier/ ».

           Dans l’après-coup, j’ai pu relever deux éléments qui peuvent apporter des informations sur ce que je considère comme étant une défaillance dans ma conduite d’entretien. Certes, l’enthousiasme qui l’a transportée m’a probablement emportée avec elle dans une collusion identificatoire où se sont croisés les aspects personnels et professionnels de nos personnalités ; ce mouvement a semble-t-il annulé, du moins affaibli, la frontière entre elle et moi, entre l’interviewer et l’interviewée, gommant peut-être la distance nécessaire entre nous et provoquant la confusion des rôles ; comment s’était-elle sentie autorisée à m’interpeller en ces termes ? Elle utilise ceux-ci en laissant entendre qu’elle prend en mains la direction de l’entretien ; car après avoir exprimé « sa passion » : « voilà c’est passionnant », comme pour devancer ce que j’aurais pu dire de ses propos, voire comme si elle les avait entendus, elle s’empare de ce qui aurait dû être mes propres mots, en énonçant : « vous vouliez dire autre chose ». Etait-ce à elle ou à moi de relancer sur cet aspect passionnant de son discours ? Prise au dépourvu, j’ai appuyé ma relance en reprenant ses propres termes : « mm oui c’est passionnant ». Mais en proposant une interprétation qui m’appartenait, j’ai bloqué une parole que je voulais libérer. En intervenant ainsi, c’est comme si j’avais cherché à lui attribuer des sentiments qui n’étaient pas les siens, ou dans lesquels elle ne se reconnaissait pas.

 

           En analysant ce passage, j’ai pris conscience que son choix à s’orienter dans une profession avec des enfants venait protéger « sa timidité », comme elle l’avouait au début de l’entretien. Les motifs de son choix professionnel ne m’avaient-ils pas, dès le début de l’entretien, interrogée ? Je n’avais pour ma part, en tant qu’enseignante, jamais pensé à clarifier mes propres choix à exercer en maternelle, on pourrait dire que j’ai toujours redouté de le faire. En reléguant la mise au jour de ces raisons, n’avais-je pas édifié un paravent défensif me permettant de poursuivre mon activité sans grandes remises en cause ? Or, Ariane, en se définissant comme étant « quelqu’un de relativement timide », m’a renvoyée à une problématique que je m’étais jamais avouée jusqu’ici ; en évoquant ces animaux à carapace qui, parce qu’ils vont lentement peuvent « rentrer à l’intérieur d’eux-mêmes pour se protéger », Ariane a touché une part de moi-même, ou plutôt la part infantile de ma personnalité, qui avait choisi de s’enfermer dans le silence pour se protéger des menaces venant des adultes et susceptibles de m’atteindre.

           Aussi, lorsqu’elle lance : « vous vouliez dire autre chose », serait-ce à cette part de moi qu’elle s’adresse ? Ne serait-ce pas moi, en effet qui aurais quelque chose à dire de ce comportement qui consiste à rentrer à l’intérieur de ma carapace pour me protéger ? Je restais sidérée par cette capacité à m’entendre plus que je ne l’ai entendue sur ce point-là précisément ; les mouvements identificatoires qui nous ont traversées l’une et l’autre à travers cette « peau commune » de pensées ne l’auraient-ils pas poussé malgré elle à interroger cette part de moi-même ? C’est pourquoi en réorientant ma relance sur ce qui aurait pu résonner entre ces animaux à carapace et les enfants, je me trompais de route ; c’est avec moi-même que cette évocation de ces animaux était entrée en résonance. Et ce n’est donc pas sa parole que j’ai bloquée, mais bien la mienne que j’ai défendue ; car, ce qu’elle dira par la suite n’ajoutera pas d’éléments nouveaux ; en revanche, son intervention qui semble avoir été motivée par la confusion me montre sa capacité à percevoir les mouvements internes chez autrui.

 

           Aussi, cette carapace propre à favoriser les comportements défensifs chez les animaux qui avancent lentement m’a renvoyée à ma propre structure interne d’un Moi-carapace, et l’interprétation que je lui proposais ne pouvait donc l’amener elle, à s’en saisir puisque c’est pour moi-même que je la formulais d’une certaine manière. Malgré cela, il m’apparaît que cette structure interne pourrait s’appliquer au fonctionnement d’Ariane, comme si la métaphore de ces animaux à carapace la définissait elle en premier lieu : « ces animaux qui vont lentement/ qui comme ils vont lentement/ pour se protéger peuvent s’enfermer sur eux ».

           En reprenant ces propos, je suis amenée à penser que la relation qu’Ariane a établi avec les adultes l’a conduite à se comporter ainsi, c’est-à-dire à se refermer à l’intérieur de sa coquille. Alors que dans son activité avec les enfants, elle trouve semble-t-il la possibilité « d’avancer » sans avoir besoin de se protéger ; la sécurité que lui procure le contact avec les enfants agit pour elle comme une protection qu’elle leur offre à son tour en mettant en place des situations telles qu’on a pu se les représenter avec le cercle formé autour du cochon d’Inde.

 

Une pulpe de fantaisie autour d’un noyau de rigueur : la métaphore des qualités psychiques d’Ariane

           Ariane a évoqué une image pour décrire un mode de fonctionnement singulier au service de sa pratique pédagogique ; elle dit qu’elle a « toute une pulpe de fantaisie autour d’un noyau de rigueur ».

           J’ai dû réécouter plusieurs fois cet énoncé avant de le retranscrire, je ne comprenais pas en particulier le mot « pulpe » ; ce n’est qu’en reprenant tous les énoncés entourant celuici que j’ai fini par entendre correctement ce mot. C’est tout de suite l’image d’un fruit, de la pêche précisément, qui m’est venue à l’esprit pour me représenter ce qu’avait dit Ariane.

           La notion de « fonction contenante » m’a aidée à appréhender cette image qui survenait en moi ; il m’a semblé en effet qu’Ariane développait envers ses élèves les capacités relatives à cette fonction, à l’intérieur de laquelle se déployaient les aspect maternel et paternel, comme elle l’exprime :

« je suis très fantaisiste/ hein à ces moments-là je veux dire/ je dis toujours que j’ai un grand noyau de rigueur/ on est obligé d’avoir une grande rigueur/c’est-à-dire de savoir où on va/ de mener sa pédagogie/ voyez je suis intarissable/ et en même temps/ j’ai toute une pulpe de fantaisie autour d’un noyau de rigueur/ donc ça veut dire que la fantaisie/ j’en use et j’en abuse quand j’en ai besoin/ c’est-à-dire pas n’importe comment/ quand je sais où je vais/ quand je vais pouvoir débloquer ces enfants-là/ ».

           En quoi réside cette fantaisie à laquelle Ariane aime avoir recours avec ses élèves ? La fonction contenante modelée par les qualités maternelle et paternelle facilite la construction d’un espace psychique à l’intérieur duquel les élèves pourront « se mouvoir » et se risquer dans l’aventure du savoir. Dans son article intitulé : « L’enseignant et la transmission dans l’espace psychique de la classe », C. Blanchard-Laville rappelle que la notion de fonction contenante prend naissance dans les théorisations issues des observations des liens précoces entre la mère et l’enfant, fonction dont le rôle dynamique et organisateur va permettre la constitution d’une enveloppe psychique interne chez l’enfant. [...]

           Aussi, lorsqu’Ariane se dépeint comme ayant « toute une pulpe de fantaisie autour d’un noyau de rigueur », elle me renvoie à une image qui réunit dans le même objet les qualités d’une fonction contenante alliant souplesse et solidité, du reste, l’image du fruit pulpeux me faisait penser aussi au sein maternel. Certains éléments se situant de chacun des deux côtés sont de plus facilement repérables ; Ariane précise que sa classe est :

« […] une classe qui aime bien rire/ heu il y a des moments où on fait les fous/ c’est canalisé/ c’est décidé/ je je fais attention/ j’ai une rigueur là-dessus/ ».

           Ces moments dans lesquels elle entraîne sa classe à « faire les fous » sont orientés vers un objectif pédagogique, par exemple la construction d’une histoire. Ainsi, elle relate la situation de langage dans laquelle elle embarque ses élèves à partir d’un fil qu’elle tire :

« et je dis/ mais qu’est-ce qu’il y a au bout de mon fil/ qu’est-ce qui flotte/ et hop on démarre sur une idée/ et ça peut être un nuage/ ou n’importe quoi/ ou je fais semblant de cueillir quelque chose/ ou de ramasser quelque chose/ et qu’est-ce que c’est/ et moi aussi quand j’ai de la concentration à la fois pour prendre les enfants du regard/ pour pour suivre ce qu’ils vont me donner/ parce qu’au fur et à mesure que j’avance/ je suis leur idée/ et en même temps de retenir vite vite/ je mets sur papier/ pour que les parents aient un retour de ça ».

           Ariane peut à la fois entraîner ses élèves vers l’imaginaire tout en gardant le contrôle de la situation pour retenir ce que les enfants ont dit afin d’en conserver des traces écrites qu’elle pourra retransmettre aux parents.

           Ces facultés ne relèvent pas uniquement de son expérience professionnelle ; elles sont issues (d’abord ?) de ses qualités psychiques qui ont semble-t-il, modelé sa pratique.

           Ses qualités lui permettent de conjuguer en même temps souplesse (sa fantaisie) et solidité (sa rigueur) afin d’amener ses élèves à s’exprimer.

 

Le regard

           Le regard est une ressource qu’Ariane exploite soit pour encourager ses élèves, soit pour capter leur attention. Elle parle du regard dans l’exemple qu’elle apporte pour souligner l’importance de ces éléments infraverbaux qui modèlent la communication, éléments sans lesquels la communication entre la mère et l’enfant ne serait pas investie avec autant de force, ainsi qu’elle le souligne :

« quand on parle à son petit/ quand il est tout petit/ on le touche/ on l’encourage du geste/ on l’encourage du regard/ » ;

alors que dans sa pratique d’enseignante, le regard qu’elle adresse à ses élèves est un regard englobant, anonyme : il est pour tous, il est à tous, comme elle l’exprime :

« et là je peux pas le faire pour vingt huit à la fois/ donc je les accroche beaucoup par le regard en grand groupe/ mais c’est déjà détaché/ ».

           Ariane ajoute que pour aider les enfants à sortir du silence, elle crée de nombreuses occasions dans lesquelles elle pourra établir une communication à deux, entre elle et un élève, car pour Ariane :

« à deux/ ça passe bien/ ça passe mieux parce qu’on prend l’enfant du regard/ […] le regard/ ça aide beaucoup à la communication/ ».

           L’expression qu’elle emploie pour caractériser cette forme d’échange m’a interrogée ; « prendre l’enfant du regard » implique en effet l’idée de captation. Pour Ariane, le regard participe à établir une fonction contenante, dont les modalités se situent tout autant du côté maternel que du côté paternel ; ainsi, lorsque Ariane dit qu’elle encourage ses élèves du regard, je perçois un aspect de souplesse. Alors que lorsqu’elle précise qu’elle prend un enfant du regard, ou qu’elle les accroche du regard, je ressens l’aspect de fermeté : « en fait je les accroche du regard » ou encore « et moi aussi quand j’ai de la concentration à la fois pour prendre les enfants du regard pour pour suivre ce qu’ils vont me donner ».

 

           Ce regard qu’Ariane me demandait au début de l’entretien d’éviter de poser sur elle, représente toutefois un appui pour elle-même dans sa pratique, et participe au même titre que le toucher à construire l’espace psychique de sa classe. Le regard avec lequel elle « prend » ses élèves, soit pour capter leur attention soit pour les encourager est lui-même modelé par les deux aspects maternel et paternel et constitue un contenant ; le fait d’accrocher les enfants par le regard assure en quelque sorte la fiabilité et le sentiment de sécurité nécessaire pour qu’ils puissent se mouvoir dans l’espace du savoir que leur offre la classe.

           Je me suis toutefois interrogée sur cette injonction de sa part à mon égard par rapport à cet outil dont elle se sert comme support dans sa pratique, tel un paradoxe : de quoi était chargé ce regard auquel elle voulait se soustraire et qui semblait la menacer ? Mon regard lui rappelait-il celui que l’on portait sur elle quand elle était enfant ? Est-ce ce même regard qu’elle a su transformer en regard bienveillant qu’elle peut aujourd’hui offrir à ses élèves et qui les aide à entrer dans le circuit du langage ?

           Quoiqu’il en soit, ce que j’ai repéré chez Ariane m’incite à penser que le regard dans sa problématique représenterait un lien, tout comme le toucher, aide ses élèves à sortir du labyrinthe du silence. [...]

 

           A la suite des travaux sur lesquels je me suis appuyée pour comprendre l’ambivalence exprimée par Ariane à propos du regard, j’ai supposé que le regard des enfants posé sur elle lui renvoyait comme le miroir d’elle-même, puisqu’elle ne se sent pas exposée face à eux de la même manière que face aux adultes ; de ce fait, leur regard ne représente pas « cet objet » persécuteur que lui renvoie parfois celui des adultes. Comme le dit C. Blanchard-Laville, le regard contribue « à soutenir pour l’élève une continuité psychique lui permettant de construire son soi-élève ». Car de la même manière que le visage de la mère réassure le bébé d’un point de vue narcissique, l’élève se nourrit du regard de l’enseignante porté sur lui. Aussi, le regard qu’Ariane leur accorde lui garantirait en retour l’assurance de la permanence de ce lien.

 

Le langage adressé à l’enfant et le langage « détaché » : des choses aux mots

           Ariane développe durant l’entretien un passage concernant le langage qui a retenu mon attention. Au début de l’entretien, Ariane tente de rassembler ses idées en tentant de catégoriser les diverses « façons de ne pas parler », comme elle dit :

« parce qu’il y a plusieurs/ il y a plusieurs façons de ne pas parler/ il y a des enfants qui ne vont pas parler à un adulte mais qui vont et trouver un moyen de s’exprimer avec d’autres enfants/ et puis qui ne parlent pas c’est-à-dire qui qui ne parlent pas/ parce qu’ils sont timides/ qui ne parlent pas parce qu’ils ont des difficultés pour s’exprimer/ qui ne parlent parce qu’ils ne parlent pas effectivement/ ».

           Elle constate alors que la plus grande difficulté pour un enfant se situe lors des moments de langage en grand groupe :

« enfin moi/ c’est ce que j’observe/ c’est pour ça que un enfant qui/ la plus grande difficulté/ c’est le grand groupe/ heu c’est ce qui me permet tout de suite à moi/ de voir les enfants qui vont être à l’aise/ parce que ça veut dire que ce sont pour moi/ les enfants qui heu heu en ce qui concerne le langage ont fait le plus grand chemin/ même pour un adulte/ c’est pas évident de prendre la parole en grand groupe/ n’est ce pas/ ».

           J’ai alors cherché à comprendre comment elle appréciait ce parcours effectué par certains enfants qui, selon elle, auraient saisi la part la plus complexe du langage. Pourquoi ces enfants qui s’expriment en grand groupe lui indiquent qu’ils « ont fait le plus grand chemin » ?

           Pour elle, la parole déployée en grand groupe relève de capacités chez l’enfant qui laissent supposer de sa part d’en avoir saisi l’enjeu. Tout d’abord, elle considère que cela nécessite des facultés particulières pour parvenir à comprendre que les sollicitations de l’adulte, bien qu’adressées à tous, les concernent individuellement ; puis, ils doivent s’approprier ces paroles afin qu’elles pénètrent à l’intérieur d’eux-mêmes, qu’elles deviennent « leurs » afin d’y répondre. Ariane désigne cette parole adressée à tous comme étant un langage « détaché », « un concept », « un symbole » ; elle souligne la différence entre une parole véritablement adressée à l’enfant à l’image de celle échangée dans les premières relations avec la mère et la parole impersonnelle dont il faut se saisir comme sienne, à l’école, ainsi qu’elle le précise :

« les enfants qui vont prendre la parole en grand groupe/ dès le départ/ ce sont ceux qui pour moi ont compris la fonction la plus détachée de la parole/ heu peuvent s’exprimer devant les autres/ n’ont pas cette crainte-là/ voilà mais heu un enfant quand il est tout petit/ quand sa maman va lui parler/ elle va lui parler en le langeant/ en s’occupant de lui/ en lui donnant à manger/ en le prenant sur ses genoux/ en l’habillant/ ça va être nécessairement accompagné de gestes/[…] on a besoin de ces gestes-là/ quand on est en grand groupe/ cette parole/ elle est parfaitement détachée de toute cette gestuelle qu’on peut impulser aux chez de jeunes enfants pour les aider/ ».

           Ce langage accompagné correspond à un langage ancré dans la réalité, un langage dont on peut montrer le rapport entre la chose et le mot, un langage que l’on peut soutenir par le geste, par le rapport à l’objet, un langage lié aux sensations, un langage pour ainsi dire « corporel », marqué par le corps.

           Or, le grand groupe ne lui permet pas toujours d’établir cette proximité du rapport aux choses, elle se sent à ces moments là, loin d’eux, ainsi qu’elle le déplore :

« en grand groupe/ on peut pas/ cette parole/ il faut que chacun puisse comprendre qu’elle est/ il doit la reprendre pour lui/ alors je suis détachée de lui/ il doit prendre la parole en fonction de ce que moi/ adulte/ je vais impulser/ ».

           En insistant sur ce passage, j’ai été amenée à penser que c’est plus elle Ariane, qui se perçoit comme étant détachée de ses élèves ; c’est plutôt son détachement « corporel » qui existe réellement qui lui ferait projeter cet état sur la parole qui s’échange lors de ces moments de regroupement.

           Cet éloignement des corps oblige les enfants à se saisir des mots seuls, déliés de leur ancrage corporel. Elle évoque de manière semblable les moments de motricité durant lesquels les enfants peuvent s’accaparer les objets, ou dont ils comprennent l’enjeu parce qu’ils sont ensemble, liés par les corps comme lorsqu’ils font des rondes :

« en motricité/ c’est aussi pareil/ enfin je veux dire/ quand on donne une consigne en motricité/ c’est vrai que les enfants la reprennent aussi/ mais on passe par d’autres biais/ c’est-à-dire qu’en motricité/ si je donne un ballon à chaque enfant/ et que je dis/ on fait rouler son ballon/ ou on lance son ballon/ il y a une espèce d’objet qui fait le relais entre ma parole et eux/ heu pareil/ […] ce sont des moments aussi/ la parole est donnée à tous les enfants/ mais c’est pas du tout la même chose/ ou quand on fait des rondes ou des jeux collectifs/ on est tous en rond/ les enfants sont ensemble/ les enfants se touchent/ ».

           Pour Ariane, la parole transite lors de ces situations d’éducation physique par exemple, par le biais des objets mais aussi par le lien des corps qui se touchent. Parler en grand groupe représenterait, selon elle, cette capacité à intérioriser ce chemin qui va du corps à la parole.

 

Thomas et Roksana, deux enfants qui ne parlaient pas

           Ariane évoque tout d’abord l’exemple de Thomas pour illustrer la manière dont elle aide un élève à sortir du silence ; elle rapporte que la mère de Thomas s’inquiétait du fait qu’il ne parlerait peut-être jamais. La thérapie qu’elle avait entreprise avec son fils l’avait conduite à revivre son accouchement en sa présence, expérience traumatisante pour elle comme pour Thomas.

           Ariane qui avait recueilli ses confidences l’avait alors dirigée vers une orthophoniste, dont le traitement plus simple lui semblait mieux approprié à la situation, ainsi qu’elle le rapporte :

« j’ai des enfants qui ne parlent pas/ comme j’ai eu cette année le petit Thomas/ parce qu’il y a des situations de bilinguisme qui fait qu’il a beaucoup de mal à s’exprimer en français/ heu la maman est passée/ heu alors elle était persuadée que son enfant ne pouvait pas parler/ elle avait/ elle était passée par des séances de psy très sophistiquées/ on lui a fait remimer/ on l’a mise très mal cette maman/ elle était dans une situation très désespérée/ heu on lui a fait remimer son accouchement devant son enfant/ parce qu’on pensait que l’enfant ne voulait pas parler parce qu’il voulait rester petit/ ».

           Ariane, méfiante à l’égard de ces pratiques « sophistiquées » qui mènent les parents à la culpabilité, a perçu la détresse de la mère de Thomas et a su la mettre suffisamment en confiance pour qu’elle puisse lui confier ses expériences thérapeutiques vécues comme un échec. Ariane avait observé une grande aisance chez Thomas pour tout ce qui concernait les traces écrites impliquant le geste ; considérant la situation comme n’était pas désespérée, le « fil » dont elle s’est saisie pour aider Thomas à trouver la sortie de son silence a consisté à prendre appui sur ses succès réalisés à l’écrit.            Ses réussites dans la trace constituaient un indice qui lui permettait de penser qu’il pouvait accéder au langage :

« Thomas heu s’exprimait très très bien au niveau de tout ce qui était la trace écrite/ il était très sûr de son geste/ mais il ne parlait pas/ et en fait/ j’ai demandé à la maman pourquoi elle était tout simplement pas allée voir un orthophoniste/ personne lui en avait parlé/ donc heu je crois que ça s’est mis en place très rapidement/ on a dû se voir/ on a dû se voir juste après les premières vacances/ et il a dû être pris par un orthophoniste/ deuxième période scolaire/ donc la situation s’est débloquée/ »

           Ariane constatera d’ailleurs l’émergence des premiers mots chez Thomas accompagné du désir de s’exprimer en grand groupe, désir soutenu par Ariane et étayé par les autres enfants :

« dans un premier temps/ parce qu’il a cherché à prendre la parole/ et lever le doigt dans/ il y avait un problème/ on le comprenait pas/ mais il y avait une volonté de s’exprimer devant les autres/ en grand groupe/ donc c’était assez génial/ parce que/ parce qu’il faisait des efforts/ il savait qu’on était avec lui/ j’ai demandé aux enfants/ qui le comprenait/ on décryptait ensemble/ et il a vu qu’on avait envie de l’entendre/ et maintenant maintenant/ ».

           Ariane considère le groupe comme « un corps » qui soutient la parole de Thomas, sa volonté de s’exprimer ; le groupe, c’est comme le corps qui fait le lien entre le désir et le mot, c’est l’appui sur lequel la parole va se tenir pour pouvoir émerger.

 

           Quant à Roksana, Ariane s’aperçoit d’abord qu’elle est sensible aux chants ; elle la rapproche d’elle lors de ces moments-là et l’encourage de sa présence :

« Roksana qui parlait pas en revanche je la prenais à côté de moi/ parce que heu/ je l’encourageais du geste/ dès le départ/ et je l’encourageais à chanter/ et elle répétait/ pas les paroles/ mais elle fredonnait/ elle avait la mélodie/ ».

           Ariane remarque alors que l’entrée dans le langage pour Roksana s’effectue par la mélodie, l’intonation, ces précurseurs du langage comme l’ont montré les travaux de Bernard Golse. Roksana a d’abord saisi la mélodie de la langue avant de dire les mots de la langue qu’elle répète dans un premier temps de manière mécanique, sans comprendre le sens, en marquant l’intonation :

« en fait/ les premiers moments d’échange avec Roksana/ j’ai remarqué que c’était des phrases très concrètes/ des phrases stéréotypées/ c’est-à-dire de celles qu’on répète tout le temps en classe/ et elle marquait énormément l’intonation/ elle était très dans ce/ dans ce jeu de l’intonation des phrases/ et elle a démarré comme ça/ maintenant elle parle super bien/ et elle a des copines/ ».

           Ariane s’est attachée avec Roksana à parcourir avec elle le chemin du langage qui se relie d’abord à la prosodie, à la trame qui véhicule les mots avant d’accéder aux mots eux-mêmes ; avec cette enfant d’origine étrangère, la route la menant aux mots a semble-t-il pu être empruntée à travers la connaissance qu’elle avait déjà de sa propre langue et de cette familiarité du parcours : la mélodie, l’intonation puis les mots chargés de sens.

 

           Je remarque toutefois que le passage au cours duquel Ariane parle de Roksana s’insère entre deux discours ; dans le premier, Ariane évoque le cas d’enfants qu’elle doit encore solliciter en grand groupe. Ariane les appelle « des enfants paquets », des enfants déposés comme tels par leurs parents qui leur demandent de rester tranquilles :

« je peux dire globalement en fin d’année/ mis à part quelques enfants qui sont des enfants heu ///// moi j’appelle ça des enfants paquets/ c’est-à-dire que les parents ont trop l’habitude de les prendre/ de les poser/ de leur demander d’être tranquilles/ qui sont des enfants que je dois solliciter encore en grand groupe ».

           Juste après ce passage qui pourrait laisser penser que Roksana fait partie de ce genre d’enfants, elle procède au lien suivant :

« je peux dire que/ allez/ il y a deux enfants sur mes vingt huit qui vont refuser de parler en grand groupe/ ».

           Puis, immédiatement après, elle rappelle l’arrivée de Roksana en début d’année :

« j’avais aussi le problème de Roksana qui est arrivée en début d’année/ et qui elle ne s’exprimait pas parce que en fait/ elle arrivait directement des pays de l’Est/ et qui elle/ parlait pas/ ».

           Le souvenir du problème présenté par Roksana incite Ariane à poursuivre en exprimant cette difficulté pour « ces enfants-là » que représente la parole « détachée » en grand groupe par rapport à celle qui est échangée dans des structures plus restreintes telles que la famille ou la crèche, comme elle le souligne :

« c’est-à-dire que au départ/ ben toujours/ ces enfants-là que je/ c’est très difficile cette parole en petite section/ de se dire qu’on parle pour vingt huit enfants d’un coup/ c’est-à-dire que c’est un énorme travail pour les enfants qui sont toujours dans des petites cellules/ ou qui viennent de crèche/ ou des petites cellules familiales où ils/ dans lesquelles ils peuvent bénéficier à travers cette parole de l’attention de tous/ ».

           La manière dont le discours sur Roksana trouve sa place entre deux autres énoncés invite à penser que pour Ariane, Roksana pourrait faire partie de ces enfants-paquets qu’elle désigne ainsi ; ces enfants pour lesquels le chemin vers cette « espèce de concept » est plus compliqué, ainsi qu’elle conclut :

« voilà je trouve que la plus grande difficulté chez les petits/ hein/ à mon sens/ c’est ces moments où la parole est vraiment très très détachée de tout ce que l’on peut leur donner avant/ ».

           Ce qu’elle dit laisse entendre que cet « avant » aurait été omis, négligé pour des enfants telles que Roksana.

 

Conclusion

           Ce qui m’a touchée dans cet entretien est d’abord la passion d’Ariane envers le métier qu’elle exerce, la manière dont elle s’enthousiasme pour tous ces infimes moments qui jalonnent sa pratique. Les éléments que j’ai repérés pour appréhender son rapport au langage m’invitent à penser que celui-ci s’inscrit dans un rapport au corps et au geste, plus précisément au toucher qui tient une place importante dans les manoeuvres pédagogiques qu’elle déploie au service des enfants qui ne parlaient pas dans sa classe. Je pense également qu’Ariane a développé des compétences professionnelles qui résultent de ses qualités psychiques particulières à conjuguer fantaisie et rigueur, souplesse et fermeté. Le regard participe tout autant à la construction d’un espace psychique qu’elle instaure dans sa classe qui enveloppe ses élèves, les contient dans un espace sécurisant leur permettant d’accéder aux savoirs. Portée par des mouvements identificatoires, je n’ai peut-être relevé que des éléments me permettant d’apprécier de manière essentiellement positive, les facultés qu’Ariane dit mettre au service de sa pratique.

  Bibliographie

BLANCHARD-LAVILLE C. 2001. Les enseignants entre plaisir et souffrance. Paris : PUF

CICCONE A. « Enveloppe psychique et fonction contenante : modèles et pratiques », in Cahiers de psychologie clinique. De Boeck Université

KAES R. et ANZIEU D. 1976. Désir de former et formation du savoir. Paris : DUNOD.

 

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