Ariane
Je
décelais ce sentiment assez vite durant les
premières lectures de lentretien, et
cest ainsi que jai pu relever vers la
fin de son discours les énoncés
suivants :
«
ce que jaime bien mettre en forme/
cest/ cest heu partir/ quand tous
les enfants sont regroupés/ partir
dun moment qui mime quelque chose/ et je
lance/ jimpulse comme ça une
idée/ par exemple/ je fais semblant de
tirer un fil/ je dis ouh la la je tire un fil/
quest-ce quil y a au bout/
quest-ce que cest/alors au
début les enfants étaient assez
déconcertés/ ils se disaient/ A
... délire/ mais en fait/ ils ont un peu
lhabitude/ ».
Aussi,
jai pensé lappeler « Ariane
» ; Ariane, ma soeur, parce que me sont venus
immédiatement en tête les vers de
Racine, dans Phèdre : « Ariane, ma
soeur de quel amour blessée, Vous
mourûtes au port où vous fûtes
laissée
».
Je rappelle
la légende dAriane : Ariane, fille
du roi Minos et de Pasiphaé aida
Thésée à sortir du labyrinthe
dans lequel se trouvait le Minotaure. Le Minotaure
est le fils issu de lunion entre
Pasiphaé et un taureau ; aussi, le roi Minos
lenferma dans un labyrinthe construit par
Dédale afin de taire la honte de sa femme.
Minos envoyait régulièrement au
Minotaure sept jeunes gens quil
dévorait systématiquement
puisquils ne parvenaient jamais à
sortir du labyrinthe. Thésée, fils
dEgée, roi dAthènes
voulant mettre fin aux meurtres organisés
par Minos se rendit en Crète ; Ariane
séprit de lui et lui fournit en
échange de la promesse dune union avec
lui, une pelote de fil quil devait
dérouler derrière lui afin de
retrouver son chemin à
lintérieur du labyrinthe. Après
avoir tué le Minotaure et être sorti
du labyrinthe, Thésée « oublia
» Ariane sur la rive avant de retourner
à Athènes et choisit de partir avec
Phèdre, la soeur dAriane.
Le mythe
invite à réfléchir aux
solutions pour sortir dune situation dans
laquelle on se trouve prisonnier ; mais cette
libération qui na pu avoir lieu
quavec laide dun autre a
entraîné une trahison. Aussi, le
prénom dAriane sest en quelque
sorte imposé en lien avec limage du
« fil » quelle tire à
travers les jeux de langage proposés aux
enfants, mais aussi par rapport à la
manière dont elle délivre un enfant
du silence, Thomas, comme Ariane, dans le mythe,
qui avait aidé Thésée à
trouver la sortie du labyrinthe. Aider un enfant
enfermé dans son silence ne ressemble-t-il
pas à une entreprise de ce genre ? Savoir
saisir « ce fil » qui mènera vers
la sortie ? De quoi est dotée Ariane
elle-même pour aider ces enfants qui ne
parlent pas ? Quel chemin a-t-elle parcouru pour
savoir comment les aider ? Je vais à
présent recueillir les matériaux qui
mont permis de suivre le « fil »
dAriane, laquelle, à travers
lexposé de ses stratégies
pédagogiques ma dévoilé
une part de lorganisation psychique qui
sous-tend sa personnalité
professionnelle.
Espace physique et espace
psychique
La
barrière de sécurité
édifiée autour du cochon
dInde
Les travaux de
Claudine Blanchard-Laville montrent tout
lintérêt de rapprocher les
éléments qui nous permettent
dappréhender le lien didactique avec
ceux qui explorent le lien mère-enfant. Ces
travaux témoignent en particulier du fait
que : « le sujet enseigné est
replacé par chaque situation
denseignement dans un état de
dépendance provisoire à
lenseignantenvironnement,qui ne peut manquer
de réveiller en lui cette détresse
archaïque du nourrisson dépendant
absolu ». C. Blanchard-Laville souligne
notamment que cest sur ces premiers liens
entre la mère et lenfant que vont se
construire par la suite les modèles des
liens intersubjectifs. Elle propose
également en sappuyant sur la
modélisation de W. R. Bion
lidée selon laquelle la situation
denseignement est « essentiellement
construite au plan psychique sur des liens, le lien
à lobjet-savoir et les liens aux
élèves, dont le tressage constitue le
transfert didactique [
]
».
Cest en
repartant de cette conception de la situation
denseignement modélisée sur la
base de ces différents liens que jai
pu appréhender le lien à
lobjet-langage et le lien aux
élèves établis par Ariane dans
ses mises en oeuvre pédagogiques.
Par ailleurs, les
travaux de Winnicott repris aussi par C.
Blanchard-Laville définissant les notions de
holding (la manière dont lenfant est
porté), de handling (la manière dont
lenfant est manipulé) et
dobject-presenting (le mode de
présentation de lobjet) ont
facilité ma compréhension dune
situation denseignement quelle propose
à ses élèves, cette sorte
despace construit telle une barrière
corporelle par les élèves autour du
cochon dInde, dans lequel le toucher et le
rapport au corps tiennent une place
importante.
Ariane
amène en effet ses élèves
à former un cercle autour de cet animal
mis en liberté au centre du
coin-regroupement, en disposant leurs pieds qui
doivent se toucher à leurs
extrémités de manière à
aménager une sorte de « cache-pieds
». Le cercle ainsi formé permet aux
élèves de voir lanimal de plus
près, de le toucher ; ce cercle constitue
une barrière protectrice autour de
lanimal afin que celui-ci ne
séchappe pas, mais cette
barrière défensive fait penser aussi
à un piège. Lanimal
cerné ne peut senfuir.
Cette mise en
scène de lagencement dun tel
espace ma fait penser à lespace
psychique de la classe construit par la fonction
contenante de lenseignante. Cette fonction
qui assure la protection est aussi
défensive. En effet, la ceinture
créée par les pieds des enfants
constituent à la fois « une enceinte
» telle « une forteresse » à
lintérieur de laquelle lanimal
se sent protégé mais aussi dans
laquelle il se trouve prisonnier. C.
Blanchard-Laville évoque cette
métaphore de « lenceinte »
à propos du corps de lenseignant qui
se trouve comme dans létat de
grossesse pour faire naître du nouveau dans
la rencontre entre enseignant et enseignés ;
elle associe cette idée à la notion
dêtre « enceinte », comme
elle le précise : « une enceinte,
cela fait penser à une forteresse,
cest-à-dire un espace
protégé où lon se sent
en sécurité par rapport à un
extérieur hostile mais où lon
est en même temps prisonnier
».
Aussi, en
reprenant cette métaphore à mon
compte pour analyser la situation quAriane
offre à ses élèves, je me suis
demandé si elle ne moffrait pas une
compréhension plus approfondie des
composantes de sa fonction contenante
permettant laccès au langage chez
ses élèves. Puisque celle-ci
sétablit sur deux modes, lun
protecteur et lautre défensif, il
mapparaît que la configuration spatiale
renvoyant à cette fonction a pu favoriser
lexpression langagière ; elle le dit
dailleurs :
«
on sait quil doit pas sortir/ tous les
enfants ont leurs pieds/ on fait une
espèce de cache pieds/ [elle mime les
positions des pieds dont les
extrémités doivent se toucher]
et ils peuvent le toucher/ ils parlent entre
eux/ et les enfants qui ne sexprimaient
pas se sont mis aussi à parler/ comme
ça/ du fait quils avaient besoin
déchanger heu à travers ce
cochon dInde/ ».
Cette mise en
scène matérielle semble
détenir la force des effets issus dune
situation symbolique telle que le psychodrame. On
peut considérer lanimal, le cochon
dInde au niveau symbolique comme
représentant lobjet-savoir en
quelque sorte défendu et
protégé mais maintenu prisonnier.
Cette relation quAriane établit entre
le savoir et ses élèves par
lintermédiaire de cet animal a pour
effet de contenir lobjet. Lespace ainsi
crée constitue une sorte de cadre contenant
pour lanimal, et suffisamment contenant pour
les élèves afin que, se sentant
protégés à leur tour à
lintérieur de cette configuration, ils
puissent sautoriser à parler. Le fait
quils participent avec leur corps propre
à lédification de cette
forteresse est un élément aussi
à considérer ; le corps participe
à la production de la parole, il la
soutient, ou plus précisément il la
supporte. La barrière corporelle
créée par le rapprochement des pieds
assure un lien entre les élèves, mais
constitue comme une sorte de barrière de
sécurité permettant à la
parole démerger ; cette
barrière qui matérialise la limite
entre le dedans et le dehors contient les
différents mouvements, et de lanimal
et des élèves : les pulsions qui
sexpriment et les mots du savoir qui
finissent par trouver leur place.
Ariane raconte
du reste quà loccasion
dune telle séance, elle doit à
la fois gérer ces paroles quon
pourrait qualifier de « pulsionnelles »
liées au corps, quelle distingue des
paroles porteuses des connaissances quelle a
voulu transmettre, comme elle le dit :
«
cette parole là qui
séchange à ce moment
là/ cest/ pousse-toi/ je veux/
cest pas/ ce sont pas des paroles/ je veux
toucher/ jai pas vu/ laisse-moi la place/
bon/ et heu/ cest pas une parole qui est/
cest une parole de communication/ mais
cest pas une parole qui voudrait recentrer
sur une somme de connaissances quon a pu
mettre ensemble en place/ ou des choses comme
ça/ ».
Ces paroles qui
expriment les mouvements du corps : «
pousse-toi, je veux, je veux toucher, jai
pas vu, laisse-moi la place », si elles
demeurent du registre de la parole ne
répondent pas aux objectifs du langage tel
quelle souhaite les mettre en oeuvre. Ce sont
des paroles « obligées »,
cest-à-dire des mots qui doivent se
dire afin que chaque élève trouve une
place, non seulement physique, mais aussi sa place
de sujet, qui se dirait dabord par les mots
du corps, ces derniers ouvrant la voie au langage,
au langage du savoir, de lécole, celui
vers lequel Ariane conduit ses
élèves. Pour ma part, il
mapparaît que la situation quelle
organise est à même de contenir les
mouvements pulsionnels qui sexpriment
à cette occasion permettant
lémergence de ces paroles de «
connaissances » qui représentent pour
elle le but à atteindre.
Cest-à-dire que ces paroles «
corporelles » qui surgissent constitueraient
comme un passage nécessaire au bout duquel
émergeront les paroles liées au
savoir. Se produisant dans le cadre dun
dispositif contenant, elles libèrent
lexpression pour ensuite se transformer en
paroles liées au savoir.
C.
Blanchard-Laville rappelle que cest à
Bion que lon doit lutilisation de la
notion despace psychique, et que selon lui,
lespace psychique nest pas
modelé par lespace perceptif mais
linverse, cest-à-dire que
cest lespace psychique qui se projette
dans lespace perceptif. La situation
dencerclement de lanimal fait penser
à une projection de lespace psychique
sur lespace perceptif. [...]
Mappuyant sur ces définitions,
jai pu considérer la mise en
scène proposée par Ariane à
ses élèves comme une projection de
son espace psychique dans lequel les
élèves sont portés au service
des apprentissages.
En reprenant la
notion dholding didactique telle que C.
Blanchard-Laville la développe dans ses
travaux, je pense quAriane parvient
grâce à ce type de dispositif,
à maintenir ensemble et liés dans le
même espace ses élèves, la
situation dapprentissage et les objectifs
quelle cherche à atteindre. Ce
« maintien » didactique issu de son
organisation psychique qui soutient sa pratique
professionnelle montre à travers une
pratique pédagogique les effets
bénéfiques au niveau de
lapprentissage chez ses
élèves.
Le fait
dinstaller le groupe en cercle protecteur
édifié autour dun objet,
dévoile la nécessité chez
Ariane de disposer ses élèves comme
formant un tout afin (ou avant ?) de pouvoir les
identifier un à un ; ce nest en effet
quen les installant de la sorte, quelle
est à même de mieux maîtriser
les mouvements corporels, langagiers qui surgissent
de cette situation. Le groupe en cercle fait
référence à la notion
denveloppe corporelle à
lintérieur de laquelle Ariane organise
et gère les éléments
convergents vers un savoir qui se déploie
sous ses yeux. Mais comme le rappelle Albert
Ciccone dans son article : « Enveloppe
psychique et fonction contenante », «
lenveloppe nest pas un objet psychique
en soi, ni même une instance.
Lenveloppe psychique est avant tout une
fonction, assurée par un certain nombre de
processus ».
Le toucher comme
étayage
Le toucher
participe également à
lédification de cet espace ; comme
Ariane le dit à plusieurs reprises, le
rapport au geste est un élément
favorisant selon elle, lexpression
langagière de lenfant :
«
jai dautres moments heu pour arriver
à à aider ces enfants à
sexprimer/ le moment du réveil
après le sieste/ cest un
très bon moment pour moi/ parce
quils sont un petit peu plus manipulables/
plus fragiles/ ils ont besoin dun petit
peu plus de tendresse/ donc je joins/ je devrais
pas le faire en valeur absolue/ mais que moi
jutilise énormément/
cest-à-dire le rapport au
geste/ ».
Ariane avoue
que sa conduite pourrait apparaître comme
transgressive par rapport à lacte
denseigner qui devrait
sémanciper de cette relation au corps,
elle ne devrait pas « le faire en valeur
absolue » ; et pourtant, Ariane
sappuie sur le toucher en tant quoutil
pour faciliter laccès au langage chez
ces élèves. Afin de «
débloquer » la situation
dit-elle, pour ces enfants qui ne parlent pas, la
relation uniquement verbale ne suffit pas ; la
relation de confiance qui lui permet
détablir une relation de communication
sexprimera plutôt par des gestes, des
attentions, ainsi quelle le précise
:
«
il y a beaucoup de choses en petite section qui
se passent de manière liminale/ qui sont
pas verbalisées/ mais qui vont amener les
enfants à prendre la parole/ à
donc les toucher/ les mettre en situation de
confiance/ les faire se sentir confortables dans
leurs vêtements/ dans ses/ ça
cest pas dit/ ils le sentent/ ils voient
que jai eu un petit geste/ une attention
pour eux/ »..
En insistant
sur cette remarque, « ça sest
pas dit/ils le sentent/ » Ariane indique
que les relations qui sétablissent
entre lenseignante et ses
élèves de petite section de
maternelle, relations qui représentent le
premier contact, les premiers échanges avec
lunivers scolaire peuvent sapparenter
aux premières relations entre la mère
et lenfant. Lenseignante retrouve ou
met en oeuvre des stratégies analogues
à celles que la mère déploie
à légard de son
toutpetit.
Il me semble
quAriane, face aux enfants qui ne parlent pas
dans sa classe sautorise à employer
tous les moyens à sa portée pour les
aider à dépasser leurs inhibitions ;
alors on peut effectivement sinterroger sur
le recours aux gestes, au toucher, comme elle le
dit :
«
moi jai beaucoup le toucher/ que ce
soit moi avec les enfants/ les enfants entre
eux/ ou par lintermédiaire
dun objet/ jai des moments/ ben je
pense que toutes les institutrices en petite
section ont ces moments là/ créent
des situations à deux/ quand il y a des
situations en grand groupe bloquées/
».
Pour nombre
denseignantes de petite section, ce contact
corporel avec lenfant est familier : au
moment du lever de sieste, dans les moments
dhabillage ou de passage aux toilettes, le
rapport au corps de lenfant est très
présent. Dans certaines situations,
lenseignant-e est conduit-e à soutenir
ces stratégies pédagogiques par du
handling, tel que nous le donne à voir
Ariane :
«
ça passe mieux parce quon prend
lenfant du regard/ [rires communs]
le regard/ça aide beaucoup à la
communication/ le sourire/ les gestes/
».
Comme elle le
disait, au moment du lever de sieste par exemple,
les enfants sont plus fragiles, plus «
manipulables » selon ses mots ; comme
si pour parvenir à aider les
élèves à entrer dans le
langage, elle retrouvait les étapes des
relations précoces entre la mère et
le bébé, relations qui
sétablissent sur la base des soins
corporels. Ainsi, on pourrait dire que pour Ariane,
la relation corporelle quelle établit
avec ses élèves les entoure avec
suffisamment de souplesse, car ce nest pas le
seul moyen quelle déploie dans ses
stratégies pédagogiques, pour les
amener sur le chemin de lindividualisation.
Il semble quelle retrace avec ses
élèves le chemin nécessaire
qui consiste à sassurer dune
base corporelle solide pour ensuite pouvoir
sen détacher. Le toucher participe au
même titre que le regard ou les rires, aux
conditions qui vont favoriser laccès
à la communication. On le voit dans
lexemple du lever de sieste, mais aussi
lorsquelle met en scène lespace
délimité par les pieds des enfants
qui se touchent entre eux et qui autorise par cette
configuration de toucher lanimal.
Les animaux qui ont une
carapace : une métaphore du Moi de
lenseignante ?
Ariane
possède dautres animaux dans sa
classe, parmi lesquels des tortues, animaux qui ont
une carapace. A première vue,
lintérêt de la présence
de ces animaux dans sa classe fut le point de
départ dune réflexion
pédagogique sur ces animaux qui
avançant lentement, ont la
possibilité de rentrer à
lintérieur deux-mêmes pour
se protéger. Ariane propose ainsi aux
élèves de sapproprier des
connaissances au sujet des animaux herbivores, des
animaux qui se déplacent vite ou lentement ;
mais quand elle parle des tortues, par deux fois,
elle les définit de manière telle que
jai été amenée à
interpréter ses propos en supposant un
contenu latent caché derrière un
contenu manifeste.
Une première
fois, elle raconte :
«
on a travaillé donc sur nos tortues/ heu
sur les animaux qui ont des carapaces/ ou des
coquilles/ ces animaux qui vont lentement/ qui
comme ils vont lentement/ pour se
protéger/ peuvent senfermer sur
eux/ voilà/ ça ça a bien
motivé les petits ».
Ces phrases
avaient immédiatement fait écho en
moi avec celle au cours de laquelle Ariane me
confiait sa timidité et sa
préférence à travailler avec
des enfants. Elle rajouta, alors que
jinsistais pour en savoir plus sur ces
animaux qui savaient se protéger en rentrant
dans leur carapace :
«
javais demandé aux enfants
sils connaissaient dautres animaux
qui avançaient lentement et qui
étaient capables de rentrer à
lintérieur deux-mêmes
pour se protéger/ ils mont
répondu tout de suite les escargots/ tout
de suite/ et heu et cette idée
davancer/ et de se protéger comme
ça/ ».
Cet
échange ma laissée dans
linsatisfaction car, lors de
lentretien, javais imaginé
pouvoir saisir une interprétation qui aurait
provoqué en elle une compréhension de
ses propres fonctionnements. Or, ma
précipitation à exprimer ce mouvement
interne chez moi dune résonance entre
sa définition des animaux à carapace
et les sentiments qui pouvaient la traverser
na pas relancé sa parole comme je
laurais souhaité. A la fin de ce
passage dans lequel elle parle
précisément des animaux qui ont une
carapace, elle conclut ainsi :
«
voilà cest passionnant/
voilà vous vouliez dire autre chose
» ;
à la suite
de ces propos, linsatisfaction a
laissé place au décontenancement :
les rôles étaient
inversés, nest-ce pas à moi
de lui proposer de « dire autre chose
» ? Je repris alors sa formulation en disant :
« mm oui cest passionnant/ cette
tortue/ cet animal dont vous avez choisi de parler/
cette tortue qui/ vous avez dit qui peut retourner
dans sa carapace pour se protéger/ vous
pensez quil y a eu quelque chose qui a
résonné avec les enfants à ce
moment-là de particulier/
».
Dans
laprès-coup, jai pu relever
deux éléments qui peuvent apporter
des informations sur ce que je considère
comme étant une défaillance dans ma
conduite dentretien. Certes,
lenthousiasme qui la transportée
ma probablement emportée avec elle
dans une collusion identificatoire où
se sont croisés les aspects personnels et
professionnels de nos personnalités ; ce
mouvement a semble-t-il annulé, du moins
affaibli, la frontière entre elle et moi,
entre linterviewer et
linterviewée, gommant peut-être
la distance nécessaire entre nous et
provoquant la confusion des rôles ; comment
sétait-elle sentie autorisée
à minterpeller en ces termes ? Elle
utilise ceux-ci en laissant entendre quelle
prend en mains la direction de lentretien ;
car après avoir exprimé « sa
passion » : « voilà cest
passionnant », comme pour devancer ce que
jaurais pu dire de ses propos, voire comme si
elle les avait entendus, elle sempare de ce
qui aurait dû être mes propres mots, en
énonçant : « vous vouliez
dire autre chose ». Etait-ce à elle
ou à moi de relancer sur cet aspect
passionnant de son discours ? Prise au
dépourvu, jai appuyé ma relance
en reprenant ses propres termes : « mm oui
cest passionnant ». Mais en proposant
une interprétation qui mappartenait,
jai bloqué une parole que je voulais
libérer. En intervenant ainsi, cest
comme si javais cherché à lui
attribuer des sentiments qui nétaient
pas les siens, ou dans lesquels elle ne se
reconnaissait pas.
En analysant ce
passage, jai pris conscience que son choix
à sorienter dans une profession avec
des enfants venait protéger « sa
timidité », comme elle lavouait
au début de lentretien. Les motifs de
son choix professionnel ne mavaient-ils pas,
dès le début de lentretien,
interrogée ? Je navais pour ma
part, en tant quenseignante, jamais
pensé à clarifier mes propres choix
à exercer en maternelle, on pourrait
dire que jai toujours redouté de le
faire. En reléguant la mise au jour de ces
raisons, navais-je pas édifié
un paravent défensif me permettant de
poursuivre mon activité sans grandes remises
en cause ? Or, Ariane, en se définissant
comme étant « quelquun de
relativement timide », ma
renvoyée à une problématique
que je métais jamais avouée
jusquici ; en évoquant ces animaux
à carapace qui, parce quils vont
lentement peuvent « rentrer à
lintérieur deux-mêmes pour
se protéger », Ariane a
touché une part de moi-même, ou
plutôt la part infantile de ma
personnalité, qui avait choisi de
senfermer dans le silence pour se
protéger des menaces venant des adultes et
susceptibles de matteindre.
Aussi,
lorsquelle lance : « vous vouliez
dire autre chose », serait-ce à
cette part de moi quelle sadresse ? Ne
serait-ce pas moi, en effet qui aurais quelque
chose à dire de ce comportement qui consiste
à rentrer à lintérieur
de ma carapace pour me protéger ? Je restais
sidérée par cette capacité
à mentendre plus que je ne lai
entendue sur ce point-là
précisément ; les mouvements
identificatoires qui nous ont traversées
lune et lautre à travers cette
« peau commune » de pensées ne
lauraient-ils pas poussé malgré
elle à interroger cette part de
moi-même ? Cest pourquoi en
réorientant ma relance sur ce qui aurait pu
résonner entre ces animaux à carapace
et les enfants, je me trompais de route ;
cest avec moi-même que cette
évocation de ces animaux était
entrée en résonance. Et ce nest
donc pas sa parole que jai bloquée,
mais bien la mienne que jai défendue ;
car, ce quelle dira par la suite
najoutera pas déléments
nouveaux ; en revanche, son intervention qui semble
avoir été motivée par la
confusion me montre sa capacité à
percevoir les mouvements internes chez
autrui.
Aussi, cette
carapace propre à favoriser les
comportements défensifs chez les animaux qui
avancent lentement ma renvoyée
à ma propre structure interne dun
Moi-carapace, et linterprétation que
je lui proposais ne pouvait donc lamener
elle, à sen saisir puisque cest
pour moi-même que je la formulais dune
certaine manière. Malgré cela, il
mapparaît que cette structure interne
pourrait sappliquer au fonctionnement
dAriane, comme si la métaphore de ces
animaux à carapace la définissait
elle en premier lieu : « ces animaux qui
vont lentement/ qui comme ils vont lentement/ pour
se protéger peuvent senfermer sur
eux ».
En reprenant
ces propos, je suis amenée à penser
que la relation quAriane a établi avec
les adultes la conduite à se comporter
ainsi, cest-à-dire à se
refermer à lintérieur de sa
coquille. Alors que dans son activité avec
les enfants, elle trouve semble-t-il la
possibilité « davancer
» sans avoir besoin de se protéger ; la
sécurité que lui procure le contact
avec les enfants agit pour elle comme une
protection quelle leur offre à son
tour en mettant en place des situations telles
quon a pu se les représenter avec le
cercle formé autour du cochon
dInde.
Une pulpe de fantaisie
autour dun noyau de rigueur : la
métaphore des qualités psychiques
dAriane
Ariane a
évoqué une image pour décrire
un mode de fonctionnement singulier au service de
sa pratique pédagogique ; elle dit
quelle a « toute une pulpe de
fantaisie autour dun noyau de rigueur
».
Jai
dû réécouter plusieurs fois cet
énoncé avant de le retranscrire, je
ne comprenais pas en particulier le mot «
pulpe » ; ce nest quen reprenant
tous les énoncés entourant celuici
que jai fini par entendre correctement ce
mot. Cest tout de suite limage
dun fruit, de la pêche
précisément, qui mest venue
à lesprit pour me représenter
ce quavait dit Ariane.
La notion de
« fonction contenante » ma
aidée à appréhender cette
image qui survenait en moi ; il ma
semblé en effet quAriane
développait envers ses élèves
les capacités relatives à cette
fonction, à lintérieur de
laquelle se déployaient les aspect maternel
et paternel, comme elle lexprime :
«
je suis très fantaisiste/ hein à
ces moments-là je veux dire/ je dis
toujours que jai un grand noyau de
rigueur/ on est obligé davoir une
grande rigueur/cest-à-dire de
savoir où on va/ de mener sa
pédagogie/ voyez je suis intarissable/ et
en même temps/ jai toute une pulpe
de fantaisie autour dun noyau de rigueur/
donc ça veut dire que la fantaisie/
jen use et jen abuse quand jen
ai besoin/ cest-à-dire pas
nimporte comment/ quand je sais où
je vais/ quand je vais pouvoir débloquer
ces enfants-là/ ».
En quoi
réside cette fantaisie à laquelle
Ariane aime avoir recours avec ses
élèves ? La fonction contenante
modelée par les qualités maternelle
et paternelle facilite la construction dun
espace psychique à lintérieur
duquel les élèves pourront « se
mouvoir » et se risquer dans laventure
du savoir. Dans son article intitulé :
« Lenseignant et la transmission dans
lespace psychique de la classe », C.
Blanchard-Laville rappelle que la notion de
fonction contenante prend naissance dans les
théorisations issues des observations des
liens précoces entre la mère et
lenfant, fonction dont le rôle
dynamique et organisateur va permettre la
constitution dune enveloppe psychique interne
chez lenfant. [...]
Aussi,
lorsquAriane se dépeint comme ayant
« toute une pulpe de fantaisie autour
dun noyau de rigueur », elle me renvoie
à une image qui réunit dans le
même objet les qualités dune
fonction contenante alliant souplesse et
solidité, du reste, limage du fruit
pulpeux me faisait penser aussi au sein maternel.
Certains éléments se situant de
chacun des deux côtés sont de plus
facilement repérables ; Ariane
précise que sa classe est :
«
[
] une classe qui aime bien
rire/ heu il y a des moments où on fait
les fous/ cest canalisé/ cest
décidé/ je je fais attention/
jai une rigueur là-dessus/
».
Ces moments
dans lesquels elle entraîne sa classe
à « faire les fous » sont
orientés vers un objectif
pédagogique, par exemple la construction
dune histoire. Ainsi, elle relate la
situation de langage dans laquelle elle embarque
ses élèves à partir dun
fil quelle tire :
«
et je dis/ mais quest-ce quil y a
au bout de mon fil/ quest-ce qui flotte/
et hop on démarre sur une idée/ et
ça peut être un nuage/ ou
nimporte quoi/ ou je fais semblant de
cueillir quelque chose/ ou de ramasser quelque
chose/ et quest-ce que cest/ et moi
aussi quand jai de la concentration
à la fois pour prendre les enfants du
regard/ pour pour suivre ce quils vont me
donner/ parce quau fur et à mesure
que javance/ je suis leur idée/ et
en même temps de retenir vite vite/ je
mets sur papier/ pour que les parents aient un
retour de ça ».
Ariane peut
à la fois entraîner ses
élèves vers limaginaire tout en
gardant le contrôle de la situation pour
retenir ce que les enfants ont dit afin den
conserver des traces écrites quelle
pourra retransmettre aux parents.
Ces
facultés ne relèvent pas uniquement
de son expérience professionnelle ; elles
sont issues (dabord ?) de ses
qualités psychiques qui ont semble-t-il,
modelé sa pratique.
Ses
qualités lui permettent de conjuguer en
même temps souplesse (sa fantaisie) et
solidité (sa rigueur) afin damener ses
élèves à
sexprimer.
Le regard
Le regard est
une ressource quAriane exploite soit pour
encourager ses élèves, soit pour
capter leur attention. Elle parle du regard dans
lexemple quelle apporte pour souligner
limportance de ces éléments
infraverbaux qui modèlent la communication,
éléments sans lesquels la
communication entre la mère et lenfant
ne serait pas investie avec autant de force, ainsi
quelle le souligne :
«
quand on parle à son petit/ quand il est
tout petit/ on le touche/ on lencourage du
geste/ on lencourage du regard/ » ;
alors que dans sa
pratique denseignante, le regard quelle
adresse à ses élèves est un
regard englobant, anonyme : il est pour tous, il
est à tous, comme elle lexprime :
« et
là je peux pas le faire pour vingt huit
à la fois/ donc je les accroche beaucoup par
le regard en grand groupe/ mais cest
déjà détaché/
».
Ariane ajoute
que pour aider les enfants à sortir du
silence, elle crée de nombreuses occasions
dans lesquelles elle pourra établir une
communication à deux, entre elle et un
élève, car pour Ariane :
«
à deux/ ça passe bien/ ça
passe mieux parce quon prend lenfant du
regard/ [
] le regard/ ça aide
beaucoup à la communication/ ».
Lexpression
quelle emploie pour caractériser cette
forme déchange ma
interrogée ; « prendre lenfant
du regard » implique en effet
lidée de captation. Pour Ariane, le
regard participe à établir une
fonction contenante, dont les modalités se
situent tout autant du côté maternel
que du côté paternel ; ainsi, lorsque
Ariane dit quelle encourage ses
élèves du regard, je perçois
un aspect de souplesse. Alors que lorsquelle
précise quelle prend un enfant du
regard, ou quelle les accroche du regard, je
ressens laspect de fermeté : «
en fait je les accroche du regard » ou
encore « et moi aussi quand jai de la
concentration à la fois pour prendre les
enfants du regard pour pour suivre ce quils
vont me donner ».
Ce regard
quAriane me demandait au début de
lentretien déviter de poser sur
elle, représente toutefois un appui pour
elle-même dans sa pratique, et participe au
même titre que le toucher à construire
lespace psychique de sa classe. Le regard
avec lequel elle « prend » ses
élèves, soit pour capter leur
attention soit pour les encourager est
lui-même modelé par les deux aspects
maternel et paternel et constitue un contenant ; le
fait daccrocher les enfants par le regard
assure en quelque sorte la fiabilité et le
sentiment de sécurité
nécessaire pour quils puissent se
mouvoir dans lespace du savoir que leur offre
la classe.
Je me suis
toutefois interrogée sur cette injonction de
sa part à mon égard par rapport
à cet outil dont elle se sert comme support
dans sa pratique, tel un paradoxe : de quoi
était chargé ce regard auquel elle
voulait se soustraire et qui semblait la menacer ?
Mon regard lui rappelait-il celui que lon
portait sur elle quand elle était enfant ?
Est-ce ce même regard quelle a su
transformer en regard bienveillant quelle
peut aujourdhui offrir à ses
élèves et qui les aide à
entrer dans le circuit du langage ?
Quoiquil
en soit, ce que jai repéré chez
Ariane mincite à penser que le regard
dans sa problématique représenterait
un lien, tout comme le toucher, aide ses
élèves à sortir du labyrinthe
du silence. [...]
A la suite des
travaux sur lesquels je me suis appuyée pour
comprendre lambivalence exprimée par
Ariane à propos du regard, jai
supposé que le regard des enfants
posé sur elle lui renvoyait comme le miroir
delle-même, puisquelle ne se sent
pas exposée face à eux de la
même manière que face aux adultes ; de
ce fait, leur regard ne représente pas
« cet objet » persécuteur que lui
renvoie parfois celui des adultes. Comme le dit C.
Blanchard-Laville, le regard contribue «
à soutenir pour
lélève une continuité
psychique lui permettant de construire son
soi-élève ». Car de la
même manière que le visage de la
mère réassure le bébé
dun point de vue narcissique,
lélève se nourrit du regard de
lenseignante porté sur lui. Aussi,
le regard quAriane leur accorde lui
garantirait en retour lassurance de la
permanence de ce lien.
Le langage adressé
à lenfant et le langage «
détaché » : des choses aux mots
Ariane
développe durant lentretien un passage
concernant le langage qui a retenu mon attention.
Au début de lentretien, Ariane tente
de rassembler ses idées en tentant de
catégoriser les diverses «
façons de ne pas parler », comme
elle dit :
«
parce quil y a plusieurs/ il
y a plusieurs façons de ne pas
parler/ il y a des enfants qui ne
vont pas parler à un adulte mais qui vont
et trouver un moyen de sexprimer avec
dautres enfants/ et puis qui ne parlent
pas cest-à-dire qui qui ne parlent
pas/ parce quils sont timides/ qui ne
parlent pas parce quils ont des
difficultés pour sexprimer/ qui ne
parlent parce quils ne parlent pas
effectivement/ ».
Elle constate
alors que la plus grande difficulté pour un
enfant se situe lors des moments de langage en
grand groupe :
«
enfin moi/ cest ce que jobserve/
cest pour ça que un enfant qui/ la
plus grande difficulté/ cest le
grand groupe/ heu cest ce qui me permet
tout de suite à moi/ de voir les enfants
qui vont être à laise/ parce
que ça veut dire que ce sont pour moi/
les enfants qui heu heu en ce qui concerne le
langage ont fait le plus grand chemin/
même pour un adulte/ cest
pas évident de prendre la parole en grand
groupe/ nest ce pas/
».
Jai alors
cherché à comprendre comment elle
appréciait ce parcours effectué par
certains enfants qui, selon elle, auraient saisi la
part la plus complexe du langage. Pourquoi ces
enfants qui sexpriment en grand groupe lui
indiquent quils « ont fait le plus
grand chemin » ?
Pour elle, la
parole déployée en grand groupe
relève de capacités chez
lenfant qui laissent supposer de sa part
den avoir saisi lenjeu. Tout
dabord, elle considère que cela
nécessite des facultés
particulières pour parvenir à
comprendre que les sollicitations de ladulte,
bien quadressées à tous, les
concernent individuellement ; puis, ils doivent
sapproprier ces paroles afin quelles
pénètrent à
lintérieur deux-mêmes,
quelles deviennent « leurs »
afin dy répondre. Ariane
désigne cette parole adressée
à tous comme étant un langage «
détaché », « un
concept », « un symbole »
; elle souligne la différence entre une
parole véritablement adressée
à lenfant à limage de
celle échangée dans les
premières relations avec la mère et
la parole impersonnelle dont il faut se saisir
comme sienne, à lécole, ainsi
quelle le précise :
«
les enfants qui vont prendre la parole en
grand groupe/ dès le départ/ ce
sont ceux qui pour moi ont compris la
fonction la plus détachée de la
parole/ heu peuvent sexprimer
devant les autres/ nont pas cette
crainte-là/ voilà mais heu un
enfant quand il est tout petit/ quand sa maman
va lui parler/ elle va lui parler en le
langeant/ en soccupant de lui/ en lui
donnant à manger/ en le prenant sur ses
genoux/ en lhabillant/ ça va
être nécessairement
accompagné de gestes/[
] on
a besoin de ces gestes-là/ quand on est
en grand groupe/ cette parole/ elle est
parfaitement détachée de toute
cette gestuelle quon peut impulser aux
chez de jeunes enfants pour les aider/
».
Ce langage
accompagné correspond à un langage
ancré dans la réalité, un
langage dont on peut montrer le rapport entre la
chose et le mot, un langage que lon peut
soutenir par le geste, par le rapport à
lobjet, un langage lié aux sensations,
un langage pour ainsi dire « corporel
», marqué par le corps.
Or, le grand
groupe ne lui permet pas toujours
détablir cette proximité du
rapport aux choses, elle se sent à ces
moments là, loin deux, ainsi
quelle le déplore :
«
en grand groupe/ on peut pas/ cette parole/
il faut que chacun puisse comprendre
quelle est/ il doit la reprendre pour lui/
alors je suis détachée de lui/ il
doit prendre la parole en fonction de ce que
moi/ adulte/ je vais impulser/
».
En insistant
sur ce passage, jai été
amenée à penser que cest plus
elle Ariane, qui se perçoit comme
étant détachée de ses
élèves ; cest plutôt son
détachement « corporel » qui
existe réellement qui lui ferait projeter
cet état sur la parole qui
séchange lors de ces moments de
regroupement.
Cet
éloignement des corps oblige les enfants
à se saisir des mots seuls,
déliés de leur ancrage corporel. Elle
évoque de manière semblable les
moments de motricité durant lesquels les
enfants peuvent saccaparer les objets, ou
dont ils comprennent lenjeu parce quils
sont ensemble, liés par les corps comme
lorsquils font des rondes :
«
en motricité/ cest aussi pareil/
enfin je veux dire/ quand on donne une consigne
en motricité/ cest vrai que les
enfants la reprennent aussi/ mais on passe par
dautres biais/ cest-à-dire
quen motricité/ si je donne un
ballon à chaque enfant/ et que je dis/ on
fait rouler son ballon/ ou on lance son ballon/
il y a une espèce dobjet qui fait
le relais entre ma parole et eux/ heu pareil/
[
] ce sont des moments aussi/ la
parole est donnée à tous les
enfants/ mais cest pas du tout la
même chose/ ou quand on fait des rondes ou
des jeux collectifs/ on est tous en rond/ les
enfants sont ensemble/ les enfants se touchent/
».
Pour Ariane,
la parole transite lors de ces situations
déducation physique par exemple, par
le biais des objets mais aussi par le lien des
corps qui se touchent. Parler en grand groupe
représenterait, selon elle, cette
capacité à intérioriser ce
chemin qui va du corps à la
parole.
Thomas et Roksana, deux
enfants qui ne parlaient pas
Ariane
évoque tout dabord lexemple de
Thomas pour illustrer la manière dont
elle aide un élève à sortir du
silence ; elle rapporte que la mère de
Thomas sinquiétait du fait quil
ne parlerait peut-être jamais. La
thérapie quelle avait entreprise avec
son fils lavait conduite à revivre son
accouchement en sa présence,
expérience traumatisante pour elle comme
pour Thomas.
Ariane qui
avait recueilli ses confidences lavait alors
dirigée vers une orthophoniste, dont le
traitement plus simple lui semblait mieux
approprié à la situation, ainsi
quelle le rapporte :
«
jai des enfants qui ne parlent pas/ comme
jai eu cette année le petit Thomas/
parce quil y a des situations de
bilinguisme qui fait quil a beaucoup de
mal à sexprimer en français/
heu la maman est passée/ heu alors elle
était persuadée que son enfant ne
pouvait pas parler/ elle avait/ elle
était passée par des
séances de psy très
sophistiquées/ on lui a fait remimer/ on
la mise très mal cette maman/ elle
était dans une situation très
désespérée/ heu on lui a
fait remimer son accouchement devant son enfant/
parce quon pensait que lenfant ne
voulait pas parler parce quil voulait
rester petit/ ».
Ariane,
méfiante à légard de ces
pratiques « sophistiquées » qui
mènent les parents à la
culpabilité, a perçu la
détresse de la mère de Thomas et a su
la mettre suffisamment en confiance pour
quelle puisse lui confier ses
expériences thérapeutiques
vécues comme un échec. Ariane avait
observé une grande aisance chez Thomas pour
tout ce qui concernait les traces écrites
impliquant le geste ; considérant la
situation comme nétait pas
désespérée, le « fil
» dont elle sest saisie pour aider
Thomas à trouver la sortie de son silence a
consisté à prendre appui sur ses
succès réalisés à
lécrit.
Ses
réussites dans la trace constituaient un
indice qui lui permettait de penser quil
pouvait accéder au langage :
«
Thomas heu sexprimait très
très bien au niveau de tout ce qui
était la trace écrite/ il
était très sûr de son geste/
mais il ne parlait pas/ et en fait/ jai
demandé à la maman pourquoi elle
était tout simplement pas allée
voir un orthophoniste/ personne lui en avait
parlé/ donc heu je crois que ça
sest mis en place très rapidement/
on a dû se voir/ on a dû se voir
juste après les premières
vacances/ et il a dû être pris par
un orthophoniste/ deuxième période
scolaire/ donc la situation sest
débloquée/ »
Ariane
constatera dailleurs lémergence
des premiers mots chez Thomas accompagné du
désir de sexprimer en grand groupe,
désir soutenu par Ariane et
étayé par les autres enfants :
«
dans un premier temps/ parce quil a
cherché à prendre la parole/ et
lever le doigt dans/ il y avait un
problème/ on le comprenait pas/ mais il y
avait une volonté de sexprimer
devant les autres/ en grand groupe/ donc
cétait assez génial/ parce
que/ parce quil faisait des efforts/ il
savait quon était avec lui/
jai demandé aux enfants/ qui le
comprenait/ on décryptait ensemble/ et il
a vu quon avait envie de lentendre/
et maintenant maintenant/ ».
Ariane
considère le groupe comme « un corps
» qui soutient la parole de Thomas, sa
volonté de sexprimer ; le groupe,
cest comme le corps qui fait le lien entre
le désir et le mot, cest
lappui sur lequel la parole va se tenir pour
pouvoir émerger.
Quant
à Roksana, Ariane saperçoit
dabord quelle est sensible aux chants ;
elle la rapproche delle lors de ces
moments-là et lencourage de sa
présence :
«
Roksana qui parlait pas en revanche je la
prenais à côté de moi/ parce
que heu/ je lencourageais du geste/
dès le départ/ et je
lencourageais à chanter/ et elle
répétait/ pas les paroles/ mais
elle fredonnait/ elle avait la
mélodie/ ».
Ariane remarque
alors que lentrée dans le langage pour
Roksana seffectue par la mélodie,
lintonation, ces précurseurs du
langage comme lont montré les travaux
de Bernard Golse. Roksana a dabord saisi la
mélodie de la langue avant de dire les mots
de la langue quelle répète dans
un premier temps de manière
mécanique, sans comprendre le sens, en
marquant lintonation :
«
en fait/ les premiers moments
déchange avec Roksana/ jai
remarqué que cétait des
phrases très concrètes/ des
phrases stéréotypées/
cest-à-dire de celles quon
répète tout le temps en classe/ et
elle marquait énormément
lintonation/ elle était très
dans ce/ dans ce jeu de lintonation des
phrases/ et elle a démarré comme
ça/ maintenant elle parle super bien/ et
elle a des copines/ ».
Ariane
sest attachée avec Roksana à
parcourir avec elle le chemin du langage qui se
relie dabord à la prosodie, à
la trame qui véhicule les mots avant
daccéder aux mots eux-mêmes ;
avec cette enfant dorigine
étrangère, la route la menant aux
mots a semble-t-il pu être empruntée
à travers la connaissance quelle avait
déjà de sa propre langue et de cette
familiarité du parcours : la mélodie,
lintonation puis les mots chargés de
sens.
Je remarque
toutefois que le passage au cours duquel Ariane
parle de Roksana sinsère entre deux
discours ; dans le premier, Ariane évoque le
cas denfants quelle doit encore
solliciter en grand groupe. Ariane les appelle
« des enfants paquets », des
enfants déposés comme tels par leurs
parents qui leur demandent de rester tranquilles :
«
je peux dire globalement en fin
dannée/ mis à part quelques
enfants qui sont des enfants heu ///// moi
jappelle ça des enfants paquets/
cest-à-dire que les parents ont
trop lhabitude de les prendre/ de les
poser/ de leur demander dêtre
tranquilles/ qui sont des enfants que je dois
solliciter encore en grand groupe ».
Juste
après ce passage qui pourrait laisser penser
que Roksana fait partie de ce genre denfants,
elle procède au lien suivant :
« je
peux dire que/ allez/ il y a deux enfants sur mes
vingt huit qui vont refuser de parler en grand
groupe/ ».
Puis,
immédiatement après, elle rappelle
larrivée de Roksana en début
dannée :
«
javais aussi le problème de
Roksana qui est arrivée en début
dannée/ et qui elle ne
sexprimait pas parce que en fait/ elle
arrivait directement des pays de lEst/ et
qui elle/ parlait pas/ ».
Le souvenir du
problème présenté par Roksana
incite Ariane à poursuivre en exprimant
cette difficulté pour « ces
enfants-là » que représente
la parole « détachée
» en grand groupe par rapport à celle
qui est échangée dans des structures
plus restreintes telles que la famille ou la
crèche, comme elle le souligne :
«
cest-à-dire que au
départ/ ben toujours/ ces
enfants-là que je/ cest très
difficile cette parole en petite section/ de se
dire quon parle pour vingt huit enfants
dun coup/ cest-à-dire que
cest un énorme travail pour les
enfants qui sont toujours dans des petites
cellules/ ou qui viennent de crèche/ ou
des petites cellules familiales où ils/
dans lesquelles ils peuvent
bénéficier à travers cette
parole de lattention de tous/ ».
La
manière dont le discours sur Roksana trouve
sa place entre deux autres énoncés
invite à penser que pour Ariane, Roksana
pourrait faire partie de ces enfants-paquets
quelle désigne ainsi ; ces enfants
pour lesquels le chemin vers cette «
espèce de concept » est plus
compliqué, ainsi quelle conclut
:
«
voilà je trouve que la plus grande
difficulté chez les petits/ hein/
à mon sens/ cest ces moments
où la parole est vraiment très
très détachée de tout ce
que lon peut leur donner avant/
».
Ce quelle
dit laisse entendre que cet « avant
» aurait été omis,
négligé pour des enfants telles que
Roksana.
Conclusion
Ce qui ma
touchée dans cet entretien est dabord
la passion dAriane envers le métier
quelle exerce, la manière dont elle
senthousiasme pour tous ces infimes moments
qui jalonnent sa pratique. Les
éléments que jai
repérés pour appréhender son
rapport au langage minvitent à penser
que celui-ci sinscrit dans un rapport au
corps et au geste, plus précisément
au toucher qui tient une place importante dans les
manoeuvres pédagogiques quelle
déploie au service des enfants qui ne
parlaient pas dans sa classe. Je pense
également quAriane a
développé des compétences
professionnelles qui résultent de ses
qualités psychiques particulières
à conjuguer fantaisie et rigueur, souplesse
et fermeté. Le regard participe tout autant
à la construction dun espace psychique
quelle instaure dans sa classe qui enveloppe
ses élèves, les contient dans un
espace sécurisant leur permettant
daccéder aux savoirs. Portée
par des mouvements identificatoires, je nai
peut-être relevé que des
éléments me permettant
dapprécier de manière
essentiellement positive, les facultés
quAriane dit mettre au service de sa
pratique.
|