Le
dernier, plus sociologique est sans doute le plus
juste. Le second sonne comme un oxymore, presque
comme une incompatibilité. Le premier est
gratifiant presque prétentieux.
Comment vais-je
me nommer, me présenter
?
Pas facile de raconter sa
vie et de s'identifier. Le présent pollue le
passé et réciproquement. Et mes
attentes pour l'avenir pourrait orienter mon
histoire. Pourquoi suis-je ce que je suis ? Comment
suis-je devenu ce que je suis ? Outre le fait qu'il
faut supposer que j'ai une vue claire de ce que je
suis, il me faut aller rechercher dans le
passé des éléments qui
convergeront vers cette " réalité ",
ce moi, en construction.
La raison de nos choix
est souvent recherchée a posteriori en
puisant dans notre passé les
éléments, susceptibles de fournir une
explication. Cette reconstitution, comme on
reconstitue les faits en matière criminelle,
est souvent imparfaite, voilée, tirée
dans le sens de nos intérêts du moment
mais finit par devenir en quelque sorte notre
légende, celle par laquelle nous allons nous
identifier, nous présenter.
Mon père
était un grand amateur de billard à 3
boules, français, et passait des
soirées entières à jouer avec
les habitués du bar dont quelques uns
d'entre eux étaient des professeurs du
lycée de la localité. Je ne sais si
mon père était faiblement
cultivé mais en tout cas, il aspirait
à l'être et était toujours
envieux de ceux (personnes, livres, etc.) qui lui
semblait dotés de ce capital.
Un soir qu'il rentrait
dans notre logement de mauvaise fortune dont nous
ne faisions pas " bon cur " et lui encore
moins, il eût ces mots prononcés sur
fond d'abattement : " Tous ces gens autour de
moi - les profs - qui parlent de Socrate et de
Platon et moi qui n'y connaît rien
".
J'étais enfant
et ces paroles restèrent gravées en
moi encore cinquante ans après.
Pourquoi ? Que
s'est-il passé ou joué dans ma
tête d'enfant pour qu'elles s'inscrivent dans
mon esprit ? De quel message étaient-elles
porteuses ? Quel image négative m'a
envoyé mon père ce soir là
pour que je me sente investi du projet de la
modifier ? C'est l'hypothèse que je
forme.
Interrompant mes
études en classe de seconde, je me mis
à travailler dans différentes
entreprises pendant quelques six ou 7 ans pour les
reprendre ensuite par correspondance et obtenir ce
qui était l'équivalent du bac en
passant l'ESEU, l'examen spécial
d'entrée dans les universités dans la
filière
philosophie !
A l'oral de cet examen,
l'examinateur à qui je racontais, non pas
cette histoire de mon père, mais celle d'une
vie d'un jeune homme dont on dirait aujourd'hui
qu'il appartenait à la population "
défavorisée " la ramassa dans une
formule, dont je me souviens aussi : " En somme,
vous avez une revanche à prendre ".
J'acquiesçai mais je me demande maintenant
si cette revanche n'était pas aussi une
vengeance, venger mon père qui me semblait
avoir subi un affront. Disposant de ce qu'il
n'avait pu avoir, je tirais de ce capital une
valeur symbolique dont j'espérais pouvoir me
servir.
Las, comme le dit
Annie Ernaux , nous sommes assignés à
notre place, léguée par notre
éducation, nos conditions de vie et on n'en
sort pas aussi facilement et en tout cas pas sans
en avoir payé le prix.
Faire de la philosophie,
parler des auteurs, se créer une
identité de " philosophe " n'est pas chose
facile " quand on n'est pas tombé dedans
quand on est petit " (Cf. Georges Pérec )
même en usant de subterfuges.
Ainsi adolescents,
nous aimions avec un ami nous rendre à notre
bar avec sous le bras la Nausée de Jean Paul
Sartre sans l'avoir vraiment lu, en tous les cas
sans l'avoir compris. Qu'à cela ne tienne,
le livre, ce livre nous permettait, du moins on le
croyait, de nous distinguer, d'effacer la trace
indélébile de notre appartenance
sociale. Mais personne n'était dupe
même peut être nous jouant pendant
quelques instants à être autre chose
que nous-même.
J'éprouvais
d'ailleurs une certaine honte à afficher un
objet qui ne m'appartenait pas vraiment, que je ne
m'étais pas approprié. Il sonnait
faux. Il restera toujours quelque chose de cette
dissonance, de cet écart. Il en restera
toujours quelque chose : posséder des
livres, remplir les étagères de
valeur symbolique, pour ce qu'ils montrent,
préférer des auteurs à
d'autres.
La récompense
? Mon père se flattait, en me regardant, de
ce qu'il appelait une réussite. La sienne,
peut être ?
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