PLAN
DU SITE
|
La
télécommande et
l'infantile
Philippe
Meirieu
|
|
Elles
se multiplient et se banalisent. On les
trouve sur les tables de salon et les
tables de nuit de la plupart des foyers.
Elles sont au moins trois
parfois
quatre ou cinq. Elles pilotent une
multitude d'appareils
interconnectés savamment entre eux
: télévision, chaîne
hi-fi, magnétoscope, lecteur de
DVD, décodeur numérique et,
bientôt sans doute, chauffage,
climatisation, dispositifs de
sécurité, ouverture des
portes, utilisation des appareils
électroménagers. Beaucoup
d'adultes ne les manipulent qu'avec une
certaine appréhension ; ils
tâtonnent, craignant de produire des
effets incontrôlés ou de tout
détraquer. C'est pourquoi ils
tentent de les apprivoiser en les alignant
minutieusement, côte à
côte, comme le font les
psychotiques, pour se préserver du
mauvais sort ou exorciser les pouvoirs
inconnus et effrayants qu'elles pourraient
détenir.
|
|
|
Les enfants et les adolescents, eux, les
laissent traîner ici ou là, les
retrouvent toujours en quelques instants et
jonglent avec elles en faisant preuve d'une
véritable virtuosité. Ils ont
identifié une multitude de fonctions
inconnues de leurs parents et, sans la moindre
hésitation, parviennent à tout
contrôler.
Qu'un dysfonctionnement apparaisse et les
voilà capables, en un instant, de
procéder aux mouvements de bascule
nécessaires, de passer d'un système
à un autre pour retrouver le programme de
leur choix. Au point qu'on peut se demander si ce
qui distingue les enfants de notre
post-modernité n'est pas,
précisément, l'intégration
complète du phénomène,
l'incorporation - au sens propre du terme - de la
télécommande.
|
L'objet, pourtant, n'a rien de
particulièrement séduisant a priori :
une petite boîte noire parsemée de
boutons de formes diverses. Un banal outil,
pourrait-on croire. Terriblement plus
perfectionné que ceux de jadis, mais
obéissant aux mêmes principes : les
manettes et les bras de levier, les engrenages et
les interrupteurs mécaniques ou
électriques ont simplement été
remplacés par des circuits
électroniques ; la puce prolonge les
cordages et les poulies, réduit presque
à zéro l'effort de manipulation,
économise du temps en produisant " en direct
" l'effet escompté.
|
|
Le bras, la brouette,
l'échafaudage, la machine à vapeur,
la turbine, le volant, le tableau de bord
constitueraient ainsi un continuum dont la
télécommande serait une nouvelle
étape, plus efficace, plus rapide, plus
simple. À la portée de tous. Sans
avoir besoin de la moindre force physique ni
d'aucune formation particulière en
mécanique ou en électronique. Une
démocratisation du pouvoir technologique en
quelque sorte, jusque-là
réservé à des personnes
entraînées ou instruites et qui,
enfin, serait mis à la portée de
tous, des enfants comme des grabataires, de tous
ceux qui, de leur fauteuil, peuvent enfin, sans
effort particulier, commander aux objets ainsi
domestiqués.
|
Mais, à y regarder d'un peu près, il
est bien possible que la télécommande
représente bien autre chose qu'un nouveau
palier de développement technologique.
Il est même possible qu'elle constitue un
saut qualitatif radical dont nous ne faisons
qu'entrevoir aujourd'hui les effets, un objet
singulier qui modifie radicalement notre rapport au
monde.
|
|
|
Telle est, en tout cas, l'hypothèse -
sans aucun doute hasardeuse, mais, peut-être,
assez heuristique - que nous nous proposons
d'explorer ici.
C'est que la télécommande
réunit quatre principes qui,
combinés entre eux, constituent une
assomption, sous une forme techniquement
banalisée et socialement acceptable, de la
toute-puissance infantile
:
|
Le
principe de la miniaturisation ludique, le
principe de connexion directe du sujet
avec le monde, le principe du passage
à l'acte immédiat, le
principe de la superposition totale du
visuel et du réel.
|
|
Au bout du compte, il n'est pas impossible que,
tout en constituant une avancée scientifique
notable pouvant efficacement adoucir les conditions
de vie de nombre de personnes (en particulier
handicapées), la télécommande
soit aussi porteuse, dès lors qu'elle est
érigée en totem par les utilisateurs
des médias, d'une régression
psychologique individuelle et collective vers
l'infantile.
Régression qui appelle un surcroît
d'éducation, au risque de mettre en danger
sérieusement notre capacité de
construire, aux prises avec l'histoire, une peu
d'action sensée.
La miniaturisation
ludique
|
|
Très tôt, on le sait, les
hommes ont miniaturisé le monde.
C'est que le monde est trop grand et fait
trop peur. Et, faute de pouvoir
l'embrasser du regard, il est rassurant de
pouvoir le tenir au creux de sa main. Ce
furent d'abord, sans doute, des amulettes
magiques et des statuettes sacrées
: de petits objets de grande valeur, qui
concentraient les pouvoirs des personnes
ou des animaux dont ils étaient les
répliques.
|
|
|
Nous y voyons aujourd'hui des uvres
d'art, tant leurs fabricants ont été
capables de saisir les forces qui habitent
l'être ou la bête et de les exprimer
avec assez d'intensité pour que nous
ressentions encore, à les découvrir,
l'émotion du premier regard.
|
|
Et la miniature traverse toute l'histoire de
l'art, des peintures rupestres aux enluminures
moyenâgeuses, des fresques de la Renaissance
aux gravures du XIXe siècle.
|
|
À côté du gigantisme
architectural, de l'emphase symphonique, de
grossissement des effets du théâtre
comique, elle occupe toujours une place de choix :
sur la poterie, la vaisselle ou les meubles,
à travers les boîtes à musique,
les dentelles et les bijoux. L'art populaire
goûte tout particulièrement la
miniature : en témoigne la ferveur pour les
crèches, les poupées, les maquettes
de bateaux qui ornent les maisons
modestes.
|
Mais, dans toute cette évolution, la
miniature reste un objet au statut très
particulier. Claude Lévi-Strauss, on
s'en souvient, se demande " si le modèle
réduit, qui est aussi le chef d'uvre
du compagnon, n'offre pas, toujours et partout le
type même de l'uvre d'art ". Et il
ajoute : " La vertu intrinsèque du
modèle réduit est qu'il compense la
renonciation à des dimensions sensibles par
l'acquisition de dimensions intelligibles.
"
|
|
|
C'est en quoi la miniature se distingue
fondamentalement du jouet. Souvent
isolée derrière une vitrine, elle
peut avoir la dimension, la forme, les couleurs
d'un jouet, mais elle n'est pas un
jouet. L'enfant, d'ailleurs, a
l'interdiction formelle de la toucher.
Il
dispose, de son côté, d'objets qu'il
peut manipuler à sa guise, avec lesquels il
peut faire et défaire des mondes
imaginaires, construire et détruire des
univers entièrement fictifs, puisque
l'irréversibilité du temps n'est pas
ici de mise : le château de cubes devra
être cassé pour pouvoir être
refait ; rien de ce qu'on lui fait subir ne
compromet l'avenir du monde ; au contraire, on
apprend à construire le monde en
s'exerçant sur des objets qu'on peut
abîmer et casser sans
conséquences
|
Mais, à l'inverse, l'adulte, lui, conserve
précieusement des miniatures qui expriment
tout l'inverse : l'infinie fragilité des
choses, l'impossibilité d'en disposer
selon ses caprices, puisqu'elles incarnent une
histoire, un héritage, la transmission d'un
monde apprivoisé par le travail des hommes
et porté à son plus haut degré
de symbolisation.
Certes, il arrive que des jouets se fassent
miniatures et acquièrent le statut
d'uvres, mais ils sont alors destitués
de leur fonction ludique et promus dans une
fonction symbolique : on ne peut plus les manipuler
n'importe comment, ils acquièrent une
dimension sacrée, que celle-ci ne soit
reconnue que par un seul individu, une famille, un
groupe social ou une nation tout entière qui
l'exposent alors dans un musée.
Il arrive cependant que la frontière entre
la miniature et le jouet s'estompe.
Entre la
première qu'on conserve, admire et transmet
et le second qu'on manipule pour assouvir ses
pulsions, la confusion s'installe. Ce fut le cas
dans les cours royales de jadis, quand les enfants
n'étaient pas encore des " enfants-rois ",
mais que les rois régnaient bien dans la
toute-puissance infantile.
|
Ce fut le cas, et c'est sans doute encore vrai
aujourd'hui, dans bien des États-majors
militaires, où les images numériques
comme les figurines de plomb de jadis font oublier
les êtres de chair et de sang qui s'agitent
sur " le théâtre " des
opérations. Ce fut le cas, et c'est
malheureusement plus actuel que jamais, dans les
cabinets ministériels et les antichambres
des palais présidentiels, où la
représentation médiatique du monde se
substitue à l'effort pour entendre et
comprendre les problèmes auxquels sont
confrontés les citoyens
|
|
Toutefois, le phénomène restait
jusqu'ici relativement circonscrit. Et voilà
que l'évolution technologique le met
à la portée de tout un chacun.
Certes, les collectionneurs continuent à
aligner, derrière des vitrines, des
boîtes d'allumettes ou des capsules de
bouteilles, mais, à côté,
les objets techniques les plus quotidiens se
sont mis à rapetisser et à mettre
dans la main de chacun des miniatures qui ne sont
plus des représentations symboliques mais
des instruments de pouvoir. Caméras,
appareils photographiques, chaînes hi-fi,
téléphones, calculatrices,
agendas
tout doit tenir dans le creux de la
main ; tout doit pouvoir être
commandé en direct et obéir " au
doigt et à l'il ".
Jusqu'à l'assomption de la
miniaturisation ludique : le camping-car.
Là, dans un espace à portée de
main, chaque objet de la vie courante trouve sa
place, s'encastre parfaitement, se déploie
en fonction des besoins. Une vraie maison de
poupée. Et l'on part en famille pour jouer
à la poupée, à la marchande et
à la dînette, au garagiste et à
l'hôtelier, s'amuser à
déménager et à s'installer
ailleurs tous les soirs. Ainsi, le camping-car
fonctionne-t-il comme une façon de
superposer, pendant quelques jours ou quelques
semaines, l'espace habitable, l'espace manipulable
et l'espace mental. Il assume complètement
la confusion entre la miniature et le jouet : le
monde rapetisse, non pour être
symbolisé, mais instrumentalisé, non
pour être préservé de la folie
des hommes et assurer sa pérennité
historique, mais pour être manipulable dans
l'instant et alimenter la jouissance dans la
régression infantile.
Car telle
est précisément la
caractéristique de la
miniaturisation ludique : le monde est
réduit à ce que l'on peut en
faire. Mis à notre disposition dans
l'instant et non protégé
comme un bien précieux qui nous
précède, nous dépasse
et excède la conscience que nous
pouvons en avoir.
|
À cet égard, la miniaturisation
ludique est une étape nécessaire du
développement de l'enfant, mais une
étape à dépasser. Elle permet
au petit d'homme de s'installer dans l'univers dans
lequel il arrive et d'engager avec lui une
interaction " à sa hauteur ". Mais, pour
remplir son rôle éducatif, cette
démarche doit porter en elle-même ses
propres limites. C'est ce à quoi,
d'ailleurs, se reconnaît le véritable
jouet : il s'offre à la toute-puissance
infantile et s'y dérobe en même temps.
Il s'y offre assez pour que se construise quelque
chose comme une intentionnalité ; il y
résiste assez pour que cette
intentionnalité reconnaisse progressivement
que le monde ne se réduit pas à ce
qu'elle peut en commander.
Or la télécommande, justement,
abolit ce nécessaire revers : elle met entre
nos mains l'objet miniature qui commande aux
choses. Sans limites : sans rien qui permette
d'entendre " qu'il y a plus de choses dans le ciel
et sur la terre, Horatio, que n'en rêve toute
votre philosophie ". Elle exalte la toute-puissance
du caprice. La télécommande est, en
quelque sorte, un jouet tronqué, un jouet
qui bloque le psychisme humain dans la
miniaturisation ludique, en escamotant la
construction du symbolique qui suppose, elle, un
aller-retour incessant entre le monde et le sujet,
le sujet et le monde.
La connexion directe du
sujet avec le monde
Là encore, rien de très nouveau.
La songerie traditionnelle de la pensée
magique : pouvoir commander au monde par la seule
force de sa pensée. Et,
l'ontogenèse reproduisant la
phylogenèse, la connexion directe du sujet
avec le monde n'est rien d'autre qu'un blocage du
psychisme humain dans l'égocentrisme initial
décrit, chacun à leur manière,
par Freud et Piaget.
|
|
C'est le passage obligé de l'enfant par
l'infantile. Affaire de survie d'abord : parce
qu'il est douloureux d'assumer la frustration
post-natale et qu'on n'existe dans le monde qu'en
affirmant l'impérialisme de son propre
désir. Affaire de construction de soi,
ensuite : parce qu'un sujet n'émerge qu'en
tentant d'imposer son pouvoir aux êtres et
aux choses qui l'entourent. Affaire de famille,
enfin : parce que tout enfant
désiré est un enfant-roi et que
ses parents, ses grands-parents, ses oncles, ses
tantes et tous ses proches se disputent la
grâce de son sourire et l'installent,
à leur insu, dans le rôle du tyran.
C'est lui qui régente le monde et tire les
ficelles : il apprend très vite comment
pleurer, bouder et rire pour tenir les autres
à sa merci.
|
Il sait très tôt commander aux
adultes et constate la redoutable efficacité
du chantage affectif : qu'il détourne le
regard et ses parents s'effondrent dans la
culpabilité ou s'engagent dans la
surenchère pour récupérer son
affection.
L'infantile
télécommande son entourage. C'est
à cela qu'il se reconnaît. Il est en
prise directe sur le monde grâce au pouvoir
fabuleux que lui donnent les adultes de combler
leur attente - jamais rassasiée - de
l'enfant parfait. Il monnaye son affection au prix
le plus élevé. Et il n'est pas un "
esprit fort ", partisan d'une éducation
autoritaire et défenseur de l'existence d'un
" dénivelé éducatif
irréductible ", qui ne finisse par se
soumettre à ses injonctions. D'où la
puissance et la gloire de l'enfant-roi en
majesté. La toute-puissance de
l'infantile
: rien ne lui échappe et tout lui est
possible.
Rien ne lui
échappe, en effet : l'infantile ne
connaît pas l'indifférence. Il ne peut
pas la connaître. Il ne veut pas la
connaître. Il ne supporte pas qu'un objet ou
un être lui soient indifférents : sa
mère est en retard pour le nourrir, c'est
qu'elle ne l'aime plus. Elle est au travail, c'est
qu'elle l'a trahi. Il a froid, c'est qu'on veut le
punir. Il se blesse en tombant, c'est que la chaise
est méchante. La maîtresse, à
l'école, le regarde tout le temps, c'est
qu'elle l'espionne. Elle ne le regarde pas, c'est
qu'elle l'abandonne. Sa compagne n'est pas au
rendez-vous, c'est qu'elle le trompe. Son ami ne
répond pas à sa lettre, c'est qu'il
est définitivement fâché. Tout
fait sens.
Et, à
l'opposé du lieu commun qui
voudrait que les hommes meurent du manque
de sens à leur existence, le
triomphe de l'infantile
nous montre qu'on étouffe dans le
trop-plein de sens. Qu'on est
asphyxié par trop d'oxygène,
aveuglé par trop de lumière
et que grandir suppose de s'habituer
à vivre dans la pénombre, en
apprivoisant l'inconnu sans chercher
à le circonvenir.
|
|
Et ainsi l'infantile
condamne-t-il le sujet à exercer un pouvoir
voué immanquablement à
l'échec. Parce que l'infantile " comprend "
tout, il veut tout contrôler. Et parce
qu'il croit tout contrôler, il
ne comprend du monde et des autres que ce qu'il en
interprète à travers ses propres
désirs, ses propres fantasmes, son propre
délire.
Le monde lui appartient. Tout lui est possible.
Il suffit d'y penser très fort ou de le
vouloir suffisamment. De se concentrer, de fermer
les yeux et de demander... Pour grandir, l'enfant
doit donc découvrir, petit à petit,
l'extériorité des êtres et des
choses, la redoutable indifférence des
autres et du monde à son sort, la
résistance de l'univers à la
toute-puissance de son imaginaire.
|
|
Long et difficile travail de deuil. Renoncement
progressif à cette connexion directe avec le
monde qui permettrait de n'en voir que ce qu'on en
désire et de n'en avoir que ce qu'on en
demande.
Or, justement, la télécommande
réactive ce fol espoir. En abolissant la
distance entre soi et l'écran, elle autorise
la superposition fantasmatique de l'écran et
de soi. En raccourcissant, au point qu'on puisse
l'imaginer aboli, le temps de réaction de
l'objet, elle laisse penser que le monde est, en
quelque sorte, connecté directement à
notre cerveau. Elle nous déleste de cet
" incompressible " dont parle Régis Debray,
si irritant, si encombrant, qu'est le "
différé " . Rejoignant ainsi les
figures les plus emblématiques de la
science-fiction : quand l'homme impose sa
pensée au monde sans la moindre
médiation et, dans un dernier sursaut pour
concurrencer la divinité, fait du monde,
l'expression de son propre et seul
esprit.
Le passage à l'acte
immédiat
Voici l'aspect le plus souvent retenu par les
observateurs : la télécommande,
c'est le zapping.
|
La possibilité de changer de
chaîne et de programme à chaque
instant, voire de regarder plusieurs
émissions à la fois. Et,
effectivement, on ne dispose pas, pour le moment,
de télécommande au cinéma ou
au théâtre. Là, on entre dans
une salle et l'on s'astreint, en principe, à
regarder un spectacle du début
jusqu'à la fin, sans s'adonner à
d'autres activités en parallèle. Face
à la télévision, c'est tout le
contraire : on jette un coup d'il sur les
programmes, on passe de chaîne en
chaîne, on répond au
téléphone, on grignote un morceau de
fromage, on se dispute avec son frère ou sa
sur, on attrape le feuilleton qui commence,
tout en tentant de connaître le
résultat du jeu qui continue. Bref, on
s'agite et l'on zappe en fonction des caprices du
moment et de la nature des programmes qui vous sont
proposés. Pour peu qu'on dispose du
câble ou du satellite, l'offre est tellement
gigantesque que les possibilités de
combinaison sont infinies.
|
|
Certes, le zapping n'est pas
consubstantiellement lié à la
télécommande. On pourrait
parfaitement zapper en actionnant les commandes sur
le téléviseur lui-même. Mais,
outre la difficulté technique de
l'opération, la télécommande
fournit au zapping un atout de taille : on peut le
pratiquer à distance et même en
faisant autre chose en même temps. Le zapping
acquiert ainsi une caractéristique
très particulière : c'est le pouvoir
de commander à un objet dont on
s'émancipe simultanément. Il permet
de combiner l'agitation intérieure, le
développement d'activités de toutes
sortes et, en même temps, le contrôle
le plus strict sur " la machine à voir
".
Quand on sait que, d'après tous les chiffres
dont nous disposons, les enfants passent en
moyenne, sur une année, plus de temps devant
la télévision, la
télécommande à la main,
qu'à l'école, il n'est pas
étonnant d'entendre des professeurs se
plaindre parfois d'être
considérés comme des postes de
télévision. Ils sont là, dans
la classe, à parler dans un coin, pendant
que leurs élèves s'adonnent à
une multitude d'activités : certains
remplissent leurs agendas, d'autres rédigent
des textos, d'autres dessinent ou préparent
un exercice pour le cours suivant
Et, de
temps en temps, les élèves jettent un
il, dressent l'oreille, attirés par
une image ou une expression ; ils sont attentifs
quelques instants
avant de se remettre
à faire tout à fait autre chose et de
regretter qu'ici, malheureusement, on ne dispose
pas de télécommande pour changer de
chaîne quand on s'ennuie ! Ainsi la
télécommande contribue-t-elle
à la désintégration de
l'attention. Elle fait voler en éclats la
perception linéaire, encourageant l'esprit
à la dispersion systématique, le
sujet à l'agitation
permanente.
Et, corollairement, dans une course de vitesse
infernale, elle entraîne les chaînes de
télévision, qui craignent plus que
tout que le spectateur ne fuie sur une chaîne
concurrente, à multiplier les accroches
successives, les provocations impromptues, les
plans les plus courts possibles qui
s'enchaînent à un rythme
effréné, pour garder le
téléspectateur sous emprise. Le
zapping est devenu inéluctable : afin
d'éviter que le téléspectateur
ne le pratique entre les chaînes, les
chaînes l'organisent en permanence dans leurs
propres programmes.
|
|
Et, derrière le zapping, c'est
évidemment la question du " passage
à l'acte " qui intéresse, en tout
premier chef, l'éducateur. Pouvoir changer
de chaîne à tout instant - ou voir son
attention renouvelée à chaque instant
en restant sur la même chaîne -, c'est
s'abîmer dans le " tout-tout de suite
", être sous l'emprise complète de
ses pulsions et s'interdire la satisfaction
différée.
Or, justement, sortir de
l'infantile, c'est accéder à la
satisfaction différée.
C'est surseoir au plaisir immédiat pour
trouver, au-delà de l'inévitable
frustration du moment, un plaisir plus durable, une
satisfaction médiatisée par
l'intelligence, inscrite dans un projet, pouvant
être verbalisée, symbolisée et
partagée.
|
À cet égard, la lecture
impose, évidemment, la capacité
à différer une satisfaction
immédiate, à renoncer à la
fascination de l'image pour entrer progressivement
dans la rencontre d'une parole. Pour la même
raison, le cinéma et le
théâtre, dès lors qu'ils
prennent le temps d'élaborer du symbolique,
constituent de précieux contrepoisons au
zapping. Comme l'écriture qui permet de
tâtonner, de relire, d'ajuster son
expression
au lieu de vivre dans
l'interjection permanente, dans les coups de gueule
et les coups de poing.
Or, la découverte de la satisfaction
différée suppose - au sens propre du
terme - l'autorité : une autorité qui
n'impose pas la renonciation pure et simple
à la pulsion, mais exige qu'on la mette en
délibération un
moment.
Un moment pour
s'interroger avant d'agir, passer l'impulsion au
crible de la conscience, suspendre le passage
à l'acte afin d'en anticiper mentalement les
conséquences possibles sur soi et les
autres, faire exister un avenir possible sur lequel
la décision d'un sujet peut avoir
prise.
|
|
Car l'impératif catégorique
kantien, aussi fondé soit-il dans la raison
pratique, n'est que vaine injonction pour qui est
incapable de prendre ce temps-là. Il faut
entendre Platon, au début de La
République poser la véritable
question pédagogique : comment faire
entendre raison à celui qui n'est pas dans
la raison ? Il faut prendre à bras le corps
cette interrogation et se mettre à
l'écoute de ceux qui imaginent, pour ce
faire, des " dispositifs ". Des dispositifs
pédagogiques qui permettent de rompre avec
l'immédiateté mortifère de la
télécommande, des dispositifs dont
" l'autorité autorise " :
|
|
"L'Autorité autorise - ce n'est
pas tout à fait une lapalissade. Elle rend
possible ce qui ne l'était pas. À ce
titre, elle " permet " autre chose, à la
manière dont un poème ou un film
inaugure une perception qui n'eut pas
été possible sans lui : après
on ne voit plus, on ne pense plus de la même
façon " explique Michel de Certeau
.
Ainsi conçue, l'autorité
insère un coin dans la mécanique
infernale du passage à l'acte. La
véritable autorité s'entend. Pas
celle qui fonctionne sur le modèle qu'il
s'agit de remettre en cause et réduit les
rapports institutionnels - qui ont justement pour
mission de surseoir au passage à l'acte -
à des rapports de force qui opposent une
tribu à une autre. Où chacun cherche
à anéantir l'adversaire en utilisant
sa télécommande comme le joystick
d'un jeu électronique : un outil qui
ne permet pas seulement de changer de fenêtre
sur le monde, mais d'abolir ou de créer
à volonté ce qui
précisément apparaît dans la
fenêtre.
La superposition totale du
visuel et du réel
Car, voilà, in fine, le danger majeur, celui
qui prolonge et dépasse tous les
autres
Parce que la
télécommande donne accès
à toutes les images du monde, parce qu'on
finit par les confondre avec le monde
lui-même, elle participe, de manière
décisive, à son
escamotage.
Elle contribue à
réduire le monde à ce que l'on peut
en voir :
à la somme
des images qui en sont présentées et,
plus gravement encore, aux seules images qui
pourraient en être présentées.
Ainsi passent à la trappe, en même
temps, toutes les images du monde que les cameramen
de télévision n'ont pas encore
filmées et tout ce qui, dans le monde, ne
peut se mettre en images
On ne
réalise pas suffisamment, en effet, ce qui
peut se passer dans la tête d'un enfant ou
d'un adolescent qui tient entre ses mains la
possibilité d'accéder à
plusieurs centaines de chaînes de
télévision, émanant de tous
les pays, traitant de tous les sujets, couvrant
toutes les préoccupations et toutes les
communautés possibles : comment peut-il
imaginer qu'il existe encore un " ailleurs " ? Que
l'univers n'est pas complètement " couvert "
par ce flot d'images ? Inévitablement,
s'impose l'idée que le monde n'est qu'un
gigantesque studio de télévision.
Certes, il se doute bien qu'il existe
peut-être encore quelques angles morts ou que
les caméras n'ont pas pu - mais pour combien
de temps ? - aller assez loin dans l'infiniment
petit et l'infiniment grand, mais la matrice est
là : le monde est un studio. La technologie
déjà, en une obscénité
galopante, a inventé des outils pour
explorer les plus lointaines galaxies et le fond
des océans ; les réalisateurs les
plus performants fouillent les blessures, le vagin
ou le cerveau jusqu'aux limites du supportable ;
les animateurs les plus zélés
traquent l'intime et mettent en scène
l'exhibition permanente. À terme - c'est
évident - plus rien ne nous échappera
!
|
La télé-réalité,
à cet égard, n'est pas le moins du
monde un aléa, une dérive
passagère exploitée honteusement par
quelques chaînes privées en mal de
recettes publicitaires. C'est tout le contraire :
l'assomption même de la
télévision et de la toute-puissance
de la télécommande.
|
|
Le monde, en effet, y est réduit
à un studio, la vie saisie par une multitude
de caméras et le spectacle en direct
piloté par un réalisateur qui tient,
en régie, la télécommande dont
il a dépossédé le
téléspectateur pour mieux, justement,
en garantir l'usage le plus performant possible. La
télé-réalité est une
formidable trouvaille : c'est la
télécommande intégrée.
Le système télévisuel a
ingéré l'outil pour mieux le
maîtriser et en imposer la
suprématie.
|
C'est que - pour faire un peu de mauvais esprit
- la télécommande reste, au bout du
compte, un instrument assez aléatoire !
Même si elle dispose de véritables
atouts pour favoriser la rétention ou la
régression dans l'infantile, rien ne
garantit complètement son " bon usage " : on
peut la perdre ou la détraquer ; on peut
même l'oublier un moment devant un film ou un
propos qui briseraient l'insignifiance des
programmes. Voilà un danger que la
médiacratie ne peut pas courir. S'ils
abandonnaient la télécommande, les
enfants pourraient peut-être, un jour, sortir
de l'infantile
Il vaut donc mieux organiser
le système pour qu'il échappe aux
bonnes volontés individuelles !
|
Et, puisqu'on en est là, pourquoi pas
aller jusqu'au bout de la logique ? Équiper
la planète tout entière, jusque dans
les moindres recoins de nos maisons et de nos
cerveaux, de caméras de
vidéosurveillance afin d'avoir en temps
réel, sur nos écrans de
télévision, l'ensemble de ce qui se
passe dans le monde... Le monde entier, enfin, sous
la main ! La télécommande aux
dimensions du " Grand Tout " ! Les rêves les
plus fous enfin réalisés !
On trouvera probablement le propos excessif,
caricatural et facile. Il l'est, sans doute. Au
moins autant que le sont les plus noires utopies
des plus terribles romans de
science-fiction.
Pourtant, pour le pédagogue, tout cela
correspond aux observations les plus quotidiennes
des ravages de l'infantile. Cela renvoie à
ces " enfants-bolides " affalés en classe
comme devant leur télévision,
apostrophant l'enseignant dès qu'il ne
correspond plus à leur attente, se
précipitant dans l'injure et la violence
pour masquer leur difficulté à se
fixer, un instant, sur un apprentissage ou dans une
relation avec autrui, anéantissant d'un
revers de manche ceux et celles qui ne pensent pas
comme eux, ne s'habillent pas comme eux, ne
conçoivent pas le monde comme eux. Cela
renvoie à ces enfants et adolescents pour
qui tout peut et doit être commandé
par leurs caprices. À ceux qui ne jouissent
que de la contemplation à l'infini de leur
propre image. Sidérés par le
spectacle du monde et celui de leur
conscience.
|
|
Parce que le monde est réduit
à leur conscience. Parce que
la télévision, sous leur
joug, ne leur renvoie que leurs propres
fantasmes et qu'ils n'ont comme seul
fantasme que passer à la
télévision. Parce que,
surtout, nulle altérité ne
vient jamais les interpeller et qu'ils
restent ainsi prisonniers de l'infantile,
aspirés et fascinés par le
trou noir de leur
toute-puissance.
|
Accompagner
l'enfant pour qu'il puisse, en même temps,
renoncer à la toute-puissance et
accéder au pouvoir : voilà l'enjeu.
Car, on
n'abandonne pas facilement à la
toute-puissance : ne plus tenir les
autres à sa merci, renoncer
à les faire chanter pour obtenir
satisfaction. Reconnaître les
désirs qu'on porte en soi sans,
pour autant, se soumettre à leur
joug. Se méfier du passage à
l'acte : apprendre à anticiper les
réactions de l'autre,
découvrir la résistance des
êtres et des choses à sa
propre volonté. Renoncer à
être le nombril du monde. À
télécommander les
comportements de ses proches.
Accéder au langage, enfin, qui est
refus de tout dire. Rupture avec la
sidération de l'image. Acceptation
du bégaiement constitutif de la
parole humaine. Du tâtonnement et de
la maladresse. De l'effort pour tenter de
" dire " en sachant que le dire ne
s'impose jamais avec l'évidence
absolue du voir. Et que le dire appelle
d'autres dires. Sans qu'on puisse jamais
espérer se tenir debout, une bonne
fois pour toutes, dans le royaume de la
jouissance et regarder en face la
totalité dans sa plénitude.
|
Monsieur Teste s'est résigné
depuis longtemps à son échec et Paul
Valéry lui-même convient qu' " il
faut tenter de vivre ". L'infantile conduit
à la folie ou à la mort. Au
délire ou à la narcotisation du
monde. Grandir, c'est tenter de s'en dégager
sans espérer, pour autant, en être
jamais définitivement délivré.
Grandir suppose d'entendre une autorité qui
enjoint de lâcher la
télécommande.
Entendre : tout le problème est
là. Car l'injonction, absolument
nécessaire, est, en réalité,
totalement inaudible au petit d'homme qui patauge
dans l'infantile : nul ne renonce volontairement et
sans contrepartie aux gratifications du
trône. Et c'est bien pour cela que
l'éducation " fait question " .
D'où la tentation légitime de
mettre violemment le tyran à bas. De le
destituer sur un coup de colère.
D'opposer brutalement " le principe de
réalité " au " principe de
plaisir " dans une sorte de partie de bras
de fer où l'infantile, pense-t-on,
finira bien par céder
Mais on risque, alors, l'installation du
déchu en martyr, le retournement de
la toute-puissance en déni de ses
propres désirs, l'enfermement dans
le mutisme ou l'autodestruction.
Jeté à terre sans
ménagement, l'enfant-roi renversera
l'interdit d'être tout en obligation
de n'être rien. Contraint de se
soumettre aux caprices des adultes, il
cherchera, plus tard, à imposer les
siens.
|
Sans la moindre difficulté d'ailleurs :
la machinerie publicitaire et médiatique
sait suffisamment flatter l'infantile pour que les
enfants déchus trouvent toujours les moyens
de prendre leur revanche !
C'est pourquoi on perd
son temps à " restaurer l'autorité "
quand il faudrait " l'instituer ".
L'instituer : affaire d'instituteurs et
d'institutions. L'instituer : en accompagnant
l'enfant dans le difficile mais indispensable
échange entre le renoncement à sa
toute-puissance et l'accès à un
pouvoir auquel il pourra prendre part, sans jamais
le totaliser.
Rien d'autre que le pacte républicain en
quelque sorte, qui " réinstitue toujours le
même mécanisme d'aliénation de
la volonté de puissance individuelle, de la
violence potentielle de chacun, au profit d'une
force publique qui lui retourne son droit naturel
en paix civile et en sûreté
personnelle "
En participation au collectif
démocratique également. Et ça
n'est pas un détail : seule cette
participation nous épargne, à terme,
la tentation de remettre au tyran - le mieux
équipé sans aucun doute pour y
parvenir - les clés de la paix et de la
sûreté. À condition, bien
sûr, que ce collectif soit régi par la
délibération raisonnable et capable,
grâce à ses institutions, de trancher
du bien commun.
Mais il est évident qu'on ne peut
troquer du jour au lendemain les oripeaux de
l'infantile contre le costume du citoyen. Ni
l'âge de raison, ni la majorité
politique ne constituent, à cet
égard, la garantie d'une mutation radicale
qui relèverait de la transsubstantiation. Et
l'impératif symbolique qui commande de
marquer par des rituels de passage
solennisés les étapes de la
croissance et de l'intégration dans les
différentes institutions auxquelles on peut
prendre part, ne doit pas laisser croire que le
signe peut se substituer à la maturation, le
rituel à la formation, le passage dans un
espace au voyage dans le temps, comme disent les
médiologues . Non que le rituel
d'intégration ne fasse point partie
intégrante de la formation - surtout s'il
fait l'objet d'une préparation - mais parce
que la formation ne saurait, en aucun cas, s'y
réduire. Elle ne peut jamais faire
l'économie du labeur dans la durée,
de la besogne quotidienne par laquelle la
toute-puissance est reconnue et symbolisée
à travers des objets culturels,
confrontée à ses dérives et
à ses impasses, regardée du point de
vue du collectif et de l'universel.
Il y a ainsi tout un travail proprement
pédagogique par lequel l'enfant
découvre que l'interdit n'est pas le caprice
de la tribu d'en face, qu'il autorise des
satisfactions plus importantes que les frustrations
qu'il impose.
Un travail grâce
auquel il éprouve la résistance des
êtres et du monde à la toute-puissance
de son imaginaire.
Résistance qui lui permet de se
dégager du solipsisme et d'entrer, enfin, en
relation avec l'altérité.
Résistance qui lui impose de prendre en
compte la volonté de l'autre et de chercher,
dans la difficulté et les inévitables
conflits inhérents à " l'humaine
condition ", ce qui peut faire " tenir ensemble "
un collectif solidaire.
|
Telle est, d'ailleurs, la moins mauvaise
définition d'un " dispositif
pédagogique" :une structure qui
permet à des êtres de "tenir
ensemble"
Et dans les deux sens de l'expression :
d'une part, cohabiter pacifiquement dans un
même espace-temps de telle manière que
les personnes puissent se parler ;
d'autre part, "
faire société " en fomentant des
institutions qui permettent à chacun
d'occuper une place dans un projet collectif, sans
y être, pour autant, définitivement
enfermé. Un collectif, donc, où il
pourra avoir une place, pourvu qu'il renonce
à occuper toute la place.
Ainsi peut-on
travailler à une éducation qui
destitue, avec l'enfant-roi, la toute-puissance de
la télécommande.
Le
site de Philippe Meirieu
|
|
Réaction
<<
Les télécommandes dans leurs
dimensions d'objet peuvent être
assimilées au concept d'"objeu"
développé par Françis
Ponge.
Dans mon
mémoire de fin d'année (p.111 :
http://psaume.infini.fr/IMG/pdf/Memoire_Master_2_-_Emilie_Bouvrand.pdf
) j'ai essayé de faire un
parallèle entre les blogs et ce concept.
Dans certaines de ses dimensions, la
télécommande peut elle aussi
être perçue à travers le
prisme de l'"objeu". La lecture de cet article
m'a fait penser à cela.Bien
cordialement,>>
<<Cest
un texte que je vais garder, lire et sans doute
relire>>
|