Introduction
Dans
un contexte social où s'enregistrent un
nombre toujours croissant de suicides tant dans la
société que dans les organisations
(entreprises ou institutions), et où se
constitue un débat politique et "
éthique " sur le " suicide assisté "
et l'euthanasie, les lancinantes questions de la
responsabilité, de la signification et du
libre choix doivent être remises au travail.
Il ne s'agit nullement de trancher les
débats : pour ou contre le suicide, est-il
lâche ou courageux, dernière
manifestation d'une liberté
inaliénable ou acte insensé,
fléau social ?... Ce qui paraît
premier, c'est qu'avec l'acte suicidaire la
pensée est mise à l'épreuve,
elle est l'occasion de lutter contre les
préjugés toujours tenaces et
dangereux ; sans doute est-elle aussi une occasion
d'apprivoiser cette mort toujours possible, que
nous le voulions ou non.
Ce qui est certain : le suicide, toujours,
dérange. Il déstabilise l'entourage
qui y est confronté, la
société qui l'enregistre, la
conscience humaine qui affronte cette
possibilité. Pourquoi ? parce qu'il est
profondément subversif, parce que son
essence même est la négation,
l'effraction, la transgression. Il nous est
toujours violemment jeté à la figure.
S'il est moins tabou aujourd'hui, on tente
inlassablement de circonscrire le "
phénomène ", de le décrire,
d'en réduire la signification, de lui
trouver des explications et si possible des
déterminations.
Le suicide est cet acte extrême et radical
qui justement ruine toute interprétation
théorique, il figure peut-être la
limite, toujours violemment rappelée, de
notre capacité à comprendre. Certes,
il s'agit là encore de la mort et de notre
impossibilité à la penser. Mais il y
a plus dans le suicide : c'est un acte par lequel
l'homme " se donne la mort ". C'est ce don
si particulier de soi à soi qui
échappe, avec la mort, à toute prise,
à toute tentative scientifique, morale ou
philosophique de le réduire. Nous posons
pourtant qu'il est essentiel à l'existence
humaine : " la pensée du suicide est une
consolation puissante, elle aide à passer
plus d'une mauvaise nuit "
(Nietzsche)
Ainsi il s'agit d'explorer cette énigme
toujours recommencée, de comprendre en quoi
elle nous concerne personnellement, et si chacun
accepte de le faire pour soi, il sera sans doute
moins besoin de lois, de prévention, de
spécialistes et de tuteurs en tous
genres.
1 - " Pourquoi
le suicide fait-il peur ? "
Le suicide effraie : choix ultime, radical,
violent, il retourne une existence, oblige à
une relecture complète.
" Ton suicide est devenu l'acte fondateur,
et tes actes antérieurs, que tu
croyais libérer du poids du sens par
ce geste dont tu aimais l'absurdité,
s'en trouvent au contraire
aliénés. (
) Tu es comme
cet acteur qui, à la fin de la
pièce, révèle par un
dernier mot qu'il fut un autre personnage que
celui dont il tenait le rôle. "
(Edouard Levé, Suicide)
Acte fondateur débarrassé de toutes
déterminations, de toute causalité ?
N'y a-t-il pas d'autres motifs, des raisons plus
personnelles ? L'expérience plus ou moins
directe du suicide, l'expérience qui se
donne à nous en premier et psychologique,
émue : un proche, le fils ou l'oncle d'un
proche... On constate les dégâts dans
l'entourage, l'incompréhension, la
culpabilité lancinante, et on se projette,
on s'identifie, on ne veut pas être
confronté à l'atroce question de la
responsabilité. Le suicide se
présente comme solution tragique. On n'y
voit jamais un choix mais un acte sous contrainte,
qu'on aurait dû ou pu éviter.
Peut-être s'inscrit-il aussi dans un contexte
idéologique et culturel : peur de la mort en
général, espoir fou de la vaincre, la
vie à tout prix, sa prolongation maximale,
marginalisation de la maladie et de la souffrance
dans l'enclave de l'hôpital, mythe de la
guérison toujours possible ; le contexte de
normalisation des comportements augmente
l'incompréhension : comment dans un contexte
entièrement orienté vers la vie,
où tout est fait pour vivre mieux et plus
longtemps peut on vouloir se donner la mort
?
Enfin, le suicide échappe à cette
emprise croissante du pouvoir politique sur la vie
nue des individus en maintenant en vie et en bonne
santé.
"C'est sur la vie maintenant et tout au
long de son déroulement que le pouvoir
établit ses prises; la mort en est la
limite, le moment qui lui échappe ;
elle devient le point le plus secret de
l'existence, le plus " privé ". Il ne
faut pas s'étonner que le suicide -
crime autrefois puisqu'il était une
manière d'usurper sur le droit de mort
que le souverain, celui d'ici-bas ou celui de
l'au-delà, avait seul le droit
d'exercer - soit devenu au cours du
XIXè siècle une des
premières conduites à entrer
dans la champ de l'analyse sociologique ; il
faisait apparaître aux
frontières et dans les interstices du
pouvoir qui s'exerce sur la vie, le droit
individuel et privé de mourir. "
(Michel Foucault)
2- Contexte
politico-social : les suicides en
entreprise
Question de la responsabilité : contre la
réduction psychologique, la marginalisation
individuelle, le déni de
responsabilité managériale ;
Signification protestataire, le suicide comme arme
ultime de contestation (cf. suicides ouvertement
politiques) ;
Extension possible de cette signification dans le
contexte familial et privé : faute de ne
pouvoir être entendu : " je me suis
tué à vous le dire ".
"Les hommes ne sont convaincus de vos
raisons, de votre sincérité, et
de la gravité de vos peines, que par
votre mort. " (Albert Camus, La
chute)
3- Le suicide
des jeunes, le suicide pathologique
Ces suicides sont particulièrement choquants
dans nos sociétés qui
idéalisent la jeunesse ; en outre les
jeunes, moins expérimentés, sont
supposés moins responsables de leurs actes,
donc leur suicide met immédiatement en cause
l'entourage affectif et éducatif. Ils sont
déclarés le plus souvent
pathologique, pathologie définie à
partir d'une norme.
Par ailleurs ces suicides suscitent
immédiatement des identifications affectives
et le recul devient difficile à
prendre.
Question de la prévention (un fléau
qu'il faut éradiquer, au même titre
que la violence routière ou le SIDA) et du
libre arbitre (idée que le sujet ne dispose
pas de lui-même, peut être
étranger à lui-même, ce qui, du
même coup rejette la responsabilité
sur l'entourage : c'est lourd)
" Celui qui se donne la mort voudrait vivre.
" (Shopenhauer)
4- Le suicide
des vieux, le suicide assisté
Le suicide en fin de vie, lorsqu'il est
indentifié est au contraire bien
toléré, jugé
compréhensible, sans doute au nom de la
même idéologie : s'il n'y a plus
d'espoir de guérison, autant mourir.
On envisage alors, très curieusement, un
droit au suicide, au nom de la " dignité "
(laquelle a bien souvent été
bafouée tout au long de l'existence, il
n'est jamais trop tard pour bien faire...) :
absurdité juridique, mais que
recouvre-t-elle ?
Question du primat de la dignité sur la vie,
mais alors pourquoi le rapport serait-il
différent selon les époques ou les
âges de la vie ?
Question de la liberté, suicide
stoïcien, mourir quand on juge avoir
suffisamment vécu : même question,
pourquoi ne pourrait-on en décider ainsi
à 30 ans ? En droit, rien ne justifie une
démarcation !
" Que vous ayez assez vécu
dépend de votre volonté, pas du
nombre de vos années. " ; "
Quel que soit le moment où votre
vie s'achève, elle y est toute
entière. La valeur de la vie ne
réside pas dans la durée, mais
dans ce qu'on en a fait. "
(Montaigne)
Le suicide reste donc un événement
énigmatique : acte radical, destructeur,
terminal, il n'en finit pas d'être
interrogé et commenté, pour
finalement renvoyer dos à dos et
congédier toutes les justifications, toutes
les explications : acte tantôt
conquérant tantôt
désespéré, on le juge tour
à tour suprêmement courageux et
scandaleusement lâche, marque d'une
volonté toute puissante et
anéantissement de cette même
volonté, arrachement à l'ordre de la
nature, ou reddition définitive ; est-il
affirmation ultime et inouïe d'une
liberté inconditionnelle, ou destin tragique
de l'âme prisonnière de ses conflits ?
En somme, il n'y aurait rien à dire du
suicide, car on peut tout en dire.
Si nos discours sur le suicide ne peuvent rien
poser de définitif, il faut alors se
demander ce qu'ils disent ? On voudrait comprendre
: on cherche des raisons pour en circonscrire la
possibilité. On voudrait qu'il y ait des
prédispositions, cela nous dispenserait de
nous affronter personnellement à cette
question. Au fond, tout discours qui prétend
en arrêter la signification ne dit rien
d'autre que les résistances des survivants
à l'admettre. Le discours sur le suicide dit
peut-être d'abord notre impuissance devant le
fait suicidaire.
Quant au suicide lui-même, dans ce qu'il a
d'impensable, il signerait l'écueil de la
réflexion, en particulier philosophique : il
met en évidence la vanité des
explications, pures spéculations ; quoi
qu'on en dise, il demeure dans toute sa force
d'acte irrémédiable ; on pourrait
même y voir le prototype de l'acte en ce que
sa fonction même est d'introduire une rupture
définitive et irrémédiable
dans l'ordre réel : son essence est la
subversion. Il est
l'irrécupérable.
Prototype de l'acte pur, aussi, en ce qu'il se
passe du langage. En amont de la décision,
il y a un parler impossible : on se suicide faute
de mots pour le dire, soit qu'on a
été réduit au silence, soit
qu'on n'ait plus foi dans le pouvoir agissant de la
parole. En aval, il produit un spectre de
significations concurrentes et
invérifiables. Le geste lui-même est
peut-être chargé de signification,
ultime acte de langage, mais il reste à
jamais indéchiffrable : c'est la
défaite du logos. Donc il reste comme pure
énigme posée aux humains, question
nécessairement sans réponse. Le
suicide est peut-être même la
possibilité de questionner.
Edouard Manet, Le
suicidé, 1877-1881
Huile sur toile, 38x46 cm,
Fondation E. G. Bührle,
Zurich.
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