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La lumière noire du suicide  

Hélène Genet, Didier Martz  

    "Il n'y a qu'un problème philosophique vraiment sérieux : c'est le suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d'être vécue, c'est répondre à la question fondamentale de la philosophie. Le reste... (Albert Camus, Le mythe de Sisyphe)     

 

 Introduction

 

           Dans un contexte social où s'enregistrent un nombre toujours croissant de suicides tant dans la société que dans les organisations (entreprises ou institutions), et où se constitue un débat politique et " éthique " sur le " suicide assisté " et l'euthanasie, les lancinantes questions de la responsabilité, de la signification et du libre choix doivent être remises au travail. Il ne s'agit nullement de trancher les débats : pour ou contre le suicide, est-il lâche ou courageux, dernière manifestation d'une liberté inaliénable ou acte insensé, fléau social ?... Ce qui paraît premier, c'est qu'avec l'acte suicidaire la pensée est mise à l'épreuve, elle est l'occasion de lutter contre les préjugés toujours tenaces et dangereux ; sans doute est-elle aussi une occasion d'apprivoiser cette mort toujours possible, que nous le voulions ou non.

 

           Ce qui est certain : le suicide, toujours, dérange. Il déstabilise l'entourage qui y est confronté, la société qui l'enregistre, la conscience humaine qui affronte cette possibilité. Pourquoi ? parce qu'il est profondément subversif, parce que son essence même est la négation, l'effraction, la transgression. Il nous est toujours violemment jeté à la figure. S'il est moins tabou aujourd'hui, on tente inlassablement de circonscrire le " phénomène ", de le décrire, d'en réduire la signification, de lui trouver des explications et si possible des déterminations.

 

           Le suicide est cet acte extrême et radical qui justement ruine toute interprétation théorique, il figure peut-être la limite, toujours violemment rappelée, de notre capacité à comprendre. Certes, il s'agit là encore de la mort et de notre impossibilité à la penser. Mais il y a plus dans le suicide : c'est un acte par lequel l'homme " se donne la mort ". C'est ce don si particulier de soi à soi qui échappe, avec la mort, à toute prise, à toute tentative scientifique, morale ou philosophique de le réduire. Nous posons pourtant qu'il est essentiel à l'existence humaine : " la pensée du suicide est une consolation puissante, elle aide à passer plus d'une mauvaise nuit " (Nietzsche)

 

           Ainsi il s'agit d'explorer cette énigme toujours recommencée, de comprendre en quoi elle nous concerne personnellement, et si chacun accepte de le faire pour soi, il sera sans doute moins besoin de lois, de prévention, de spécialistes et de tuteurs en tous genres.

 

1 - " Pourquoi le suicide fait-il peur ? "

           Le suicide effraie : choix ultime, radical, violent, il retourne une existence, oblige à une relecture complète.

 

           " Ton suicide est devenu l'acte fondateur, et tes actes antérieurs, que tu croyais libérer du poids du sens par ce geste dont tu aimais l'absurdité, s'en trouvent au contraire aliénés. (…) Tu es comme cet acteur qui, à la fin de la pièce, révèle par un dernier mot qu'il fut un autre personnage que celui dont il tenait le rôle. " (Edouard Levé, Suicide)

 

           Acte fondateur débarrassé de toutes déterminations, de toute causalité ? N'y a-t-il pas d'autres motifs, des raisons plus personnelles ? L'expérience plus ou moins directe du suicide, l'expérience qui se donne à nous en premier et psychologique, émue : un proche, le fils ou l'oncle d'un proche... On constate les dégâts dans l'entourage, l'incompréhension, la culpabilité lancinante, et on se projette, on s'identifie, on ne veut pas être confronté à l'atroce question de la responsabilité. Le suicide se présente comme solution tragique. On n'y voit jamais un choix mais un acte sous contrainte, qu'on aurait dû ou pu éviter.

 

           Peut-être s'inscrit-il aussi dans un contexte idéologique et culturel : peur de la mort en général, espoir fou de la vaincre, la vie à tout prix, sa prolongation maximale, marginalisation de la maladie et de la souffrance dans l'enclave de l'hôpital, mythe de la guérison toujours possible ; le contexte de normalisation des comportements augmente l'incompréhension : comment dans un contexte entièrement orienté vers la vie, où tout est fait pour vivre mieux et plus longtemps peut on vouloir se donner la mort ?

           Enfin, le suicide échappe à cette emprise croissante du pouvoir politique sur la vie nue des individus en maintenant en vie et en bonne santé.

 

          "C'est sur la vie maintenant et tout au long de son déroulement que le pouvoir établit ses prises; la mort en est la limite, le moment qui lui échappe ; elle devient le point le plus secret de l'existence, le plus " privé ". Il ne faut pas s'étonner que le suicide - crime autrefois puisqu'il était une manière d'usurper sur le droit de mort que le souverain, celui d'ici-bas ou celui de l'au-delà, avait seul le droit d'exercer - soit devenu au cours du XIXè siècle une des premières conduites à entrer dans la champ de l'analyse sociologique ; il faisait apparaître aux frontières et dans les interstices du pouvoir qui s'exerce sur la vie, le droit individuel et privé de mourir. " (Michel Foucault)

 

2- Contexte politico-social : les suicides en entreprise

           Question de la responsabilité : contre la réduction psychologique, la marginalisation individuelle, le déni de responsabilité managériale ;

           Signification protestataire, le suicide comme arme ultime de contestation (cf. suicides ouvertement politiques) ;

           Extension possible de cette signification dans le contexte familial et privé : faute de ne pouvoir être entendu : " je me suis tué à vous le dire ".

 

           "Les hommes ne sont convaincus de vos raisons, de votre sincérité, et de la gravité de vos peines, que par votre mort. " (Albert Camus, La chute)

 

3- Le suicide des jeunes, le suicide pathologique

           Ces suicides sont particulièrement choquants dans nos sociétés qui idéalisent la jeunesse ; en outre les jeunes, moins expérimentés, sont supposés moins responsables de leurs actes, donc leur suicide met immédiatement en cause l'entourage affectif et éducatif. Ils sont déclarés le plus souvent pathologique, pathologie définie à partir d'une norme.

           Par ailleurs ces suicides suscitent immédiatement des identifications affectives et le recul devient difficile à prendre.

           Question de la prévention (un fléau qu'il faut éradiquer, au même titre que la violence routière ou le SIDA) et du libre arbitre (idée que le sujet ne dispose pas de lui-même, peut être étranger à lui-même, ce qui, du même coup rejette la responsabilité sur l'entourage : c'est lourd)

 

           " Celui qui se donne la mort voudrait vivre. " (Shopenhauer)

 

4- Le suicide des vieux, le suicide assisté

           Le suicide en fin de vie, lorsqu'il est indentifié est au contraire bien toléré, jugé compréhensible, sans doute au nom de la même idéologie : s'il n'y a plus d'espoir de guérison, autant mourir.

           On envisage alors, très curieusement, un droit au suicide, au nom de la " dignité " (laquelle a bien souvent été bafouée tout au long de l'existence, il n'est jamais trop tard pour bien faire...) : absurdité juridique, mais que recouvre-t-elle ?

           Question du primat de la dignité sur la vie, mais alors pourquoi le rapport serait-il différent selon les époques ou les âges de la vie ?

           Question de la liberté, suicide stoïcien, mourir quand on juge avoir suffisamment vécu : même question, pourquoi ne pourrait-on en décider ainsi à 30 ans ? En droit, rien ne justifie une démarcation !

 

           " Que vous ayez assez vécu dépend de votre volonté, pas du nombre de vos années. " ; " Quel que soit le moment où votre vie s'achève, elle y est toute entière. La valeur de la vie ne réside pas dans la durée, mais dans ce qu'on en a fait. " (Montaigne)

 

           Le suicide reste donc un événement énigmatique : acte radical, destructeur, terminal, il n'en finit pas d'être interrogé et commenté, pour finalement renvoyer dos à dos et congédier toutes les justifications, toutes les explications : acte tantôt conquérant tantôt désespéré, on le juge tour à tour suprêmement courageux et scandaleusement lâche, marque d'une volonté toute puissante et anéantissement de cette même volonté, arrachement à l'ordre de la nature, ou reddition définitive ; est-il affirmation ultime et inouïe d'une liberté inconditionnelle, ou destin tragique de l'âme prisonnière de ses conflits ? En somme, il n'y aurait rien à dire du suicide, car on peut tout en dire.

 

           Si nos discours sur le suicide ne peuvent rien poser de définitif, il faut alors se demander ce qu'ils disent ? On voudrait comprendre : on cherche des raisons pour en circonscrire la possibilité. On voudrait qu'il y ait des prédispositions, cela nous dispenserait de nous affronter personnellement à cette question. Au fond, tout discours qui prétend en arrêter la signification ne dit rien d'autre que les résistances des survivants à l'admettre. Le discours sur le suicide dit peut-être d'abord notre impuissance devant le fait suicidaire.

 

           Quant au suicide lui-même, dans ce qu'il a d'impensable, il signerait l'écueil de la réflexion, en particulier philosophique : il met en évidence la vanité des explications, pures spéculations ; quoi qu'on en dise, il demeure dans toute sa force d'acte irrémédiable ; on pourrait même y voir le prototype de l'acte en ce que sa fonction même est d'introduire une rupture définitive et irrémédiable dans l'ordre réel : son essence est la subversion. Il est l'irrécupérable.

 

           Prototype de l'acte pur, aussi, en ce qu'il se passe du langage. En amont de la décision, il y a un parler impossible : on se suicide faute de mots pour le dire, soit qu'on a été réduit au silence, soit qu'on n'ait plus foi dans le pouvoir agissant de la parole. En aval, il produit un spectre de significations concurrentes et invérifiables. Le geste lui-même est peut-être chargé de signification, ultime acte de langage, mais il reste à jamais indéchiffrable : c'est la défaite du logos. Donc il reste comme pure énigme posée aux humains, question nécessairement sans réponse. Le suicide est peut-être même la possibilité de questionner.

 

 

Edouard Manet, Le suicidé, 1877-1881

Huile sur toile, 38x46 cm, Fondation E. G. Bührle, Zurich.

 

Le blog d'Hélène Genet

http://helenegenet.over-blog.com/

 

Le blog de la prof de français

http://lesficellesdellenne.over-blog.com/

 

Le site de Didier Martz:

http://www.cyberphilo.org/

 

Un dossier sur le suicide dans ce site

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