L'enseignante
marchait lentement entre les rangs avec à la
main le texte qu'elle avait fabriqué avec
les accords étudiés collectivement.
Elle prononçait deux ou trois mots, jetait
un regard sur la page d'un élève
proche, se retournait brusquement pour surprendre
d'éventuels regards copieurs ou
chuchotements furtifs. Non, aujourd'hui, on dirait
qu'ils sont attentifs. Extraordinaire. De quoi cela
peut-il provenir ? Il y a bien Samy qui tape du
pied mais c'est instinctif chez lui quand ça
ne va pas comme il veut ou quand il est
concentré. Elle passe près de lui et
lui touche l'épaule. Il sursaute et la
regarde comme s'il découvrait un
extra-terrestre. Elle pointe son pied puis met le
doigt sur la bouche. Il hausse les épaules
mais arrête le bruit. Les têtes se
lèvent vers Samy puis replongent pour tracer
sur la feuille les mots qu'elle
prononce.
Elle
perçoit alors un tressaillement sur sa
droite. Qu'est-ce que c'est ? Aucun des
élèves n'a semblé entendre,
les mots tombent toujours lentement dans un silence
appliqué. Elle se dirige entre les tables
individuelles du côté de ce qu'elle a
cru percevoir. Elle arrive au fond de la salle et
englobe d'un coup d'oeil l'espace. Rien. Elle a
rêvé
Un regard sur sa montre :
épatant, elle aura encore le temps de faire
inscrire deux exercices du livre sur le cahier de
textes avant la sonnerie. Mais ils sont tellement
attentifs que ce n'est peut-être pas la peine
?
Elle sent
quelque chose qui ne va pas, c'est anormal, ce
silence. Quelque chose vient de changer ; elle
arrive à la dernière phrase. Un
crissement infime puis comme des tapotements
légers semblent se diriger vers elle. Son
cur se met à battre mais elle sent
sous les paupières baissées les
regards aux aguets. Un camion passe dans la rue
avec un fracas épouvantable. Toutes les
têtes se relèvent, tous les yeux lui
donnent la direction à suivre et ce qu'elle
voit lui donne une douche glacée.
" Les petits
salopards, ils m'ont fait ça ! Attends un
peu !"
Elle se
redresse, hausse la voix pour dicter les derniers
mots en marchant vers le bureau. " Arnaud, tu
ramasses les copies " Le gamin se lève
avec un sourire éclatant . Elle le fixe de
toute sa volonté et force sa voix : "
C'est toi qui as amené cette bête
? " Il la regarde avec de grands yeux et se
retourne comme ses camarades pour voir la tortue
qui se déplace lentement avec un tapotis
léger de ses courtes pattes.
Ils se
lèvent tous pour voir. Les tubes
métalliques des chaises s'entrechoquent, les
pieds frottent le sol, les rires fusent, les
plaisanteries éclatent :
" elle a entendu
la dictée aussi, m'dame ; elle a rien
écrit, faut la punir ; attention elle va
vous chier dessus ; moi j'en voudrais bien une ;
on dirait qu'elle "
etc
etc
Ils sont
debout, s'interpellent, assis sur les tables ou
accroupis, en cercle qui se bouscule autour du
petit animal. C'est un tohu-bohu monstrueux, une
cacophonie qui doit s'entendre à l'autre
bout de l'établissement. Il faut faire vite.
L'enseignante fend le groupe, ramasse la tortue et
la lève très haut. Les cous se
tendent et on voit la bête agiter ses pattes
dans le vide. Le niveau sonore a baissé, le
professeur a repris la main, que va-t-il faire ?
Inutile de demander à qui elle appartient,
elle ne sera à personne. Le professeur
déclare d'une vois claire et haute : "
Confisquée. Chacun à sa place
" Des murmures, ça bouge, ils reprennent
le chemin de leur table de plus ou moins bon
gré, avec des bourrades, croche-pieds,
injures mais ils se rassoient.
L'affaire fut
soumise au jugement du directeur. Trois
élèves soupçonnés
restèrent muets comme des carpes
malgré un interrogatoire serré. Il
fallut faire appel aux parents pour dénouer
l'embrouillamini de cette histoire qui
était un défi comme les jeunes s'en
posent pour se prouver qu'ils sont tout puissants,
pour se mesurer aux autres et à leurs
limites à eux.
La
dictée de cette heure ne fut pas plus
mauvaise que d'habitude pour les bons
élèves en orthographe mais fut une
catastrophe pour les plus faibles. Et par la suite,
l'enseignante ne fut pas plus chahutée que
la majorité de ses collègues mais
elle avait eu chaud :
elle avait fait les
gestes et prononcé les paroles que les
élèves attendaient sans le
savoir.
- Décembre 2008
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