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Le parcours d'un enseignant du secondaire

Quelques notes " autobiographiques ", en guise de contribution à une éthique de l'éducation

Jean-Daniel Rohart

 

             Si mon parcours professionnel mérite d'être évoqué, ce n'est pas en raison de sa singularité et de son exemplarité, mais parce qu'il me semble illustrer à sa manière la condition enseignante actuelle et qu'il pourrait peut-être aider des enseignants qui se posent la question du sens de leur pratique, leur évitant dans certains cas de succomber aux diverses formes que peut prendre le découragement chez les enseignants : malaise enseignant et burn-out .

" Notre vie est expérimentation, exploration " Marilyn Ferguson

" Qu'est-ce qui constitue réellement la souffrance ? Qu'est-ce qui constitu le contraire de la souffrance ? Et si, en fin de compte, c'était le partage, 'apprentissage, la découverte, l'ouverture de l'horizon ? L'évolution ? " Howard Buten

Comment suis-je devenu professeur ?

             C'est la question que je me pose parfois, au terme de trente années d'enseignement effectuées au lycée. Referais-je aujourd'hui ce même choix professionnel ? A cette question, je répondrais sans hésiter par l'affirmative. Pourtant les difficultés et les moments de découragement et d'angoisse ne me furent pas épargnés (tout comme à de nombreux collègues d'ailleurs).

             Partons du début. Je fus recruté, comme la plupart de mes collègues, sur la base d'un amour certain et d'une bonne connaissance de la matière que j'ai enseignée : l'espagnol. La littérature hispano-américaine, telle était ma " spécialité " !

             La rencontre d'un enseignant martiniquais au cours de ma scolarité, c'était en classe de première, fut décisive. J'étais " de gauche " et passionné par l'Amérique-Latine. Je voulais échapper au monde de l'entreprise et de l'administration, ainsi qu'au voisinage d'adultes que je percevais comme ennuyeux et dotés d'esprit de sérieux.

           Je fus reçu à l'agrégation en 1974 et " parachuté " dans une ZUP de la banlieue parisienne sans aucune formation, tant sur le plan didactique que sur le plan psychopédagogique. Confronté d'emblée à des classes difficiles, des " classes interculturelles " d'une grande diversité à la fois sociale, culturelle et ethnique surtout, je fus amené de manière spontanée à réfléchir à la pédagogie interculturelle. C'était presque une question de survie, ou, en tout cas, d'efficacité pédagogique. Mes recherches eurent dès le début un aspect résolument pragmatique.

 

             Si j'entrepris d'abord des lectures et une réflexion dans le domaine de la pédagogie interculturelle, ce fut pour faire face aux problèmes que me posait la gestion de ces classes difficiles, pour tenter de comprendre ce que je vivais en classe, pour ne pas perdre pied et pour trouver des éléments de réponse aux questions que me posait ma pratique enseignante, en l'absence de toute aide extérieure. C'est alors que j'écrivis mon premier article que j'eus la chance de publier dans une revue de l'INRP (Institut National de Recherche Pédagogique) grâce à l'intervention d'une inspectrice du primaire qui était aussi chercheur et formatrice. Il s'intitulait : "Une expérience de pédagogie interculturelle : prolongements sur le plan de la formation et valeur thérapeutique ".

 Dans ce premier travail qui fut suivi d'une trentaine d'articles , je développais l'idée, découverte sur le tas et confortée par des lectures donc, que le fait de faire la classe pouvait posséder des vertus à la fois formatrices et " thérapeutiques ".

             Thérapeutiques, oui, car je fis aussi dans ma chair l'expérience qu'il pouvait être dangereux d'enseigner dans le contexte actuel et qu'il fallait se prémunir contre le stress et l'angoisse, tout en aidant les élèves à gérer leurs propres difficultés, idées que je retrouvais développées par des chercheurs et des thérapeutes en charge d'enseignants en difficultés parfois graves et exerçant leur action thérapeutique et aidante dans les services de la Mutuelle générale de l'Education nationale . Ada Abraham, spécialiste de l'étude du vécu intérieur des enseignants et animée d'un regard positif et empathique sur le travail de professeur m'aida à la fois à comprendre et à " résister " .

 

             Je me suis mis aussi à rédiger des journaux professionnels où je consignai au jour le jour mes expériences en classe et mes difficultés. C'est Philippe Perrenoud, je crois, qui le premier m'aida à comprendre que

la tenue d'un journal possède des vertus thérapeutiques ou cathartiques, en ce qu'il permet de revenir à tête reposée et avec du recul sur des évènements vécus en classe avec une forte implication affective et émotionnelle.

 

             A la faveur de ce travail d'écriture et à l'abréaction qu'il favorisait, je compris qu'il me fallait mettre en place avec mes élèves des rapports " justes " et équilibrés, des rapports certes faits de compréhension et d'empathie - cette dimension m'était assez " naturelle " -, mais sans tomber dans des rapports fusionnels, ce qui était alors un risque pour moi, étant donné mon fonctionnement à l'époque.

La non-directivité rogérienne était, je le compris, un écueil pour des personnes ayant des difficultés à assumer un rôle normal d'autorité et se réfugiant derrière la théorie rogérienne, une théorie détournée de son sens premier à des fins individuelles.

 

             Faut-il être sincère et honnête dans l'évocation rapide de ce parcours, évocation dont le but n'est pas de me donner en spectacle, ni de proposer mes expériences comme exemplaires et généralisables à tous ? C'est en tout cas en toute conscience que je dirai ici que " les avatars de mon histoire personnelle " (comme on dit pudiquement) et le fait que j'ai suivi un travail analytique jungien a joué un rôle certain dans ma manière d'enseigner, de " gérer " les conflits en classe, et de négocier les sentiments d'angoisse et d'incertitude qui ne manquèrent pas de m'assaillir tout au long de ma carrière, sans que cela ne m'empêche de connaître le plaisir et la joie d'enseigner, tout comme mon collègue et ami Bernard Defrance .

 

La découverte de Carl Rogers fut décisive.

             Je m'aperçus en lisant Liberté pour apprendre ? et Le développement de la personne, notamment, que j'étais " rogérien " sans le savoir. Ce sentiment était source de réassurance et d'encouragement à poursuivre dans la voie que je suivais depuis quelques temps déjà, de manière un peu isolée, et en tâtonnant.

Ces deux pensées, ces deux hommes : Carl Rogers et Carl Gustav Jung que j'entrepris de lire et de " méditer " m'aidèrent à comprendre que

le fait d'enseigner pouvait faciliter un développement personnel et que les deux questions du sens de ma pratique professionnelle et du sens de ma vie étaient liées de façon assez étroite...

 

             Bruno Bettelheim écrit que dans certaines situations difficiles, l'homme ne peut survivre qu'en s'engageant sur la voie d'un développement personnel et d'une maturation plus grande . Ce constat établi par le psychologue américain sur la base de son expérience dans les camps de concentration pouvait - me semblait-t-il - être transposé sur le plan de l'expérience enseignante, même si naturellement, il existe une différence de degré et d'intensité entre ces deux expériences vitales !

             Une autre fois, je me souviens, je sortis découragé d'un conseil de classe de seconde où de nombreux redoublements avaient été décidés. C'est alors que j'écrivis un article intitulé Projet d'aide méthodologique en classe de seconde , comme pour dépasser un sentiment passager de découragement et ne pas rester sur une impression négative d'échec (et de culpabilité ?) Mes déboires avec l'inspection faillirent eux aussi me déstabiliser, au moins de manière provisoire, mais la tenue d'un journal et la rédaction d'un livre qui ne vit jamais le jour et que j'intitulai : "L'inspection : histoire d'un exorcisme et critique d'une institution", m'aida à " résister ". Un peu plus tard, Guy Avanzini, alors directeur des Cahiers Binet-Simon , me confia la coordination d'un numéro spécial sur l'inspection, ce qui me permit de prendre définitivement mes distances par rapport à cette institution, empêchant qu'elle ne me nuise et nuise aussi au caractère vivant et spontané de la relation que je tentais d'entretenir avec mes élèves. Cet épisode m'aida dans le même temps à retravailler la question du père, selon le principe énoncé par Marilyn Ferguson et qui veut que dans le nouveau paradigme anthropologique en train de naître,

il n'existe ni échec ni réussite et pas d'ennemis, mais seulement des personnes qui, grâce (à cause) de leur propre fonctionnement, nous permettent d'éclairer nos faiblesses, nos failles, nos blessures, comme le ferait un miroir grossissant. L'inspection me permit de travailler l'image du père que je nourrissais et d'éclaircir mes rapports à l'autorité, avec mes élèves et avec mes supérieurs hiérarchiques.

 

             Les divers journaux que je rédigeai pour comprendre les conflits et les crises en classe, s'ils ne furent pas publiés, servirent de matériaux à mes livres et à mes articles et j'y associai un moment mes propres élèves auxquels je demandais de me communiquer par écrit leur témoignage sur mon enseignement et la manière dont ils percevaient nos relations. Car, je me mis en effet à écrire, des articles et des ouvrages plus " théoriques ", avec toujours le même souci de comprendre mon vécu en classe, guidé par l'idée que la " maîtrise " intellectuelle ou plutôt émotionnelle de mes difficultés est ce qui en faciliterait la résolution. Recevant un certain nombre de blessures narcissiques de la part de l'Institution (problèmes avec certains élèves, avec leurs parents et avec les inspecteurs ; il me fallut attendre vingt-huit ans d'enseignement pour connaître de réels problèmes avec un proviseur !) J'avais de manière normale, il me semble, besoin d'un peu de " reconnaissance " et d'encouragement surtout. Et le fait que certains chercheurs en sciences de l'éducation répondent à mes courriers et m'ouvrent les colonnes de leurs revues, mérite d'être signaler comme preuve de ma reconnaissance. Guy Avanzini, René Barbier et Michel Maffesoli doivent ici être mentionnés et tout spécialement remerciés.

 

Qu'est-ce que j'ai retenu alors de Carl Rogers et de l'attitude rogérienne ?

             Peut-être est-ce la confiance, maître mot de l'attitude et de l'anthropologie rogériennes, qui constitua pour moi l'apport capital. La confiance que j'avais aussi trouvée exprimée chez les bouddhistes , chez Jung (sa conception optimiste de l'inconscient) et au cours du travail analytique que j'entrepris donc avec une analyste jungienne. Il faut savoir que rien n'est plus étranger à la confiance que le côté dogmatique, et intellectualiste. La confiance, j'en fus l'heureux bénéficiaire et elle inspira ensuite mon action en classe, me permettant de garder le cap contre vents et marées. La confiance m'aida à relativiser l'impact des blessures narcissiques qui me furent infligées, notamment par les inspecteurs.

             La confiance est un " sentiment ", une attitude communicative, irrationnelle et irraisonnée. Lorsque l'on fait confiance à ses élèves, ils font tout, et même plus, pour se montrer dignes de cette confiance et de l'amour que l'on a su leur montrer : " Il se passe alors des choses incroyables ", comme l'écrivait Carl Rogers , auquel fait écho Delphine, une de mes anciennes élèves de seconde : " Mais j'admire beaucoup votre patience à notre égard, et surtout votre compréhension. Je pense que l'autorité ne sert à rien, car tant qu'un élève n'a pas envie de travailler, il ne travaillera pas, même si le prof le colle ou le " gronde " en longueur de cours. Vous pouvez nous apprendre à acquérir une discipline personnelle intérieure. Personnellement, quand je sais qu'un prof me fait confiance et qu'il me laisse des chances, je ferai plus d'efforts à son égard et à l'égard de mon travail ".

             Je découvris aussi les salésiens de Don Bosco grâce à Guy Avanzini. Don Bosco, ce pédagogue chrétien qui exerça son action éducative dans l'Italie du Nord au XIXe siècle, dans des conditions qui font penser à celles d'aujourd'hui, surtout dans les quartiers difficiles et les zones d'éducation prioritaire (ZEP).

N'étant pas moi-même chrétien, je pus cependant facilement faire le lien entre l'empathie et l'acceptation inconditionnelle d'autrui d'une part, et ce que Don Bosco et les salésiens de Don Bosco après lui (Xavier Thévenot, Jean-Marie Petitclerc…) appellent l'amorevolezza, forme d'amour inconditionnel envers les élèves.

 

             La qualité humaine de la relation éducative est en effet décisive, tant sur le plan des apprentissages que sur celui du développement personnel des élèves et du professeur, sans ignorer la dimension du mal que la gestion du groupe-classe me permit de découvrir (moi qui étais ingénu et mettais souvent aux commandes l'Etat du Moi que l'analyse transactionnelle appelle le Parent Sauveur). La découverte de cette dimension du mal constitua un moment fort de ma formation et évita que je ne succombe à la violence et à la force destructrice présentes dans tout groupe humain, je l'appris à mes dépens, victime que j'étais de ma naïveté et de mon angélisme.

             Je me posais comme " règle " de ne jamais prendre en grippe les classes (ou les élèves) qui " m'en faisaient voir ". Cette attitude autant tactique qu'inspirée de façon contraignante par une morale imposée de l'extérieur, me permit dans de nombreux cas de construire avec mes élèves des rapports harmonieux et basés sur la confiance.

             Être " rogérien " dans un établissement scolaire est chose difficile, car comme l'écrit Rogers lui-même, un enseignant " rogérien " (il se méfiait en fait de cet adjectif) est souvent ressenti comme une menace par ses propres collègues qu'il lui faut rassurer en même temps que son chef d'établissement, envers lequel Rogers nous invite à un sentiment de compréhension, dans un contexte encore assez largement dominé par des rapports exagérément hiérarchiques et fondés sur une conception ancienne (et incarnée par le père surmoïque) de l'autorité. A ce propos, j'ai développé ailleurs , l'idée d'un nécessaire compagnonnage entre tous les acteurs de la relation éducative du haut en bas de la hiérarchie : professeurs, parents d'élèves, chefs d'établissements et inspecteurs.

 

             L'attitude rogérienne est donc " formatrice " sur le plan éthique et personnel, c'est en tout cas l'expérience qu'il me fut donnée de vivre. Elle s'oppose à tout dogmatisme et nous oblige à travailler sur nous-même, dans le sens de plus de maturité, plus de tolérance et d'esprit d'ouverture.

             Un enseignant " rogérien " est tout sauf un " révolté incendiaire ", disait Rogers. C'est une personne sachant rester " maître " de sa propre subjectivité et faire preuve, autant que faire se peut, de calme, de patience et d'équanimité.

             La réflexion et la pratique éducatives comportent indubitablement un aspect " psychanalytique " et transférentiel. C'est Xavier Thévenot qui, le premier, m'aida à comprendre que toute relation éducative un peu sérieuse et authentique comporte des aspects érotiques et s'accompagne inévitablement de sentiments d'angoisse et de culpabilité lesquels doivent être partagés de façon équilibrée entre l'éducateur et les éduqués . J'avais pendant longtemps pris sur mes fragiles épaules tout le poids de cette culpabilité et de cette angoisse inconscientes. Cette découverte vivante (expérientielle) des mécanismes inconscients en jeu dans la relation éducative marqua un autre moment fort de ma formation.

             C'est Micheline Flak et le Rye qui attira mon attention sur l'importance du corps, de l'attention, du calme et de la maîtrise de soi dans les processus d'apprentissage et la qualité de la relation éducative. Pour l'importance du cœur, il y eut donc Carl Rogers, Don Bosco et Carl Gustav Jung lequel écrit : " Là où l'amour manque, le pouvoir occupe la place vacante " et enfin Krishnamurti .

             Mon parcours semblerait plaider en faveur d'une nouvelle formation des enseignants qui serait adaptée au contexte actuel...

             Je serais tenté de reprendre ici les termes d'un des mes anciens articles pour appeler de mes vœux une véritable auto-formation continuée des enseignants qui serait doublée et accompagnée d'une aide institutionnelle sérieuse, adaptée et précédée d'une véritable formation initiale.

              Pour conclure ces quelques notes sur mon parcours professionnel d'enseignant, je dirai que cette façon de considérer l'éducation et la pratique éducative sur les pas inspirés et précurseurs de Carl Rogers, Carl Gustav Jung et Don Bosco, est une manière d'œuvrer à la naissance d'un nouveau paradigme anthropologique, avec les prolongements qu'il ne manque pas d'avoir dans le domaine de l'École.

 

Voir le site de Jean-Daniel Rohart:

http://jeandaniel.rohart.free.fr/

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<< Ca donne des idées... Et cela ouvre des portes.>>

<<L'annonce et proposition que vous faites avec le livre de Jean-Daniel Rohart "Action éducative & Ethique, pour un compagnonage des acteurs de l'action éducative " chez L'Harmattan, m'incite à vous faire part des informations suivantes. - Le 2éme Séminaire national des politiques locales de la jeunesse vient de s'achever ( juin 2006 à janvier 2007 - www.adels.org ). - Le prochain numéro de la Revue "Territoires" de l'ADELS sera consacré à ce sujet. S'agissant d'un "compagnonage de l'action éducative", il semble inévitable de considérer les "territoires" que traversent, explorent, transforment les enfants, les jeunes, les jeunes adultes qui y vivent. Nous connaissons la multiplicité des périmètres de " compétence" administrative qui constitue le terrain d'aventure éducative proposé et subi par les enfants. Avec la Régionalisation, avec la décentralisation, vient la territorialisation de l'action éducative. Avec la redoutable alchimie du local et du global, du singulier et de l'universel. Alors que l'obligation de résultat occupe le devant de la scène en cette année électorale, l'obligation de moyens rencontre la nécessaire réflexion sur nos postures. Le 2éme Séminaire national des politiques Locales de la jeunesse avait pour théme: "De la jeunesse comme problème à la jeunesse comme ressource: postures, politiques et pratiques d'acteurs". sans doute une convergence en divers territoires pour un compagnonage des acteurs de l'action éducative, qui ne saurait être hors sol. Merci pour la qualité de votre site qui invite à la réflexivité. Michel-Jean Laveaud Participant du 2éme Séminaire national des politiques locales de la jeunesse Correspondant local de Défense des Enfants>> 1/07 International France (Drôme)

<<Confronté à un "terrain enseignant" quelque peu différent (primaire, classe unique) qui a eu un impact important sur mon propre parcours enseignant, mon cheminement intellectuel a cependant fait un certain nombre de rencontres identiques à celles de Jean-Daniel Rohart. L'étude des convergences est extrèmement révélatrice.>>

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