Les
changements du monde contemporain
Alors que le prochain
congrès de lAssociation Mondiale de
Psychanalyse va tenter de tirer les
conséquences des transformations de
lordre symbolique au XXIe siècle qui
nest plus ce quil était, en
sinterrogeant sur les changements que notre
monde contemporain induit sur la cure
elle-même, le Nouvel Observateur du 19
avril 2012 présente un dossier sous le titre
« Faut-il brûler la psychanalyse
? » révélant,
par-delà ce titre un peu moyenâgeux,
une vision très années
cinquante de la psychanalyse. A lire ce
numéro, on pourrait croire que la
psychanalyse en France en est restée
à ce quelle était dans la
société de laprès-guerre
: une société où le
féminisme, les revendications portant sur
légalité des sexes et la
libération sexuelle dont le mouvement de 68
sest fait le messager, nexistaient pas
encore, une société où chacun
était bien à sa place, papa, maman,
les enfants et les tontons et les tatas, une
société où linconscient
restait gouverné par le complexe
ddipe, où les sujets souffraient
du trop dautoritarisme de leurs pères,
où les enfants navaient pas le droit
à la parole à lécole,
où on se faisait taper sur les doigts
dès que lon dérogeait au
règlement, et où face à cet
ordre du monde bien assuré de ses
fondements, la psychanalyse pouvait
représenter une
libération.
L'évolution
de la psychanalyse
Alors chers amis
journalistes du Nouvel Observateur, sachez
que les psychanalystes du XXIe siècle
nen sont pas restés là. La
psychanalyse ne sest pas coupée de la
société, au contraire, elle ne cesse
de se confronter aux nouvelles impasses produites
par la civilisation hypermoderne
occidentale.
- Primo Analysants
et analystes sommes avertis plus que quiconque de
la réalité des changements de
lordre symbolique.
Cest dailleurs
le titre dun ouvrage qui vient de
paraître, "Linconscient de papa et
le nôtre", du psychanalyste Serge Cottet.
Sous entendu, pour ceux qui ne lavaient pas
remarqué : notre inconscient, et du
même coup notre malaise et nos impasses
existentielles, ne sont plus les mêmes que
celles de nos papas et nos mamans, encore moins
bien entendu de nos papys et mamies.
La
psychanalyse du XXIe siècle
nopère pas dans la même
atmosphère que celle du temps de
Freud, ni non plus que celle du temps de
Lacan. Et nous analysants et analystes de
cette nouvelle ère sommes là
pour en témoigner.
- Secundo Où
avez-vous vu que pour les psychanalystes
daujourdhui lhomosexualité
était une maladie ?
Réveillez-vous ! Les
homosexuels, quand ils le souhaitent, font des
analyses, comme les hétérosexuels. Et
leur symptômes ne sont pas
nécessairement en rapport avec leur
orientation sexuelle. Dailleurs, on ne voit
vraiment pas non plus en quoi le fait
dêtre homosexuel garantirait en aucune
façon contre langoisse et les
difficultés existentielles. Comme tout un
chacun, ils peuvent avoir à souffrir des
difficultés de leur vie amoureuse et
sexuelle, professionnelle, familiale et
désirer en parler avec un analyste.
On
devrait plutôt se demander si les
neuroscientistes qui cherchent le
gène de lhomosexualité
ne considèrent pas
quêtre homosexuel pourrait
relever dune anomalie
génétique
- Tertio
Quest-ce qui vous faire dire quaux
Etats-Unis, le discours analytique apparaît
périmé ?
Judith Butler principale
représentante des Genders
Studies ne se prive pas de lapport
dun Jacques Lacan, lorsquelle
réinterprète son aphorisme selon
lequel La Femme nexiste pas, pour
interroger le trouble dans le genre. Et si la
déconstruction du genre obéit
à une logique différente de celle de
la démarche lacanienne sinterrogeant
sur la féminité et
limpossibilité de définir
luniversel féminin, elle lui doit
néanmoins quelque chose et sen inspire
à certains égards. Lacan na pas
raté ce rendez-vous avec son temps et
même a anticipé un rendez-vous
à venir, celui avec une époque
où la question de ce que veulent les femmes
est devenu un des enjeux majeurs de la
civilisation.
- « Rendez-vous
manqué avec la science » finalement
selon vous
Pourquoi ? car « les
intégristes de linconscient continuent
de refuser toute évaluation ». Que
la psychanalyse se débatte avec les
exigences scientistes actuelles, comme celle de
lévaluation quantitative, qui au
demeurant semble faire beaucoup de
dégâts dans le monde de
lentreprise (ce que vous nignorez pas
en tant que journalistes), ne signifie pas pour
autant quelle méconnaisse les enjeux
de son époque.
Résister
à la déshumanisation et
à la dissolution du sujet en
refusant de se transformer en objet de la
statistique, ce nest pas ignorer le
progrès, mais plutôt
défendre une autre idée de
lhumanité que celle de
lhomme neuronal ou de lhomme
être vivant comme les autres
qui naurait plus rien à dire
de sa propre destinée.
Cest ne pas croire
naïvement quune pilule ou un
conditionnement pourra changer comme par magie
notre compulsion à répéter
dans notre existence ce qui pourtant nous fait
souffrir. Cest croire que nous sommes
à certains égards éthiquement
responsables de notre existence et que nous pouvons
donc y changer quelque chose.
Quant aux questions que
posent actuellement ce quon appelle la
techno-maternité, soit toutes les nouvelles
possibilités que la science offre aux femmes
afin de répondre à leur désir
denfant, elles sont au cur des
préoccupations des psychanalystes qui ne
croient pas que les progrès scientifiques
nous permettent de faire léconomie des
conséquences psychiques et éthiques
qui en découlent.
La place de la
parole
Si la science enjoint de
traiter les angoisses, les phobies, les
dépressions, les inhibitions, par la
rééducation comportementale, la
psychanalyse continue de conférer une valeur
à la parole. Pour autant, la façon de
parler de son intimité a été
radicalement transformée, ce qui ne rend pas
la cure plus aisée puisque la
marchandisation de lintime propre à
notre civilisation a conduit en même temps
à une perte de valeur de la parole
elle-même. Les effets de
linterprétation ne peuvent plus se
produire selon les mêmes modalités
quau temps de Freud.
Cest
pourquoi les cures des sujets du XXIe
siècle ne ressemblent que de
très loin aux cures dune
Dora, dun homme aux rats ou
dune jeune homosexuelle. Et
peut-être même faut-il dire
quelles sont aussi
différentes des cures que Lacan et
ses contemporains ont pu
pratiquer.
Ainsi, se confronter aux
modalités actuelles de la souffrance en
continuant de croire dans les pouvoirs de la
parole, à une époque où
celle-ci est dévalorisée, ce
nest pas pour autant en être
resté à linconscient de papa,
au complexe ddipe et à
lenvie du pénis. Lacan au cours de son
enseignement a dépassé cette
première version de la psychanalyse, en
montrant comment les difficultés que Freud
avait lui-même rencontrées, autour de
la question de langoisse ou de la
féminité, devaient indiquer les
points à partir desquels la psychanalyse
devait avancer.
L'angoisse et le
malaise toujours plus grand malgré la
science
Or, qui oserait dire que
notre civilisation voyeuriste et exhibitionniste,
ne suscite pas toujours plus dangoisse et de
malaise ? Est-il vraiment prouvé par
lévaluation dite scientifique que la
parole na plus aucune valeur dès lors
que lon peut obtenir une image du cerveau de
celui qui se plaint dun symptôme ?
Est-ce que, sous prétexte quil est
possible dêtre équipé
dune caméra pour filmer ses actes, les
sujets du XXIe siècle se portent mieux et
sont plus heureux ? Ne veut-on pas voir que les
réponses par la technique au malaise des
sujets contemporains sont aussi une forme
dabandon et de laisser-tomber ?
Laversion pour les fonctions de la parole,
que Lacan avait diagnostiqué au sein du
mouvement analytique lui-même, sest
étendue à toutes les sphères
de la civilisation.
Pour
être éduqué, il
vaudrait mieux être placé
devant des écrans que de devoir
écouter un Autre ; pour être
soigné dune
dépression, il vaudrait mieux
visionner des images sur un ordinateur en
cochant des cases correspondant aux types
démotions que lon
ressent que de parler à un Autre.
Bref, toute parole est devenue suspecte au
regard de lexactitude de la science
et des machines.
La psychanalyse
s'intérroge sur la souffrance des sujets
dans ce nouvel ordre symbolique
Alors pour finir, la
psychanalyse, qui na certainement pas
réponse à tout, qui a toujours
travaillé sur ses échecs,
réfléchi à ses
difficultés et ses limites et qui ne vend
pas ses résultats comme des produits
industriels en quête de part de
marché, la psychanalyse sinterroge sur
la souffrance des sujets dans ce nouvel ordre
symbolique qui nest plus ce quil
était et ne le redeviendra jamais. Les
nouveaux modes daddiction, la
difficulté à arracher un sujet
à sa jouissance qui le conduit à la
haine de lautre et à la destruction de
lui-même, la fragilité de
lêtre et du désir dans un monde
où on nous fait croire quil suffit de
rechercher le plaisir, sans limite et sans jamais
rencontrer lAutre, pour être heureux,
la solitude des individus soumis aux
évaluations de leurs performances
quotidiennes, ces nouvelles coordonnées de
la condition humaine sont celles auxquelles les
psychanalystes du XXIe siècle ont affaire.
Alors oui, la psychanalyse est nécessaire
pour ceux qui le désirent, car elle
nabandonne pas les êtres à leurs
impulsions et à leurs folies.
Elle
croit encore que la parole a une valeur et
que lêtre humain peut parvenir
à résister au tourbillon
vertigineux des appels à la
jouissance en retrouvant via le langage la
possibilité dexister en tant
que sujet.
Etrange accusation
dintégrisme à
légard de la psychanalyse de la part
de ceux qui se demandent sil faut «
brûler » la psychanalyse.
Y voir une référence assumée
au régime qui a brûlé les
livres de Freud nest pas envisageable
Peut-être faut-il plutôt y voir une
référence au Moyen Age qui
brûlait ses sorcières ? Est-ce alors
la présence importante des femmes dans le
monde de la psychanalyse qui a inspiré au
Nouvel Observateur ce titre peu
nuancé
Que voulez-vous brûler ?
Les livres, les analysants, les analystes ?
Ce nest quune image, bien sûr,
mais elle dit peut-être mieux que les
articles du dossier le symptôme dune
époque qui ne croit plus dans la parole et
préfère faire taire ceux et celles
qui osent encore la défendre.
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